PARIS
LES ÉDITIONS G. CRÈS & Cie
21, RUE HAUTEFEUILLE
MCMXXI
Toutes ces illustrations de Georges Barbier ont été gravées sur bois par GEORGES AUBERT.
Voici un petit conte moral et romanesque qui ne saurait manquer de trouver, pour le moins, de l'indulgence près de tous ceux qui ont du goût pour l'aimable homme que fut Pogge. Ce bon Florentin écrivit des Facéties d'un tour d'esprit assaisonné qui scandalisa bien des âmes «foibles», et encourut les foudres du Concile de Trente; il servit huit papes; mena la vie la plus dissolue; se maria finalement; eut vingt enfants; et sa statue fait aujourd'hui partie du groupe des douze Apôtres au Dôme de Florence. Tout cela n'est pas du premier venu. Mais je souhaite qu'on ait lu de Pogge la relation très courte et délicieuse d'une saison qu'il fit aux eaux de Bade, en Thuringe, à l'issue du Concile de Constance.
Ce récit, sous forme de lettre adressée à Niccolo Niccoli, riche bourgeois de Florence, a été traduit de la façon la plus élégante et publié il y a une vingtaine d'années par M. Antony Méray, sous le titre: Les Bains de Bade au XVe siècle. Pogge, alors secrétaire apostolique et rédacteur des brefs, y raconte ingénument la surprise qu'il eut, au sortir d'une vie rude et agitée—au plus beau temps du schisme,—à trouver, dans cette petite ville, des mœurs si singulières par l'aisance et la bonhomie, qu'il se dut croire transporté au sein de la belle simplicité antique qu'il admirait.
Il paraît que les baigneurs y étaient surtout des gens pleins de santé «en quête de sensations d'amour et de voluptueuses impressions: les amants, les galants, les femmes sensuelles, les stériles…». «Ces gens-là, dit Pogge, n'ont assurément jamais étudié les hautes fantaisies d'Héliogabale: la nature seule les a instruits, si bien instruits qu'ils sont passés maîtres en sciences amoureuses.» Il croit revoir les Jeux floraux de Rome aux bains publics où toutes les femmes sont nues. Mais rien n'est plus divertissant que les bains particuliers où «les sexes sont séparés par des cloisons criblées de petits trous et fenêtres par où l'on passe des rafraîchissements, l'on cause et se caresse de la main selon une habitude favorite… C'est un spectacle bien provoquant, ajoute-t-il, de voir des jeunes vierges, dans toute la maturité de leur jeunesse, montrer leurs formes splendides sous le costume des déesses… Quand elles dansent ainsi, avec leurs légères draperies de lin voltigeant en arrière ou flottant sur l'eau… on leur jette des pièces d'argent et aussi des couronnes de fleurs dont elles ornent leurs jolies têtes en nageant.»
Quelques personnes se laissaient étonner que le témoin galant de passe-temps si gracieux n'en eût point gardé d'autre impression que celle qui est notée dans la lettre trop brève à Niccolo Niccoli. Elles aimaient à supposer que Pogge, calmé par les années et les hautes fonctions de Prieur des Arts et des bonnes mœurs, en sa cité, eût dû éprouver la tentation de revenir sur cette saison charmante; et elles l'imaginaient volontiers piquant quelques fleurs de sagesse parmi le frais feuillage de ces souvenirs badois. Je n'ose me flatter d'être en mesure de rassurer ces bonnes âmes. Une chose manque au plaisir que j'ai d'offrir au public cet opuscule: c'est de n'en pouvoir garantir l'authenticité rigoureuse. Je n'ai trouvé ni manuscrit original ni texte en latin, qui fût la langue de Pogge. J'ai mis la main, en fouillant une bibliothèque de Bourgogne, sur un cahier. Je le donne avec le titre et l'attribution qu'il porte.
