Tous les amateurs de chevaux, qui pratiquaient ce noble sport il y a trente ans et qui lui demeurent fidèles en dépit de l'automobile, se rappellent, avec un regret jamais consolé, M. Robert Campbell, Bob Campbell, l'importateur breveté des poneys du pays de Galles, le rival des Bartlett et des Hensman, le gros Bob, enfin. Il fallait le voir descendre les Champs-Elysées, dans son tonneau, avec son rouge visage, rasé de près, où luisaient des yeux d'un bleu si clair. La bête qu'il menait—rarement la même—était toujours un petit animal, bâti en hercule, qui mesurait un mètre trente-deux, trente-cinq—«treize mains», disait-il dans son français traduit de l'anglais,—et elle allait, elle allait, dévorant l'espace de ses membres courts... Le gros Bob était vêtu, hiver comme été, d'un complet coupé dans une de ces étoffes rudes qui sentent la tourbière, que l'on appelle Harris, à cause des îles où elles sont tissées. Il fumait une courte pipe en bois de bruyère. Quoiqu'il fût devenu, de par son métier, un des figurants du tout Paris élégant, il semblait échappé d'une lithographie du Punch, avec son haut chapeau d'un drap noir ou gris, suivant la saison, et son mufle de dogue, d'un flegme si intensément, si insulairement impassible. Il parlait, et c'était une gageure, L'Anglais classique de l'ancien répertoire du Palais-Royal ne prononçait pas notre langue d'un accent plus cocasse. Il ne donnait pas à notre syntaxe des entorses plus audacieuses. Les avisés ne s'y trompaient point. Le gros Bob savait le français comme vous et moi, et, si vous débattiez un marché avec lui, vous deviez prendre bien garde que pas une nuance de vos phrases ne lui échappait. En revanche, ce que personne ne savait comme lui, c'était le mot de cette énigme à quatre jambes que représente un cheval inconnu pour tout acheteur, et, neuf fois sur dix, pour tout marchand. Quelques minutes suffisaient à Bob pour discerner si l'animal était jeune ou vieux, et son âge à six mois près, s'il se nourrissait bien ou mal et pourquoi, s'il était vite ou paresseux, franc ou cabochard et comment, s'il respirait avec des poumons et un cœur intacts, ce que valaient ses jarrets, ses paturons, ses sabots, leur corne, leur sole, ce qu'il avait déjà fait, ce qu'il pouvait faire, toute son histoire. Son œil pers était impayable de sérieux gouailleur, quand il procédait à ce diagnostic, aussi infaillible dans son domaine que pouvait l'être, à cette même époque, celui d'un Dieulafoy sur un malade de son hôpital ou d'un Morelli sur un tableau du quinzième siècle. Il n'y avait pas d'exemple qu'un fermier du Norfolk ou du Kerry eût jamais «enrossé» le gros Bob. Il n'avait jamais embarqué, dans l'entrepont du bateau qui faisait le service de Southampton au Havre, un seul Irlandais qui ne valût le voyage. Ajoutons tout de suite, pour donner sa physionomie vraie de loyal gentleman à cet étonnant maquignon aujourd'hui disparu, qu'il n'y avait pas d'exemple qu'il eût enrossé non plus un de ses clients. Il gagnait cinquante pour cent sur ses ventes, c'était son principe; mais la qualité de la marchandise était garantie. Vous pouviez, si les hasards d'un hiver vous amenaient à passer un temps à Rome et que vous eussiez à chasser à courre dans la campagne qui entoure la Ville Eternelle,—c'est encore aujourd'hui un des modernes paradoxes de la Cosmopolis qu'elle est devenue,—vous pouviez, dis-je, télégraphier à Robert Campbell, 54, rue de Pomereu, Paris, ces simples mots: «Prière expédier aussitôt cheval pour chasser, six ans environ, bon sauteur, pas peureux.» Vous y joigniez l'indication du poids, celle du prix, de la taille, et, la semaine d'après, vous aviez le cheval. Vous pouviez aussi, après avoir donné à la bête les rafraîchissements nécessaires à la suite d'un long voyage, monter dessus sans l'avoir essayée davantage. Campbell faisait, bon an mal an, des centaines d'envois dans ces conditions, sinon à Rome,—car, tout de même, le risque du chemin de fer était bien grand,—dans le Maine, en Touraine, en Sologne, en Poitou, en Barrois, partout où fonctionnaient des «équipages» bien tenus. Il en était à compter les plaintes qu'il avait dû subir. Ainsi s'expliquait qu'ayant commencé par être simple «lad» dans un haras, il avait fini par acheter le terrain de la rue de Pomereu, sur lequel étaient construites ses écuries. Le chiffre de ses affaires annuelles se montait à plusieurs milliers de livres sterling. Il aurait pu, dès cette année 1902, où eut lieu l'aventure que je veux conter, se retirer du commerce et aller habiter un cottage, comme il fait aujourd'hui qu'il est très vieux, dans un bon pays d'élevage. Il a choisi Brokenhurst, sur le bord de la New Forest où se voit une race de poneys soi-disant issus des Andalous de la légendaire Armada. Mais Bob n'était pas seulement l'un des meilleurs experts en chevaux que l'Angleterre ait donnés à la France. Ce fidèle sujet de Sa Majesté la reine Victoria avait aussi, de son pays, les deux vices les plus nationaux: il aimait passionnément le whiskey, plus passionnément encore le pari. Il satisfaisait l'un et l'autre, par un poker quotidien, dans un bar d'entraîneurs et de bookmakers, le soir, la journée finie. Il les satisfaisait non moins librement, tout le long de l'année, sur les champs de courses, où il risquait d'énormes sommes. Or, les cartes, malgré son talent de bluffeur, et les «favoris» de la cote, malgré ses dons de maquignon, lui avaient tant mangé de ce qu'il avait gagné, qu'à cinquante-cinq ans il devait travailler encore. Vous le trouviez, exact à son poste, dès les huit heures, dans son yard. Il était là qui poussait du pied la litière des chevaux, pour juger si elle était bien fournie. Il les regardait au poil et à l'œil pour savoir si leur ration d'avoine avait été bien réglée, aux tendons pour juger de leur fatigue de la veille. A tous il apportait un petit morceau de sucre. Il en avait une provision dans la poche de sa jaquette. Je crois le voir encore, après tant de jours écoulés, qui leur gratte la tête, qui leur tire l'oreille, qui leur tapote la croupe, et les braves animaux s'ébrouent, le flairent de leurs naseaux, dressent leurs oreilles à sa voix. J'entends ces mots anglais vibrer dans l'air, avec des clapotements de langue:
—«Dear old boy... You jolly chap... You silly monkey...»
