Horteur, le fondateur de l'Étoile, le directeur politique et littéraire de la Revue nationale et du Nouveau Siècle illustré, Horteur, m'ayant reçu dans son cabinet, me dit du fond de son siège directorial:
—Mon bon Marteau, faites-moi un conte pour mon numéro exceptionnel du Nouveau Siècle. Trois cents lignes, à l'occasion du «jour de l'an». Quelque chose de bien vivant, avec un parfum d'aristocratie.
Je répondis à Horteur que je n'étais pas bon, au sens du moins où il le disait, mais que je lui donnerais volontiers un conte.
—J'aimerais bien, me dit-il, que cela s'appelât: Conte pour les riches.
—J'aimerais mieux: Conte pour les pauvres.
—C'est ce que j'entends. Un conte qui inspire aux riches de la pitié pour les pauvres.
—C'est que précisément je n'aime pas que les riches aient pitié des pauvres.
—Bizarre!
—Non pas bizarre, mais scientifique. Je tiens la pitié du riche envers le pauvre pour injurieuse et contraire à la fraternité humaine. Si vous voulez que je parle aux riches, je leur dirai: «Épargnez aux pauvres votre pitié: ils n'en ont que faire. Pourquoi la pitié, et non pas la justice? Vous êtes en compte avec eux. Réglez le compte. Ce n'est pas une affaire de sentiment. C'est une affaire économique. Si ce que vous leur donnez gracieusement est pour prolonger leur pauvreté et votre richesse, ce don est inique et les larmes que vous y mêlerez ne le rendront pas équitable. Il faut restituer, comme disait le procureur au juge après le sermon du bon frère Maillard. Vous faites l'aumône pour ne pas restituer. Vous donnez un peu pour garder beaucoup et vous vous félicitez. Ainsi le tyran de Samos jeta son anneau à la mer. Mais la Némésis des dieux ne reçut point cette offrande. Un pêcheur rapporta au tyran son anneau dans le ventre d'un poisson. Et Polycrate fut dépouillé de toutes ses richesses.»
—Vous plaisantez.
—Je ne plaisante pas. Je veux faire entendre aux riches qu'ils sont bienfaisants au rabais et généreux à bon compte, qu'ils amusent le créancier, et que ce n'est pas ainsi qu'on fait les affaires. C'est un avis qui peut leur être utile.
—Et vous voulez mettre des idées pareilles dans le Nouveau Siècle, pour couler la feuille! Pas de ça! mon ami, pas de ça!
—Pourquoi voulez-vous que le riche agisse avec le pauvre autrement qu'avec les riches et les puissants? Il leur paye ce qu'il leur doit, et, s'il ne leur doit rien, il ne leur paye rien. C'est la probité. S'il est probe, qu'il en fasse autant pour les pauvres. Et ne dites point que les riches ne doivent rien aux pauvres. Je ne crois pas qu'un seul riche le pense. C'est sur l'étendue de la dette que commencent les incertitudes. Et l'on n'est pas pressé d'en sortir. On aime mieux rester dans le vague. On sait qu'on doit. On ne sait pas ce qu'on doit, et l'on verse de temps en temps un petit acompte. Cela s'appelle la bienfaisance, et c'est avantageux.
—Mais ce que vous dites là n'a pas le sens commun, mon cher collaborateur. Je suis peut-être plus socialiste que vous. Mais je suis pratique. Supprimer une souffrance, prolonger une existence, réparer une parcelle des injustices sociales, c'est un résultat. Le peu de bien qu'on fait est fait. Ce n'est pas tout, mais c'est quelque chose. Si le petit conte que je vous demande attendrit une centaine de mes riches abonnés et les dispose à donner, ce sera autant de gagné sur le mal et la souffrance. C'est ainsi que peu à peu on rend la condition des pauvres supportable.
