Au RP Bruckberger,

Mon « cousin par l’Auvergne » (1977) et dont le parcours de chair et d'esprit m'a enseigné que sans marge, il n'est point de page au grand livre de la vie. Et dont Le Dialogue des Carmélites m'a enseigné ce que dramaturgie veut dire.

À Jacques Namont,

Qui m'a offert, outre une amitié sans faille, la possibilité d'entrevoir ce que danser veut dire.

À Jean-Yves Lormeau,

Pour sa rigueur esthétique, sa fidèle affection et son inoubliable souvenir.

À Manuel Legris,

Dont le talent et la force expressive ont inspiré ma vision du rôle de Becket que je lui dédie ...Pour sa confiance amicale et bienveillante.

À Patrick De Bana

Qui m'a ouvert la première scène et m'a emporté avec lui à Novossibirsk, Tokyo, Moscou, Shanghaï Astana...

Préface.

Ça commence comme un rêve d'enfant

On croit que c'est dimanche

Et que c'est le printemps...1

La genèse de ces Paroles à danser.

Depuis 1964, le personnage de Thomas Becket2 me poursuit. Il me rattrape au moment et à l'endroit le plus inattendu.

C'est en 1996, je suis en vacances quelques jours dans ce qui était alors la maison familiale, dans le Cantal. Comme souvent, je vais me promener dans une bourgade voisine, Mur-de-Barrez. Alors que j'étais passé là des dizaines de fois, mon attention est attitrée par la petite église du bourg. Quelle ne fut pas ma stupeur de découvrir qu'elle portait le nom de mon héros !

Jusqu'à ce jour, je ne suis pas parvenu à élucider le mystère de cette présence en Aveyron. Saint Thomas aurait-il vécu dans la forêt de Brusque – à 200km de Mur - durant son séjour en France après son passage à l’abbaye cistercienne de Pontigny ? Toujours est-il que ses reliques y auraient un moment séjourné.

Cette même année, avec mon fidèle ami Jacques Namont, nous sommes nommés directeurs artistiques de la Fondation pour l’enfance. À ce titre, nous devrons organiser un gala de prestige à l’Opéra Royal du château de Versailles. Jacques, riche de ses amitiés à l'Opéra, se met au travail. Je n'ai qu'une requête, que Manuel Legris et Monique Loudières que j'admire depuis si longtemps soient de la fête.

De fait, ils viendront y danser la black pas-de-deux de La Dame aux Camélias.

Ainsi, je fais la connaissance de Manuel, c'est un flash.

Comme une évidence, un besoin, je dois enfin écrire un « argument » de ballet à la gloire de Thomas3 dont, bien évidemment l'interprète en serait Manuel Legris.

En 1996, voilà déjà plus de trente ans que la danse occupe une place importante dans mon existence. Spectateur assidu, pratiquant, critique, organisateur, directeur artistique... Je commence à atteindre une forme de synthèse quant aux rouages du spectacle de danse. Je me sens prêt à risquer l'exercice. Cela prendra trois années et avec l'aide précieuse de mon ami Philippe Raymond-Thimonga, le livret verra le jour en 1999.

Les années passent, nous sommes désormais en 2012 quand Patrick de Bana qui connaît mon rêve de voir un jour sur scène ce livret me lance un défi. Mais, point de Becket, mais Cléopâtre, une commande des Ballets Russes du XXe siècle qui possèdent les décors et costumes de la création de 1909.

Mis au pied du mur, les doutes m'assaillent. Quelle légitimité pour ainsi me lancer dans cette aventure qui doit trouver son épilogue sur la scène du prestigieux Théâtre des Champs-Élysées ? Pour une première, je réalise l'enjeu : JF à l'affiche de la saison de la salle de l'avenue Montaigne.

Mille questions… et notamment, qu'est-ce que la dramaturgie ?

« Poser cette question aujourd'hui, ce n'est pas seulement tenter de définir une notion dont on sait à quel point elle est fuyante pour qui cherche à s'en approcher : c'est affronter à un état du théâtre ce que l'on a cru savoir du drame, de l'action - du théâtre même. Qu'en est-il de la dramaturgie quand le théâtre est tenté d'expulser le drame de la sphère ? Quand l'action se délite et se dénigre au point de paraître s'annuler ? Quand le théâtre se fait danse, installation, performance ? »

Joseph Danan

Je réalise qu'écrire pour la danse est une activité paradoxale, qui consiste à mettre en mots un texte destiné à de muets interprètes. Pourtant, de Paul Claudel et de Théophile Gautier à Jean Cocteau, nombreux furent au cours des siècles les auteurs intéressés par cette technique scripturaire, liée à la conception occidentale du ballet narratif.

