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Édition : BoD – Books on Demand GmbH, 12/ 14 rond-point des Champs-Élysées, 75008 Paris.

Impression : BoD - Books on Demand GmbH, Norderstedt, Allemagne.

ISBN : 9782322445585

Dépôt légal : février 2022

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Sommaire

I
DE LA STRATÉGIE

Le combat est l’instrument de la stratégie pour arriver au but de la guerre. À proprement parler, c’est là l’unique usage que la stratégie ait à faire du combat. Or comme ce sont les forces armées qui livrent le combat et que celui-ci réagit, à son tour, sur les forces armées, la théorie de la stratégie doit nécessairement prendre en considération les forces armées dans leurs principales relations. Elle doit pareillement tenir compte des facultés intellectuelles et morales qui distinguent les forces années, car ce sont là les plus importants facteurs du combat. En procédant ainsi, la théorie enseigne l’unique moyen de calculer les résultats possibles du combat.

La stratégie, disposant de l’instrument qui conduit au but de la guerre, doit nécessairement fixer à l’action militaire l’objectif qui répond à ce but. En d’autres termes, la stratégie fait le plan de guerre ; elle y rattache la série des opérations destinées à le réaliser : elle rédige les projets de campagne, et dispose et échelonne les divers combats. Mais, comme son travail se base sur des hypothèses générales qui souvent sont irréalisables en ce que maintes déterminations particulières ne se laissent ni deviner ni prévoir, il en résulte que la stratégie doit faire campagne, pour être à même de disposer chaque chose à son heure et à sa place, et d’apporter, dans l’ensemble, les incessantes modifications que les circonstances réclament. Il faut, en un mot, que la stratégie mette constamment la main à l’œuvre.

On ne procédait pas ainsi, alors que, selon l’ancienne habitude, on conservait au cabinet la direction générale de l’armée en campagne, ce qui ne saurait être acceptable qu’à la condition que le cabinet restât à une proximité telle des troupes, qu’on le pût, pour ainsi dire, considérer comme le grand quartier général de l’armée.

La théorie doit guider la stratégie dans la conception des plans, ou, pour parler plus rigoureusement, elle doit aider à l’unité des conceptions et faire ressortir tout ce qui peut, plus ou moins, servir de règle ou de principe.

Alors que l’on considère la grande variété et l’extrême importance des objets avec lesquels la guerre est en contact, on comprend que, pour tout embrasser, il faille un rare coup d’œil.

Un général en chef qui, ne faisant ni trop ni trop peu, sait imprimer à la guerre une direction conforme au but qu’il poursuit et aux moyens dont il dispose, donne, en cela, la plus grande preuve de sa valeur. C’est bien moins, en effet, par des procédés d’action dont la nouveauté saute aux yeux, que par les résultats définitivement acquis, que se manifeste la puissance du génie. Ce qu’il faut admirer, c’est l’exacte réalisation d’hypothèses faites dans le silence, c’est l’harmonie d’une direction conçue et poursuivie sans bruit et dont le succès seul révélera toute la portée.

C’est dans le résultat final qu’il faut découvrir les traces de cette harmonie. Chercher le génie autre part, c’est le vouloir découvrir là où on ne le saurait trouver.

Les formes et les moyens que la stratégie emploie sont si simples, si connus par leur application réitérée, que le bon sens ne peut que sourire de toute l’emphase que la critique met souvent à en parler. Que de fois un simple mouvement tournant, cette manœuvre tant de fois répétée, n’a-t-il pas été exalté comme le plus brillant trait du génie ! Que de fois n’a-t-on pas voulu y trouver la preuve d’une perspicacité profonde, voire même d’une science transcendante ! Et que d’aberrations semblables ne trouve-t-on pas dans les livres ! Parfois la critique, allant encore plus loin, élimine absolument de la théorie les forces morales, et, ne tenant plus compte, désormais, que des forces matérielles, réduit tout à quelques proportions mathématiques d’équilibre, de supériorité numérique, de calcul de temps et d’espace, à quelques angles et à quelques lignes géométriques ! S’il ne s’agissait que de ces misères, le problème serait facilement résolu par un élève de l’école primaire.