Et les «chers vieux garçons», les «gais compagnons», les «stupides singes» allongeaient leur tête, chacun hors de son box. Où était-on? à Paris ou à Londres? Les portes vertes de ces box, ouvertes dans leur partie supérieure, donnaient sur une large cour au fond de laquelle se dressait une petite maison en briques rouges, avec des fenêtres étroites, très pareille, sous son revêtement de vigne vierge, à quelque demeure bourgeoise de Kensington. Cette ressemblance était encore accrue par une espèce de renflement vitré ménagé au premier étage, et où l'architecte avait essayé de reproduire le bow-window classique. La maison, enfin, montrait ce nom sur sa porte, laquelle était en bois peint et d'un seul battant: Epsom lodge. C'était probablement la seule de tout ce quartier, si exotique pourtant, qui fût baptisée ainsi, comme un cottage anglais. Avec cela, tous les garçons d'écurie étaient Anglais, les couvertures des chevaux anglaises, les licols anglais, les brides anglaises, les selles anglaises!...
Pour achever cette impression, d'un pittoresque singulier, une jeune fille allait et venait dans cette cour, caressant, elle aussi, les têtes des chevaux, leur donnant du sucre, prononçant, de la pointe de ses dents blanches, les sacramentels: «Dear old boy... You jolly chap...» et autres douceurs; et cette enfant de vingt-deux ans avait le plus idéal visage de miss blonde qui ait jamais illustré le vélin d'un Keepsake. Son teint délicat offrait au regard cette transparence blanche et rosé où l'on voit l'ondée d'un sang jeune et riche courir sous la peau. Elle avait le nez droit et coupé assez court, les lèvres bien ourlées, le menton un peu long, carré et frappé d'une fossette, les joues minces, la tête petite, tout cet ensemble qui donne souvent, aux jeunes filles anglaises, ce caractère d'une beauté si saine, si robuste, qu'elle est, par moments, presque masculine. Certaines statues de jeunes Grecques montrent un charme pareil, ainsi cette Electre du musée de Naples qui s'appuie de la main sur l'épaule d'Oreste, fille virginale des gymnastes, aussi grande que son frère et qui, pourtant, se distingue de lui par la grâce dans la force, par la pudeur dans l'énergie. Ce charmant et ferme visage de Mlle Hilda Campbell—car l' «Electre archaïsante» de la rue de Pomereu était tout prosaïquement la fille du marchand de chevaux—s'éclairait de deux yeux bleus, ceux de son père, mais qui prenaient, sous les sourcils et entre les cils d'or, une fraîcheur de pétale de pervenche. Une épaisse chevelure d'un fauve presque roux couronnait le front, qui n'était pas très haut, mais dans la coupe duquel un phrénologue eût retrouvé le signe de la volonté déjà révélée par le menton.
Le contraste entre ces témoignages d'une décision toute virile et la tendresse émue, la rêverie enfantine des prunelles, achevait de donner à cette physionomie une grâce singulière, et plus encore un autre contraste, qui tenait du fantastique, celui de cette beauté d'héroïne de Tennyson avec la profession qu'elle exerçait et dont elle portait le costume. Le commerce de Campbell consistait, d'abord, en chevaux de chasse. C'est seulement par exception qu'il vendait des bêtes d'attelage. Ces chevaux de selle, il fallait bien les «mettre». Un de ses neveux, John Corbin, dit plus familièrement le grand Jack, se chargeait d'une partie de ce dressage. Il faisait l'éducation des montures d'hommes. Celle des montures de dames ressortissait à Hilda. De dix heures du matin jusqu'à six ou sept heures du soir, la jolie créature n'avait d'autre occupation que de se tenir en selle sur le dos de chevaux qui, bien souvent, n'avaient jamais senti une jupe frôler leur flanc. Ses belles tresses rousses massées sous son petit chapeau rond de feutre noir, une fleur à sa boutonnière et son joli buste serré dans le corsage sombre qui moulait ses fines épaules musclées, sa jambe prise dans la molletière de cuir jaune, l'éperon au talon, elle passait sa vie à manœuvrer de la rue de Pomereu à la porte du Bois, puis le long de l'allée des Poteaux et de la Reine-Marguerite, un des dear old boys ramenés, par son père, de quelque marché anglais. A pied, elle paraissait de taille moyenne. Sitôt en selle, à cause de son buste un peu long, elle semblait plus grande. Ses doigts gantés maniaient les rênes de bride et celles de filet avec cette sûreté légère qui traite les barres d'un cheval comme un virtuose les touches d'un piano. Ce petit tableau-là aussi, je le revois comme si c'était hier. L'animal danse et s'encapuchonne, il se traverse, il essaie de se dresser sur ses membres postérieurs, en tournant sur lui-même, pour jeter à bas cet insolite fardeau. La jeune fille ne bouge qu'à peine. On dirait qu'une magie émane d'elle. La souplesse de ses mouvements, le jeu de sa main, celui de sa jambe, rassurent le cheval. Il part, effaré au passage d'une automobile qui le frôle,—elles ne foisonnaient pas alors,—affolé au sifflement d'un train qui sort du tunnel de la Porte-Dauphine. L'écuyère le calme d'un mot, d'un geste, d'une caresse. Voici le Bois. Il jette son feu dans un temps de galop qu'elle lui permet... Une heure plus tard, quand elle rentre dans la cour de la rue de Pomereu, c'est au petit trot bien réglé de sa monture assagie, et elle saute à terre toute seule, sans que cette bataille avec la bête ait dérangé un seul des fils d'or fauve de sa chevelure, ni chiffonné la toile piquée de son col droit, ni froissé la basque de sa longue jaquette. Ses joues ont seulement rosi à l'air vif et dans l'ardeur de la course. Ses lèvres s'ouvrent sur ses fines dents blanches pour une respiration plus profonde, et un rien d'orgueil se lit dans ses yeux, tandis qu'elle flatte de la main le garrot fumant de son élève, lequel creuse le sol du sabot avec un dernier reste de révolte,—mais d'une révolte pourtant soumise.