—Est-il bon que la condition des pauvres soit supportable? La pauvreté est indispensable à la richesse, la richesse est nécessaire à la pauvreté. Ces deux maux s'engendrent l'un l'autre et s'entretiennent l'un par l'autre. Il ne faut pas améliorer la condition des pauvres; il faut la supprimer. Je n'induirai pas les riches en aumône, parce que leur aumône est empoisonnée, parce que l'aumône fait du bien à celui qui donne et du mal à celui qui reçoit, et parce qu'enfin, la richesse étant par elle-même dure et cruelle, il ne faut pas qu'elle revête l'apparence trompeuse de la douceur. Puisque vous voulez que je fasse un conte pour les riches, je leur dirai: «Vos pauvres sont vos chiens que vous nourrissez pour mordre. Les assistés font aux possédants une meute qui aboie aux prolétaires. Les riches ne donnent qu'à ceux qui demandent. Les travailleurs ne demandent rien. Et ils ne reçoivent rien.»
—Mais les orphelins, les infirmes, les vieillards?…
—Ils ont le droit de vivre. Pour eux je n'exciterai pas la pitié, j'invoquerai le droit.
—Tout cela, c'est de la théorie! Revenons à la réalité. Vous me ferez un petit conte à l'occasion des étrennes, et vous pourrez y mettre une pointe de socialisme. Le socialisme est assez à la mode. C'est une élégance. Je ne parle pas, bien entendu, du socialisme de Guesde, ni du socialisme de Jaurès; mais d'un bon socialisme que les gens du monde opposent avec à-propos et esprit au collectivisme. Mettez-moi dans votre conte des figures jeunes. Il sera illustré, et l'on n'aime, dans les images, que les sujets gracieux. Mettez en scène une jeune fille, une charmante jeune fille. Ce n'est pas difficile.
—Non, ce n'est pas difficile.
—Ne pourriez-vous pas introduire aussi dans le conte un petit ramoneur? J'ai une illustration toute faite, une gravure en couleurs, qui représente une jolie jeune fille faisant l'aumône à un petit ramoneur, sur les marches de la Madeleine. Ce serait une occasion de l'employer… Il fait froid, il neige; la jolie demoiselle fait la charité au petit ramoneur… Vous voyez cela?…
—Je vois cela.
—Vous broderez sur ce thème.
—Je broderai. Le petit ramoneur, transporté de reconnaissance, se jette au cou de la jolie demoiselle qui se trouve être la propre fille de M. le comte de Linotte. Il lui donne un baiser et imprime sur la joue de cette gracieuse enfant un petit O de suie, un joli petit O tout rond et tout noir. Il l'aime. Edmée (elle se nomme Edmée) n'est pas insensible à un sentiment si sincère et si ingénu… Il me semble que l'idée est assez touchante.
—Oui… vous pourrez en faire quelque chose.
—Vous m'encouragez à continuer… Rentrée dans son appartement somptueux du boulevard Malesherbes, Edmée éprouve pour la première fois de la répugnance à se débarbouiller; elle voudrait garder sur la joue l'empreinte des lèvres qui s'y sont posées. Cependant le petit ramoneur l'a suivie jusqu'à sa porte; il reste en extase sous les fenêtres de l'adorable jeune fille… Cela va-t-il?
—Mais, oui…
—Je poursuis. Le lendemain matin, Edmée, couchée dans son petit lit blanc, voit le petit ramoneur sortir de la cheminée de sa chambre. Il se jette ingénument sur la délicieuse enfant et la couvre de petits O de suie, tout ronds. J'ai oublié de vous dire qu'il est d'une beauté merveilleuse. La comtesse de Linotte le surprend dans ce doux travail. Elle crie, elle appelle. Il est si occupé qu'il ne la voit ni ne l'entend.
—Mon cher Marteau…
—Il est si occupé qu'il ne la voit ni ne l'entend. Le comte accourt. Il a l'âme d'un gentilhomme. Il prend le petit ramoneur par le fond de la culotte, qui précisément se présente à ses yeux, et le jette par la fenêtre.
—Mon cher Marteau…
—J'abrège… Neuf mois après, le petit ramoneur épousait la noble jeune fille. Et il n'était que temps. Voilà les suites d'une charité bien placée.