Est-ce la traduction d'un texte égaré de Pogge et dont la lettre publiée par M. Antony Méray ne serait qu'un fragment ou qu'un premier jet? N'est-ce que la fantaisie d'un lettré provincial bien informé de la vie badoise et du caractère même de notre bonhomme Florentin? Est-ce une satire des mœurs ou bien des personnalités? N'est-ce qu'un exercice oratoire de quelque membre du parlement de Dijon? Ce monsieur Gerson, le grand Gerson, sans doute, qui assista effectivement au Concile de Constance, devenu ici si énigmatique, si souple, si habile; ce Frère Jérôme, sous qui se voile probablement Jérôme de Prague, rêveur généreux, quasi cynique, berné et brûlé vif; Jean XXIII, corsaire, pape et enfin postillon, comme l'histoire nous l'apprend; Lorenzo Valla; l'hôtelier du Guet-Apens; les trois belles amies; la voluptueuse Lola Corazon y las Pequeñecès; enfin la petite menteuse Véronique, sont-ce les personnages ordinaires d'une banale aventure? sont-ce des états d'esprit? Et la Vérité dont il est si fort question ici, qu'on loue, qu'on raille, qu'on bafoue et qu'on semble condamner finalement, que convient-il d'entendre par là? une chimère particulière au temps où l'auteur vivait, ou la chimère que tous les temps poursuivent? Je ne sais rien de tout ceci. Et, d'ailleurs, un récit vaut par son agrément.
R. B.
Paris 1896.
Mon cher Niccolo,
Le monde étant sens dessus dessous, et les personnes de Nos Saints Pères les Papes aussi embrouillées entre elles que celles de l'Auguste Trinité, je quittai à la sourdine la secrétairerie de Sa Sainteté Jean XXIII, qui était provisoirement notre pontife, et m'échappai du Concile de Constance pour aller prendre les eaux de Bade.
—C'est, m'avait-on averti, une petite ville aimable et de mœurs polies. On dit que la Vérité y a son royaume.
—J'y serai fort dépaysé, toutefois le changement n'est pas pour me détourner.
Bade est situé au pied d'un amphithéâtre de montagnes, et sur le bord d'une rivière assez large et torrentueuse. On y a construit un charmant village pour le service des baigneurs qui y sont en grande abondance. Ils y trouvent des hôtelleries, des divertissements et des promenades, ainsi que toutes sortes d'autres commodités. Pour moi, j'y vis tant de sujets d'édification que je te les rapporterai fidèlement.
J'avais tout juste mis les pieds dans cet endroit, qu'un certain air des visages acheva de m'enlever tout scrupule touchant ma façon de quitter le saint Concile. Et, ayant le goût de la morale, je me permis cette réflexion: «Bien que j'aie lâché son vicaire, je serai plus près de Notre Seigneur ici, parmi des figures honnêtes.» Dans l'instant même, j'aperçus celle d'une demoiselle de la meilleure tournure, qui me plut extrêmement, et, par malheur, ne fit pas dehors trois enjambées, qu'elle était déjà rentrée dans une maison de bonne apparence.
—De quoi, demandai-je aussitôt à l'homme qui portait ma sacoche, cette belle personne est-elle donc vêtue?
—Monsieur, c'est d'une petite chemise de lin que prennent les dames pour aller se baigner.
—Ah! fis-je, j'aurais cru que c'était de l'étole de monsieur l'évêque, qui fait le tour du col sur deux doigts de large, pour s'étaler en tout aux environs du nombril, de la largeur de la main. Croyez-vous que j'aie l'occasion de revoir cette demoiselle?…
Mais je n'eus pas le temps de recevoir la réponse, à cause de l'occupation que me causa l'arrivée de trois autres personnes d'une non moins grande beauté. Elles s'avançaient à notre rencontre et se tenaient par la main.
—Par Bacchus! m'écriai-je aussitôt, je saurai le nom de ces dames et leur serai présenté auparavant que je revoie la figure d'un Souverain Pontife!
Sachez, en effet, mon cher Niccolo, que, de ces dames, deux étaient blondes à la manière de Vénus, souples comme les Naïades de la Mer, et aussi pures en leur contexture générale que le Dôme de Sainte-Marie-de-la-Fleur. La troisième les égalait assurément, et elle avait une chevelure brune et copieuse. Quant à leurs ajustements, j'aurai fait assez pour la place qu'ils tenaient en n'en parlant point.
—Ce sont des dames, me fut-il dit, qui passent ici l'été, et qui sont unies par le plaisir qu'elles y prennent, quoique venues de points bien différents. Celle-ci est madame la Présidente de la Tourmeulière qui est de Dijon, en Bourgogne; et celle-là qui habite la puissante cité de Nuremberg, est madame la Margrave de Bubinthal; quant à votre brune déesse, qui ne connaît la signora Bianca Capella?
