I.

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Édition : BoD – Books on Demand GmbH, 12/14 rond-point des

Champs-Élysées, 75008 Paris.

Impression : BoD - Books on Demand GmbH, Norderstedt, Allemagne.

ISBN : 9782322445493

Dépôt légal : février 2022

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Sommaire

À RENÉ BAZIN

Mon cher ami,

Je voudrais que l’œuvre dont je vous prie aujourd’hui d’accepter la dédicace fût plus digne d’être offerte au conteur exquis auquel nous devons les Oberlé, la Terre qui meurt, l’Isolée, tant de récits d’une vision si nette, d’une documentation si juste, — à l’ouvrier littéraire d’un goût si fin, — et surtout au moraliste catholique d’une si sûre doctrine. C’est en effet une étude de psychologie religieuse que j’ai tentée, sous un titre emprunté à un mystérieux verset de la Bible, ce livre de tous les mystères. Autant que l’on peut suivre soi-même, et rétrospectivement, le travail de son propre esprit, il me semble que le problème posé dans le Démon de midi m’est apparu, pour la première fois, au cours d’une longue conversation où nous discutâmes, notre regretté confrère Melchior de Vogüé et moi, sur la sincérité de Chateaubriand, voici des années. Vogué devait prononcer un discours à Saint-Malo, sur la tombe de l’auteur du Génie du christianisme. Je lui disais, je me souviens, que les fortes pages de cet admirable écrivain ne me procuraient qu’un plaisir inquiet, à cause des contradictions intimes de l’homme et de l’œuvre. J’accusais dans René l’attitude. Je rappelais à Vogüé le témoignage de M. d’Haussonville, alors secrétaire à Rome, sur son ambassadeur, — celui plus décisif des Enchantements de Prudence, — le mot de Sainte-Beuve : « Un épicurien à imagination catholique. » Je concluais qu’ayant vécu d’une manière et pensé d’une autre, Chateaubriand avait toujours eu, dans son beau talent, une nuance de facticité, je n’osais pas ajouter de simulation. L’artifice, en effet, n’est pas la tromperie. Peut-être représente-t-il une tare plus irréparable. Celui qui ment, s’il sait qu’il ment y peut détester son vice et se corriger. Mais celui qui ment et qui ne le sait pas ?

Vogüé protestait contre mes rigueurs, toutes mêlées d’ailleurs d’admiration. Chateaubriand, pour lui, était double. Il le voyait comme un catholique, non pas seulement d’imagination, mais de pensée, mais de conviction, et, en même temps, comme une créature d’entraînement émotif et de désir désordonné. Il apercevait, dans l’incurable ennui de René, le secret épuisement produit par cette lutte continue entre les deux êtres, toujours en train de se disputer cette âme. Je l’entends encore me parler comme il faisait, dans les discussions où il s’échauffait, avec sa voix devenue sourde, presque haletante. C’est en le quittant que j’entrevis comme un thème possible à un roman d’analyse, cette douloureuse dualité : de hautes certitudes religieuses coexistant, chez un homme public, avec les pires égarements de la passion. A-t-il le droit de servir : — orateur par la parole, écrivain par la plume, homme d’état par l’autorité, — des idées auxquelles il croit, sans y conformer sa vie ? Oui, puisqu’il y croit. Non, puisqu’il n’agit pas d’après elles. Et, si les circonstances impérieuses le contraignent à défendre quand même ces idées, demeurent-elles entières en lui ? Chateaubriand, pour en revenir à ce maître, a-t-il cru jusqu’à la fin, et de quelle qualité fut sa croyance ? Les défaillances de la sensibilité et de la volonté n’atteignent-elles pas l’énergie de l’intelligence ? N’y a-t-il pas une usure lente, une corrosion de la doctrine par les mœurs ? Autant de questions que vous trouverez, sinon résolues dans ce livre, mon cher ami, indiquées du moins, parmi plusieurs autres. Car le Démon de midi est devenu, en cours de route, si je peux dire, l’étude aussi de la crise sentimentale qui guette tant d’âmes, nel mezzo del cammin di nostra vita. Le milieu où les personnages évoluent a compliqué par surcroît le dessein primitif. Vous vous êtes, vous-même, trop enchanté à cet art du roman, enivrant et décevant comme un songe d’opium, pour ne pas savoir qu’une fois engagé dans ses imaginations, le conteur oublie bien vite et son point de départ, et son point d’arrivée. Il ne voit plus que ses héros et leur caractère. Un demi-délire presque hallucinatoire l’envahit. Il a voulu faire œuvre de docteur ès sciences sociales, comme disait Balzac. Il n’est plus que le témoin passionné des drames qu’il invente et auxquels il participe, comme s’ils étaient réellement vécus devant lui par d’autres. Étrange désarroi de la personnalité qui faisait dire à ce même Balzac : « C’est le rêve d’un homme éveillé. » Nous ne racontons pas nos romans. Ils se racontent en nous par un travail qui, après coup, nous étonne quelquefois nous-même. « Consuelo ? La comtesse de Rudolstadt ? est-ce que c’est de moi ? » disait George Sand, relisant ses propres pages et ne les reconnaissant plus.

