Table des matières
J’ai promis de réimprimer l’essai sans y changer un seul mot: à cet égard j’ai poussé le scrupule si loin, que je n’ai voulu ni corriger les fautes de langue, ni faire disparaître les hellénismes, latinismes et anglicismes qui fourmillent dans l’essai. On a demandé cet ouvrage; on l’aura avec tous ses défauts. Il y a une omission dans le chiffre romain du millésime de l’édition de Londres: je l’ai maintenue, me contentant de la faire remarquer.
L’essai historique n’a jamais été publié par moi qu’une seule fois: il fut imprimé à Londres en 1796, par Baylis, et vendu chez De Boffe en 1797.
Le titre et l’épigraphe étaient exactement ceux qu’il porte dans la présente édition. L’essai formait un seul volume de 681 pages grand in-8, sans compter l’avis, la notice, la table des chapitres et l’errata; mais, comme je le faisois observer dans l’ancien avis, c’était réellement deux volumes réunis en un. J’ai été obligé de diviser en deux cette énorme production dans la présente édition, parce que, avec les notes critiques et la préface nouvelle, l’essai, en un seul volume, aurait dépassé huit cents pages.
Dans l’intérêt de mon amour-propre, j’aurais mieux aimé donner l’essai en un seul tome, et subir à la fois ma sentence, que me faire attacher deux fois au char de triomphe de ceux qui n’ont jamais failli; mais je ne saurais trop souffrir pour avoir écrit l’essai.
On a réimprimé cet ouvrage en Allemagne et en Angleterre. La contrefaçon anglaise n’est qu’un abrégé fait sans doute dans une intention bienveillante, puisqu’on a supprimé ce qu’il y a de plus blâmable dans l’essai: la contrefaçon allemande est calquée sur la contrefaçon anglaise. Ces omissions ne tournent jamais au profit d’un auteur: on pourrait dire, en faisant allusion à un passage de Tacite, qu’à ces funérailles d’un mauvais livre, les morceaux retranchés paraissent d’autant plus, qu’on ne les y voit pas. L’essai complet n’existe donc que dans l’édition de Londres faite par moi, en 1797, et dans l’édition que je donne aujourd’hui d’après cette première édition.
Voici l’ouvrage que, depuis longtemps, j’avais promis de réimprimer; promesse que des âmes charitables avaient regardée comme un moyen de gagner du temps, et d’imposer silence à mes ennemis, bien résolu que j’étais intérieurement, disaiton, de ne jamais tenir ma parole. Avant de porter un jugement sur l’essai, commençons par faire l’histoire de cet ouvrage.
J’avais traversé l’Atlantique avec le dessein d’entreprendre un voyage dans l’intérieur du Canada, pour découvrir, s’il était possible, le passage au nord-ouest du continent américain. Par le plus grand hasard, j’appris, au milieu de mes courses, la fuite de Louis XVI, l’arrestation de ce monarque à Varennes, et la retraite au delà de la Meuse, de la Moselle et du Rhin, de presque tout le corps des officiers François d’infanterie et de cavalerie.
Louis XVI n’était plus qu’un prisonnier entre les mains d’une faction; le drapeau de la monarchie avait été transporté par les princes de l’autre côté de la frontière: je n’approuvais point l’émigration en principe, mais je crus qu’il était de mon honneur d’en partager l’imprudence, puisque cette imprudence avait des dangers. Je pensai que, portant l’uniforme François, je ne devois pas me promener dans les forêts du nouveau-monde, quand mes camarades alloient se battre.
J’abandonnai donc, quoiqu’à regret, mes projets qui n’étaient pas eux-mêmes sans périls. Je revins en France; j’émigrai avec mon frère, et je fis la campagne de 1792.
Atteint, dans la retraite, de cette dyssenterie qu’on appelait la maladie des prussiens, une affreuse petite vérole vint compliquer mes maux. On me crut mort; on m’abandonna dans un fossé où, donnant encore quelques signes de vie, je fus secouru par la compassion des gens du prince de Ligne, qui me jetèrent dans un fourgon. Ils me mirent à terre sous les remparts de Namur, et je traversai la ville en me traînant sur les mains de porte en porte. Repris par d’autres fourgons, je retrouvai à Bruxelles mon frère qui rentrait en France, pour monter sur l’échafaud: on osoit à peine panser une blessure que j’avais à la cuisse, à cause de la contagion de ma double maladie.