En somme, il faut en convenir, il ne s’agit ici ni de formules ni de dispositions scientifiques. Les relations qui existent entre les choses matérielles sont toutes très simples. Ce qui est difficile, c’est de se rendre compte des forces morales qui se trouvent en présence. Mais, ici même, ce n’est que dans les plus hautes réglons de la stratégie, alors que celle-ci confine à la politique et à la science gouvernementale, ou, mieux encore, alors qu’elle se confond avec l’une et l’autre, que les grandeurs se multiplient et se compliquent dans leurs rapports ; ce qui exerce, dès lors, bien plus d’influence sur le plus ou moins de puissance à donner à l’action, que sur la forme même dans laquelle il la faut produire. Lorsque, dans la stratégie, c’est la forme qui domine, ainsi que cela à lieu dans les actes isolés de la lutte, c’est un indice que les grandeurs morales en sont réduites à un nombre infime.

Mais, bien que tout soit simple dans la stratégie, tout n’y est pas facile. Dès que l’on a déduit des rapports et de la situation de l’État ce que la guerre doit et peut être, on découvre sans peine la direction qu’il lui faut donner. Poursuivre sagement cette direction, exécuter d’un bout à l’autre le plan conçu, ne s’en jamais laisser détourner par les mille et mille circonstances qui y invitent, voilà, par contre, ce qui exige non seulement une grande force de caractère, mais encore une grande sûreté et une extrême lucidité d’esprit ; et, de mille hommes distingués, les uns par l’intelligence, les autres par la pénétration d’esprit, ceux-ci par la hardiesse, ceux-là par la puissance de volonté, il n’en est peut-être pas un qui réunisse toutes les qualités personnelles dont l’ensemble peut seul élever un commandant d’armée au-dessus de la moyenne générale.

Il paraît étrange, et cependant il est certain pour tous ceux qui ont l’expérience de la guerre, qu’une décision importante exige beaucoup plus de force de volonté dans la stratégie que dans la tactique. Dans la tactique, en effet, l’instantanéité, la rapidité de l’action entraîne tout. Semblable au pilote qui sent que le vaisseau dont il tient la barre est emporté par la tourmente contre laquelle il ne saurait lutter sans le plus redoutable danger, le général en chef ferme l’accès de son esprit aux appréhensions croissantes qui l’assiègent, et, payant d’audace, va résolument de l’avant. Dans la stratégie, où tout ne se produit que bien plus lentement, les appréhensions personnelles et les suggestions extérieures, les projets, les pensées, les objections, de même que les regrets intempestifs, ont un champ bien autrement vaste, et, comme, au contraire de ce qui est réalisable dans la tactique, on ne peut à peine, ici, embrasser et voir personnellement que la moitié des choses, il faut presque tout pressentir ou deviner, et la conviction perd une partie de sa force. Il en résulte qu’alors qu’ils devraient agir, la plupart des généraux en chef restent immobiles, paralysés par de fausses appréhensions.

Jetons, à ce sujet, un coup d’œil sur l’histoire, et laissons-le tomber sur la campagne de 1760 que les marches et les manœuvres du grand Frédéric ont rendue si célèbre, et que la critique signale comme un vrai chef-d’œuvre d’art militaire. Nous y voyons le Roi chercher incessamment à tourner tantôt le flanc droit, tantôt le flanc gauche de Daun. Y a-t-il donc en cela quelque chose de si extraordinaire, et pouvons-nous, sans affectation, y trouver la marque d’une science profonde ? Non, certes. Ce qui, par contre, nous parait admirable dans cette campagne, et ce qui, d’ailleurs, se rencontre dans chacune des trois guerres du grand Roi, c’est la sagesse avec laquelle, poursuivant un grand but et ne disposant que de forces limitées, il ne tenta jamais rien qui fût au-dessus de ses moyens, et cependant précisément assez pour arriver à ses fins.

Son but, dans la campagne de 1760, était d’obtenir des conditions de paix telles, que la possession de la Silésie lui fût définitivement garantie.