Quand la jeune et jolie dompteuse de chevaux rentrait ainsi de ses périlleuses séances de dressage, un homme était là, dans le yard, qui la regardait avec une admiration muette. Cet homme, d'ailleurs,—un autre type d'Anglais aussi bizarre que l'endroit lui-même,—était un personnage de peu de paroles. Quand il en émettait une, elle consistait, généralement, en un guttural monosyllabe. Ce personnage, dont les anciens habitués d'Epsom lodge ne mentionnent jamais le nom sans que la conversation se prolonge sur ses excentricités indéfiniment, s'appelait donc Jack Corbin. Il était le fils du frère de la feue Mrs. Campbell et le factotum de l'écurie. L'oncle Bob, quand il perdit sa femme, en 1898, quatre ans avant l'époque où commence ce récit, aurait certainement vendu à l'encan tous ses chevaux et renoncé à son fructueux commerce, si Jack ne s'était trouvé là. Il faut ajouter que la mère de Hilda avait été emportée dans des circonstances particulièrement tragiques de soudaineté. Elle était allée au «service», comme cette famille de fidèles anglicans fait tous les dimanches, au temple national de la rue d'Aguesseau. C'était au mois de décembre. Elle prit froid dans le «tonneau» qui la ramenait à la maison, les principes du marchand de chevaux lui interdisant la voiture fermée, quelle que fût la saison. Une pneumonie double se déclara, qui emporta la pauvre femme en quarante-huit heures. Campbell et Hilda furent comme fous pendant plusieurs semaines durant. Il est vrai que, fidèles à la grande règle de l'éducation britannique: dont show your feeling (ne montrez pas vos sentiments), ils n'ont jamais rien exprimé de ce qu'ils sentaient, même dans cette première heure de leur désespoir. Mais on ne les a pas vus, de tout un mois, dans l'écurie. Il fallait, cependant, aller en Angleterre chercher des chevaux,—Jack y est allé,—surveiller le foin et l'avoine de ceux de Paris, leur pansement, la quantité d'exercice à leur donner, répondre aux clients, essayer les bêtes nouvelles, confirmer les anciennes, expédier les vendues, débattre les prix. Ce grand garçon à mine de clown, qui, lui, savait à peine le français, exécuta ce tour de force. La maison Robert Campbell ne manqua pas une bonne occasion, pendant cette réclusion, au sortir de laquelle le veuf et l'orpheline recommencèrent de vivre leur vie comme devant. L'oncle dit seulement à son neveu, en l'appelant du même terme affectueux que ses chevaux:
—«You are a dear old boy, Johnny. » (Vous êtes un cher vieux garçon, mon petit John.)
Et Corbin avait émis une espèce de réponse inintelligible qui rappelait fort un ébrouement. Mais, à force de fréquenter ces animaux, n'était-il pas arrivé à leur ressembler? Son long visage maigre avait pris la ligne busquée d'un profil de cheval, ce que les maquignons de là-bas appellent le «nez romain». Il était mince et ensellé comme un pur sang. Quel âge avait-il alors? Le même qu'aujourd'hui, je gagerais, s'il existe encore... Son extrait de naissance lui aurait donné trente-cinq ans ou cinquante, que vous n'auriez été étonné ni dans un cas, ni dans l'autre, tant le cuir tanné qui lui servait de peau avait été bistré, brûlé, gaufré par le vent, le soleil, la pluie. Son existence, depuis qu'il avait été mis en selle, à peine capable d'empoigner une crinière, s'était passée tout entière dehors, sans autre couvre-chef qu'une casquette en drap brouillé. En réalité, à cette date de 1902, il avait quarante-trois ans. Des mains, fortes à étrangler un bœuf, terminaient ses longs bras. Ses jambes démesurées, maigres et nouées de muscles durs comme des cordes d'acier tressé, s'achevaient par des pieds proportionnés aux mains. Il était chaussé, du lever au coucher, de bottines tellement astiquées de crème jaune, qu'elles avaient la couleur du buis. Des jambières d'un ton pareil serraient, on ne peut pas dire son mollet—où ce renflement se serait-il placé?—mais son tibia. Lui aussi ne quittait jamais, quelle que fût, par ailleurs, son occupation, son costume de cavalier. Avec ces formidables pinces, il n'avait pas plus tôt enfourché une bête, que celle-ci pouvait sauter, ruer, se secouer. Un étau de fer l'étreignait. Elle se serait roulée sur le dos, qu'elle n'aurait pas désarçonné son écuyer. Un jour, la chose était arrivée. Au cours d'une chasse dans la forêt de Chantilly, le cheval que montait Corbin avait manqué des quatre pieds. Il était tombé sans que le cavalier desserrât les genoux. L'animal ne s'était arraché de cette prise qu'après une lutte désespérée. En se relevant, le fer d'un des sabots de derrière avait littéralement scalpé le malheureux homme. La peau du front fut comme coupée avec un couteau, d'une oreille à l'autre. Une hémorragie suivit, si forte qu'elle sauva le blessé du transport au cerveau que devait provoquer un tel coup. Les chirurgiens ont rabattu cette calotte sanglante qui pendait. Ils l'ont recousue tellement quellement. Jack avait guéri, mais un long bourrelet rouge marquait la suture, juste à la racine des cheveux, qui avaient tous disparu. Un traitement électrique les a fait plus tard repousser, floconneux, légers, comme ceux d'un petit enfant. Ce terrible accident n'avait pas embelli cette physionomie déjà si peu faite pour inspirer l'amour. Aussi Jack Corbin, qui avait toujours été un peu misogyne, comme sont volontiers les professionnels d'un athlétisme quelconque, l'était-il devenu davantage encore. Il était visible, aux moins réfléchis, qu'il souffrait, lorsqu'une des clientes de la maison de la rue de Pomereu venait demander à voir un cheval, et que, ni le patron ni sa fille n'étant là, il devait faire les honneurs de l'écurie.