Je voulois cependant dans cet état me rendre à Jersey, afin de rejoindre les royalistes de la Bretagne. Au prix d’un peu d’argent que j’empruntai, je me fis porter à Ostende: j’y rencontrai plusieurs bretons mes compatriotes et mes compagnons d’armes, qui avaient formé le même projet que moi. Nous nolisâmes une petite barque pour Jersey, et l’on nous entassa dans la cale de cette barque. Le gros temps, le défaut d’air et d’espace, le mouvement de la mer achevèrent d’épuiser mes forces; le vent et la marée nous obligèrent de relâcher à Guernesey.
Comme j’étais près d’expirer, on me descendit à terre, et on m’assit contre un mur, le visage tourné vers le soleil, pour rendre le dernier soupir. La femme d’un marinier vint à passer; elle eut pitié de moi; elle appela son mari qui, aidé de deux ou trois autres matelots anglais, me transporta dans une maison de pêcheurs, où je fus mis dans un bon lit: c’est vraisemblablement à cet acte de charité que je dois la vie. Le lendemain on me rembarqua sur le sloop d’Ostende; quand nous ancrâmes à Jersey, j’étais dans un complet délire. Je fus recueilli par mon oncle maternel, le comte de Bédée, et je demeurai plusieurs mois entre la vie et la mort.
Au printemps de 1793, me croyant assez fort pour reprendre les armes, je passai en Angleterre, où j’espérais trouver une direction des princes; mais ma santé, au lieu de se rétablir, continua de décliner: ma poitrine s’entreprit; je respirois avec peine.
D’habiles médecins consultés me déclarèrent que je traînerois ainsi quelques mois, peut-être même une ou deux années, mais que je devois renoncer à toute fatigue, et ne pas compter sur une longue carrière.
Que faire de ce temps de grâce qu’on m’accordoit?
Hors d’état de tenir l’épée pour le roi, je pris la plume. C’est donc sous le coup d’un arrêt de mort, et pour ainsi dire entre la sentence et l’exécution, que j’ai écrit l’essai historique. Ce n’était pas tout de connaître la borne rapprochée de ma vie, j’avais de plus à supporter la détresse de l’émigration: je travaillois le jour à des traductions, mais ce travail ne suffisait pas à mon existence, et l’on peut voir dans la première préface d’Atala, à quel point j’ai souffert, même sous ce rapport. Ces sacrifices, au reste, portaient en eux leur récompense: j’accomplissais les devoirs de la fidélité envers mes princes; d’autant plus heureux dans l’accomplissement de ces devoirs, que je ne me faisois aucune illusion, comme on le remarquera dans l’essai, sur les fautes du parti auquel je m’étais dévoué.
Ces détails étaient nécessaires pour expliquer un passage de la notice placée à la tête de l’essai, et cet autre passage de l’essai même:
« Attaqué d’une maladie qui me laisse peu d’espoir, je vois les objets d’un oeil tranquille. L’air calme de la tombe se fait sentir au voyageur qui n’en est plus qu’à quelques journées. » J’étais encore obligé de raconter ces faits personnels, pour qu’ils servissent d’excuse au ton de misanthropie répandu dans l’essai: l’amertume de certaines réflexions n’étonnera plus. Un écrivain qui croyait toucher au terme de la vie, et qui, dans le dénûment de son exil, n’avait pour table que la pierre de son tombeau, ne pouvait guère promener des regards riants sur le monde. Il faut lui pardonner de s’être abandonné quelquefois aux préjugés du malheur, car le malheur a ses injustices, comme le bonheur a sa dureté et ses ingratitudes. En se plaçant donc dans la position où j’étais lorsque je composai l’essai, un lecteur impartial me passera bien des choses.
Cet ouvrage, si peu répandu en France, ne fut pas cependant tout-à-fait ignoré en Angleterre et en Allemagne; il fut même question de le traduire dans ces deux pays, ainsi qu’on l’apprend par la notice: ces traductions commencées n’ont point paru. Le libraire De Boffe, éditeur de l’essai, en Angleterre, avait aussi résolu d’en donner une édition en France: les circonstances du temps firent avorter ce projet. Quelques exemplaires de l’édition de Londres parvinrent à Paris. Je les avais adressés à MM. de La Harpe, Ginguené et de Sales, que j’avais connus avant mon émigration. Voici ce que m’écrivait à ce sujet un neveu du poète Lemierre:
« Paris, ce 15 juillet 1797.
D’après vos instructions, j’ai fait remettre, par M Say, directeur de la décade philosophique et littéraire, à M Ginguené, propriétaire lui-même de ce journal, la lettre et l’exemplaire qui lui étaient destinés… etc. J’ai été moi-même chez M. de La Harpe: il m’a parfaitement reçu, a été vivement affecté à la lecture de votre lettre, et m’a promis de rendre compte de l’ouvrage avec tout l’intérêt et toute l’attention dont l’auteur lui-même paraissait digne; mais sur la demande que je lui ai faite d’une lettre pour vous, il m’a répondu que, pour des raisons particulières, il ne pouvait écrire dans l’étranger.