—Mon cher Marteau, vous vous êtes assez payé ma tête.
—N'en croyez rien. J'achève. Ayant épousé Mlle de Linotte, le petit ramoneur devint comte du Pape et se ruina aux courses. Il est aujourd'hui fumiste rue de la Gaîté, à Montparnasse. Sa femme tient la boutique et vend des salamandres, à 18 francs, payables en huit mois.
—Mon cher Marteau, ce n'est pas drôle.
—Prenez garde, mon cher Horteur. Ce que je viens de vous conter, c'est, au fond, la Chute d'un ange, de Lamartine, et l'Eloa, d'Alfred de Vigny. Et, à tout prendre, cela vaut mieux que vos petites histoires larmoyantes, qui font croire aux gens qu'ils sont très bons alors qu'ils ne sont pas bons du tout, qu'ils font du bien alors qu'ils ne font pas de bien, qu'il leur est facile d'être bienfaisants, alors que c'est la chose la plus difficile du monde. Mon conte est moral. De plus il est optimiste et finit bien. Car Edmée trouva dans la boutique de la rue de la Gaîté le bonheur qu'elle aurait cherché en vain dans les divertissements et les fêtes, si elle avait épousé un diplomate ou un officier… Mon cher directeur, répondez-moi: prenez-vous Edmée ou la Charité bien placée pour le Nouveau Siècle illustré?
—C'est que vous avez l'air de me le demander sérieusement?…
—Je vous le demande sérieusement. Si vous ne voulez pas de mon conte, je le publierai ailleurs.
—Où?
—Dans une feuille bourgeoise.
—Je vous en défie bien.
—Vous verrez.
Nous publions ici les chapitres II, III, V, VI, VII et VIII, de l'édition originale et complète publiée par E. Pelletan, 125, boulevard Saint-Germain.
Jérôme Crainquebille, marchand des quatre-saisons, allait par la ville, poussant sa petite voiture et criant: Des choux, des carottes, des navets! Et, quand il avait des poireaux, il criait: Bottes d'asperges! parce que les poireaux sont les asperges du pauvre. Or, le 20 octobre, à l'heure de midi, comme il descendait la rue Montmartre, Mme Bayard, la cordonnière, A l'Ange gardien, sortit de sa boutique et s'approcha de la voiture légumière. Soulevant dédaigneusement une botte de poireaux:
—Ils ne sont guère beaux, vos poireaux. Combien la botte?
—Quinze sous, la bourgeoise. Y a pas meilleur.
—Quinze sous, trois mauvais poireaux?
Et elle rejeta la botte dans la charrette, avec un geste de dégoût.
C'est alors que l'agent 64 survint et dit à Crainquebille:
—Circulez.
Crainquebille, depuis cinquante ans, circulait du matin au soir. Un tel ordre lui sembla légitime et conforme à la nature des choses. Tout disposé à y obéir, il pressa la bourgeoise de prendre ce qui était à sa convenance.
—Faut encore que je choisisse la marchandise, répondit aigrement la cordonnière.
Et elle tâta de nouveau toutes les bottes de poireaux, puis elle garda celle qui lui parut la plus belle et elle la tint contre son sein comme les saintes, dans les tableaux d'église, pressent sur leur poitrine la palme triomphale.
—Je vas vous donner quatorze sous. C'est bien assez. Et encore il faut que j'aille les chercher dans la boutique, parce que je ne les ai pas sur moi.
Et, tenant ses poireaux embrassés, elle rentra dans la cordonnerie où une cliente, portant un enfant, l'avait précédée.
A ce moment l'agent 64 dit pour la deuxième fois à Crainquebille:
—Circulez!
—J'attends mon argent, répondit Crainquebille.
—Je ne vous dis pas d'attendre votre argent; je vous dis de circuler, répondit l'agent avec fermeté.
Cependant la cordonnière, dans sa boutique, essayait des souliers bleus à un enfant de dix-huit mois dont la mère était pressée. Et les têtes vertes des poireaux reposaient sur le comptoir.