Il n'était pas moins visible que, dans son antipathie pour le sexe, ce women hater,—les Anglais, ce peuple de sportsmen, ont créé un mot pour une disposition fréquente chez eux—ce «haïsseur de femmes», donc, faisait une exception pour sa cousine. Il avait pour elle, dans le regard, quand il ne se croyait pas observé, une tendresse analogue à celle de Birnam et de Norah, les deux terriers de l'île de Skye, lesquels allaient et venaient dans la cour, entre les pieds des chevaux et les jambes des gens, si bas sur pattes et si velus, qu'ils semblaient d'énormes manchons en train de rouler à terre. Leurs yeux bruns de braves chiens très gâtés dardaient, à travers leurs longs poils d'un gris noir, la même lueur émue que les yeux bruns de John Corbin sous la visière de sa casquette, aussitôt que miss Hilda s'approchait. Mais qui avait le loisir—sauf des maniaques d'observation comme nous l'étions, mon ami toujours regretté Eugène-Mëlchior de V... et moi-même, et comme je pense à nos parties de cheval d'alors avec mélancolie, en évoquant ces images!—oui, qui avait le loisir de démêler cette trace d'un sentiment si obscur, qu'il ne se connaissait peut-être pas lui-même, dans cette écurie toute retentissante du piaffement des sabots des bêtes sur le caillou de la cour? Les appels des garçons s'interpellant les uns les autres s'y mêlaient, et le bruit de l'eau de la fontaine coulant dans les seaux, et le claquement des portes brusquement ouvertes et fermées, et la rumeur des automobiles amenant ou remmenant des clients, et les claquements de fouet du gros Bob excitant un cheval qu'un homme faisait courir en le tenant en main... Qu'une rêverie romanesque eût jamais pu éclore parmi ce décor et dans le cerveau d'un des personnages les plus frustes entre ceux qu'il encadrait, autant valait imaginer Campbell lui-même renonçant à son tailleur anglais, à ses chevaux anglais, à son église anglaise, à sa reine anglaise et à son breakfast pris sur les neuf heures, à la vieille mode de là-bas.
Ce n'est pas seulement l'aspect, en effet, qui transformait ce bizarre endroit en un coin détaché d'Angleterre. Bob «colonisait» chez nous comme des milliers de compatriotes à lui étaient et sont en train de «coloniser» dans tous les pays de l'un et l'autre hémisphères. Coloniser, c'est d'abord rester soi, et, par conséquent, imposer, dans sa maison, les habitudes du pays natal. La plus significative est la distribution des heures et le genre de la nourriture. Le marchand de chevaux et toute sa tribu, depuis sa fille et son neveu qui vivait avec lui jusqu'au petit groom de dix ans, en passant par la légion des garçons d'écurie, faisaient ce premier repas de neuf heures à la fourchette: les hommes à leur idée, lui avec une forte assiettée de porridge, des œufs au petit salé, un poisson frit ou grillé, de la marmelade d'oranges amères. A deux heures, c'était un lunch froid, pris, le plus souvent, debout, et qui se composai d'un peu de jambon d'agneau arrosé d'une sauce à la menthe. Un thé vers les cinq heures et, à huit, un souper léger, complétaient la liste de ces repas où il ne se versait jamais une goutte de vin. Hilda ne buvait que de l'eau et les deux hommes de la limonade quelquefois, et, le plus souvent du whiskey. Jamais un légume n'a paru sur cette table qui n'eût été cuit simplement à l'eau, sans beurre. Quand Mrs. Campbell vivait, ces menus se complétaient par quelques-uns de ces innombrables plats sucrés, puddings et pies, seules ingéniosités de la monotone cuisine d outre-Manche. Mais Mrs Campbell n'était pas une femme de cheval. C'était une douce et pâle créature, mariée à Bob par un hasard de destinée, et, comme tant de femmes de son pays, une ménagère sentimentale. Elle était la fille, trop finement élevée, d'un gros fermier du Yorkshire, Campbell, lui, le fils, élevé trop rudement, d'un autre fermier du voisinage. Le portrait de la morte, pendu aux murs du petit salon, expliquait ce qui dut être le drame de sa vie,—un drame peut-être ignoré d'elle, et que V... et moi avons si souvent commenté, en trottant botte à botte sur des chevaux que nous avions loués là. Il arrive souvent, dans un mariage mal apparié, qu'une femme silencieuse et craintive s'étiole de mélancolie sans en comprendre les causes,—quelquefois en se croyant heureuse. C'est la plante d'essence trop peu robuste qui dépérit par le seul voisinage d'une autre plus forte. La seconde a pris tout l'air, toute l'eau, tous les sucs nourriciers du sol, dont la plus grêle avait besoin. Mrs Campbell s'était fanée de même, victime inconsciente du non moins inconscient bourreau qu'avait été le pauvre gros Bob. Comment le maquignon aurait-il jamais soupçonné que ses gestes, le son de sa voix, son rire, ses façons de manger et de boire, d'aller et de venir, son métier, tout, enfin, de sa personne brutalisait les nerfs trop faibles de sa Millicent, si douce, si attentive à ne négliger aucun de ses menus devoirs de servante légitime? Des traces demeuraient partout éparses dans le petit salon, de la sensibilité délicate qui avait animé cette femme fragile d'un rustre au bon cœur. C'étaient des photographies de tableaux sans grande valeur, mais pourtant très différents, par leurs sujets, des gravures de courses qui décoraient le bureau de Campbell:—le Christ au Jardin des Oliviers, d'Holman Hunt;—un groupe d'ondines empressées autour d'un chevalier, sur une plage, par Leighton,—d'autres encore. C'étaient, dans la bibliothèque, quelques volumes de poésie: le Golden Treasury, un Shakespeare, un Wordsworth, un Byron. Il est vrai qu'un lot de ces médiocres romans, que l'on appelle là-bas des penny novels, attestait que ces goûts de culture n'avaient pas été portés très loin chez la mère de Hilda. Cette grâce d'instinct avait passé, évidemment, dans la fille. Ce qu'il y avait de si particulier dans le regard de la jeune écuyère, de si frémissant dans son sourire, de si nerveux dans tout son être, ne s'expliquait point par la seule hérédité de l'honnête, mais rudimentaire Campbell. Si elle tenait de lui, et aussi de son existence de gymnaste, l'énergie musculaire, l'endurance, cette physiologie d'amazone entraînée, à sa mère elle était redevable de cette distinction de nature, de ce tour d'âme—osons le mot—qui voulait qu'elle conservât des façons si féminines dans un métier qui l'était si peu, une délicatesse irréprochable de discours dans un milieu de palefreniers, et l'aventure que je voudrais conter, et à laquelle j'arrive, ne le montrera que trop, le cœur le plus follement romanesque. Cela encore achève, pour mon souvenir, d'angliciser ce paradoxal endroit, ce minuscule îlot de vie britannique encastré en plein Paris et disparu comme l'Atlantide, pour ne laisser qu'une légende. Il y a dans cette étrange race britannique, des côtés si intensément idéalistes juxtaposés à des côtés si durement, si âprement positifs! Tous les pouvoirs du rêve voisinent, chez elle, avec le plus exact, le plus dur réalisme. Comme il eût mieux valu, pour la pauvre Hilda, qu'elle n'eût pas été aussi complètement une enfant de cette île, baignée de brumes, où les femmes, quand elles sont tendres, le sont passionnément. «So young, my lord, and so true!...»—Si jeune, monseigneur, et si vraie!...—Cette parole de la princesse, enfant du roi Lear, l'humble fille du marchand de chevaux de la rue de Pomereu aurait pu la prendre pour elle. Ni pour l'une ni pour l'autre, cette devise n'aura été une promesse de bonheur.