M. de Sales a été enchanté de votre ouvrage; il me charge de toutes ses civilités pour vous. Le Républicain François n’a pas été moins satisfait du livre, et il en a fait un éloge complet. Plusieurs gens de lettres ont dit que c’était un très bon supplément à l’Anacharsis; enfin, à quelques critiques près, qui tombent sur quelques citations peut-être oiseuses, et sur un ou deux rapprochements qui ont paru forcés, votre Essai a eu le plus grand succès. »
Malgré ce grand succès dont on flattait ma vanité d’auteur, il est certain que si l’essai fut un moment connu en France, il fut presque aussitôt oublié.
La mort de ma mère fixa mes opinions religieuses. Je commençai à écrire, en expiation de l’essai, le génie du christianisme. Rentré en France en 1800, je publiai ce dernier ouvrage et je plaçai dans la préface la confession suivante:
« Mes sentiments religieux n’ont pas toujours été ce qu’ils sont aujourd’hui. Tout en avouant la nécessité d’une religion, et en admirant le christianisme, j’en ai cependant méconnu plusieurs rapports. Frappé des abus de quelques institutions et des vices de quelques hommes, je suis tombé jadis dans les déclamations et les sophismes. Je pourrais en rejeter la faute sur ma jeunesse, sur le délire des temps, sur les sociétés que je fréquentais; mais j’aime mieux me condamner: je ne sais point excuser ce qui n’est point excusable. Je dirai seulement les moyens dont la providence s’est servie pour me rappeler à mes devoirs.
Ma mère, après avoir été jetée à soixante-douze ans dans des cachots où elle vit périr une partie de ses enfants, expira sur un grabat où ses malheurs l’avaient reléguée. Le souvenir de mes égarements répandit sur ses derniers jours une grande amertume.
Elle chargea, en mourant, une de mes soeurs de me rappeler à cette religion dans laquelle j’avais été élevé. Ma soeur me manda les derniers voeux de ma mère: quand la lettre me parvint au delà des mers, ma soeur elle-même n’existait plus; elle était morte aussi des suites de son emprisonnement. Ces deux voix sorties du tombeau, cette mort qui servait d’interprète à la mort, m’ont frappé: je suis devenu chrétien; je n’ai point cédé, j’en conviens, à de grandes lumières surnaturelles; ma conviction est sortie du coeur: j’ai pleuré et j’ai cru. »
Ce n’était point là une histoire inventée pour me mettre à l’abri du reproche de variations, quand l’essai parviendrait à la connaissance du public. J’ai conservé la lettre de ma soeur.
Madame De Farcy, après avoir été connue à Paris par son talent pour la poésie, avait renoncé aux muses; devenue une véritable sainte, ses austérités l’ont conduite au tombeau: j’en puis parler ainsi, car le philanthrope abbé Carron a écrit et publié la vie de ma soeur. Voici ce qu’elle me mandait dans la lettre que la préface du génie du christianisme a mentionnée.
St-Servan, 1er juillet 1798.
« Mon ami, nous venons de perdre la meilleure des mères: je t’annonce à regret ce coup funeste (ici quelques détails de famille) (…) quand tu cesseras d’être l’objet de nos sollicitudes, nous aurons cessé de vivre. Si tu savais combien de pleurs tes erreurs ont fait répandre à notre respectable mère, combien elles paraissent déplorables à tout ce qui pense et fait profession non seulement de piété, mais de raison; si tu le savais, peut-être cela contribuerait-il à t’ouvrir les yeux, à te faire renoncer à écrire; et si le ciel touché de nos vœux permettait notre réunion, tu trouverais au milieu de nous tout le bonheur qu’on peut goûter sur la terre; tu nous donnerais ce bonheur, car il n’en est point pour nous tandis que tu nous manques, et que nous avons lieu d’être inquiètes de ton sort. »
Voilà la lettre qui me ramena à la foi par la piété filiale.
Tout alla bien pendant quelques années: mon second ouvrage avait réussi au delà de mes espérances.
N’ayant jamais manqué de sincérité, n’ayant jamais parlé que d’après ma conscience, n’ayant jamais raconté de moi que des choses vraies, je me croyais en sûreté par les aveux mêmes de la préface du génie du christianisme; et l’essai était également oublié de moi et du public.