Cette sorte d’ardeur imaginative est le trait qui distingue le roman de l’observation strictement scientifique. Quelqu’un l’a défini de l’histoire possible. Formule très profonde. Notre observation à nous ne consiste pas uniquement à noter des faits. Nous en induisons les conséquences, et nous poussons sans cesse, dans nos hypothèses, jusqu’au terme de leur logique, tels et tels types, telles ou telles idées, qui ne sont pas allés, qui n’iront peut-être jamais jusque-là. C’est une liberté permise à l’artiste que n’aurait pas le pur savant. Pour ce qui concerne le Démon de midi, en évoquant, ainsi que je le disais tout à l’heure, les milieux religieux contemporains, j’ai considéré comme légitime de mener à leur extrémité d’action certaines théories, celle, par exemple, du retour à la primitive Église, celle du mariage des prêtres, communes à beaucoup de novateurs d’aujourd’hui. Ce droit de construction impose à l’écrivain un devoir d’élémentaire, probité : du moment qu’il crée des événements, il lui est interdit d’introduire dans sa fiction des individus ayant vécu réellement. Ce serait calomnier un Tyrrel, pour citer un seul nom et celui d’un mort, que de dessiner un prêtre moderniste d’après cette émouvante figure, puis d’associer le caractère ainsi tracé à des circonstances tout imaginaires. Fidèle à cette règle qui, encore une fois, me parait de simple probité, je me suis appliqué à éviter toute allusion à des personnalités connues, dans la peinture des hérésiarques et des révolutionnaires qui traversent ce livre. Ceci soit dit pour couper court d’avance à toute interprétation de ce genre. Il reste à savoir si, esthétiquement parlant, ce n’est pas une erreur d’introduire dans une œuvre de fiction, et à quelque degré que ce soit, l’élément religieux lui-même. Quand on a lu l’encyclique Pascendi et le décret Lamentabili, on se rend bien compte qu’en effet les sophismes réfutés et les principes affirmés dans ces magnifiques pages n’ont rien de commun avec les aventures, plus ou moins intéressantes, qui constituent, par définition, la matière d’un roman. Aussi n’est-ce pas directement que les thèses religieuses peuvent être abordées par un conteur. Elles ne lui appartiennent que dans la mesure où elles ont été soit adoptées, soit rejetées par des hommes vivants, et qu’elles ont été senties, aimées, haïes, agies par eux. Dans ce chef-d’œuvre qui s’appelle en anglais Old Mortality, et, en français, les Puritains d’Écosse, Walter Scott, ce génial initiateur, nous a donné un modèle accompli de la manière dont ce domaine peut être exploité, sans que l’artiste tombe ni dans le pamphlet ni dans la dissertation théologique, — égales erreurs dès qu’il compose un roman. Son Balfour de Burley, le fanatique tentateur d’Henri Morton, qui cite l’Écriture l’épée à la main et se livre à des méditations spirituelles entre deux embuscades, demeure sa plus étonnante création peut-être. Et cependant, quel peuple de figures inoubliables Scott a mis sur pied et avec quelle vigueur de touche, quel pouvoir merveilleux de crédibilité ! Je n’ai certes pas la prétention, permise au seul Balzac, de rivaliser de près ou de loin avec le Grand Écossais. Si j’ai rappelé son nom à la première page d’un livre où est raconté un drame de conscience religieuse, c’est simplement pour bien prouver, par ce rappel, que les défauts du Démon de midi ne doivent être reprochés qu’à l’auteur et non au genre, et que l’art du roman peut s’attaquer légitimement, sans se dénaturer, même à cet ordre de sujets. C’est aussi pour rendre hommage une fois de plus à cet ancêtre, trop méconnu chez nous aujourd’hui, à ce grand « romantique conservateur », comme l’a si heureusement appelé son dernier et distingué critique M. l’abbé Henri Brémond. Puisse le nom du noble Scott et le vôtre, mon cher ami, porter bonheur à ce livre que vous offre en témoignage de sa haute estime littéraire et de son affection.

Votre dévoué confrère,

P. B.

Paris, 24 juin 1914.

I.
À DÆMONIO MERIDIANO

— Hé bien, mon Père, pouvons-nous trouver un meilleur député ?… demanda l’abbé Lartigue à dom Bayle, quand Louis Savignan eut pris congé des deux prêtres.

La conversation entre les trois hommes avait eu lieu dans le salon d’une très vieille maison, sise elle-même dans une très vieille rue d’une très vieille ville, l’Augustonemetum des Romains, le Clermont-Ferrand du onzième siècle et de la première croisade. Derrière les hautes fenêtres garnies de vitres au ton un peu glauque, se profilait, plus sévère et plus grise encore par ce gris après-midi d’octobre, l’architecture de Notre-Dame-du-Port, le chef-d’œuvre peut-être de ce vigoureux style roman-auvergnat, dont l’origine demeure mystérieuse. Quiconque en a senti une fois la beauté forte et simple n’oublie plus ces églises, solides, trapues, ramassées, dont l’ordonnance extérieure, au lieu d’être un décor plaqué, reproduit en relief l’ordonnance intérieure. Vues du chevet surtout, avec l’hémicycle de leurs chapelles serrées, accolées contre la masse de l’édifice, elles donnent une saisissante impression d’aplomb et d’unité. Ces absidioles ont toutes un toit particulier qui les distingue de l’ensemble, sans les en séparer. Elles sont prises et comme encastrées dans le mouvement général de la construction. L’abbé Vincent Lartigue était l’un des vicaires de Notre-Dame-du-Port. Les photographies et les gravures qui tapissaient littéralement le salon attestaient sa ferveur pour sa basilique. Elles en reproduisaient tous les aspects, comme aussi les détails ; celle-ci la façade, cette autre le chœur, celle-là le transept, une autre le clocher des églises similaires : celles de Ris et de Glaine-Montaigut, celles de Chauriat, de Saint-Saturnin, d’Orcival, de Saint-Nectaire. Saint-Étienne de Nevers n’y manquait pas, ni Sainte-Croix de Parthenay, ni Saint-Sernin de Toulouse, ni Saint-Jacques de Compostelle, ni Saint-Vincent d’Avila. L’École auvergnate s’évoquait tout entière sur ces murs, par ses monuments les plus significatifs. Le vicaire lui-même, robuste et râblé, portait sur sa nuque musculeuse la tête carrée des aborigènes du Plateau Central. Sa structure lourde, tassée, mais énergique, ses traits larges, comme taillés à la serpe, mais fermes et francs, faisaient vraiment de lui l’homme de son église. Ce montagnard de quarante ans, si rude, mais si intact, sortait de la même race que les bâtisseurs, morts depuis très longtemps, qui avaient conçu et dressé ces sanctuaires d’une foi primitive et simple, — la foi qui éclairait les yeux d’un brun presque jaune de l’abbé Lartigue. Quel contraste entre cette maturité puissante et la fragile vieillesse du religieux dont le vicaire clermontois sollicitait l’approbation ! À cinquante-neuf ans, dom Bayle en paraissait soixante-dix, quatre-vingt. Il n’avait plus d’âge. La peau parcheminée de sa face creusée et desséchée eût fait de lui une momie, n’eussent été le regard aigu et brûlant de ses yeux bleus, et le frémissement de sa bouche intelligente, passionnée, amère. Le beau portrait de Despréaux, à Versailles, nous montre cette nervosité presque morbide, dans la commissure des lèvres du satirique. Cet indice d’une sensibilité étrangement irritable pour ce qui touche aux idées marquait aussi la physionomie de ce disputeur infatigable que fut Brunetière. Comme Brunetière, durant ses dernières années, dom Bayle semblait n’être plus qu’un esprit, tant son pauvre corps d’ascète, malingre par nature, se cachectisait avec l’âge. Une pleurésie mal guérie avait dévié sa taille et haussé une de ses épaules. Le délabrement de sa soutane prouvait avec quelle rigueur cet ancien prieur d’un couvent supprimé aujourd’hui pratiquait la règle du fondateur de son ordre, saint Benoît [1]. De ce torse étique sortait une voix profonde et si mâle que le moribond en était transfiguré dès qu’il parlait. Cet organisme d’apparence usée gardait une réserve de forces qui achevait de se dépenser au service de l’Église, ardemment et finement. Dom Bayle est issu d’une des meilleures familles de Valognes. Chez lui, l’invincible génie normand associe toutes les prudences à toutes les ferveurs. Il estimait, et, vivant toujours, grâce à Dieu, il estime encore que le plus sûr moyen de briser la politique de persécution dont souffre la France catholique est la guerilla, la petite guerre, la résistance acharnée, continue, irréductible, sur quelques points bien choisis : la répartition des biens ecclésiastiques, les hôpitaux, les écoles, la presse, la presse surtout. Ce pauvre moine étique, quasi bossu, à qui vingt sous par jour suffisent, et qui ne désire rien pour lui-même, que cette bonne mort dont parlent les Vêpres des Trépassés : Beati mortui qui in Domino moriuntur, est un des maîtres secrets de notre journalisme. Il a participé au lancement ou au radoub de cinquante gazettes peut-être, tant parisiennes que provinciales, et il garde sur elles la haute main. Quoique sa judiciaire lui fasse apprécier le Parlement pour ce qu’il vaut, c’est-à-dire rien, il lui arrive de se mêler d’élections quand il croit que le subit changement de front d’un collège peut agir sur l’opinion. C’est ainsi qu’achevant une cure tardive à Néris, dans ce mois d’octobre 1912, il était venu à Clermont, sur l’appel de l’abbé Lartigue, afin de rencontrer Louis Savignan.