Je me suis attardé dans ces évocations rétrospectives auxquelles s'associent pour moi tant de fantômes de compagnons disparus, tant de souvenirs de chevauchées au Bois, tantôt pensives dans le sévère décor des branches dépouillées, tantôt si gaies parmi les jeunes verdures. Cette complaisance de ma mémoire aura eu du moins cet avantage de situer dans leur atmosphère les épisodes d'un récit qui risquerait de paraître invraisemblable, tant cette année 1902 est déjà lointaine, et par sa date et par certaines de ses mœurs! On était donc en 1902 et au mois d'avril. Ce jour-là, et quand vers les dix heures du matin, Hilda Campbell, mise en selle par Jack Corbin, suivant l'habitude, avait commencé de cheminer du côté du Bois, elle ne se doutait guère que le coquet cheval alezan brûlé qu'elle montait—sa robe favorite—l'emportait, de son pas cadencé, vers une rencontre d'une importance solennelle pour son avenir. C'était une bête très douce, qui répondait au nom énigmatique de Rhin. Cette appellation cachait un jeu de mots qui prouvera l'innocence du genre d'esprit dont étaient coutumiers les «colons» de la rue de Pomereu. Cet alezan avait été expédié, la semaine précédente, par le même bateau qu'un rouan, et l'envoyeur avait dans la lettre d'avis, libellé ainsi le signalement de ce dernier: a Rome (Rouan se dit, en anglais, roan et se prononce, en effet, rome.)
Cette fantaisiste orthographe avait amusé le gros Bob, et l'on avait décidé, en famille, que l'animal en question serait baptisé le Rhône. Puis, le compagnon avec lequel ledit Rhône avait voyagé, ayant le rein très robuste et très large, avait reçu lui-même l'appellation du Rhin. Campbell doit rire encore après vingt ans, dans sa retraite de Brokenhurst, de ce double calembour. Il le comprend, et, quand un Anglais comprend un jeu d'esprit, il le comprend indéfiniment. Il convient d'avouer, au risque de dépoétiser la délicate Hilda, qu'elle avait ri elle aussi, de toutes ses belles dents, à ces à-peu-près imaginés, l'un et l'autre, par le brave Jack, lequel avait répété son «mot» en disposant les plis de la jupe de sa cousine, et il avait ajouté, en clignant son œil:
—«Great fun!»
Lorsqu'une bouche britannique prononce cette formule, qui signifie «grande drôlerie», il y a beaucoup de chances pour qu'il s'agisse d'un trait de cette force. Le susdit Rhin, lui, indifférent à cet effort intellectuel déployé autour de son état civil, avait pris le trot dès la rue Longchamp, un trop souple, presque élastique, celui d'une bête qui a de bons jarrets, un bon rein bien soudé et musclé. Hilda jouissait enfantinement de l'allure coulante de son cheval, comme elle jouissait de l'air frais et tiède, à la fois, de ce matin du premier printemps. Ces plaisirs d'un animalisme sain étaient les seuls que cette fille si libre eût jusqu'alors connus. Pour extraordinaire que cela doive sembler, à vingt-deux ans qu'elle allait avoir, vivant à Paris sans surveillance et presque uniquement parmi des hommes, elle était d'une innocence de cœur et d'esprit aussi intacte qu'avait pu être sa mère à son âge, dans la ferme paternelle. Si quelques beaux Sires, clients de son père, s'étaient permis de lui adresser des compliments trop flatteurs, elle n'y avait pas pris plus garde qu'à la silencieuse admiration de son cousin John. A quel moment de la journée aurait-elle eu le temps de lire un de ces dangereux livres qui éveillent l'imagination et auxquels sa pauvre mère s'était endolori l'âme? Quand elle dépouillait, à la fin du jour, son costume d'amazone pour passer une toilette de ville, elle était si recrue de fatigue physique, qu'elle ne pensait guère à aller ni au théâtre ni en soirée. Elle pensait à dormir. D'ailleurs, aller au théâtre? Quel théâtre? Avec qui? Dans quelle soirée et chez qui? L'idée ne lui venait jamais de comparer son sort à celui des grandes dames, quelques-unes de son âge, pour lesquelles elle dressait des chevaux de chasse,—et pas davantage à celui des demi-mondaines opulentes qu'elle rencontrait au Bois et qui croyaient devoir à leur réclame de parader sur des bêtes de trois cents louis. Le petit monologue intérieur qu'elle se prononçait ce matin-là, en gagnant ce Bois et ses allées cavalières, peut être donné comme le type de ses secrètes et intimes pensées. Il faut toujours en revenir, quand on essaie de comprendre ce mystère qu'est, pour un Gallo-Romain, une sensibilité de jeune fille anglaise, au mot de Juliette, dans Shakespeare:
—«If Romeo be married, my grave will be my wedding bed.» (Si Roméo est marié, j'aurai ma tombe pour lit de noces.)