Je sais que l’utilisation de la dramaturgie est de nourrir le créateur en théorie par rapport au thème qu’il veut aborder et de faire la médiation entre l’œuvre et le public.

Je prends conscience que le métier de dramaturge en danse est à la fois rare et un peu fictif : il est parfois celui qui prépare une pièce par un travail de documentation et de réflexion sur les enjeux du spectacle, il est aussi celui qui vient ordonner des séquences de danse composées par le chorégraphe etles interprètes ou bien l'assistant présenta toutes les répétitions qui prend note de la dérive des enjeux de départ. Il peut être également le premier spectateur dont les remarques permettent d'activer le travail. En fait, dans la pratique, cette fonction peut être prise par différentes personnes à des moments divers, ce peut être un danseur, un ami, l'éclairagiste, etc.

Stéphane Mallarmé, Paul Valéry et bien d’autres auteurs ont essayé d’expliquer la danse qu’ils observaient, de la mettre sur papier. Ce rapport à la danse, cette volonté de la décrire par le médium textuel et littéraire, s’apparente à une attitude de transcripteur qui essaie, après une première observation passive, de mettre la danse en mots.

Le langage de la danse est de toute évidence, un langage universel. La danse communique, s’exprime au fil du mouvement ordonné ou désordonné pour conter une histoire. Tout est dans l’expression artistique, et la transmission des émotions qui peuvent être comprises par chacun d’entre nous, sans que l’usage de la parole soit nécessaire.

À travers la danse, le langage du corps laisse transparaître des sentiments auxquels tout le monde peut s’identifier, comme : la colère, la peur, le doute, la joie, la tristesse, l’amour, etc. les ballets mettent en scène une histoire facilement compréhensible par tous, souvent définie par une conceptualisation dramatique.

Cléopâtre, fut pour moi une révélation, le livret fut reçu avec bienveillance, je dirais même qu'il rencontra un certain succès. C'est ainsi que je récidiverai, à chaque fois avec les mêmes doutes, les mêmes angoisses, la même ivresse des soirs de première des Champs-Élysées au Bolchoï de Moscou, de Wiener Staatsoper à la Scala de Milan.

À ce jour, j'ai encore du mal à réaliser que mon nom restera à jamais dans les archives de ces prestigieuses Maisons.

J'ai voulu réunir ici les textes, fruits de mon travail, pour qu'ils soient lus comme un recueil de mes aventures passées et, qui sait, à venir.

Une sorte de compilation de mes contes de fées.

Des paroles à danser.

EN SCÈNE...


1 - Etienne Roda-Gil

2 - Voir Annexe Préface page 121

3 - Voir page 64

Cleopatra - Ida Rubinstein4

Chorégraphie et mise en scène de Patrick de Bana.
Argument et dramaturgie de Jean-François Vazelle.
Décors et costumes d’Anna Nezhnaya.
Création mondiale au Théâtre des Champs-Élysées - Paris le 29 juin 2012
Distribution :

Ilse Liepa : Cléopâtre/Ida Rubinstein - Artem Yachmennikov : Robert de Montesquiou - Mikhail Lobukhin : Michel Fokine - Iliya Kuznetsov : Monsieur G. - Mikhail Martinyuk : Vaslav Nijinski - Natalia Balakhnicheva : Tamara Karsavina - Alexandra Timofeeva : Anna Pavlova - Veronika Varnovskaya : Bronislava Nijinska - Solistes du Bolchoï de Moscou et le corps de ballet du Kremlin.

À propos de Cléopâtre.

En ce début de vingtième siècle, le ballet est à Paris un art sans connaisseurs, tout au plus un divertissement poussiéreux permettant d’admirer de jeunes filles légèrement vêtues. Ce sont donc les critiques musicaux ou les critiques d’Art qui vont relayer la « saison russe ».

En impresario avisé, Diaghilev déclare « … Un véritable ballet devait comporter la combinaison parfaite de ces trois facteurs : musique, chorégraphie et peinture décorative. » Ainsi, plus qu’une création chorégraphique, Cléopâtre sera l’acte fondateur d’un renouveau du spectacle, d’un phénomène de mode et de société sans précédent.