— Oui, insista le vicaire, avec lui, le succès est certain. Pensez donc : un enfant du pays et qui a eu tous les prix, dix ans de suite, au lycée ! J’étais son camarade. Je me rappelle. Il y avait foule à la Faculté quand il a passé son baccalauréat… Et cette vogue l’a suivi à travers ses travaux. Vous me direz : des œuvres si graves !… Assurément, je ne vois pas les électeurs de la troisième circonscription de Clermont occupant leurs loisirs à dévorer l’Histoire du clergé de France au dix-huitième siècle, ou bien l’Église et l’Éducation. Ils savent tout de même que ces grands livres d’histoire font date, comme ceux de Taine. Ils savent, par les polémiques locales, quelle place le Germe occupe dans la presse catholique, et que Savignan est le plus brillant rédacteur de ce périodique. Et, je vous le répète, mon père, ils sont mûrs pour un revirement extraordinaire. Les tracasseries autour des écoles libres les écœurent, les impôts qui grandissent et surtout le rôle que cette canaille d’Audiguier a joué dans l’affaire de la châsse de Nébouzat. C’est lui qui a empêché que l’enquête fût poussée à fond. Pourquoi ? Quand on sait le prix que les Américains paient ces bibelots, ça se comprend trop. Et nos brayauds le comprennent aussi, allez. Tout de même, lui vivant, ils l’auraient renommé encore. Mais il va mourir. Son cancer à la gorge fait des progrès effrayants. C’est une question de jours. Nos gens prendront cette occasion de secouer le joug de Laverdy qui, depuis son entrée au Luxembourg, joue par trop insolemment au grand électeur… Vous avez causé avec Calvières. Pour qu’un gros industriel radical, comme lui, en vienne à vous dire : « J’en suis revenu, de l’anticléricalisme », il faut que la haine contre M. le sénateur Laverdy soit plus forte que tout, chez lui et ses amis… Or, ils ne peuvent battre la bande à Laverdy qu’avec notre appoint. Savignan va être le candidat auvergnat, autochtone, local. On lui passera son catholicisme, à cause de cela. Nous l’aurons, mon Père ; nous aurons un député catholique d’Auvergne. — Croyez-vous qu’il a un masque superbe ? Cet homme-là, éloquent comme il est, à la tribune, et défendant la liberté religieuse,… je ferai le voyage de Paris, rien que pour voir ça…

— Il a le signe, en effet, répondit dom Bayle. — La parole du Bénédictin, posée, volontiers mordante, toujours un peu sèche, contrastait autant que son aspect physique avec les exubérances de son interlocuteur. Il y a un demi-Méridional dans tout Auvergnat, et un demi-Anglais, au contraire, dans tout Normand. — J’ai toujours pensé, continua-t-il, que, l’inégalité étant une des lois du monde, certains hommes naissent pour commander, et, l’univers visible se modelant en tout et partout sur l’autre, ces hommes portent sur eux l’empreinte de leur destinée. Paraissent-ils ? Une voix secrète nous dit, comme à Samuel rencontrant Saül : Ecce vir. Iste dominabitur. De ces chefs-nés, Savignan a tous les traits : la dignité physique d’abord qui exclut la familiarité, la simplicité en même temps qui fait que cette dignité n’est pas blessante, le regard direct et fermé tout ensemble qui lit en vous et ne se laisse pas lire, cette voix prenante qui persuade, rien que par son timbre, cette belle physionomie qui appelle la médaille et le buste. Je savais déjà, par ses écrits, la qualité de sa pensée. Je sais, maintenant, qu’il sera un orateur. Vous avez raison. Oui. C’est absolument le candidat qu’il fallait. Je mettrai donc la petite influence que je peux avoir, à son service. C’est entendu… Et pourtant !… ajouta-t-il, après un silence.

