Pourquoi l'auteur, dit-on, a-t-il fait aller son personnage
en Hongrie?
Parce qu'il avait envie de faire entendre un morceau de
musique instrumentale dont le thème est hongrois. Il l'avoue
sincèrement. Il l'eût mené partout ailleurs, s'il eût trouvé
la moindre raison musicale de le faire.
H. Berlioz. Avant-propos de la Damnation de Faust.
Il me faut excuser d'un titre si ambitieux et si véritablement trompeur que celui-ci. Je n'avais pas le dessein d'en imposer quand je l'ai mis sur ce petit ouvrage. Mais il y a vingt-cinq ans que je l'y ai mis, et après ce long refroidissement, je le trouve un peu fort. Le titre avantageux serait donc adouci. Quant au texte... Mais le texte, on ne songerait même pas à l'écrire. Impossible! dirait maintenant la raison. Arrivé à l'énième coup de la partie d'échecs que joue la connaissance avec l'être, on se flatte qu'on est instruit par l'adversaire; on en prend le visage; on devient dur pour le jeune homme qu'il faut bien souffrir d'avoir comme aïeul; on lui trouve des faiblesses inexplicables, qui furent ses audaces; on reconstitue sa naïveté. C'est là se faire plus sot qu'on ne l'a jamais été. Mais sot par nécessité, sot par raison d'État! Il n'est pas de tentation plus cuisante, ni plus intime, ni de plus féconde, peut-être, que celle du reniement de soi-même: chaque jour est jaloux des jours, et c'est son devoir que de l'être; la pensée se défend désespérément d'avoir été plus forte; la clarté du moment ne veut pas illuminer au passé de moments plus clairs qu'elle-même; et les premières paroles que le contact du soleil fait balbutier au cerveau qui se réveille, sonnent ainsi dans ce Memnon: Nihil reputare actum...
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Relire, donc, relire après l'oubli,—se relire, sans ombre de tendresse, sans paternité; avec froideur et acuité critique, et dans une attente terriblement créatrice de ridicule et de mépris, l'air étranger, l'œil destructeur,—c'est refaire, ou pressentir que l'on referait, bien différemment, son travail.
L'objet en vaudrait la peine. Mais il n'a pas cessé d'être au-dessus de mes forces. Aussi bien je n'ai jamais rêvé de m'y attaquer: ce petit essai doit son existence à Madame Juliette Adam, qui, vers la fin de l'an 94, sur le gracieux avis de Monsieur Léon Daudet, voulut bien me demander de l'écrire pour sa Nouvelle Revue.
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Quoique j'eusse vingt-trois ans, mon embarras fut immense. Je savais trop que je connaissais Léonard beaucoup moins que je ne l'admirais. Je voyais en lui le personnage principal de cette Comédie Intellectuelle qui n'a pas jusqu'ici rencontré son poète, et qui serait pour mon goût bien plus précieuse encore que la Comédie Humaine, et même que la Divine Comédie. Je sentais que ce maître de ses moyens, ce possesseur du dessin, des images, du calcul, avait trouvé l'attitude centrale à partir de laquelle les entreprises de la connaissance et les opérations de l'art sont également possibles; les échanges heureux entre l'analyse et les actes, singulièrement probables: pensée merveilleusement excitante.
Mais pensée trop immédiate,—pensée sans valeur,—pensée infiniment répandue,—et pensée bonne pour parler, non pour écrire.
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Cet Apollon me ravissait au plus haut degré de moi-même. Quoi de plus séduisant qu'un dieu qui repousse le mystère, qui ne fonde pas sa puissance sur le trouble de notre sens; qui n'adresse pas ses prestiges au plus obscur, au plus tendre, au plus sinistre de nous-mêmes; qui nous force de convenir et non de ployer; et de qui le miracle est de s'éclaircir; la profondeur, une perspective bien déduite? Est-il meilleure marque d'un pouvoir authentique et légitime que de ne pas s'exercer sous un voile?—Jamais pour Dyonisos, ennemi plus délibéré, ni si pur, ni armé de tant de lumière, que ce héros moins occupé de plier et de rompre les monstres que d'en considérer les ressorts; dédaigneux de les percer de flèches, tant il les pénétrait de ses questions; leur supérieur, plus que leur vainqueur, il signifie n'être pas sur eux de triomphe plus achevé que de les comprendre,—presque au point de les reproduire; et une fois saisi leur principe, il peut bien les abandonner, dérisoirement réduits à l'humble condition de cas très particuliers et de paradoxes explicables.