Le soir du 2 juin 1909, Paris découvre un spectacle comme il n’en a jamais vu. Un époustouflant décor de Léon Bakst, des danses d’un érotisme inédit en France et la fulgurante apparition d’Ida Rubinstein.

Lisons le comte de Montesquiou :

« La dame est nue sous des voiles gemmés… À peine voilée par un déshabillé aussi somptueux que transparent … Elle mêle son corps souple, tel un serpent du Nil à celui musclé d’Amoun-Fokine, dans une danse d’amour, la salle est sidérée. »

À peine le rideau baissé, il se précipite dans la loge d’Ida. Robert de Montesquiou est sous le charme, il va mettre le Tout-Paris à ses pieds…

L’année suivante ce sera Shéhérazade, et même si la connaissance du ballet reste faible, la mode vestimentaire et ornementale seront modifiées et la vie parisienne bouleversée : les femmes réclament à Paul Poiret les turbans lamés, les robes rehaussées de pierreries et de fourrure de Shéhérazade, un cabaret portant ce nom s’ouvre rue de Liège…

Ida Rubinstein devient l’icône du Paris des arts, de ce Paris d’avant-guerre, capitale mondiale et cosmopolite de La Création artistique. Elle sera l’ambassadrice de « l’Art total ».

La femme est hors normes : richissime de naissance, cultivée, Ida n’est pas une danseuse, mais elle est belle, elle possède l’art du mouvement, elle est ambitieuse et assoiffée de succès théâtraux. Elle rêve de concurrencer Diaghilev et lui voler les faveurs du public parisien. Elle va mettre sa fortune (et celle de son amant, le magnat irlandais Walter Guinness) au service de ses ambitions.

Avec Robert de Montesquiou-Fezensac, elle trouve un guide, un entremetteur de génie qui va lui faire rencontrer tout ce que Paris compte de talents. Ce sera Gabriele D’Annunzio (follement épris d’Ida), puis Debussy, Ravel (à qui elle inspirera le Boléro), Sarah Bernhardt (qui lui donnera des cours de théâtre), Honegger, Milhaud, Cocteau, Claudel, Stravinsky… Et tant d’autres !

Jusqu’en 1939, Ida poursuit sans relâche sa carrière de productrice, de directrice de compagnie et, bien évidemment d’interprète. Mais cette femme moderne financera également des hôpitaux pendant les deux guerres mondiales, elle défendra activement la cause juive alors qu’elle-même est devenue une mystique catholique…

Ainsi, au-delà du ballet de Michel Fokine, c’est ce destin, cette vie que nous souhaitons évoquer par le prisme personnel d’Ida Rubinstein. Se souvenir de cette création, de son succès. Suivre simplement Ida dans l’errance de ses pensées, ses joies, ses angoisses, ses doutes alors qu’elle se prépare à incarner la divine Égyptienne.

Une suite d’instantanés où elle évoque des moments forts de sa vie et des êtres qui lui sont chers.

Les Personnages.

Ida Rubinstein : Travailleuse acharnée assoiffée de gloire, sa détermination, ses pouvoirs de séduction et de persuasion feront le reste. Ida devient peu à peu Cléopâtre.

Robert de Montesquiou : beau, élégant et racé, intelligent, cultivé et raffiné ; l’archétype du dandy. Ida l’appelle « Cher Grand Ami » et dit de lui : « Un homme d’exception m’a découverte et choisie comme une âme sœur. La communion avec un tel ami était un bonheur pour moi, son exemple enrichissait mon discernement en toutes choses. Il me comprenait et ne demandait rien de moi en retour, sinon ma présence, volontiers partagée. »

Michel Fokine : « Le Maître ». Grand danseur classique, Michel Fokine séduit la liberté de mouvement d’Isadora Duncan devient le Pygmalion d’Ida, dont il a perçu le potentiel artistique et la puissance de sa présence en scène. Ida écrit : « Fokine s’éprit de son élève et je me suis laissé faire…certaines libertés furent vécues de concert, sans conséquence ».

Monsieur G. : Personnage duel, complexe. Pur produit de l’imaginaire d’Ida, il est « l’Homme Liberté ».