— Pourtant ? interrogea l’abbé Lartigue.

L’inquiétude subite de son expressif visage prouvait à la fois combien il aimait Savignan et dans quelle estime il tenait le diagnostic moral du perspicace dom Bayle.

— Quel âge M. Savignan a-t-il exactement ? demanda celui-ci, au lieu de répondre.

— Le mien, fit le vicaire. Quarante-trois ans. Je vous ai dit que j’étais son camarade de classe.

— L’âge du Démon de midi, répondit dom Bayle. Vous vous souvenez du mystérieux verset : « a sagitta volante in die, a negotio perambulante in tenebris, ab incursu et dæmonio meridiano ? »

— « Tu ne redouteras ni la flèche qui vole pendant le jour, ni la peste qui marche dans les ténèbres, ni la contagion qui ravage en plein midi… » Comment aurais-je oublié ce verset ? Je l’ai récité comme vous, mon Père, tous les jours, à Complies, jusqu’à la récente réforme du Psautier… Je ne vois pas qu’il y ait un rapport…

— Entre notre candidat et cet exorcisme ? Avec votre traduction, aucun. Elle peut être exacte. Je m’en tiens à celle de nos aînés. Pour eux, le dæmonium meridianum était un véritable Démon, la tentation du milieu du jour, particulière aux cloîtres. Ils avaient observé que la sixième heure, notre midi, est redoutable au Religieux. La fatigue du corps, épuisé par la veille et le jeûne, gagne l’âme qu’un trouble envahit. L’acedia monte, ce dégoût, cette tristesse des choses de Dieu qui donne au cénobite la nostalgie du siècle quitté, le désir d’une autre existence, une révolte intime et profonde, et c’est le Démon de midi. Je donne, moi, le même nom à une autre tentation, et je ne crois pas manquer de respect à la Sainte-Écriture, toujours chargée de plus de sens que n’en comporte la lettre nue. Cette tentation, c’est celle qui assiège l’homme, au midi, non pas d’un jour, mais de ses jours, dans la plénitude de sa force. Il a conduit sa destinée, jusque-là, de vertus en vertus, de réussite en réussite. Voici que l’esprit de destruction s’empare de lui, — entendez bien : de sa propre destruction. — Une force ennemie, l’æternus hostis, l’attire hors de sa ligne, dans la voie où il doit périr. Cet étrange vertige va du spirituel au temporel. C’est, dans l’ordre de la grande histoire, Bonaparte, en 1809, entreprenant la guerre d’Espagne ; son neveu, cinquante ans plus tard, celle d’Italie. C’est, dans un autre ordre, le Victor Hugo des Feuilles d’automne et le Lamartine des Harmonies, tentés par la politique. Vous savez où elle les a menés. C’est, dans un autre ordre encore, et, pour nous, plus grave, Lamennais et Lacordaire fondant l’Avenir et aboutissant au terrible carrefour de 1833, où le Démon de midi les attendait, pour être vaincu par l’un et pour perdre l’autre.

— Je devine, interrompit l’abbé Lartigue. Vous avez peur, si Louis devient député, qu’il se trouve pris dans une de ces circonstances comme fut la loi sur les associations cultuelles où les avis peuvent différer, que le sien soit en contradiction avec celui de Rome, qu’il s’y entête et qu’il arrive à la révolte. Est-ce bien ça ?… — Un sourire éclaira son rude visage. L’orgueil de son amitié pour Savignan brillait dans son regard. — Je me porte garant pour lui, mon Père. Louis n’est pas seulement catholique par le cœur et par la foi. Il l’est aussi, je dirai presque il l’est d’abord, par la passion, par le culte qu’il a pour l’ordre, et pour l’ordre français. Il l’avait déjà au lycée. Je l’entends encore me dire : « Je deviendrais athée ; comme Français, je continuerais à m’affirmer catholique. » Il aimait, dès lors, dans l’Église romaine, précisément ce que les Lamennais de tous les temps ont détesté : la hiérarchie, la soumission du sens personnel… Ainsi, vous voyez !…

— Je vois que vous l’estimez profondément, monsieur le vicaire, répliqua dom Bayle. C’est le plus probant des témoignages. Nous méritons toujours par quelque endroit les sentiments que nous inspirons. Ce n’est pas moi qui dédaignerai ce catholicisme national. Je préfère une autre apologétique. Celle-là en est une… Mais, dites-moi, votre ami fréquente-t-il les sacrements ?…

— Je n’ai pas abordé ce point avec lui, répondit l’abbé Lartigue. La chose ne fait pas doute… Pourquoi cette question, mon Père ? Et, permettez-moi une franchise complète, pourquoi cet arrière-fonds de défiance contre l’auteur du Clergé de France ?

— Parce que j’ai peur de son orgueil, dit le Bénédictin, après un nouveau silence.

Ces pauses qu’il faisait, par instants, entre deux de ses phrases, donnaient, aux reprises de sa parole, une gravité singulière. On sentait que chacun de ses mots avait été pesé intérieurement, avec quel scrupule et par quelle conscience, par quelle intelligence ! Celle d’un saint qui a confessé trente années durant. Aussi la physionomie du vicaire s’assombrit-elle, du coup. Il mit comme une protestation suppliante, dans l’accent avec lequel il répondit :

— De son orgueil ? Mais il n’en a pas, mon Père. C’est le plus simple des hommes, et il aurait le droit d’être si fier !… Pensez donc : le fils d’un petit médicastre d’Issoire, parti dans la vie presque sans famille, sans protection, et le voilà célèbre. Il serait de l’Institut, s’il n’avait pas ses opinions. Tout lui a succédé, sans qu’aucun bonheur l’ait changé, ni la gloire, quand ses grands livres d’histoire se sont vendus comme des romans, ni la fortune, quand sa femme a fait cet héritage inattendu. Tel il était quand nous jouions aux barres dans la cour des petits, — courait-il vite, le mâtin ! — tel je l’ai retrouvé à chaque occasion… Tenez, mon Père, tout à l’heure, à cette place, quand il a discuté avec nous le pour et le contre de son élection, était-il simple !…