Mais Bonaparte, qui s’était brouillé avec la cour de Rome, ne favorisait plus les idées religieuses: le génie du christianisme avait fait trop de bruit, et commençait à l’importuner. L’affaire de l’institut survint; une querelle littéraire s’alluma, et l’on déterra l’essai. la police de ce temps-là fut charmée de la découverte; et, comme elle n’était pas arrivée à la perfection de la police de ce temps-ci, comme elle se piquait sottement d’une espèce d’impartialité, elle permit à des gens de lettres de me prêter leur secours. Toutefois, elle ne voulait pas, comme je le dirai à l’instant, que ma défense se changeât en triomphe; ce qui était bien naturel de sa part.
Je ne nommerai point l’adversaire qui me jeta le gant le premier, parce qu’au moment de la restauration, lorsqu’on exhuma de nouveau l’essai, il me prévint loyalement des libelles qui alloient paraître, afin que j’avisasse au moyen de les faire supprimer. N’ayant rien à cacher, et ami sincère de la liberté de la presse, je ne fis aucune démarche: je trouvai très-bon qu’on écrivît contre moi tout ce qu’on croyait devoir écrire.
Un jeune homme, appelé Damaze De Raymond, qui fut tué en duel quelque temps après, se fit mon champion sous l’empire, et la censure laissa paraître son écrit; mais le gouvernement fut moins facile, quand, pour toute réponse à des extraits de l’essai, je lui demandai la permission de réimprimer l’ouvrage entier. Voici ma lettre au général baron de Pommereul, conseiller d’état, directeur général de l’imprimerie et de la librairie:
« Monsieur le baron,
On s’est permis de publier des morceaux d’un ouvrage dont je suis l’auteur. Je juge d’après cela que vous ne verrez aucun inconvénient à laisser paraître l’ouvrage tout entier.
Je vous demande donc, monsieur le baron, l’autorisation nécessaire pour mettre sous presse chez Le Normant, mon ouvrage intitulé: essai historique, politique et moral sur les révolutions anciennes et modernes, considérées dans leurs rapports avec la révolution Françoise. Je n’y changerai pas un seul mot; j’y ajouterai pour toute préface celle du génie du christianisme.
J’ai l’honneur d’être, etc.
Paris, ce 17 novembre 1812. »
Dès le lendemain, M. de Pommereul me répondit la lettre suivante, écrite tout entière de sa main. En ce temps d’usurpation, on se piquait de politesse, même avec un homme en disgrâce, même avec un émigré.
M. de Pommereul refuse la permission que je lui demande; mais comparez le ton de sa lettre avec celui des lettres qui sortent aujourd’hui des bureaux d’un directeur général, ou même d’un ministre.
« Paris, ce 18 novembre 1812.
À Monsieur de Chateaubriand.
Je mettrai mardi prochain, monsieur, votre demande sous les yeux du ministre de l’intérieur; mais votre ouvrage, fait en 1797, est bien convenable au temps présent; et s’il devait paraître aujourd’hui pour la première fois, je doute que ce pût être avec l’assentiment de l’autorité. On vous attaque sur cette production: nous ne ressemblons point aux journalistes, qui admettent l’attaque et repoussent la défense, et la vôtre ne trouvera, pour paraître, aucun obstacle à la direction de la librairie. J’aurai soin, monsieur, de vous informer de la décision du ministre sur votre demande de réimpression. Agréez, je vous prie, monsieur, la haute considération avec laquelle j’ai l’honneur d’être, etc.
Signé baron de Pommereul. »
Le 24 novembre, je reçus de M. de Pommereul cette autre lettre:
« Paris le 24 novembre 1812.
À Monsieur de Chateaubriand.
J’ai mis aujourd’hui, monsieur, sous les yeux du ministre de l’intérieur la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire le 17 courant, et la réponse que je vous ai faite le 18. Son excellence a décidé que l’ouvrage que vous demandez à réimprimer, puisqu’il n’a point été publié en France, doit être assujetti aux formalités prescrites par les décrets impériaux concernant la librairie. En conséquence, monsieur, vous devez, vous et votre imprimeur, faire à la direction générale de l’imprimerie la déclaration de vouloir l’imprimer, et y déposer en même temps l’édition dont vous demandez la réimpression, afin qu’elle puisse passer la censure.
Agréez, monsieur, etc.
Signé baron de Pommereul. »
M. de Pommereul reconnaît dans sa première lettre que mon ouvrage, fait en 1797, est bien peu convenable au temps présent (l’empire), et que s’il devait paraître aujourd’hui (sous Bonaparte) pour la première fois, il doute que ce pût être avec l’assentiment de l’autorité. Quelle justification de l’essai!