Cette liberté recherchée dans son mariage « Je m’étais vendue… J’avais aussi acheté une chose précieuse, une chose sans prix : ma liberté. » Ou encore, celle offerte par sa liaison passionnée avec Walter Guinness : « Il était pour moi un homme qui ne pouvait m’offrir ni permanence ni position dans le monde : uniquement aventure et liberté. C’est ce qui m’attirait en lui. »

Serge de Diaghilev : Le succès de cette Cléopâtre est indispensable pour l’avenir de la Compagnie. Pragmatique et sans états d’âme : Ida a de la présence, un certain goût pour le scandale, elle sera son interprète ! Présent, mais distant, il attend avec impatience et inquiétude cette soirée du 2 juin 1909.

Vaslav Nijinski : À l’instar d’Ânti, dieu égyptien qui faisait passer d'un monde à l’autre, Vaslav est pour Ida « Le passeur » du rêve à la réalité, le fil conducteur de cette évocation.

Tamara Karsavina, Bronislava Nijinska, Anna Pavlova : les partenaires.

LE BALLET

Instant 1. Dans la maison d’Ida à Vence.

Musique : Pavane pour une infante défunte (Maurice Ravel). Ida, telle la jeune fille du Spectre de la Rose, est assise dans un fauteuil. Elle

semble lasse, mélancolique, perdue dans ses pensées.

Au loin défilent des personnages familiers, réels ou imaginaires ?

L’un d’eux, Nijinski, sort du rang et entre dans la réalité d’Ida.

Instant 2. Dans un studio de danse.

Musiques : Mavra-Chanson russe (Igor Stravinsky), Suite N°2 For Small Orchestra-Galopp (Igor Stravinsky), Suite italienne-Serenata (Igor Stravinsky).

Ida et Nijinski entrent, Michel Fokine donne la classe.

« J'avais comme objectif non seulement de créer la danse de Cléopâtre, mais former également la danseuse. Svelte, longiligne et belle, elle m'apparut comme une matière intéressante avec laquelle j'espérais "produire" un personnage scénique exceptionnel ». MF ?

La classe se termine, le comte de Montesquiou-Fezensac entre. Il salue Ida, lui dit son admiration et l’invite à la soirée qu’il compte donner en son honneur.

Instant 3. Le Pavillon des Muses, demeure de Robert de Montesquiou.

Musiques : Symphony N°1 in E Minor, Op. 1-allegro assai (Nikolay Andreyevich Rimsky-Korsakov), Orchestral Suite N°4-Air de ballet(Jules Massenet), Ruses d'amour-Pallabile des paysans et des paysannes (Alexander Glazounov), Concerto in D-Arioso (Igor Stravinsky).

Montesquiou a organisé, en l’honneur d’Ida, une de ces soirées fastueuses dont il a le secret. Il y a invité tout ce que Paris compte de plus brillant.

Dès l’arrivée d’Ida, Robert de Montesquiou lui présente son ami M.G. comme l’un de ses plus fervents admirateurs.

Ida est très entourée. Chacun s’empresse pour attirer son attention. Ida grisée, passe de l’un à l’autre, sensuelle et provocante.

Dans ce tourbillon, elle retrouve Montesquiou et M.G.

Instant 4. Le Pavillon des Muses, demeure de Robert de Montesquiou.

Musiques : Concerto in D-Arioso (Igor Stravinsky), Piano Concerto in G-Adagio Assai (Maurice Ravel).

Les trois amis se sont isolés dans un salon privé.

Ida remercie Robert pour cette soirée. Les deux amis se jurent une indéfectible amitié.

Montesquiou s’éclipse, Ida succombe dans les bras de M.G.

Instant 5. Dans un studio de danse.

Musique : Incidental music to Pelleas et Melisande-Fileuse-Andantino quasi allegretto (Gabriel Fauré).

Tous les artistes sont réunis. C’est l’effervescence : sous la direction de Michel Fokine, ils répètent sa prochaine création, Cléopâtre. Le Maître va de l’un à l’autre, montre les mouvements, corrige les interprètes.

Instant 6. À l’hôtel de Greffulhe.

Musique : orchestral Suite N°5 - La fête (Jules Massenet).

Louise Élisabeth, Comtesse Greffulhe a généreusement mis sa demeure à la disposition de Diaghilev qui y reçoit ses amis, ses bienfaiteurs, les artistes des ballets russes.