Depuis un demi-siècle qu'il poussait sa voiture dans les rues, Crainquebille avait appris à obéir aux représentants de l'autorité. Mais il se trouvait cette fois dans une situation particulière, entre un devoir et un droit. Il n'avait pas l'esprit juridique. Il ne comprit pas que la jouissance d'un droit individuel ne le dispensait pas d'accomplir un devoir social. Il considéra trop son droit qui était de recevoir quatorze sous, et il ne s'attacha pas assez à son devoir qui était de pousser sa voiture et d'aller plus avant et toujours plus avant. Il demeura.
Pour la troisième fois, l'agent 64, tranquille et sans colère, lui donna l'ordre de circuler. Contrairement à la coutume du brigadier Montauciel, qui menace sans cesse et ne sévit jamais, l'agent 64 est sobre d'avertissements et prompt à verbaliser. Tel est son caractère. Bien qu'un peu sournois, c'est un excellent serviteur et un loyal soldat. Le courage d'un lion et la douceur d'un enfant. Il ne connaît que sa consigne.
—Vous n'entendez donc pas, quand je vous dis de circuler!
Crainquebille avait de rester en place une raison trop considérable à ses yeux pour qu'il ne la crût pas suffisante. Il l'exposa simplement et sans art:
—Nom de nom! puisque je vous dis que j'attends mon argent.
L'agent 64 se contenta de répondre:
—Voulez-vous que je vous f… une contravention? Si vous le voulez, vous n'avez qu'à le dire.
En entendant ces paroles, Crainquebille haussa lentement les épaules et coula sur l'agent un regard douloureux qu'il éleva ensuite vers le ciel. Et ce regard disait:
—Que Dieu me voie! Suis-je un contempteur des lois? Est-ce que je me ris des décrets et des ordonnances qui régissent mon état ambulatoire? A cinq heures du matin, j'étais sur le carreau des Halles. Depuis sept heures je me brûle les mains à mes brancards en criant: Des choux, des carottes, des navets! J'ai soixante ans sonnés. Je suis las. Et vous me demandez si je lève le drapeau noir de la révolte. Vous vous moquez et votre raillerie est cruelle.
Soit que l'expression de ce regard lui eût échappé, soit qu'il n'y trouvât pas une excuse à la désobéissance, l'agent demanda d'une voix brève et rude si c'était compris.
Or, en ce moment précis, l'embarras des voitures était extrême dans la rue Montmartre. Les fiacres, les baquets, les tapissières, les omnibus, les camions, pressés les uns contre les autres, semblaient indissolublement joints et assemblés. Et sur leur immobilité frémissante s'élevaient des jurons et des cris. Les cochers de fiacre échangeaient, de loin, et lentement, avec les garçons bouchers, des injures héroïques, et les conducteurs d'omnibus, considérant Crainquebille comme la cause de l'embarras, l'appelaient «sale poireau».
Cependant, sur le trottoir, des curieux se pressaient, attentifs à la querelle. Et l'agent, se voyant observé, ne songea plus qu'à faire montre de son autorité.
—C'est bon, dit-il.
Et il tira de sa poche un calepin crasseux et un crayon très court.
Crainquebille suivait son idée et obéissait à une force intérieure.
D'ailleurs il lui était impossible maintenant d'avancer ou de reculer.
La roue de sa charrette était malheureusement prise dans la roue d'une
voiture de laitier.
Il s'écria, en s'arrachant les cheveux sous sa casquette:
—Mais, puisque je vous dis que j'attends mon argent! C'est-il pas malheureux! Misère de misère! Bon sang de bon sang!
Par ces propos, qui pourtant exprimaient moins la révolte que le désespoir, l'agent 64 se crut insulté. Et comme, pour lui, toute insulte revêtait nécessairement la forme traditionnelle, régulière, consacrée, rituelle et pour ainsi dire liturgique de «Mort aux vaches!», c'est sous cette forme que spontanément il recueillit et concréta dans son oreille les paroles du délinquant.
—Ah! vous avez dit: «Mort aux vaches!» C'est bon. Suivez-moi.