Dans sa seconde lettre, M. le directeur de la librairie m’ordonne de me soumettre à la censure si je veux réimprimer mon ouvrage. Il était clair que la censure m’aurait enlevé ce que je disais en éloge de Louis XVI, des Bourbons, de la vieille monarchie, et toutes mes réclamations en faveur de la liberté; il était clair que l’essai, ainsi dépouillé de ce qui servait de contrepoids à ses erreurs, se serait réduit à un extrait à peu près semblable à ceux dont je me plaignais. Force était donc à moi de renoncer à le réimprimer, puisqu’il aurait fallu le livrer aux mutilations de la censure.
Après tout, le gouvernement impérial avait grandement raison: l’essai n’était, ni sous le rapport des libertés publiques, ni sous celui de la monarchie légitime, un livre qu’on pût publier sous le despotisme et l’usurpation. La police se donnait un air d’impartialité, en laissant dire quelque chose en ma faveur, et riait secrètement de m’empêcher de faire la seule chose qui pût réellement me défendre.
Enfin le roi fut rendu à ses peuples: je parus jouir d’abord de la faveur que l’on croit, mal à propos, devoir suivre des services qui souvent ne méritent pas la peine qu’on y pense; mais enfin, en proclamant le retour de la légitimité, j’avais contribué à entraîner l’opinion publique, par conséquent j’avais choqué des passions et blessé des intérêts: je devois donc avoir des ennemis. Pour m’enlever l’influence qu’on craignait de me voir prendre sur un gouvernement religieux, on crut expédient de réchauffer la vieille querelle de l’essai. On annonça avec bruit un Chateaubriantana, une brochure du Sacerdoce, etc. C’étaient toujours des compilations de l’essai. Il y avait dans ces nouvelles poursuites quelque chose qui n’était guère plus généreux que dans les premières; j’étais en disgrâce sous le roi, comme je l’étais sous Bonaparte, au moment où ces courageux critiques se déchaînaient contre moi. Pourquoi m’ont-ils laissé tranquille lorsque j’étais ministre? C’était là une belle occasion de montrer leur indépendance.
Je n’ai répondu à ces personnes bienveillantes que par cette note de la préface de mes mélanges de politique.
« Si je n’ai jamais varié dans mes principes politiques, je n’ai pas toujours embrassé le christianisme dans tous ses rapports, d’une manière aussi complète que je le fais aujourd’hui. Dans ma première jeunesse, à une époque où la génération était nourrie de la lecture de Voltaire et de J-J Rousseau, je me suis cru un petit philosophe, et j’ai fait un mauvais livre. Ce livre je l’ai condamné aussi durement que personne dans la préface du génie du christianisme. Il est bizarre qu’on ait voulu me faire un crime d’avoir été un esprit-fort à vingt ans et un chrétien à quarante.
A-t-on jamais reproché à un homme de s’être corrigé? L’écrivain vraiment coupable est celui qui ayant bien commencé finit mal, et non pas celui qui ayant mal commencé finit bien. Quoi qu’il en soit, si je pouvais anéantir l’essai historique, je le ferais, parce qu’il renferme, sous le rapport de la religion, des pages qui peuvent blesser quelques points de discipline; mais puisque je ne puis l’anéantir; puisqu’on en extrait tous les jours un peu de poison, sans donner le contre-poison qui se trouve à grandes doses dans le même ouvrage; puisqu’on l’a réimprimé par fragments, je suis bien aise d’annoncer à mes ennemis que je vais le faire réimprimer tout entier. Je n’y changerai pas un mot; j’ajouterai seulement des notes en marge.
Je prédis à ceux qui ont voulu transformer l’essai historique en quelque chose d’épouvantable, qu’ils seront très-fâchés de cette publication: elle sera tout entière en ma faveur (car je n’attache de véritable importance qu’à mon caractère); mon amour-propre seul en souffrira. Littérairement parlant, ce livre est détestable et parfaitement ridicule; c’est un chaos où se rencontrent les jacobins et les spartiates, la marseillaise et les chants de Tyrtée, un voyage aux Açores et le périple d’Hannon, l’éloge de Jésus-Christ et la critique des moines, les vers dorés de Pythagore et les fables de M. de Nivernois, Louis XVI, Agis, Charles Ier, des promenades solitaires, des vues de la nature, du malheur, de la mélancolie, du suicide, de la politique, un petit commencement d’Atala, Robespierre, la convention, et des discussions sur Zénon, Epicure et Aristote. Le tout en style sauvage et boursoufflé, plein de fautes de langue, d’idiotismes étrangers et de barbarismes. Mais on y trouvera aussi un jeune homme exalté plutôt qu’abattu par le malheur, et dont le coeur est tout à son roi, à l’honneur et à la patrie. »
C’est cet engagement solennel de publier moi-même l’essai, que je viens remplir aujourd’hui.