Dans cette ambiance de fête, Ida éprouvée par les répétitions est d’humeur morose. Ses rapports avec Diaghilev sont de plus en plus difficiles en outre, Ida est persuadée que Karsavina intrigue contre elle.

Dans cette noirceur, Ida voit M.G. la trahir et s’éloigner, son cher

Montesquiou malade, mort ? Sa raison s’égare…

Nijinski la rejoint. Ce n’était qu’un cauchemar !

Instant 7. La scène du Théâtre du Châtelet, le 1er juin 1909.

Musique : Caligula Op.52 - Air de danse (Gabriel Fauré).

La fièvre monte, c’est la répétition générale. Michel Fokine règle les ultimes détails, prodigue ses conseils aux uns et aux autres.

Ida se prête aux derniers essayages de son costume.

Instant 8. La scène du Théâtre du Châtelet, le 2 juin 1909. La Première de Cléopâtre.

Musique : Whirling Dervish (Omar Faruk Tekbilek).

Distribution ce soir-là : Cléopâtre - Ida Rubinstein, Ta-Hor - Anna Pavlova, Amoun - Michel Fokine, esclaves favoris de Cléopâtre - Tamara Karsavina et Vaslav Nijinsky, La Bacchante - Bronislava Nijinska, La bacchanale - Groupe de filles, groupe de garçons.

«L’action se passe auprès d’un sanctuaire vénéré situé dans une oasis. Amoûn, jeune seigneur, est amoureux de la prêtresse Ta-Hor, qui lui est promise par le grand prêtre. Le jeune couple ne songe qu’à sa félicité prochaine quand arrive, pour accomplir un vœu fait à la divinité du temple, la reine Cléopâtre. Amoûn, subitement frappé de passion, a l’audace de lui envoyer, enroulée autour d’une flèche, une déclaration brûlante. Saisi par les gardes, il va subir le juste châtiment de sa témérité. Mais la reine, touchée par la beauté du jeune homme, lui offre une nuit d’amour sans lendemain. Après avoir réalisé son rêve, Amoûn mourra. Tout à sa passion, Amoûn refuse d’écouter les exhortations de Ta-Hor qui voudrait le sauver. Autour de la couche où Cléopâtre et Amoûn sont enlacés, se forment des danses voluptueuses. Mais le temps s’écoule et bientôt Cléopâtre tend à son amant d’une nuit la coupe de poison. Elle le regarde durant qu’il agonise, puis se retire. » Théophile Gautier.

Instant 9. Dans la maison d’Ida à Vence.

Musique : From The Middle Ages - The Troubador's Serenade (Alexander Glazounov).

Le rideau est tombé, au loin, tous sortent du théâtre.

Ida ovationnée, félicitée, adulée, courtisée… Ida épuisée. Ida seule de cette solitude qui survient à la sortie de scène. Elle enlève son costume de scène et s’effondre dans un fauteuil.

Dans le lointain, Vaslav Nijinsky s’éloigne du groupe et de Diaghilev en particulier. Sa gestuelle rappelle clairement celle de la marionnette Petrouchka.

Ida paraît absente. Une minute ? Une heure ? Une éternité ! Elle est à Vence au terme de sa vie, hantée par ses souvenirs et plus précisément, par le souvenir de Nijinsky muré dans sa folie depuis de nombreuses années.

Plus l’image de Vaslav se rapproche d’Ida, plus ses gestes deviennent chaotiques, incohérents.

Arrivé auprès d’elle, il s’immobilise hébété. Ida, interloquée, esquisse

quelques pas de danse pour tenter d'attirer son attention. C'est vain, il est déjà ailleurs. Elle regagne son fauteuil. Subitement, Nijinsky réagit à sa présence par une série de bonds, puis s’écroule aux pieds de son ancienne partenaire. Une fois encore, la dernière sans doute, il sera « le passeur ».


4 - Voir Annexe 1 page 121

Apollon

Musique Igor Stravinsky
Chorégraphie Patrick De Bana
Dramaturgie Jean-François Vazelle
Scénographie Alain Lagarde
Costumes Stephanie Bäuerl
Lumières Takashi Kitamura
Création le 14 avril 2013 au Tokyo Bunka Kaikan Main Hall
dans le cadre du Spring Festival in Tokyo – Tokyo Opera Nomori 2013.
Distribution :
Apollon : Dimo Kirilov Milev - La visiteuse : Tamako Akiyama, bailarina principal de la Compañía
Nacional de Danza de España - La mère : Kiyoka Hashimoto, soliste du Staatsoper Ballet de Vienne - La
victime : Alena Klochkova, Demi-Soliste du Staatsoper Ballet de Vienne

Rappel historique.