— Je n’ai pas dit qu’il avait de la vanité, rectifia dom Bayle. C’est la vanité qui n’est pas simple. L’orgueil l’est, et d’autant plus volontiers qu’il est plus complet. Le véritable orgueilleux se suffit à lui-même. Il n’éprouve aucun besoin de produire de l’effet. Il est à lui-même son juge et son public. Ce qui le distingue, c’est une espèce de tranquillité superbe, celle de l’animal de proie qui sent sa force. Tenez, quand Savignan a traversé l’antichambre, j’ai bien écouté son pas. Notre pas, c’est ce qu’il y a de plus nous, en nous. C’est notre énergie en mouvement. Le sien sonne l’assurance, une assurance calme et invincible, comme sa voix, comme son rire. La certitude de sa valeur émane de ses moindres gestes. C’est l’homme à qui tout a toujours succédé, comme vous dites, l’homme qui n’a jamais été humilié. Pour moi, cette continuité dans la réussite est la plus redoutable des épreuves. Elle exalte l’âme, qui en arrive à cette confiance dans ses propres forces stigmatisée par le prophète : Dedisti cor tuum, quasi cor Dei ; — tu as mis ton cœur comme le cœur d’un Dieu. Celui qui a toujours été vainqueur s’habitue à s’appuyer sur soi uniquement, à croire qu’il porte en lui-même le principe de sa puissance. Qu’est-ce donc, sinon se diviniser ? C’est le péché des péchés, et le plus cruellement puni, dès ici-bas. Les anciens avaient vu cela, sans démêler la cause, par une de ces intuitions de leur christianisme naturel qui sont si émouvantes. Ils disaient : « L’orgueil, fils du bonheur, fatal à son père… » Monsieur le vicaire, c’est le prêtre qui parle au prêtre. Rappelez-vous les grandes catastrophes de vie morale auxquelles vous avez assisté. Vous trouverez que leurs victimes ont toujours été des orgueilleux, et devenus tels par l’excès de ce que le monde appelle la chance. Et comment sont-elles survenues, ces catastrophes ? Toujours par une nouvelle chance, ou qui semblait telle. Vous vouliez le fond de ma pensée sur M. Savignan ? Vous l’avez. Ce sont d’étranges propos à tenir pour la préparation d’une campagne électorale, conclut-il, en hochant, sur son épaule trop haute, sa tête où flotta un sourire presque sarcastique.

— Un vieux moine est excusable de considérer le monde comme un système de choses invisibles manifestées visiblement. D’ailleurs, — et sa main aux doigts noués par le rhumatisme se tendit pour montrer la masse sombre des pierres de la basilique, — ils le croyaient aussi, ceux qui ont construit les églises dont vous avez si bien pénétré la Mystique.

En tout autre moment, cette allusion à ses travaux aurait, sans nul doute, provoqué chez l’abbé Lartigue une de ces dissertations d’architecture médiévale où le digne abbé s’étalait, s’épanouissait avec une complaisance touchante. C’était sa vie, l’archéologie religieuse de sa province. Ses Mémoires sur ce sujet ne se comptaient plus. Il leur devait le titre de membre de l’Académie de Clermont. L’éloge enveloppé dans les derniers mots du discours de dom Bayle aurait dû le toucher d’autant plus que le vicaire de Notre-Dame-du-Port se spécialisait, depuis quelques mois, dans l’interprétation symbolique des chapiteaux des églises auvergnates. Point n’est besoin d’être érudit pour savoir qu’il y a là une des particularités de cet art. Pour l’abbé Lartigue, aucune école de sculpture ne valait celle qui a représenté sur les colonnes du chœur de Saint-Nectaire les scènes de la vie du Christ, ou les Saintes Femmes au Tombeau dans l’abbaye de Mozat. Il fallait que son interlocuteur lui eût dit tout haut, sur Savignan, des paroles qu’il se disait lui-même tout bas, quelquefois, sans vouloir en reconnaître l’exactitude. Car ses yeux ne suivirent pas le geste du Bénédictin. Il n’eut pas un regard pour la vieille église qu’il ne se lassait jamais de contempler. À cette minute, il ne voyait que son idée :

— Mais je crois cela comme vous et comme eux, mon Père, répondit-il avec une vivacité singulière. Seulement, je vous demanderai de me laisser plaider pour Louis… Je sais, fit-il, sur un geste de dom Bayle, vous ne l’attaquez pas. Vous exprimez une crainte, voilà tout, et d’autant plus légitime qu’il s’agit d’intérêts sacrés. Vous voyez dans Savignan un soldat de l’Église, et vous trouvez qu’elle n’en a pas trop… Cette crainte, je l’aurais peut-être, si je ne le suivais pas, depuis sa jeunesse. Quand je disais que tout lui a succédé, je parlais des choses de la vie publique. Dans sa vie privée, que d’épreuves ! Deux enfants morts, sur les trois qu’il a eus, puis sa femme…

— Le chagrin n’est pas l’humiliation, dit le moine. Ce n’est pas l’échec. On peut souffrir sans rien apprendre, quand on souffre dans le triomphe.

— Mais il l’a connue aussi, l’humiliation, mon Père. Il l’a subi, l’échec, et le plus cruel, dès son entrée dans le monde. Ce que vous prenez chez lui pour une conscience trop affirmée de sa force, c’est le pli qu’a imprimé, dans son être, la précoce défense de sa sensibilité contre la vie. Il a eu, certes, bien des chances. Mais, moi qui ai entendu ses cris de détresse, quand il a été frappé, j’en suis trop sûr, même à l’époque où il avait sa femme et ses enfants, il avait manqué le bonheur. Quand nous retournerons au parc Bargoin, je vous montrerai un cèdre que je ne regarde jamais sans me souvenir d’une phrase de Louis, à cette époque. C’est un magnifique arbre que l’on a étêté afin d’avoir un peu plus de vue. Dans son effort pour se refaire une cime, il érige une de ses branches du côté du ciel. Je crois entendre encore mon ami me dire, en me le montrant : « Je ferai comme lui, mais, moi aussi, je resterai tordu et mutilé. La cime de mon âme a été brisée, et cela ne se répare pas. »

— Lui avez-vous quelquefois rappelé ce mot ? demanda dom Bayle.