Telle est l’histoire complète de cet ouvrage, de son origine, de la position où j’étais en l’écrivant, et des tracasseries qu’il m’a suscitées. Il faut maintenant examiner l’ouvrage en lui-même et les critiques de mes aristarques.
Qu’ai-je prétendu prouver dans l’essai? Qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil, et qu’on retrouve dans les révolutions anciennes et modernes, les personnages et les principaux traits de la révolution Françoise.
On sent combien cette idée, poussée trop loin, a dû produire de rapprochements forcés, ridicules ou bizarres.
Je commençai à écrire l’essai en 1794, et il parut en 1797. Souvent il fallait effacer la nuit le tableau que j’avais esquissé le jour: les événements couraient plus vite que ma plume; il survenait une révolution qui mettait toutes mes comparaisons en défaut: j’écrivais sur un vaisseau pendant une tempête, et je prétendais peindre comme des objets fixes, les rives fugitives qui passaient et s’abîmaient le long du bord! Jeune et malheureux, mes opinions n’étaient arrêtées sur rien; je ne savais que penser en littérature, en philosophie, en morale, en religion. Je n’étais décidé qu’en matière politique: sur ce seul point je n’ai jamais varié.
L’éducation chrétienne que j’avais reçue, avait laissé des traces profondes dans mon coeur, mais ma tête était troublée par les livres que j’avais lus, les sociétés que j’avais fréquentées. Je ressemblais à presque tous les hommes de cette époque: j’étais né de mon siècle.
Si l’on m’a trouvé une imagination vive dans un âge plus mûr, qu’on juge de ce qu’elle devait être dans ma première jeunesse, lorsque demi-sauvage, sans patrie, sans famille, sans fortune, sans amis, je ne connaissais la société que par les maux dont elle m’avait frappé.
Avant d’imprimer des extraits de l’essai, on colporta l’ouvrage entier mystérieusement, en répandant des bruits étranges. Pourquoi se donnait-on tant de peine? Loin d’enfouir l’essai, je l’exposais au grand jour et je le prêtais à quiconque le voulait lire. On prétendait que j’en rachetais partout les exemplaires au plus haut prix.
Et où aurais-je trouvé les trésors que ces rachats m’auraient supposés? J’avais voulu réimprimer l’essai sous Bonaparte, comme on vient de le voir: je n’en faisois donc pas un secret.
Quoi qu’il en soit, les mains officieuses qui firent d’abord circuler l’essai historique, perdirent leur travail: on s’aperçut que l’ouvrage lu de suite produisait un effet contraire à celui qu’on en espérait. Il fallut en venir au parti moins loyal, mais plus sûr, de ne le donner que par lambeaux, c’est-à-dire d’en montrer le mal, et d’en cacher le bien.
On résolut d’ouvrir l’attaque du côté religieux, d’opposer quelques pages de l’essai à quelques pages du génie du christianisme; mais une chose déconcertait ce plan: c’était la préface du dernier ouvrage. Que pouvait-on opposer à un homme qui s’était condamné lui-même avec tant de franchise?
Arrêté par cette préface, il vint alors en pensée de détruire l’autorité de mes aveux au moyen d’une calomnie: on sema le bruit que ma mère était morte avant la publication de l’essai, et qu’ainsi la préface du génie du christianisme reposait sur une fable.
Ceux qui disaient ces choses étaient-ils mes amis, mes proches? Avoient-ils vécu avec moi à Londres, reçu mes lettres, pénétré mes secrets? Pouvaient-ils, par leur témoignage, déterminer l’instant où j’avais répandu des pleurs? s’ils étaient étrangers à toute ma vie; s’ils avaient ignoré mon existence jusqu’au jour où le public la leur avait révélée; s’ils étaient en France, lorsque je languissais dans la terre de l’exil, comment osaient-ils fonder une lâche accusation sur un fait qu’ils ne pouvaient ni savoir, ni prouver? Ah! Loin de moi la pensée que des hommes qui prétendaient fixer l’époque de mes malheurs, avaient des raisons particulières de la connaître!
J’ai cité le texte même de la lettre de ma soeur que j’ai entre les mains. Cette lettre est du 1er juillet 1798. Voici un autre document dont on ne niera pas l’authenticité.
