L'amateur de couleur locale que ses affaires ou ses loisirs amènent au Japon ne saurait mieux l'aller chercher qu'au théâtre. Il la trouvera là avec ses nuances les plus caractéristiques et les plus originales. La salle et la scène lui offriront ensemble un champ d'observation merveilleusement disposé pour une étude de murs et d'histoire.
L'édifice est une grande bâtisse en bois de formé carrée. On y pénètre par un vestibule de plain-pied sur la rue, dont la disposition générale rappelle l'entrée de nos salles de spectacle; là sont les bureaux de location. On trouve aussi à acheter des billets dans les maisons de thé du voisinage, mais nous n'oserions affirmer qu'ils y soient «moins chers qu'au bureau».Le vestibule donne accès, par deux portes, presque directement dans le parterre et deux escaliers, on pourrait dire deux échelles conduisent à l'amphithéâtre et aux couloirs qui commandent les loges; il n'y a, bien entendu, qu'un seul étage. Sur la façade de la rue, l'attention est sollicitée par des guirlandes de lanternes, des banderoles fortes en couleurs, une série de tableaux représentant les principales scènes de la pièce qui tient l'affiche, le tout donnant une note d'ensemble assez criarde: c'est de bonne réclame. La grande salle que nous désignons sous le nom de parterre est divisée en carrés égaux comme un damier, ou mieux comme un plafond à caissons renversé: cela fait autant de loges de quatre, mais on s'y entasse volontiers six ou sept. Les spectateurs enjambent les uns sur les autres pour gagner leurs places; mais une fois chaque famille installée dans sa boîte,c'est le nom qui convient à la chose,on n'en sort plus sans absolue nécessité, ce qui n'empêche, la représentation durant dix heures au moins, qu'il se fasse momentanément de nombreux vides à chaque entr'acte. Mais on mange là comme chez soi, on fume, on allaite les nourrissons, on se met à l'aise. Il n'y a pas de siège, le Japonais ayant l'habitude de s'asseoir sur ses talons et pouvant garder cette position, la moins fatigante et la plus commode à son goût, pendant toute une journée.
Deux passages en planches, plus élevés que le fond des caissons à spectateurs et au niveau des séparations d'où les têtes seules émergent, courent d'un bout à l'autre de la salle, depuis les portes qui donnent dans le vestibule du théâtre jusqu'à la scène. C'est par là que pénètre le public du parterre; par là aussi que pendant la représentation la plupart des acteurs font leurs entrées ou leurs sorties, surtout lorsque la fiction veut qu'ils arrivent de quelque endroit éloigné ou que, quittant la scène, ils marchent par les rues ou à travers la campagne. «L'ouvreur» fait alors, en quelque sorte, office «d'avertisseur». Cet employé de la porte est, d'ailleurs, préposé à la garde d'une collection variée de parapluies et parasols qu'il ouvre lui-même et passe à chaque acteur entrant, à tour de rôles, lorsque ces accessoires sont exigés par les circonstances de la scène. Cette distribution se fait à l'intérieur même, sous les yeux des spectateurs. Souvent le dialogue commence dans le dos du public, dès qu'un artiste a mis le pied dans la salle et bien avant qu'il n'arrive à la hauteur de la rampe; on s'arrête parfois à moitié chemin pour dire quelque chose; ou bien on retourne sur ses pas, puis on revient en avant; on arrive enfin sur la scène au moment voulu. La vie du drame gagne beaucoup à ce procédé; toute la salle participe, pour ainsi dire, à l'action. On voit quelle proportion prend la scène empiétant ainsi jusqu'à l'entrée du parterre par-dessus les têtes des spectateurs. Pour les appels, les adieux, les exhortations, les provocations surtout, la distance réelle justifie tous les tons de la voix. Pendant que l'action principale se déroule devant le public, des scènes accessoires peuvent être simultanément jouées sur les côtés de la salle, indépendantes pour les acteurs d'après la fiction du drame, connexes pour les spectateurs dans le concours des événements qui composent la pièce. Souvent aussi l'action principale se transporte au milieu du parterre. On a de la sorte un développement de scène triple de la largeur du théâtre. Cela permet encore aux conspirateurs, assassins, libérateurs et autres personnages qui ont à se concerter avant d'agir, de préparer posément leur coup de main ou leur exploit, ainsi qu'il est dans la nature des choses, avant d'arriver sur le lieu même où il doit être perpétré. Le manque d'espace amène parfois sur nos scènes, à cet égard, des situations bien invraisemblables; c'est alors, par exemple, qu'on voit tel acteur qui ne sait que faire de ses deux mains en attendant que les assassins se soient mis d'accord pour lui couper la gorge. Rien de pareil n'est à craindre au théâtre japonais.
Mais c'est justement parce que cela se passe par-dessus les têtes des spectateurs que c'est praticable, et ce n'est matériellement possible qu'en raison de la position dans laquelle on assiste au spectacle. Chacun se trouve ainsi au milieu du drame; il y prend peut-être un intérêt d'autant plus vif. Pour un spectateur lâchant la bride à son imagination les passages en planches pourront devenir des chemins agrestes et l'ensemble du parterre, un champ bien cultivé; s'il veut que son plaisir soit complet, il s'annihilera en tant qu'homme et s'identifiera au drame comme un invisible esprit.
La mise en scène est étonnante d'exactitude. Si l'action se passe dans une maison, celle-ci est représentée tout entière avec ses abords et son voisinage. L'architecture japonaise se prête, d'ailleurs, à ce système de décoration, les palais eux-mêmes n'atteignant jamais ici des proportions monumentales. Dans la réalité, quand une maison est grandement ouverte, il n'en reste guère que la charpente; on voit tout ce qui va et vient à l'intérieur; dans ce cas, le théâtre n'a besoin de recourir à aucune fiction. Si la scène doit se jouer dans une maison fermée, il faut bien alors que celle-ci soit coupée à la rampe; néanmoins on ne néglige pas représenter le toit, le jardin, ou encore la barrière, le mur, la porte d'entrée, en un mot ce qui entoure immédiatement la maison, le tout suivant la même coupe.
Il y a des changements à vue: la scène avec ses décorations pivote sur elle-même par le mécanisme d'une plaque tournante qui en occupe toute l'étendue. Ce procédé a le grand avantage de favoriser, dans certains cas, le naturel des mouvements. Ainsi, tel acteur devant entrer dans une maison, on le voit franchir la porte pendant que le théâtre tourne et de l'autre côté apparaît l'intérieur de la maison où il pénètre1. Comme tout cela est bien compris pour faire vivre les spectateurs au milieu même de l'action; il n'y a rien de fictif ni de conventionnel dans la sortie et la rentrée de cet acteur; ce qu'on a sous les yeux, c'est la réalité. On veut montrer au public successivement le devant et le dos d'une maison, on la lui retourne; rien de plus simple, puisque la maison y est tout entière. La plaque tournante peut contenir trois tableaux ou plus exactement trois théâtres à la fois, de sorte qu'il est possible de faire deux changements à vue coup sur coup. Le cadre de la scène est beaucoup plus large que haut2. Quelques décorations accessoires sont ajoutées sur les flancs; elles se prolongent parfois jusque dans la salle, au milieu des spectateurs.Le rideau se tire de côté: il est orné de quelque dessin à larges traits et d'une inscription gigantesque.