— J’aurais eu trop peur de toucher à une cicatrice encore sensible, répondit l’abbé Lartigue. La blessure a été si profonde !

— Le cœur a d’étonnantes puissances de guérison et d’oubli, fit le Bénédictin. Je n’ai pas de peine à comprendre qu’il s’agissait d’un désespoir d’amour. Vous veniez, vous, monsieur le vicaire, d’entrer au séminaire. Vous aviez renoncé à vivre des romans et même à en lire. Celui de votre ami est devenu le vôtre. Il est probable que vous êtes le seul à vous en souvenir.

— Je suis sûr que non, répondit le prêtre, plus vivement encore.

La perspicacité du vieux moine devinait juste. L’existence monotone et grise du vicaire archéologue n’avait connu d’autre aventure que celle dont son ami de jeunesse avait été le héros. Elle demeurait pour lui, son accent le prouvait, aussi émouvante, aussi actuelle que si elle datait de la veille. C’est un phénomène quotidien, chez les familiers des grands hommes, cette reviviscence, indéfinie dans un confident, des impressions ressenties réellement par un autre et oubliées par cet autre. Savignan était le grand homme de son obscur camarade Lartigue.

— D’ailleurs, continua-t-il, avec une espèce de décision irritée où il entrait visiblement un peu de remords, je ne vois pas pourquoi je ne vous raconterais pas cette histoire. Elle est tout à l’honneur de Louis. Je ne compromettrai pas la personne qui s’y trouve mêlée. Je n’ai jamais su son nom. Ce silence de Louis, à l’âge que nous avions, vingt ans, vous prouvera qu’il n’était pas le jeune homme léger qui joue à la vie. Tout était si sérieux, chez lui, si réfléchi, si grave, même le bonheur !… Tenez, en vous parlant, je le revois tel qu’il était au régiment. Je faisais mon service, de mon côté, à Bourges. Lui faisait le sien à Clermont où sa mère s’était installée après son veuvage. La première fois que je vins en permission, nous nous donnâmes rendez-vous, bien entendu. Nous n’étions pas ensemble depuis un quart d’heure, j’avais déjà senti qu’il s’était passé, depuis notre séparation, trois mois auparavant, un événement extraordinaire. La joie, une joie chaste et passionnée, fervente et réservée, celle des fiançailles secrètes, — je ne l’ai su que plus tard, — rayonnait dans ses yeux. Vingt petits indices me frappèrent. Je ne les interprétai qu’à distance. Nous avions toujours été d’accord, Louis et moi, pour ne pas beaucoup aimer les vers, par enfantine réaction contre un de nos maîtres, auteur d’un recueil de poésies et que nous n’estimions guère. Cet après-midi, à mon grand étonnement, Louis me récita, d’une voix mouillée que je ne lui connaissais pas, plusieurs morceaux de Sully-Prudhomme, qu’il venait de découvrir. Je l’entends me dire cette strophe qui aurait dû m’être une révélation :

L’épouse, la compagne à mon cœur destinée,

Promise à mon jeune tourment,

Je ne la connais pas, mais je sais qu’elle est née,

Elle respire en ce moment.

Je me rappelle. Je l’accompagnai chez sa mère, ce jour-là. Entré dans sa chambre, je vis que son bureau s’encombrait d’ouvrages sur Montaigne, les uns achetés à ses frais, — et son budget n’était pas riche, — les autres empruntés à la bibliothèque de la ville. Ils en portaient le timbre : les quatre fleurs de lis et la croix du blason de Clermont. « Oui, répondit-il à mon geste interrogateur, j’ai eu l’idée de concourir à l’Académie française, cette année, pour le prix d’éloquence. Elle a proposé comme sujet : Montaigne. Je voudrais tant me distinguer vite, me faire connaître, prouver que j’ai quelque chose là. » Il se frappait le front, comme Chénier. J’étais à la veille d’entrer au séminaire. Cette déclaration d’ambition était trop contraire aux pensées que je nourrissais. J’y répliquai par le mot célèbre : Ama nesciri et pro nihilo reputari. « — Ce que l’Imitation condamne, dit-il vivement, c’est l’ambition pour l’ambition. Mais quand elle n’est qu’un moyen ? — Un moyen de quoi ? demandai-je. Songeant soudain au veuvage de sa mère, j’ajoutai, montrant du doigt la porte voisine : Je comprends, tu veux la consoler de ses chagrins par tes succès. » Il rougit et je n’insistai pas, croyant avoir deviné juste. Cette seconde impression dissipa l’autre, celle d’un roman caché. Nous nous quittâmes pour de longs mois, durant lesquels j’eus d’autres préoccupations que celle de savoir si mon ami d’enfance était amoureux ou non. Mon père souffrant fut envoyé dans le Midi. Sa maladie s’aggrava. Il y mourut. J’entrai au grand séminaire. Je ne retrouvai Savignan qu’aux vacances, devenu, après son service, étudiant à la Faculté des lettres de Clermont. « Et le discours sur Montaigne ? lui demandai-je. — Eh bien, dit-il, je l’ai envoyé, et je n’ai rien eu. » Il ajouta un : « Maintenant, ça m’est égal » qui me fit le regarder. Il tenait tant d’amertume dans ces simples mots. Sa physionomie était de nouveau changée. Cette fois, elle était creusée et durcie. Tout de suite j’observai son irritabilité maladive. Il se crispait à la moindre contradiction. Croyant lui être agréable, je m’avisai de lui dire que j’avais lu, moi aussi, ce Sully-Prudhomme dont il m’avait parlé. « C’est de la poésie de neurasthénique, me répondit-il, brusquement. Je l’ai été. Je suis guéri. » Que ces dix-huit mois l’avaient changé ! Sa souffrance était si évidente que je n’osai pas l’interroger. Il me sut gré de mon silence, car, après m’avoir évité, par peur de mes questions, sans doute, il finit par ne plus guère me quitter. Ce n’était pas pour causer avec moi. Il restait, dans nos promenades, des quarts d’heure entiers sans ouvrir la bouche. Ce qu’il voulait ? N’être pas seul. Nous allions par les chemins creux entre les vignes, vers cette chaîne des puys qui domine Clermont, et dont vous admiriez, ce matin encore, mon Père, les lignes tragiques, ces déchiquetures des volcans éteints qui racontent les terribles convulsions cosmiques d’autrefois…

— Et de demain, peut-être, fit dom Bayle. Lisez la description du Vésuve par Strabon, cinquante ans avant la catastrophe de 79. Vous croiriez celle du Pariou d’aujourd’hui. Mais qui donc s’en soucie ? Ces promenades d’un amoureux dans ce paysage, dont il ne reçoit pas le redoutable enseignement, quel symbole ! C’est tout l’homme de ce siècle, cela, un acteur qui joue le drame de ses passions sur un théâtre dont le décor va s’abîmer et l’écraser. Il le sait, et il n’y pense même pas.