C'est le mariage qui est le roman des Anglaises romanesques, et c'était aussi de mariage, mais dans un déterminé si vague, si lointain, que rêvait Hilda Campbell, emportée par le Rhin, et à travers quelles incohérences de réflexions et de souvenirs, où des récurrences émues se mélangeaient à des remarques d'écuyère! Ce qui caractérise les vrais amateurs de chevaux, c'est qu'ils ne font qu'un avec leur monture. Les moindres incidents de la route les intéressent, s'ils l'intéressent. Ils deviennent elle et elle devient eux. Ils se parlent et ils lui parlent, mélangent ainsi leurs pensées les plus intimes aux saugrenues observations.
—«C'est étonnant comme ce petit Rhin mérite son nom,» se disait Hilda. «Est-il vite!... Est-il vite!...» Et tout haut: «Doucement, boy, doucement!...» Puis, tout bas et dans un demi-songe: «Quand nous sommes allés en Suisse, pour ma pauvre maman, son dernier été, je me rappelle comme elle regardait cette eau du vrai Rhin, à Bâle, des fenêtres de l'hôtel... Elle aimait ce courant rapide... Elle me répétait: «Ainsi la vie.» Savait-elle que la sienne passerait si rapidement? On le croirait...» Et tout haut, de nouveau: «Bon, encore un automobile... Pourquoi dresses-tu tes oreilles, petit sot? Ce n'est qu'un motor car, et qui ne te fera pas de mal...» Puis, tout bas: «C'est égal. Il est bien sage de n'en avoir pas plus peur, et il vient de la campagne, où il n'en avait jamais vu!... Si papa ne vend pas ce cheval deux cents guinées, il a tort. Ça n'a pas de prix, un cheval comme celui-ci, cinq ans, et quand il sera mis au bouton!... Et léger à la main!... Mes rênes sont comme un fil... Si M. de Candale cherche toujours un cheval pour sa femme, il ne peut pas tomber mieux. J'aimerais qu'il le lui donne. Elle est sympathique, et le gentil Rhin serait bien traité...» Et tout haut, derechef, en flattant l'encolure du cheval du manche de sa cravache: «Oui, vous seriez bien traité, gentil Rhin.» Et tout bas: «Il sent que je lui parle de lui, il le sait... Quand je serai chez moi, c'est un cheval de cette robe que j'aurai pour moi... Chez moi? Y serai-je jamais? Et quand? Je ne dois pas quitter mon père. Que ferait-il, seul?... Et lui, voudra-t-il jamais quitter la rue de Pomereu?... Il ne nous faudrait pourtant pas beaucoup d'argent pour vivre heureux en Angleterre, papa, moi et mon mari... Jack garderait la maison d'ici... Un mari? Aurai-je jamais un mari? Ce n'est pas à Paris que je le trouverai. Les Français sont si flirt... Comme c'est drôle que le mot anglais serve à désigner une chose qui est si peu anglaise!... Bon!... Un autre auto, un second...» Tout haut: «Du calme, boy, du calme...» Tout bas: «Comme ce pavé de bois de l'avenue Bugeaud est glissant, par ces matins où il y a eu beaucoup de rosée! Mais le Rhin a le pied très sûr. Décidément, il a tout pour lui, ce petit cheval. Et nous voilà hors de danger... Ce fermier de Brokenhurst ne sait pas l'orthographe, mais comme il s'y entend à choisir des bêtes!... Brokenhurst!... Ah! quel endroit que cette New Forest!... Oui, c'est là que je voudrais être mariée... Mon mari et mon père seraient associés pour faire de l'élevage. Nous aurions les allées sablées pour nous promener, mon mari et moi. Nous irions à la chasse, l'hiver. En été, nous aurions la mer pour les enfants... Je me souviens comme les grands hêtres noirs étaient beaux, dans cette forêt, quand nous y sommes allés avec maman. Et ces poneys qui se ramassaient par troupeaux dans cette ombre, vers midi, tous la tête contre le tronc de l'arbre!... Ce Bois-ci est tout de même joli, quand c'est le printemps... Bon! le Rhin a senti qu'il aillait pouvoir galoper. On dirait qu'il connaît déjà l'allée des Poteaux.» Et encore, tout haut: «Du calme, petit... Ne pars pas comme un fou... Attends d'être un peu plus avant dans l'allée... Va, maintenant. Va, mais règle-toi, règle-toi...»
Comme s'il eût compris le petit discours que lui tenait sa nouvelle amie,—il n'était arrivé d'Angleterre que depuis dix jours, cependant,—le Rhin avait, en effet, réglé son galop. La tête relevée, la narine ouverte, mâchant son mors et, de temps à autre, poussant une espèce d'ébrouement joyeux, il se ramassait, se cadençait. La jeune fille, maintenant, était tout entière à cette course rapide à travers les taillis, où l'innombrable poussée des bourgeons jetait comme un saupoudrement de tendre verdure. A peine si elle rencontrait un cavalier de place en place. Le Bois était vide, pour bien peu de temps, à cause de l'heure. Il n'y a guère, aujourd'hui comme alors, que trois séries de personnes qui montent à cheval, à Paris: les officiers, d'abord. Ils sont en selle dès les sept heures et à huit heures et demie, ils rentrent déjà. Premier entr'acte... Vers neuf heures moins le quart, c'est le tour des gens d'affaires. Ceux-là gagnent, à la Bourse ou dans une banque, de quoi suffire à leurs goûts de haute vie. Le cheval est un de ces goûts. Ils ne peuvent s'y livrer qu'à ce moment. C'est aussi l'heure des diplomates, qui devront être au quai d'Orsay vers les dix heures; de quelques officiers attardés; de quelques artistes qui veulent faire les gens du monde, mais qui sont tout de même des ouvriers, et ils ne peuvent pas empiéter trop avant sur leur matinée. Les dix heures sonnées, second entr'acte... Peu à peu, vont arriver, au trot allongé ou raccourci de leurs montures, suivant qu'ils ont des bêtes de prix ou des «carcans» de louage, tous ceux qui défilent au Bois pour s'y montrer, pour y donner des coups de chapeau et pour en recevoir, pour saluer des amis et des amies, aux endroits désignés par la mode, ainsi la contre-allée ironiquement surnommée, à cette époque-là: «Le sentier de la vertu.»