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Si légèrement que je l'eusse étudié, ses dessins, ses manuscrits m'avaient comme ébloui. De ces milliers de notes et de croquis, je gardais l'impression extraordinaire d'un ensemble hallucinant d'étincelles arrachées par les coups les plus divers à quelque fantastique fabrication. Maximes, recettes, conseils à soi, essais d'un raisonnement qui se reprend; parfois une description achevée; parfois il se parle et se tutoie...
Mais je n'avais nulle envie de redire qu'il fut ceci et cela: et peintre, et géomètre, et...
Et, d'un mot, l'artiste du monde même. Nul ne l'ignore.
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Je n'étais pas assez savant pour songer à développer le détail de ses recherches,—(essayer, par exemple, de déterminer le sens précis de cet Impeto, dont il fait si grand usage dans sa dynamique; ou disserter de ce Sfumato, qu'il a poursuivi dans sa peinture); ni je ne me trouvais assez érudit, (et moins encore, porté à l'être), pour penser à contribuer, de si peu que ce fût, au pur accroissement des faits déjà connus. Je ne me sentais pas pour l'érudition toute la ferveur qui lui est due. L'étonnante conversation de Marcel Schwob me gagnait à son charme propre plus qu'à ses sources. Je buvais tant qu'elle durait. J'avais le plaisir sans la peine. Mais enfin, je me réveillais; ma paresse se redressait contre l'idée des lectures désespérantes, des recensions infinies, des méthodes scrupuleuses qui préservent de la certitude. Je disais à mon ami que de savants hommes courent bien plus de risques que les autres, puisqu'ils font des paris et que nous restons hors du jeu; et qu'ils ont deux manières de se tromper: la nôtre, qui est aisée, et la leur, laborieuse. Que s'ils ont le bonheur de nous rendre quelques événements, le nombre même des vérités matérielles rétablies met en danger la réalité que nous cherchons. Le vrai à l'état brut est plus faux que le faux. Les documents nous renseignent au hasard sur la règle et sur l'exception. Un chroniqueur, même, préfère de nous conserver les singularités de son époque. Mais tout ce qui est vrai d'une époque ou d'un personnage ne sert pas toujours à les mieux connaître. Nul n'est identique au total exact de ses apparences; et qui d'entre nous n'a pas dit, ou qui n'a pas fait, quelque chose qui n'est pas sienne? Tantôt l'imitation, tantôt le lapsus,—ou l'occasion,—ou la seule lassitude accumulée d'être précisément celui qu'on est, altèrent pour un moment celui-là même; on nous croque pendant un dîner; ce feuillet passe à la postérité, tout habitée d'érudits, et nous voilà jolis pour toute l'éternité littéraire. Un visage faisant la grimace, si on le photographie dans cet instant, c'est un document irrécusable. Mais montrez-le aux amis du saisi; ils n'y reconnaissent personne.
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J'avais bien d'autres sophismes à la discrétion de mes dégoûts, tant la répugnance à de longs labeurs est ingénieuse. Toutefois, j'aurais peut-être affronté ces ennuis, s'ils m'avaient paru me conduire à la fin que j'aimais. J'aimais dans mes ténèbres la loi intime de ce grand Léonard. Je ne voulais pas de son histoire, ni seulement des productions de sa pensée... De ce front chargé de couronnes, je rêvais seulement à l'amande...
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Que faire, parmi tant de réfutations, n'étant riche que de désirs, tout ivre que l'on soit de cupidité et d'orgueil intellectuels?