Crainquebille, dans l'excès de la stupeur et de la détresse, regardait avec ses gros yeux brûlés du soleil l'agent 64, et de sa voix cassée, qui lui sortait tantôt de dessus la tête et tantôt de dessous les talons, s'écriait, les bras croisés sur sa blouse bleue:
—J'ai dit: «Mort aux vaches»? Moi?… Oh!
Cette arrestation fut accueillie par les rires des employés de commerce et des petits garçons. Elle contentait le goût que toutes les foules d'hommes éprouvent pour les spectacles ignobles et violents. Mais, s'étant frayé un passage à travers le cercle populaire, un vieillard très triste, vêtu de noir et coiffé d'un chapeau de haute forme, s'approcha de l'agent et lui dit très doucement et très fermement, à voix basse:
—Vous vous êtes mépris. Cet homme ne vous a pas insulté.
—Mêlez-vous de ce qui vous regarde, lui répondit l'agent, sans proférer de menaces, car il parlait à un homme proprement mis.
Le vieillard insista avec beaucoup de calme et de ténacité. Et l'agent lui intima l'ordre de s'expliquer chez le Commissaire.
Cependant Crainquebille s'écriait:
—Alors! que j'ai dit «Mort aux vaches!» Oh!…
Il prononçait ces paroles étonnées quand Mme Bayard, la cordonnière, vint à lui, les quatorze sous dans la main. Mais déjà l'agent 64 le tenait au collet, et Mme Bayard, pensant qu'on ne devait rien à un homme conduit au poste, mit les quatorze sous dans la poche de son tablier.
Et voyant tout à coup sa voiture en fourrière, sa liberté perdue, l'abîme sous ses pas et le soleil éteint, Crainquebille murmura:
—Tout de même!…
Devant le Commissaire, le vieillard déclara que, arrêté sur son chemin par un embarras de voitures, il avait été témoin de la scène, qu'il affirmait que l'agent n'avait pas été insulté, et qu'il s'était totalement mépris. Il donna ses noms et qualités: docteur David Matthieu, médecin en chef de l'hôpital Ambroise-Paré, officier de la Légion d'honneur. En d'autres temps, un tel témoignage aurait suffisamment éclairé le Commissaire. Mais alors, en France, les savants étaient suspects.
Crainquebille, dont l'arrestation fut maintenue, passa la nuit au violon et fut transféré, le matin, dans le panier à salade, au dépôt.
La prison ne lui parut ni douloureuse, ni humiliante. Elle lui parut nécessaire. Ce qui le frappa en y entrant, ce fut la propreté des murs et du carrelage. Il dit:
—Pour un endroit propre, c'est un endroit propre. Vrai de vrai! On mangerait par terre.
Laissé seul, il voulut tirer son escabeau; mais il s'aperçut qu'il était enchaîné au mur. Il en exprima tout haut sa surprise:
—Quelle drôle d'idée! Voilà une chose que j'aurais pas inventée, pour sûr.
S'étant assis, il tourna ses pouces et demeura dans l'étonnement. Le silence et la solitude l'accablaient. Il s'ennuyait et il pensait avec inquiétude à sa voiture mise en fourrière encore toute chargée de choux, de carottes, de céleri, de mâche et de pissenlit. Et il se demandait anxieux:
—Où qu'ils m'ont étouffé ma voiture?
Le troisième jour, il reçut la visite de son avocat, Me Lemerle, un des plus jeunes membres du barreau de Paris, président d'une des sections de la «Ligue de la Patrie française».
Crainquebille essaya de lui conter son affaire, ce qui ne lui était pas facile, car il n'avait pas l'habitude de la parole. Peut-être s'en serait-il tiré pourtant, avec un peu d'aide. Mais son avocat secouait la tête d'un air méfiant à tout ce qu'il disait, et, feuilletant des papiers, murmurait:
—Hum! Hum! je ne vois rien de tout cela au dossier…
Puis, avec un peu de fatigue, il dit en frisant sa moustache blonde:
—Dans votre intérêt, il serait peut-être préférable d'avouer. Pour ma part j'estime que votre système de dénégations absolues est d'une insigne maladresse.