C'était, précisément, le public que la sauvage Hilda Campbell cherchait à éviter,—quand elle le pouvait. Car elle était la fille d'un marchand, et son père lui faisait un peu jouer le rôle du «mannequin» dans les grandes maisons de couture. Qui ne sait que l'on appelle ainsi les jolies filles chargées de passer les robes qui doivent servir de modèles et de les promener devant les riches clientes? Elles n'ont pas deux louis, quelquefois, dans leur porte-monnaie, et elles se pavanent des après-midi entières dans des toilettes de trois, de quatre, de dix mille francs. Hilda, elle aussi, devait, le plus souvent, «présenter» à l'heure la plus élégante, quelque animal d'un grand prix, pour tenter le client ou la cliente. D'autres fois, quand le cheval n'était pas encore suffisamment fait, qu'il était trop «vert»,—pour parler le langage de Bob Campbell et de Jack Corbin,—il lui était recommandé d'éviter, aux heures trop fashionables, les avenues trop fréquentées, où les acheteurs possibles auraient vu l'animal pointer, ruer, faire des tête-à-queue trop brusques ou des sauts de mouton. C'était le cas, ce matin-ci, quoique le Rhin fût parfaitement sage, mais il n'était pas confirmé. Hilda allait donc, jouissant de sa solitude avec délice. Tantôt, elle ralentissait le train de la bête; pour jouir des lointains aperçus à travers les fûts encore dénudés des arbres: la vaste pelouse de Longchamp, la silhouette du mont Valérien. Des vapeurs transparentes flottaient partout dans l'atmosphère, numide, comme bleutée, qui donnait, à ce coin perdu d'horizon, des teintes délavées d'aquarelles. Tantôt, c'étaient des détails plus rapprochés qui distrayaient son regard: une biche s'arrêtant au milieu d'un fourré pour laisser passer l'amazone,—un cocher en train de promener un cheval de voiture, coiffé d'un camail, et devenu soudain rétif,—un oiseau posé sur une branche et tournant de tous côtés sa mignonne tête, avec la curiosité d'une jeune vie encore animée par le rajeunissement universel des choses;—une vieille femme cheminant, les épaules pliées sous une charge de bois mort. Ces touches de simple nature, rencontrées brusquement, à si peu de distance de ce Paris artificiel qu'elle n'aimait pas, ravissaient toujours la jeune Anglaise. Elle fermait les yeux à demi, et, abandonnée au rythme du petit galop, elle se croyait loin, très loin, dans quelque vallée de Grande-Bretagne ou d'Irlande dont elle gardait le souvenir.
—«Le Bois est comme un grand parc, ce matin,» songeait-elle. «Il ressemble à celui de Kenmare, que nous avons visité, maman et moi, au-dessus de Killarney, quand nous sommes allées à Dublin, avec papa, pour le Horse Show... Il n'y a pas plus de quatre ans!...»
Les visions de ce voyage, si rapproché par les dates et si distant, si perdu dans un abîme de nuit, à cause du recul tragique de la mort, affluèrent dans l'esprit de Hilda. Elle tomba dans une espèce d'hypnotisme rétrospectif, dont elle fut réveillée par le plus vulgaire des accidents. Le Rhin ayant, tout d'un coup, commencé de se désunir et de sautiller, elle constata que la selle n'avait plus la fixité ordinaire. En se retournant, elle s'aperçut qu'une des courroies, la transversale, pendait, détachée. C'était le battement de la lanière de cuir contre ses jambes qui agaçait l'animal.
—«Quand Jack saura cela», pensa lia jeune fille, «il en fera une maladie. Lui qui ne laisse jamais personne seller mon cheval quand il est à la maison, et c'est lui-même qui l'avait sanglé, ce matin... Bah! Ce ne sera pas grand'chose... Heureusement que cette bête est la sagesse même... Il n'y a pas de cavalier en vue qui puisse me la tenir... Mais, quand on ne sait pas s'aider soi-même, il ne faut pas monter...»
Elle avait sauté à terre lestement seule, en formulant ainsi tout bas, pour son propre compte, la grande maxime nationale du self-help. Elle se trouvait, à ce moment, dans une des parties les plus désertes, en ces années-là, du bois de Boulogne, celle qui s'étend entre la Muette, le champ de courses d'Auteuil et les fortifications, et qu'un peuple de malandrins rendait aussi dangereuse qu'une route perdue de Grèce ou du Maroc. Aujourd'hui, un quartier neuf commence d'y surgir. Hilda s'était promenée là cent fois, et il ne lui était jamais rien arrivé. Elle se dit que pour réparer, dans la mesure du possible, le dégât survenu à sa selle, le mieux était de tirer le cheval hors de l'étroite allée cavalière où il pourrait être effaré par d'autres bêtes et les effrayer. Elle entra donc dans le taillis avec le Rhin, qu'elle attacha, par la bride, à la branche d'un sapin. Le goulu s'occupa aussitôt à manger les pousses, verdissant avec ivresse son filet, son mors et sa gourmette. Hilda, cependant, penchée près de l'épaule, procédait à un minutieux examen des sangles demeurées intactes et du surfaix de sûreté dont la bouche s'était simplement décousue. Elle en était à se demander s'il valait mieux le couper entièrement ou bien l'assujettir avec un nœud, quand une sensation de terreur s'empara d'elle, si violente que, pour une seconde, elle en fut paralysée. Deux mains brutales la saisissaient par derrière, aux bras. Elle voulut se relever, se débattre. Elle fut jetée à terre, et l'homme qui l'avait attaquée ainsi à l'improviste la tint immobile, les doigts autour du cou, cette fois, en lui disant:
—«Pas de bêtises, la petite dame, ou bien nous faisons connaissance avec ce lascar-là...»