Se monter la tête?—Se donner enfin quelque fièvre littéraire? En cultiver le délire?
Je brûlais pour un beau sujet. Que c'est peu devant le papier!
Une grande soif, sans doute, s'illustre elle-même de ruisselantes visions; elle agit sur je ne sais quelles substances secrètes comme fait la lumière invisible sur le verre de Bohême tout pénétré d'urane; elle éclaire ce qu'elle attend, elle diamante des cruches, elle se peint l'opalescence de carafes... Mais ces breuvages qu'elle se frappe ne sont que spécieux; mais je trouvais indigne, et je le trouve encore, d'écrire par le seul enthousiasme. L'enthousiasme n'est pas un état d'âme d'écrivain.
Quelle grande que soit la puissance du feu, elle ne devient utile et motrice que par les machines où l'art l'engage; il faut que des gênes bien placées fassent obstacle à sa dissipation totale, et qu'un retard adroitement opposé au retour invincible de l'équilibre permette de soustraire quelque chose à la chute infructueuse de l'ardeur.
S'agit-il du discours, l'auteur qui le médite se sent être tout ensemble source, ingénieur, et contraintes: l'un de lui est impulsion; l'autre prévoit, compose, modère, supprime; un troisième,—logique et mémoire,—maintient les données, conserve les liaisons, assure quelque durée à l'assemblage voulu... Écrire devant être, le plus solidement et le plus exactement qu'on le puisse, de construire cette machine de langage où la détente de l'esprit excité se dépense à vaincre des résistances réelles, il exige de l'écrivain qu'il se divise contre lui-même. C'est en quoi seulement et strictement l'homme tout entier est auteur. Tout le reste n'est pas de lui, mais d'une partie de lui, échappée. Entre l'émotion ou l'intention initiale, et ces aboutissements que sont l'oubli, le désordre, le vague,—issues fatales de la pensée,—son affaire est d'introduire les contrariétés qu'il a créées, afin qu'interposées, elles disputent à la nature purement transitive des phénomènes intérieurs, un peu d'action renouvelable et d'existence indépendante...
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Peut-être, je m'exagérais en ce temps-là, le défaut évident de toute littérature, de ne satisfaire jamais l'ensemble de l'esprit. Je n'aimais pas qu'on laissât des fonctions oisives pendant qu'on exerce les autres. Je puis dire aussi, (c'est dire la même chose), que je ne mettais rien au-dessus de la conscience; j'aurais donné bien des chefs-d'œuvre que je croyais irréfléchis pour une page visiblement gouvernée.
Ces erreurs, qu'il serait aisé de défendre, et que je ne trouve pas encore si infécondes que je n'y retourne quelquefois, empoisonnaient mes tentatives. Tous mes préceptes, trop présents et trop définis, étaient aussi trop universels pour me servir dans aucune circonstance. Il faut tant d'années pour que les vérités que l'on s'est faites deviennent notre chair même!
Ainsi, au lieu de trouver en moi ces conditions, ces obstacles comparables à des forces extérieures, qui permettent que l'on avance contre son premier mouvement, je m'y heurtais à des chicanes mal disposées; et je me rendais à plaisir les choses plus difficiles qu'il eût dû sembler à de si jeunes regards qu'elles le fussent. Et je ne voyais de l'autre côté que velléités, possibilités, facilité dégoûtante: toute-une richesse involontaire, vaine comme celle des rêves, remuant et mêlant l'infini des choses usées.
Si je commençais de jeter les dés sur un papier, je n'amenais que les mots témoins de l'impuissance de la pensée: génie, mystère, profond..., attributs qui conviennent au néant, renseignent moins sur leur sujet que sur la personne qui parle. J'avais beau chercher à me leurrer, cette politique mentale était courte: je répondais si promptement par mes sentences impitoyables à mes naissantes propositions, que la somme de mes échanges, dans chaque instant, était nulle.
Pour comble de malheur, j'adorais confusément, mais passionnément, la précision; je prétendais vaguement à la conduite de mes pensées.
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