« Extrait du registre des décès de la ville de Saint-Servan, 1er arrondissement du département d’Ile-Et-Vilaine, pour l’an VI de la république, f° 35 r°, où est écrit ce qui suit:
Le douze prairial an VI de la république française, devant moi Jacques Bourdasse, officier municipal de la commune de Saint-Servan, élu officier le 4 floréal dernier, sont comparus Jean Baslé, jardinier, Joseph Boulin, journalier, majeurs d’âge, et demeurant séparément en cette commune; lesquels m’ont déclaré que Apolline-Jeanne-Suzanne de Bédée, et de Bénigne-Jean-Marie de Ravenel, veuve de René-Auguste de Chateaubriand, est décédée au domicile de la citoyenne Gouyon, situé à la Ballue, en cette commune, ce jour, à une heure après-midi: d’après cette déclaration, dont je me suis assuré de la vérité, j’ai rédigé le présent acte, que Jean Baslé a seul signé avec moi, Joseph Bonlin ayant déclaré ne le savoir faire, de ce interpellé.
Fait en la maison commune, lesdits jour et an. Signé: jean Baslé et Bourdasse.
Certifié conforme au registre, par nous maire de Saint-Servan, ce 31 octobre 1812. Signé: Tresvaux-Reselaye, adjoint.
Vu pour légalisation de la signature du sieur Tresvaux-Reselaye, adjoint, par nous juge du tribunal civil séant à Saint-Malo (le président empêché). À Saint-Malo, le trente et un octobre 1812. Signé: Roblou. [31] »
La date de la mort de Madame De Chateaubriand est du 12 prairial an 6 de la république, c’est-à-dire du 31 mai 1798. La publication de l’essai est des premiers mois de 1797; elle avait dû même avoir lieu plus tôt, comme on le voit par le prospectus, qui l’annonçait pour la fin de 1796.
Quelle critique que celle qui force un honnête homme à entrer dans de pareils détails, qui oblige un fils à produire l’extrait mortuaire de sa mère!
Battu par les faits, repoussé par les dates, on n’eut plus que la ressource banale de tronquer des passages pour dénaturer un texte. C’était avec des brochures d’une quarantaine de pages que l’on prétendait faire connaître un livre de près de 700 pages, grand in-8. Des fragments qui ne tenaient à rien de ce qui les précédait ou de ce qui les suivait dans le corps de l’ouvrage, pouvaient-ils donner une idée juste de cet ouvrage? On transcrivait quelques phrases hasardées sur le culte, mais on ne disait pas que dans un chapitre adressé aux infortunés, on trouvait cet éloge de l’évangile: « Un livre vraiment utile au misérable, parce qu’on y trouve la pitié, la tolérance, la douce indulgence, l’espérance plus douce encore, qui composent le seul baume des blessures de l’âme, ce sont les évangiles. Leur divin auteur ne s’arrête point à prêcher vainement les infortunés: il fait plus, il bénit leurs larmes et boit avec eux le calice jusqu’à la lie. »
Cela, ce me semble, n’était pourtant pas trop incrédule.
Encore un passage de ce livre qui scandalisait si fort ces chrétiens de circonstance lesquels ne croient peut-être pas en Dieu, et ces hypocrites qui font de la haine, de l’or et des places avec la charité, la pauvreté et l’humilité de la religion: « Si la morale la plus pure et le coeur le plus tendre; si une vie passée à combattre l’erreur et à soulager les maux des hommes, sont les attributs de la divinité, qui peut nier celle de Jésus-Christ? Modèle de toutes les vertus, l’amitié le voit endormi dans le sein de Jean, ou léguant sa mère à ce disciple chéri; la tolérance l’admire avec attendrissement dans le jugement de la femme adultère: partout la pitié le trouve bénissant les pleurs de l’infortuné; dans son amour pour les enfants, son innocence et sa candeur se décèlent; la force de son âme brille au milieu des tourments de la croix, et son dernier soupir dans les angoisses de la mort est un soupir de miséricorde. » [32]
Quoi! C’est là ce que je disais quand je n’étais pas chrétien? Cet essai doit être un livre bien étrange! Il ne sera pas inutile de faire remarquer que j’ai transporté ce portrait de Jésus-Christ dans le génie du christianisme, ainsi que quelques autres chapitres de l’essai, et qu’ils n’y forment aucune disparate.