La lame d'un couteau luisait dans sa main libre. Hilda put reconnaître, à la physionomie du bandit, qu'il ne proférait pas une vaine menace. Elle avait affaire à un désespéré. La face hâve de l'agresseur, ses petits yeux jaunes, où la férocité de la faim allumait une sombre flamme, la misère haillonneuse des loques dont il était vêtu, sa barbe hirsute, ses cheveux grisonnants sous un chapeau verdâtre à force d'usure: tout dénonçait, chez le malheureux, un de ces redoutables rôdeurs dont l'audace ne recule pas devant le meurtre. Son âge—il paraissait avoir cinquante ans—augmentait encore l'implacabilité de son geste et de sa parole. Sous l'horrible étreinte de ces mains noires qui la meurtrissaient, la courageuse fille eut cependant la force de crier, par trois fois:
—«Au secours!... Au secours!... Au secours!...»
—«Tu l'auras voulu,» glapit l'homme. Et il leva son couteau... Puis, comme si la jeunesse de l'écuyère émouvait en lui une vague de pitié, il ne frappa point. Il dit, en serrant le cou d'Hilda davantage, pour étouffer ses cris, en même temps que, du genou, il lui écrasait la poitrine: «Ce que je veux, moi, c'est de l'argent... de quoi manger... Donne ton porte-monnaie et tes bijoux, ça, par exemple...» Et il arrachait, du poignet d'Hilda, un petit bracelet à gourmette où se trouvait une montre. «Ça encore.» Et il déchira le haut du corsage, pour agripper une broche en rubis et en roses, qui représentait un fer à cheval traversé d'un fouet... « Au porte-monnaie, maintenant!... Il me faut le porte-monnaie... On ne se promène pas sur des bêtes pareilles sans avoir la poche bien garnie... Allons, le porte-monnaie. Le pognon, la gosse, ou je te zigouille... Je ne suis f... pas trop méchant. Tu le vois bien. C'aurait été fait tout de suite, si j'avais voulu... Ouste, crache au bassin, la Jacqueline... Le porte-monnaie, et je te laisse...»
Il avait desserré un peu ses doigts. Il jugeait sans doute, que la jeune fille, affolée et se voyant une chance assurée de sauver sa vie, accepterait cette espèce de marché. Les repris de justice qui battent l'estrade autour de Paris connaissent leur code pénal comme de vieux magistrats. C'est leur matière exploitable, si l'on peut dire. Ils savent où risquent de les conduire un guet-apens et un assassinat. Ils savent aussi qu'un vol accompli dans de certaines conditions n'est pas vraiment recherché. Les victimes mêmes de ces vols n'apportent pas un grand zèle à leur poursuite. La somme est minime. Les bijoux ne sont pas très précieux. On dépose une plainte, un peu pour la forme. Les indices sont vagues. Aucun ne met la police sur une trace nette, et le tour est joué. Il arrive encore—c'était, sans doute, le cas—que le malfaiteur est un ancien ouvrier. Le chômage, l'ivrognerie, les mauvaises fréquentations l'ont perdu. Le premier meurtre à commettre lui représente, quand même, un étage descendu dans sa propre conscience, et il recule. Quel que fût le motif, l'homme, évidemment, hésitait à tuer. Mais, s'il escomptait la panique dont il croyait la jeune Anglaise saisie, il devait constater vite qu'il se trompait. Elle eut à peine le cou un peu plus libre, qu'elle ramassa son énergie dans un effort suprême. Elle lança de tous ses poumons des cris désespérés, en même temps que de ses poings fermés, elle frappait le misérable à la face avec une telle vigueur, que le sang jaillit.
Pendant l'éclair d'une seconde, la douleur et la surprise firent lâcher prise à l'homme. Hilda le saisit à son tour et, d'une secousse violente, elle le fit rouler et roula avec lui jusque dans les jambes du cheval, qui, parfaitement indifférent au danger de sa maîtresse, continuait à déchirer, de sa dent gourmande, les vertes et tendres aiguilles du sapin auquel il était attaché. C'est cette inconscience absolue de ces animaux, jointe à leur folle émotivité, qui leur fait donner, par les Grecs modernes, le nom trop justifié d'Alogos, le Sans-Raison. En se jetant ainsi et jetant son agresseur entre les sabots de la bête, Hilda courait le risque, elle s'en rendait bien compte, de recevoir un coup de pied qui pouvait l'assommer net ou lui briser un membre. Mais, avec la rapidité foudroyante de conception que donne le mortel danger, quand on n'y perd pas son sang-froid, elle avait calculé que l'effarement de l'animal et ses sauts déconcerteraient un instant le bandit. L'une minute gagnée, ce pouvait être le salut. Le Rhin, en effet, épouvanté par ce groupe qui se débattait sous lui, bondit à droite, puis à gauche, mais sans toucher ni à l'un ni à l'autre des deux lutteurs, et il s'écarta de deux mètres. Les appels désespérés de Hilda continuaient, l'homme ne pouvant plus la prendre à la gorge. Elle avait saisi, de sa main droite, le poignet du bras qui tenait le couteau et elle continuait à frapper, de son autre poing, le visage hideux du voleur, qui, maintenant, ne pensait plus qu'à l'assassiner. Il ne s'était, certes, pas attendu à rencontrer, dans cette promeneuse isolée, une robustesse d'athlète... Leurs souffles se mêlaient: l'haleine avinée du bandit et l'haleine pure de la jeune fille. Cependant, les forces de celle-ci allaient faiblissant... Ses cris se faisaient moins perçants. Les poumons lui manquaient... Encore quelques secondes, et le bras du meurtrier serait dégagé et le coup de couteau donné, quand l'éclat d'une voix répondant de loin, puis de plus près, à son appel, permit à la pauvre enfant une dernière crispation héroïque de ses muscles épuisés. Le chemineau entendit cette voix, lui aussi. Il retourna la tête et, prenant Hilda par l'épaule, il lui battit la tête contre le sol à l'étourdir, et il s'élança pour échapper, du moins, avant l'arrivée de ce secours inattendu... Il n'en eut pas le temps. Un jeune homme apparaissait dans l'allée, au galop d'un cheval qu'il ne prit même pas le loisir d'arrêter... Déjà, il avait sauté à terre; il avait couru droit sur le malandrin, qui, marchant sur lui, le couteau haut, lui criait:
—«Qu'on me laisse passer, l'amateur... Ça coupe, ça...»
—«Et ça?...», répondit le jeune homme. «Ça coupe aussi, canaille.» Et, de sa cravache, il avait cinglé le visage du misérable, qui poussa un rugissement de douleur.
Alogossans-raison