Copyright © 2022 André Gide
Édition : BoD – Books on Demand GmbH,
12/14 rond-point des Champs-Élysées, 75008 Paris.
Impression : BoD - Books on Demand GmbH, Norderstedt, Allemagne.
ISBN : 9782322435180
Dépot légal : février 2022
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DU JEU DES TAROTS
Où l’on traite de son origine, où on explique ses Allégories, et où l’on fait voir
qu’il est la source de nos Cartes modernes à jouer, etc., etc.

I. — Surprise que causerait la découverte d’un Livre Égyptien

Si l’on entendait annoncer qu’il existe encore de nos jours un Ouvrage des anciens Égyptiens, un de leurs Livres échappé aux flammes qui dévorèrent leurs superbes Bibliothèques, et qui contient leur doctrine la plus pure sur des objets intéressants, chacun serait, sans doute, empressé de connaître un Livre aussi précieux, aussi extraordinaire. Si on ajoutait que ce Livre est très répandu dans une grande partie de l’Europe, que depuis nombre de siècles il y est entre les mains de tout le monde, la surprise irait certainement en croissant : ne serait-elle pas à son comble, si l’on assurait qu’on n’a jamais soupçonné qu’il fût Égyptien, qu’on le possède comme ne le possédant point, que personne n’a jamais cherché à en déchirer une feuille : que le fruit d’une sagesse exquise est regardé comme un amas de figures extravagantes qui ne signifient rien par elles-mêmes ? Ne croirait-on pas qu’on veut s’amuser, se jouer de la crédulité de ses Auditeurs ?

II. — Ce Livre Égyptien existe

Le fait est cependant très vrai : ce Livre Égyptien, seul reste de leurs superbes Bibliothèques, existe de nos jours : il est même si commun, qu’aucun Savant n’à daigné s’en occuper ; personne avant nous n’ayant jamais soupçonné son illustre origine. Ce Livre est composé de LXXVII feuillets ou tableaux, même de LXXVIII, divisés en V classes, qui offrent chacune des objets aussi variés qu’amusants et instructifs : ce Livre est en un mot le JEU des TAROTS, jeu inconnu, il est vrai, à Paris, mais très connu en Italie, en Allemagne, même en Provence, et aussi bizarre par les figures qu’offre chacune de ses cartes, que par leur multitude.

Quelque étendues que soient les Contrées où il est en usage, on n’en était pas plus avancé sur la valeur des figures bizarres qu’il paraît offrir : et telle est son antique origine qu’elle se perdait dans l’obscurité des temps, qu’on ne savait ni où ni quand il avait été inventé, ni le motif qui y avait rassemblé tant de figures extraordinaires, si peu faites ce semble pour marcher de pair, telles qu’il n’offre dans tout son ensemble qu’une énigme que personne n’avait jamais cherché à résoudre.

Ce Jeu a même paru si peu digne d’attention, qu’il n’est jamais entré en ligne de compte dans les vues de ceux de nos Savants qui se sont occupés de l’origine des Cartes : ils n’ont jamais parlé que des Cartes Françaises, ou en usage à Paris, dont l’origine est peu ancienne ; et après en avoir prouvé l’invention moderne, ils ont cru avoir épuisé la matière. C’est qu’en effet on confond sans celle l’établissement d’une connaissance quelconque dans un Pays avec son invention primitive : c’est ce que nous avons déjà fait voir à l’égard de la boussole les Grecs et les Romains eux-mêmes n’ont que trop confondu ces objets, ce qui nous a privé d’une multitude d’origines intéressantes.

Mais la forme, la disposition, l’arrangement de ce Jeu et les figures qu’il offre sont si manifestement allégoriques, et ces allégories sont si conformes à la doctrine civile, philosophique et religieuse des anciens Égyptiens, qu’on ne peut s’empêcher de le reconnaître pour l’ouvrage de ce Peuple de Sages : qu’eus seuls purent en être les Inventeurs, rivaux à cet égard des Indiens qui inventaient le Jeu des Échecs.

DIVISION

Nous ferons voir les allégories qu’offrent les diverses Cartes de ce leu.