Telle phrase amphigourique pouvait faire croire que dans l’essai l’existence de Dieu est mise en doute; on la saisissait; mais on taisait le chapitre sur l’histoire du polythéisme, qui commence ainsi:
« Il est un Dieu: les herbes de la vallée et les cèdres du Liban le bénissent, etc. L’homme seul a dit: il n’y a point de dieu. Il n’a donc jamais celui-là, dans ses infortunes, levé les yeux vers le ciel, etc. »
Je rassemble ailleurs, dans l’essai, les objections que l’on a faites en tout temps, contre le christianisme; on croit que je vais conclure comme les esprits-forts, et tout à coup on lit ce passage:
« Moi, qui suis très-peu versé dans ces matières, je répéterai seulement aux incrédules, en ne me servant que de ma faible raison, ce que je leur ai déjà dit. Vous renversez la religion de votre pays, vous plongez le peuple dans l’impiété, et vous ne proposez aucun autre palladium de la morale. Cessez cette cruelle philosophie; ne ravissez point à l’infortuné sa dernière espérance: qu’importe qu’elle soit une illusion, si cette illusion le soulage d’une partie du fardeau de l’existence, si elle veille dans les longues nuits à son chevet solitaire et trempé de larmes, si enfin, elle lui rend le dernier service de l’amitié en fermant elle-même sa paupière, lorsque seul et abandonné sur la couche du misérable, il s’évanouit dans la mort? » (essai.)
Retranchez ce paragraphe, et donnez le chapitre sans sa conclusion, je serai un véritable philosophe.
Imprimez ces dernières lignes, et il faudra reconnaître ici l’auteur futur du génie du christianisme, l’esprit incertain qui n’attend qu’une leçon pour revenir à la vérité. En lisant attentivement l’essai, on sent partout que la nature religieuse est au fond, et que l’incrédulité n’est qu’à la surface.
Au reste, cet ouvrage est un véritable chaos: chaque mot y contredit le mot qui le suit. On pourrait faire de l’essai deux analyses différentes: on prouverait par l’une que je suis un sceptique décidé, un disciple de Zénon et d’Epicure; par l’autre, on me ferait connaître comme un chrétien bigot, un esprit superstitieux, un ennemi de la raison et des lumières.
On trouve dans cette rêverie de jeune homme une profonde vénération pour Jésus-Christ et pour l’évangile, l’éloge des évêques, des curés, et des déclamations contre la cour de Rome et contre les moines; on y rencontre des passages qui sembleraient favoriser toutes les extravagances de l’esprit humain, le suicide, le matérialisme, l’anarchie; et, tout auprès de ces passages, on lit des chapitres entiers sur l’existence de Dieu, la beauté de l’ordre, l’excellence des principes monarchiques.
C’est le combat d’Oromaze et d’Arimane: les larmes maternelles et l’autorité de la raison croissante, ont décidé la victoire en faveur du bon génie.
La position de ceux qui m’attaquaient sous l’empire était extrêmement fausse: que me reprochaient-ils?
Des principes qui étaient les leurs! Ils ne s’apercevaient pas qu’ils faisaient mon éloge, en essayant de me calomnier; car s’il était vrai que l’essai renfermât les opinions dont on prétendait me faire un crime, que prouvaient-elles ces opinions?
Que j’avais conservé dans toutes les positions de ma vie une indépendance honorable; que moi-même, banni et persécuté, j’avais prêché la monarchie modérée à des gentilshommes bannis, et la tolérance à des prêtres persécutés; que j’avais dit à tous la vérité; que, partageant les souffrances sans partager entièrement les opinions de mes compagnons d’infortune, j’avais eu le courage assez rare, de leur déclarer que nous avions donné quelque prétexte à nos malheurs.
Ces principes, en contradiction avec le parti même que j’avais embrassé, prouvaient que j’étais le martyr de l’honneur, plutôt que l’aveugle soldat d’une cause dont je connaissais le côté faible; que je m’étais battu comme Falkland dans les camps de Charles Ier, bien que je n’eusse pas été aussi heureux que lui.
Ces principes prouvaient encore que ces bannis que l’on représentait comme de vils esclaves attachés à la tyrannie par amour de leurs privilèges, étaient pourtant des hommes, qui reconnaissaient ce qu’il peut y avoir de noble dans toutes les opinions; qui ne rejetaient aucune idée généreuse; qui ne condamnaient dans la liberté que l’anarchie; qui confessaient loyalement leurs propres erreurs, en sachant supporter leurs infortunes; qui, éclairés sur les abus de l’ancien gouvernement, n’en servaient pas moins leur souverain au péril de leur vie; et qui participaient enfin aux lumières de leur siècle, sans manquer à leurs devoirs de sujets.
Ne pouvais-je pas encore dire à mes adversaires du temps de l’empire: ou les principes philosophiques que vous me reprochez, sont dans l’essai, ou ils n’y sont pas. S’ils n’y sont pas, vous parlez contre la vérité; s’ils y sont, ces principes sont les vôtres; j’étais le disciple de vos erreurs: mes égarements sont de vous; mon retour à la vérité est de moi.
On a supposé des motifs d’intérêt à mes opinions.
J’aurais dans ce cas été bien mal habile, car j’allais toujours enseignant des doctrines contraires à celles qui menaient à la faveur dans les lieux que j’habitais.