—Eh quoi! m'écriai-je, transporté, la personne admirable qui s'avance ici entre mesdames de la Tourmeulière et de Bubinthal, est la signora Bianca Capella dont je me flatte d'être le cousin, et après qui, hélas! mes sens mal disciplinés ont soupiré maintes fois! Et je ne l'eusse pas reconnue à moi seul, à cause d'une différence de costume, notable, à la vérité! Ah! misère que nos sens, mon bon ami, qui, étant esclaves, sont inhabiles à reconnaître ou à deviner intuitivement les faces diverses de leur tyran!
J'achevai ces mots dans les bras mêmes de la signora Bianca Capella qui, me remettant plus aisément que je n'avais fait pour elle, me sauta au cou, m'appela son bien-aimé parent, son mignon cousin, me troubla par ses enlacements au delà de ce que je puis dire; enfin ne me fit grâce que pour me rejeter contre les poitrines de mesdames de la Tourmeulière et de Bubinthal qui me manifestèrent, par les plus douces chatteries, la satisfaction qu'elles avaient, dirent-elles, de toucher, une fois, un bel esprit Florentin.
Bien leur prit d'être si fortement convaincues que je fusse de cette qualité, car j'avoue que je ne leur en donnai point de sitôt les marques. Je me tirai avec beaucoup de gaucherie du cercle trop charmant de mes trois Grâces; les oreilles me tintaient; le sang m'affluait au front; je bégayai dans plusieurs langues; enfin qu'eussiez-vous fait à ma place?
Ces dames ne parurent point prendre garde à ma confusion:
—Nous allons au bain, dirent-elles, avec une grande simplicité; venez-y avec nous: on y a de la compagnie, des desserts et de la musique, et il ne manquera pas à votre arrivée d'y être fêtée convenablement. Vous n'y vîntes jamais? Ah! que faisiez-vous?
—Quoi? mesdames, prendrions-nous ce bain côte à côte?
—En doutez-vous, naïf étranger? me dit familièrement mon admirable parente en pivotant sur un pied, autrement dit en faisant la pirouette, ce qui m'offrit le spectacle de sa beauté en toutes les entournures.
Sur ce, voici mesdames de la Tourmeulière et de Bubinthal qui partent d'un bel éclat de rire, sans que j'en voie distinctement la cause; la signora Bianca Capella fait chorus, et toutes les trois s'éloignent en courant, sur le sable fin. Je regarde se rapetisser par la distance leur adorable groupe; j'essaie de retenir le parfum que leur souffle a répandu; je les vois de loin se retourner et me faire de jolis signes de la tête: «Venez donc, venez donc!»
Niccolo, je vous confesserai que l'approche du plaisir me combla souvent de confusion. Mais les grandes surprises peuvent aussi bien vous retirer le sang d'un homme tout à coup. Je cherchai mon petit bagage contenant le texte de la Cyropédie de messire Xénophon et quelque rechange un peu décent afin de me reposer dessus. Car, pour la première fois de ma vie, je me sentais défaillir. Il avait disparu ainsi que l'homme qui le portait. «Je suis volé, me dis-je, et tout ici n'est point encore mené à la perfection.» L'indignation me ranima. J'avisai la première hôtellerie afin de mettre un peu d'ordre dans mes pensées et dans ce qui me restait de vêtements, aussi pour y rédiger ma plainte à monsieur le lieutenant de la police. Dès le pas de la porte de cette hôtellerie, ornée d'une superbe enseigne bien découpée dans le fer: Au Guet-Apens, et dont la naïveté me plut, je reconnus mon homme en train de négocier avec l'hôtelier le contenu de ma sacoche.
—Vous êtes un drôle! prononçai-je en manière de préambule, et lui posant le poing sur le gosier.
Il s'excusa avec force révérences de ne pas entendre ma subtilité.
—Quoi! faquin; vous profitez de ce que je suis en la compagnie des dames pour me dérober ce paquet qui contient toute ma garde-robe, et je vous prends sur le fait d'en débattre le prix contre cet autre, dis-je en montrant l'hôtelier, dont le visage a plusieurs traits communs avec celui d'un brigand que je vis pendre récemment!…
—Monsieur, interrompit l'hôtelier, a le sang prompt des peuples qui voient le soleil d'un peu plus près que ne font les Badois, gens adoucis et réservés. Il est visible que monsieur a eu la malchance de vivre sous les gouvernements et d'ignorer l'enseignement de Frère Jérôme…
—Tudieu! je me flatte de n'être pas né chez les voleurs, et du diable si j'entendis parler de votre Frère Jérôme!