— Je vous assure, mon Père, que Savignan y pensait sans cesse. Que de fois, penché sur un de ces cratères, je l’ai entendu s’étonner comme vous, presque dans les mêmes termes, que la constante menace de douleur et de destruction, partout empreinte dans la nature, ne nous rappelle pas à tous que nous nous mouvons dans l’univers de la chute ! Visiblement, le pessimisme de ses discours n’était que le cri d’une plaie intérieure qu’il ne m’aurait jamais découverte, sans une circonstance toute fortuite en apparence. Je n’hésite pas, moi, à la qualifier de providentielle. Une nuit, — nous avions justement fait, pendant le jour, une course dans la montagne, où il s’était montré plus sombre et plus taciturne que d’habitude, — une rumeur me réveille dans mon premier sommeil. Je reconnais le tocsin. En même temps, une clarté insolite envahit ma chambre. Je saute à bas de mon lit. J’ouvre une fenêtre, et je vois, dans le ciel, le rouge reflet d’un immense incendie. J’habitais avec mes parents dans la basse ville. Des gens couraient dans la direction de la place de la Poterne. Je m’habille à la hâte, je sors. Cinq minutes plus tard, j’assistais au plus effrayant des spectacles. Trois maisons brûlaient au fond de la place du Poids-de-ville, et une quatrième était menacée. Le feu avait pris dans le chantier d’un marchand de bois et de charbons qui occupait le rez-de-chaussée d’un des bâtiments. Il avait gagné la boutique d’un marchand de couleurs, sise à côté. La quantité des matériaux inflammables, accumulés là, faisait, de cet accident, un désastre. Une foule se pressait, grandissant d’heure en heure, dans laquelle je m’enfonçai. On entendait passer sur elle comme un frisson d’épouvante. Il s’y mêlait l’appel des personnes qui s’organisaient pour faire la chaîne et le cri des commandements donnés par leurs chefs aux pompiers et aux soldats. Les crépitements et les halètements de l’incendie dominaient tout. La flamme, avivée par un grand vent, était si forte qu’on y voyait comme en plein jour. Je me souviens. En aidant de mon mieux à passer des seaux d’eau, je regardais vers la cathédrale. Les moindres détails des deux flèches aiguës se distinguaient pierre par pierre. À cette clarté, je pus reconnaître, parmi les visages angoissés qui m’entouraient, — j’étais près du sinistre maintenant, — celui de Savignan, occupé au même travail que moi. À un moment, j’essayai de le rejoindre. J’allais y parvenir, quand un remous se produisit dans cette foule pourtant si compacte, et un cri perça par-dessus toutes les rumeurs. C’était une femme, habitante d’une des maisons que le feu allait gagner. Elle était veuve et faisait le métier de garde-malade. Partie à huit heures, pour aller à l’autre extrémité de la ville, auprès d’un mourant, elle avait laissé chez elle, au lit, son fils, un petit garçon de cinq ans. Au cours de cette veillée, le bruit du tocsin l’avait saisie, comme moi. Elle avait vu la formidable lueur dans la direction de son quartier. Elle avait pris peur. Venue aux nouvelles, elle arrivait juste à temps pour voir la flamme entrer dans sa maison, poussée par le vent de plus en plus fort. À ses questions affolées, un officier de pompiers répond que le bâtiment a été évacué depuis une heure, et les occupants installés sur des matelas, pour la nuit, dans le réfectoire d’un pensionnat voisin. Elle y court. Tous ses voisins se trouvaient, en effet, réfugiés là, — mais pas son enfant. Et, maintenant, désespérée, elle se précipitait vers la maison, écartant avec des gestes de fureur ceux qui l’arrêtaient, et sanglotant ces mots, toujours les mêmes : « Mon enfant !… Je veux mon enfant ! » Les éclats de sa voix étaient si aigus, son visage exprimait une anxiété si passionnée, elle tordait ses mains avec une si effrayante frénésie qu’elle finit par devenir, dans cette vaste foule, pourtant si anxieuse par ailleurs, le centre d’un attroupement. La sauvage énergie de sa supplication détourna sur elle l’intérêt de tous ceux qui pouvaient la voir et l’entendre. J’étais du nombre Le drame de cet énorme incendie ne fut plus pour nous que le drame de cette simple douleur de mère. À force d’écarter les uns et les autres, elle avait percé jusqu’au cordon de soldats qui contenait les curieux. « Mon enfant ! mon enfant !… Monsieur l’officier, mon enfant !… » Je l’entends supplier ainsi un lieutenant qui s’était mis devant elle, en la repoussant doucement. « — Mais, madame, attendez ! Vous voyez bien que le feu cède. — Attendre, monsieur l’officier ? Il sera mort ! C’est moi-même qui l’ai enfermé, avec cette clef, avant de sortir, là, monsieur l’officier, derrière cette fenêtre, au troisième étage. Je vous dis qu’il meurt, monsieur l’officier ! Il meurt ! Il meurt ! Mon enfant ! Mon enfant ! » D’une de ses mains, elle se débattait contre les soldats qui la retenaient ; de l’autre, elle élevait cette clef avec ses doigts crispés. Un second officier se rapproche du premier. Ils délibèrent, en regardant la maison que les pompiers arrosaient vainement du jet de leur lance. Le duel de la flamme et de l’eau, autour de ces pierres, prenait un caractère tragique. Tantôt l’eau frappait la flamme qui rétrocédait une minute, puis une rafale soulevait une grande vague de feu. Un second jet de lance, et la flamme reculait, mais déjà moins loin… Elle gagnait. Tout un pan de la maison flambait. La jalousie, baissée sur la fenêtre désignée par la femme, allait brûler. Elle brûlait déjà, par le bas. Le danger cependant grandissait. Une nouvelle et violente ondée de flamme venait de se précipiter et d’envahir le second étage, non plus du dehors, cette fois, mais du dedans, avec une telle énergie qu’il fallait déjà penser à préserver une autre maison. L’hésitation des officiers s’expliquait trop aussi. Laisser passer la mère, c’était l’envoyer à la mort. Exposer un de leurs hommes, était-ce utile ? Était-ce possible ? Tout à coup, et sans que personne, cette fois, essayât de retenir un dévouement insensé, — c’était le geste même que toute cette foule se sentait le devoir de faire, — un homme se jette dans le groupe des officiers et des soldats. Il arrache la clef des mains de la mère qui continue de crier : « Mon enfant ! mon enfant !… » Et déjà, il entrait dans la maison.