Il s'agit d'une commande de la mécène américaine Elisabeth Sprague Coolidge, destinée à être donnée à la Bibliothèque du Congrès. Après Œdipus Rex, Stravinski choisit à nouveau de s'inspirer d'un sujet en rapport avec l'Antiquité grecque et retient le thème d'Apollon qui instruit les Muses à leur art.

Le ballet est divisé en deux tableaux :

Premier tableau - Naissance d'Apollon.

Second tableau - Variation d'Apollon (Apollon et les Muses) - Pas d'action (Apollon et les trois muses: Calliope, Polymnie et Terpsichore) - Variation de Calliope (l'Alexandrin) - Variation de Polymnie - Variation de Terpsichore - Variation d'Apollon - Pas de deux (Apollon et Terpsichore) - Coda (Apollon et les Muses) - Apothéose.

Créé à Washington en avril 1928 dans la chorégraphie d'Adolph Bolm, il est repris par les Ballets Russes à Paris le 28 juin suivant, chorégraphié par George Balanchine.

S'appuyant sur la beauté et les qualités d'interprète de Serge Lifar, Balanchine conçoit un Apollon jeune et sauvage, exaltation de la danse masculine. L'œuvre est sobre et claire, en parfaite adéquation avec la partition de Stravinski.

Lors de la création, Apollon porte une toge retravaillée, avec une coupe en diagonale, une ceinture et des lacets qui montent à la manière des spartiates. Les muses ont un tutu classique. Le décor est baroque : deux grosses machineries (des rochers et le chariot d'Apollon).

En 1947, Stravinski remanie sa partition et au fil des reprises, le chorégraphe épure peu à peu les costumes et les décors (reprise de 1957), dans la reprise de 1978 il supprime le premier tableau, le « musagète » du titre et même le Parnasse. Ce dernier demeure matérialisé par un simple escalier recouvert de velours noir dans la version « Musagète ». Les muses portent une tunique blanche, Apollon en collant blanc délaisse les lacets.

La chorégraphie est adaptée à la personnalité des nouveaux interprètes, dont Mikhaïl Baryschnikov. Dans la danse, on sent un retour vers l'académisme (étirement et élancement du corps). Mais le chorégraphe George Balanchine casse les angles des bras et plie les angles de la main. C'est donc un ballet néoclassique.

L'importance d'Apollon dans l'histoire du ballet a été signalée en son temps par Lincoln Kirstein et plus particulièrement son écriture révolutionnaire pour l'époque, devenue si classique aujourd'hui : « Nous oublions qu'actuellement, dans notre danse, une grande part du « modernisme » vient d'Apollon et que nombre de portés, d'utilisation des pointes étaient inconnus avant. Au début, ces innovations horrifièrent de nombreuses personnes, mais c'était là une extension si naturelle du pur style de Saint-Léon, Petipa et Ivanov, qu'elles furent presque immédiatement intégrées aux traditions de cet art. »

Note d'intention.

La première réaction serait de s'interdire une quelconque relecture d'une œuvre si parfaite dans sa forme. À bien y réfléchir et pensant à George Balanchine, à son esprit novateur voire révolutionnaire, mais également à la satisfaction qu'il pourrait éprouver par la hardiesse de l'entreprise et l'hommage qui lui est ainsi rendu, l'on se dit : pourquoi pas ?

Par delà l'aspect formel, acte quasi fondateur de l'esthétique balanchinienne, le génial chorégraphe parle ici de l'enfantement, de l'enseignement, de l'accomplissement de l'être par la transmission... Rien n'y est figé ni stéréotypé, Mr B. s'interdit tout cliché au profit d'un imaginaire créatif.