Souverain d’un petit État qui ne se distinguait guère des États voisins que par certaines branches administratives, Frédéric n’était pas en situation de devenir un Alexandre, et, s’il eût voulu être un Charles XII, il eût trouvé le même sort que ce dernier. C’est ce qui explique pourquoi, dans la direction de ses guerres, il apporta une constante pondération dans l’emploi des forces dont il disposait, que celles-ci, restant sans cesse en équilibre, se trouvaient toujours en situation de produire, à un moment donné, les plus énergiques efforts, pour, l’instant d’après, rentrer dans le calme, et se plier aux moindres exigences de la politique. C’est en suivant invariablement cette voie, dont l’ambition, la soif de gloire, les idées de vengeance même, ne le purent jamais écarter, que le Roi sortit enfin vainqueur de la lutte.

On ne saurait, en si peu de mots, donner tout son relief à ce côté du génie militaire de Frédéric II. Ce n’est qu’en se rendant un juste compte de la merveilleuse issue de la lutte, ce n’est qu’en suivant la trace des causes qui ont amené ce prodigieux résultat, que l’on arrive à l’absolue conviction que, seule, la profonde pénétration de son esprit a ainsi guidé le Roi à travers tous les écueils.

Ce caractère admirable se retrouve dans toutes les campagnes du grand Frédéric, mais plus particulièrement encore dans celle de 1760. C’est, entre toutes en effet, celle où il sut faire le moins de sacrifices pour tenir tête à un ennemi qui lui était matériellement si supérieur.

Il est facile de former le projet de tourner l’ennemi par sa droite ou par sa gauche ; la pensée, lorsque l’on commande une armée relativement faible, de la tenir sans cesse concentrée, afin d’être partout supérieur à un adversaire qui s’est étendu, l’idée de suppléer à l’infériorité numérique par des mouvements rapides, tout cela est aussi vite trouvé qu’exprimé. La découverte ne saurait donc éveiller notre admiration, et, d’idées si simples, il ne reste qu’à dire qu’elles sont très simples. Ce qu’il faut admirer dans le Roi, c’est l’exact degré de puissance et d’audace que, sans témérité, il sut apporter à l’exécution de ses projets, par suite de la juste appréciation de la situation et du caractère de ses adversaires.

Quel général en chef pourra jamais, en cela, imiter le grand Frédéric ?

Bien longtemps après, des écrivains, témoins oculaires, ne parlaient encore qu’avec effroi de l’imprévoyante insouciance avec laquelle le Roi faisait camper ses troupes, et du danger auquel il s’exposait ainsi. On en pourrait dire autant des marches qu’il faisait exécuter à son armée, sous les yeux, souvent même sous le canon de l’ennemi.

Mais Frédéric ne marchait et ne campait ainsi, que parce qu’il trouvait dans la manière de procéder, dans les formations, le caractère et la responsabilité de Daun, des garanties de sécurité telles, que, quelque hardiesse qu’il apportât à ses prises de camp et à ses marches, il pouvait ne les pas considérer comme téméraires. L’esprit de décision, la hardiesse et la force de volonté du Roi lui permettaient, en effet, d’envisager clairement et sans les redouter, des situations dont on signalait encore le danger trente ans plus tard ! Il est certain que, dans de pareilles circonstances, peu de généraux en chef eussent osé recourir à des moyens stratégiques si simples.

Il est, enfin, un autre genre de difficulté dans l’exécution, d’un ordre et d’une nature tout différents, dont la campagne de 1760 fournit un exemple remarquable. On y voit, en effet, l’armée du Roi continuellement en mouvement. Deux fois (au commencement de juillet et au commencement d’août) elle gagne les derrières de Daun, et, par des chemins de traverse, se porte de l’Elbe en Silésie. Poursuivie par Lasoy, elle doit sans cesse être prête à combattre, ce qui la contraint à se mouvoir invariablement dans un ordre dont la régularité exige une extrême dépense de forces. Bien que trainant avec elle un convoi considérable qui l’alourdit, elle ne pourvoit à son entretien qu’avec les plus grandes difficultés. En Silésie, avant la bataille de Liegnitz, elle exécute, huit jours durant, d’incessantes marches de nuit qui la portent alternativement de la droite à la gauche du front de l’ennemi. Enfin, dans ces efforts prodigieux, elle est soumise aux plus rudes privations !