— Et cet homme était Louis Savignan ? demanda dom Bayle. L’autre se taisait, pour jouir de l’impression produite sur son interlocuteur, par l’acte héroïque de son ami.

— C’était Savignan. Après quelques minutes dont vous imaginez l’agonie, il reparaît, la face brûlée, les mains brûlées, les cheveux brûlés, le drap de ses vêtements fumant, mais avec l’enfant, qui, lui, venait de se réveiller et qui n’avait rien. Je ne vous décrirai pas le délire de la mère, ni les acclamations de la foule, pendant qu’on emportait le sauveteur évanoui. Une particularité des constructions dans notre pays lui avait permis de monter jusqu’à ce troisième étage et d’en redescendre. Les cheires de nos volcans abondent tellement en lave que les escaliers des plus pauvres maisons sont de pierre. Mais Louis pouvait être tué par une chute de poutre, étouffé par la fumée, et, tout simplement, brûlé vif. Il avait été si gravement atteint qu’il dut garder la chambre un mois.

— Vous allez m’écrire cette histoire, monsieur le vicaire, fit dom Bayle, comme vous me l’avez racontée, sous forme de lettre, voulez-vous ? Nous la publierons dans tous nos journaux. C’est l’élection assurée.

— Justement, répondit le vicaire, j’allais vous demander de ne pas l’imprimer, mon Père, et de ne pas le répéter. Louis saurait que ce récit vient de moi. Il serait peiné de cette publicité, à cause de ce qui suivit, et que je vais vous dire. Quoique ses brûlures fussent relativement légères, il dut rester au lit trois semaines, et d’abord avec une forte fièvre. Sa mère et moi nous le veillâmes, à tour de rôle. L’étrange et inexplicable tristesse dont je m’étais étonné, toutes ces vacances, continuait à le dévorer, pendant cette crise. On distingue si bien, au chevet des malades, la part de la douleur physique et celle du trouble moral. S’il existait un matérialiste de bonne foi, je voudrais le mener devant un lit d’agonie. Il verrait une preuve, qui ne peut pas se discuter, de notre double nature : tantôt l’âme sereine dans une chair suppliciée, tantôt l’une et l’autre en proie aux affres, mais quelle différence, et comme on sent deux mondes ! Une nuit, — nous étions à la fin de septembre, et il faisait une de ces tempêtes d’Auvergne qui semblent annoncer un cataclysme universel : des rafales furieuses, une pluie de cataracte et chaude, des éclairs, des coups de tonnerre, de quoi nous jeter dans cet état d’énervement où l’on provoque et où l’on fait des confidences ; — j’osai lui dire : « Louis, qu’est-ce que tu as ? Tu devrais être si heureux, si fier ! C’est si bon d’avoir à offrir à Dieu, quand on paraîtra devant lui, de belles actions comme celle que tu viens d’accomplir. — Je n’aurai rien à offrir à Dieu, me répondit-il douloureusement. Je n’ai pas accompli une belle action ; j’ai voulu mourir. Je suis trop croyant pour me tuer. Ce suicide-là m’était permis. Je l’ai essayé. Il paraît que Dieu veut que je vive. Je vivrai. Mais que c’est dur ! Ah ! mon ami, que c’est dur ! » Et il éclata en sanglots. Une convulsion de désespoir le secouait tout entier. Durant toute notre enfance, je ne l’avais jamais vu pleurer. Pour la première fois, son cœur s’ouvrit. Il me dit que, depuis deux ans, il aimait passionnément une jeune fille. Des circonstances particulières, qu’il me tut, afin de ne me mettre sur aucune piste, évidemment, lui avaient permis de vivre quelque temps dans le même endroit qu’elle. Il avait cru remarquer qu’il l’intéressait. Leur intimité avait grandi, s’était émue, attendrie. Il lui avait avoué qu’il l’aimait. Elle l’aimait aussi. Quand ils s’étaient séparés, ils étaient fiancés, mais en secret. Pour des raisons que Louis m’a tues également, les parents de cette jeune fille auraient eu des objections trop fortes contre ce mariage, à cause d’une disproportion de fortune ou de naissance, je suppose. Je n’en sais rien. Une idylle avait commencé entre eux, cachée et naïve, enivrante et clandestine, avec des billets échangés furtivement, des rendez-vous donnés au passage, à la promenade ou dans des visites, enfin un de ces romans, fervents et chastes, dont nous connaissons le danger, vous et moi, mon Père, puisque nous confessons. Ils attestent pourtant, chez les jeunes gens qui s’y engagent, une haute qualité d’âme. Ce n’est pas votre avis ?

— Oui, s’il n’y avait pas le mensonge, répondit le Bénédictin. Mais il y a le mensonge. Il voulait l’épouser et il lui apprenait à tromper, à mentir à sa mère. Il en faisait cette femme que l’Écriture appelle si bien multivolam. Elle l’a trahi comme fiancée. Elle l’aurait trahi comme épouse.