Et dès lors Crainquebille eût fait des aveux s'il avait su ce qu'il fallait avouer.
* * * * *
M. le président Bourriche consacra six minutes pleines à l'interrogatoire de Crainquebille. Cet interrogatoire aurait apporté plus de lumière si l'accusé avait répondu aux questions qui lui étaient posées. Mais Crainquebille n'avait pas l'habitude de la discussion, et dans une telle compagnie le respect et l'effroi lui fermaient la bouche. Aussi gardait-il le silence et le président faisait lui-même les réponses; elles étaient accablantes. Il conclut:
—Enfin, vous reconnaissez avoir dit: «Mort aux vaches!»
Alors seulement l'inculpé Crainquebille tira de sa vieille gorge un bruit de ferraille et de carreaux cassés.
—J'ai dit: «Mort aux vaches!» parce que M. l'agent a dit: «Mort aux vaches!» Alors j'ai dit: «Mort aux vaches!»
Il voulait faire entendre qu'étonné par l'imputation la plus imprévue, il avait, dans sa stupeur, répété les paroles étranges qu'on lui prêtait faussement et qu'il n'avait certes point prononcées. Il avait dit: «Mort aux vaches!» comme il eût dit: «Moi! tenir des propos injurieux, l'avez-vous pu croire?»
M. le président Bourriche ne le prit pas ainsi.
—Prétendez-vous, dit-il, que l'agent a proféré le cri le premier!
Crainquebille renonça à s'expliquer. C'était trop difficile.
—Vous n'insistez pas. Vous avez raison, dit le président.
Et il fit appeler les témoins.
L'agent 64, de son nom Bastien Matra, jura de dire la vérité et de ne rien dire que la vérité. Puis il déposa en ces termes:
—Étant de service le 20 octobre, à l'heure de midi, je remarquai, dans la rue Montmartre, un individu qui me sembla être un vendeur ambulant et qui tenait sa charrette indûment arrêtée à la hauteur du numéro 328, ce qui occasionnait un encombrement de voitures. Je lui intimai par trois fois l'ordre de circuler, auquel il refusa d'obtempérer. Et sur ce que je l'avertis que j'allais verbaliser, il me répondit en criant: «Mort aux vaches!» ce qui me sembla être injurieux.
Cette déposition, ferme et mesurée, fut écoutée avec une évidente faveur par le Tribunal. La défense avait cité Mme Bayard, cordonnière, et M. David Matthieu, médecin en chef de l'hôpital Ambroise-Paré, officier de la Légion d'honneur. Mme Bayard n'avait rien vu ni entendu. Le docteur Matthieu se trouvait dans la foule assemblée autour de l'agent qui sommait le marchand de circuler. Sa déposition amena un incident.
—J'ai été témoin de la scène, dit-il. J'ai remarqué que l'agent s'était mépris: il n'avait pas été insulté. Je m'approchai et lui en fis l'observation. L'agent maintint le marchand en état d'arrestation et m'invita à le suivre au commissariat. Ce que je fis. Je réitérai ma déclaration devant le Commissaire.
—Vous pouvez vous asseoir, dit le président. Huissier, rappelez le témoin Matra.—Matra, quand vous avez procédé à l'arrestation de l'accusé, M. le docteur Matthieu ne vous a-t-il pas fait observer que vous vous mépreniez?
—C'est-à-dire, monsieur le président, qu'il m'a insulté.
—Que vous a-t-il dit?
—Il m'a dit: «Mort aux vaches!»
Une rumeur et des rires s'élevèrent dans l'auditoire.
—Vous pouvez vous retirer, dit le président avec précipitation.
Et il avertit le public que si ces manifestations indécentes se reproduisaient, il ferait évacuer la salle. Cependant la défense agitait triomphalement les manches de sa robe, et l'on pensait en ce moment que Crainquebille serait acquitté.
