Copyright © 2022 Simone Weil (domaine public)
Édition : BoD – Books on Demand GmbH, 12/14 rond-point des Champs-Élysées, 75008 Paris.
Impression : BoD - Books on Demand GmbH, Norderstedt, Allemagne.
ISBN : 9782322445530
Dépôt légal : février 2022
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Je n’ai que mépris pour le mortel qui se réchauffe avec des
espérances creuses.
— Sophocle
Le moment depuis longtemps prévu est arrivé, où le capitalisme est sur le point de voir son développement arrêté par des limites infranchissables. De quelque manière que l’on interprète le phénomène de l’accumulation, il est clair que capitalisme signifie essentiellement expansion économique et que l’expansion capitaliste n’est plus loin du moment où elle se heurtera aux limites mêmes de la surface terrestre. Et cependant jamais le socialisme n’a été annoncé par moins de signes précurseurs. Nous sommes dans une période de transition ; mais transition vers quoi ? Nul n’en a la moindre idée. D’autant plus frappante est l’inconsciente sécurité avec laquelle on s’installe dans la transition comme dans un état définitif, au point que les considérations concernant la crise du régime sont passées un peu partout à l’état de lieu commun. Certes, on peut toujours croire que le socialisme viendra après-demain, et faire de cette croyance un devoir ou une vertu ; tant que l’on entendra de jour en jour par après-demain le surlendemain du jour présent, on sera sûr de n’être jamais démenti ; mais un tel état d’esprit se distingue mal de celui des braves gens qui croient, par exemple, au Jugement dernier. Si nous voulons traverser virilement cette sombre époque, nous nous abstiendrons, comme l’Ajax de Sophocle, de nous réchauffer avec des espérances creuses.
Tout au long de l’histoire, des hommes ont lutté, ont souffert et sont morts pour émanciper des opprimés. Leurs efforts, quand ils ne sont pas demeurés vains, n’ont jamais abouti à autre chose qu’à remplacer un régime d’oppression par un autre. Marx, qui en avait fait la remarque, a cru pouvoir établir scientifiquement qu’il en est autrement de nos jours, et que la lutte des opprimés aboutirait à présent à une émancipation véritable, non à une oppression nouvelle. C’est cette idée, demeurée parmi nous comme un article de foi, qu’il serait nécessaire d’examiner à nouveau, à moins de vouloir fermer systématiquement les yeux sur les événements des vingt dernières années. Épargnons-nous les désillusions de ceux qui, ayant lutté pour Liberté, Égalité, Fraternité, se sont trouvés un beau jour avoir obtenu, comme dit Marx, Infanterie, Cavalerie, Artillerie1. Encore ceux-là ont-ils pu tirer quelque enseignement des surprises de l’histoire ; plus triste est le sort de ceux qui ont péri en 1792 ou 93, dans la rue ou aux frontières, dans la persuasion qu’ils payaient de leur vie la liberté du genre humain. Si nous devons périr dans les batailles futures, faisons de notre mieux pour nous préparer à périr avec une vue claire du monde que nous abandonnerons.
La Commune de Paris a donné un exemple, non seulement de la puissance créatrice des masses ouvrières en mouvement, mais aussi de l’incapacité radicale d’un mouvement spontané quand il s’agit de lutter contre une force organisée de répression. Août 1914 a marqué la faillite de l’organisation des masses prolétariennes, sur le terrain politique et syndical, dans les cadres du régime. Dès ce moment, il a fallu abandonner une fois pour toutes l’espérance placée dans ce mode d’organisation non seulement par les réformistes, mais par Engels. En revanche, octobre 1917 vint ouvrir de nouvelles et radieuses perspectives. On avait enfin trouvé le moyen de lier l’action légale à l’action illégale, le travail systématique des militants disciplinés au bouillonnement spontané des masses. Partout dans le monde devaient se former des partis communistes auxquels le parti bolchevik communiquerait son savoir ; ils devaient remplacer la social-démocratie, qualifiée par Rosa2, dès août 1914, de « cadavre puant », et qui n’allait pas tarder à disparaître de la scène de l’histoire ; ils devaient s’emparer du pouvoir à brève échéance. Le régime politique créé spontanément par les ouvriers de Paris en 1871, puis par ceux de Saint-Pétersbourg en 1905, devait s’installer solidement en Russie, et couvrir bientôt la surface du monde civilisé. Certes, l’écrasement de la Révolution russe par une intervention brutale de l’impérialisme étranger pouvait anéantir ces brillantes perspectives ; mais, à moins d’un semblable écrasement, Lénine et Trotsky étaient sûrs d’introduire dans l’histoire précisément cette série de transformations et non pas une autre.
Deutsche Allgemeine Zeitung3