Ainsi répondant à un critique que ne retrouvait pas dans le ballet la statuaire de l'Apollon du Belvédère, George Balanchine précise : « … il n'est pas celui du Belvédère, sculptural... il est sauvage, humain par sa jeunesse... »

Il convient de préciser que si Apollon est couramment retenu comme le symbole de la beauté et des arts, les Grecs multiplièrent ses attributions et leur donnèrent parfois un caractère funeste. C'est ainsi qu'il est regardé comme le dieu du châtiment foudroyant. Toutes les morts subites sont le résultat des blessures qu'il inflige de ses traits. Parfois, il condamne l'humanité à une mort plus lente et plus horrible encore en lui envoyant la peste.

C'est bien cet Apollon humain à la fois beauté et noirceur qui nous interpelle. Celui qui quitte ses muses à regret lorsque son père, Zeus lui intime l'ordre de regagner l'Olympe (topos poétique et non géographique) c'est-à-dire l'Absolu, la résidence des Dieux.

En 27 minutes et 37 secondes (dans la version de 1947) par un découpage de sa partition aussi précis qu'implacable, Igor Stravinski nous conduit de la naissance à la transfiguration de son Apollon, l'homme-dieu .

Cela nous amène à nous demander en quelle circonstance peut-on voir ainsi sa vie, ses amours, ses amis défiler dans un tel flash si ce n'est dans ce même laps de temps qui précède immédiatement le Départ. Quelle fulgurance ce doit être lorsqu'il est irrémédiablement programmé tel que, par exemple, dans les funestes couloirs de la mort dont l'horreur ne peut échapper, ni ne questionner quiconque aujourd'hui. De la privation de liberté, aux traitements indignes ou aux médications imposées combien y laissent en sus leur raison ?

Dans ces terribles instants qui précèdent la énième décision d'exécution ou de grâce, qui sont les muses qui viennent inspirer chacun des instants de leur vie suspendue ? Elles ont certainement pour nom mère, épouse, filles ou avocates....

Face à ce qui sera mort ou délivrance dans quelques minutes, en marche de toute façon vers leur Olympe et revivifiés par la vision de leurs femmesmuses, ils suivent les pas d'Apollon.

Textes sources d'inspiration :

« Lorsqu'un homme meurt quelque part dans le monde, je me sens diminué, parce que je suis l'humanité.

C'est pourquoi je ne demande jamais pour qui sonne le glas, car je sais que c'est aussi un peu pour moi. »

Ernest Hemingway

« Et l’Ange de la mort vers le soir à la porte

Apparut, demandant qu’on lui permît d’entrer.

« Qu’il entre. »

On vit alors son regard s’éclairer

De la même clarté qu’au jour de sa naissance ;

Et l’Ange lui dit : « Dieu désire ta présence.

- Bien », dit-il. Un frisson sur les tempes courut,

Un souffle ouvrit sa lèvre, et il mourut. »

Victor Hugo

« Souvent aujourd’hui, dans le couloir de la mort, ma grand-mère me revient à l’esprit. J’ai tant appris auprès d’elle sans même m’en rendre compte. Elle a sauvé mon âme sans doute, en m’enseignant une foi simple. Je n’appartiens vraiment à aucune religion ni à aucun mouvement spirituel. J’appartiens seulement à l’expérience intérieure que peut faire chacun à tout moment : être plus fort que la haine ! Être plus fort que ses peurs ! »

Roger McGowen5

« À quoi bon s'insurger, la justice où est-elle ?

Tumulte en mon esprit : Je te rejoins maman ! »

Troy Davis6

Apollon 2022.

Les personnages.

Lui.

Danseur de 23 ans, il est aux portes de la gloire : il est nommé Principal etchoisi pour interpréter Apollon Musagète. La veille de sa Première, au cours de la soirée, une jeune fille est assassinée dans des conditions particulièrement atroces. Tout l'accuse et pourtant il est innocent. Condamné à mort, il attend son exécution depuis 19 ans. Son état de santé a contraint les autorités à le transférer dans un hôpital psychiatrique. Il lit et relit le Journal de Nijinsky auquel, aidé par les médicaments et l'isolement, il s'identifie chaque jour un peu plus à celui que l’on appellera « le fou de Dieu ». Il ressasse jusqu'à l’obsession son rendez-vous manqué avec la danse, et plus particulièrement avec ce rôle d'Apollon. Pendant toutes ces années, les recours se sont succédé sans résultat, en dépit d'une forte mobilisation populaire.

La mère.

Elle est l'absente présente à chaque instant. De fait, elle habite la scène telle une Piéta, figure de LA MÈRE universelle.

Lui