Le calme s'étant rétabli, Me Lemerle se leva. Il commença sa plaidoirie par l'éloge des agents de la Préfecture, «ces modestes serviteurs de la société, qui, moyennant un salaire dérisoire, endurent des fatigues et affrontent des périls incessants, et qui pratiquent l'héroïsme quotidien. Ce sont d'anciens soldats, et qui restent soldats. Soldats, ce mot dit tout…»
Et Me Lemerle s'éleva, sans effort, à des considérations très hautes sur les vertus militaires. Il était de ceux, dit-il, «qui ne permettent pas qu'on touche à l'armée, à cette armée nationale à laquelle il était fier d'appartenir».
Le président inclina la tête.
Me Lemerle, en effet, était lieutenant dans la territoriale. Il était aussi candidat nationaliste dans le quartier des Vieilles-Haudriettes.
Il poursuivit:
«Non certes, je ne méconnais pas les services modestes et précieux que rendent journellement les gardiens de la paix à la vaillante population de Paris. Et je n'aurais pas consenti à vous présenter, messieurs, la défense de Crainquebille si j'avais vu en lui l'insulteur d'un ancien soldat. On accuse mon client d'avoir dit: «Mort aux vaches!» Le sens de cette phrase n'est pas douteux. Si vous feuilletez le Dictionnaire de la langue verte, vous y lirez: «Vachard, paresseux, fainéant; qui s'étend paresseusement comme une vache, au lieu de travailler.—Vache, qui se vend à la police; mouchard.» Mort aux vaches! se dit dans un certain monde. Mais toute la question est celle-ci: comment Crainquebille l'a-t-il dit? Et même, l'a-t-il dit? Permettez-moi, messieurs, d'en douter.
Je ne soupçonne l'agent Matra d'aucune mauvaise pensée. Mais il accomplit, comme nous l'avons dit, une tâche pénible. Il est parfois fatigué, excédé, surmené. Dans ces conditions il peut avoir été la victime d'une sorte d'hallucination de l'ouïe. Et quand il vient vous dire, messieurs, que le docteur David Matthieu, officier de la Légion d'honneur, médecin en chef de l'hôpital Ambroise-Paré, un prince de la science et un homme du monde, a crié aussi: «Mort aux vaches!» nous sommes bien forcés de reconnaître que Matra est en proie à la maladie de l'obsession, et, si le terme n'est pas trop fort, au délire de la persécution.
Et alors même que Crainquebille aurait crié: «Mort aux vaches!» il resterait à savoir si ce mot a, dans sa bouche, le caractère d'un délit. Crainquebille est l'enfant naturel d'une marchande ambulante, perdue d'inconduite et de boisson: il est né alcoolique. Vous le voyez ici abruti par soixante ans de misère. Messieurs, vous direz qu'il est irresponsable.»
Me Lemerle s'assit et M. le président Bourriche lut entre ses dents un jugement qui condamnait Jérôme Crainquebille à quinze jours de prison et 50 francs d'amende. Le Tribunal avait fondé sa conviction sur le témoignage de l'agent Matra.
Mené par les longs couloirs sombres du Palais, Crainquebille ressentit un immense besoin de sympathie. Il se tourna vers le garde de Paris qui le conduisait et l'appela trois fois:
—Cipal!… Cipal!… Hein? Cipal!…
Et il soupira:
—Il y a seulement quinze jours, si on m'avait dit qu'il m'arriverait ce qui m'arrive!…
Puis il fit cette réflexion:
—Ils parlent trop vite, ces messieurs. Ils parlent bien, mais ils parlent trop vite. On peut pas s'expliquer avec eux… Cipal, vous trouvez pas qu'ils parlent trop vite?
Mais le soldat marchait sans répondre ni tourner la tête.
Crainquebille lui demanda:
—Pourquoi que vous me répondez pas?
Et le soldat garda le silence. Et Crainquebille lui dit avec amertume:
—On parle bien à un chien. Pourquoi que vous me parlez pas? Vous ouvrez jamais la bouche: vous avez donc pas peur qu'elle pue?
* * * * *