Les formules numériques d’après lesquelles il a été composé.

Comment il s’est transmis jusqu’à nous.

Ses rapports avec un Monument Chinois.

Comment en naquirent les Cartes Espagnoles.

Et les rapports de ces dernières avec les Cartes Françaises.

Cet Essai sera suivi d’une Dissertation où l’on établit comment ce Jeu était appliqué à l’art de la Divination : c’est l’ouvrage d’un Officier Général, Gouverneur de Province, qui nous honore de sa bienveillance, et qui a retrouvé dans ce Jeu avec une sagacité très ingénieuse les principes Égyptiens sur l’art de deviner par les Cartes, principes qui distinguèrent les premières Bandes des Égyptiens mal nommés Bohémiens qui se répandirent dans l’Europe, et dont il subsiste encore quelques vestiges dans nos Jeux de Cartes, mais qui y prêtent infiniment moins par leur monotonie et par je petit nombre de leurs figures.

Le Jeu Égyptien, au contraire, était admirable pour cet effet, renfermant en quelque façon l’Univers entier, et les États divers dont la vie de l’Homme est susceptible. Tel était ce Peuple unique et profond, qu’il imprimait au moindre de ses ouvrages le sceau de l’immortalité, et que les autres semblent en quelque sorte se traîner à peine sur ses traces.

ARTICLE I
ALLÉGORIES qu’offrent les Cartes du Jeu de TAROTS

Si ce Jeu qui a toujours été muet pour tous ceux qui le connaissent, s’est développé à nos yeux, ce n’a point été l’effet de quelques profondes méditations, ni de l’envie de débrouiller son chaos : nous n’y pensions pas l’instant avant. Invité il y a quelques années à aller voir une Dame de nos Amies, Madame la C. d’H. qui arrivait d’Allemagne ou de Suisse, nous la trouvâmes occupée à jouer à ce Jeu avec quelques autres Personnes. Nous jouons à un Jeu que vous ne connaissez sûrement pas... Cela se peut ; quel est-il ?... Le Jeu des Tarots...J’ai eu occasion de le voir étant fort jeune, mais je n’en ai aucune idée... C’est une rapsodie des figures les plus bizarres, les plus extravagantes : en voilà une, par exemple ; on eut soin de choisir la plus chargée de figures, et n’ayant aucun rapport à son nom, c’est le Monde : j’y jette les yeux, et aussitôt j’en reconnais l’Allégorie : chacun de quitter son Jeu et de venir voir cette Carte merveilleuse où j’apercevais ce qu’ils n’avaient jamais vu : chacun de m’en montrer une autre : en un quart d’heure le Jeu fut parcouru, expliqué, déclaré Égyptien : et comme ce n’était point le jeu de notre imagination, mais l’effet des rapports choses et sensibles de ce jeu avec tout ce qu’on connait d’idées Égyptiennes, nous nous promîmes bien d’en faire part quelque jour au Public ; persuadés qu’il aurait pour agréable une découverte et un présent de cette nature, un Livre Égyptien échappé à la barbarie, aux ravages du Temps, aux incendies accidentelles et aux volontaires, à l’ignorance plus désastreuse encore.

Effet nécessaire de la forme frivole et légère de ce Livre, qui l’a mis à même de triompher de tous les âges et de passer jusqu’à nous avec une fidélité rare : l’ignorance même dans laquelle on a été jusque ici de ce qu’il représentait, a été un heureux sauf-conduit qui lui a laissé traverser tranquillement tous les Siècles sans qu’on ait pensé à le faire disparaître.

Il était temps de retrouver les Allégories qu’il était destiné à conserver, et de faire voir que chez le Peuple le plus sage, tout jusqu’aux Jeux, était fondé sur l’Allégorie, et que ces Sages savaient changer en amusement les connaissances les plus utiles et n’en faire qu’un Jeu.

Nous l’avons dit, la Jeu des Tarots est composé de LXXVII Cartes, même d’une LXXVIIIe, divisées en Atout et en IV couleurs. Afin que nos Lecteurs puissent nous Cuivre, nous avons fait graver les Atouts ; et l’As de chaque couleur, ce que nous appelions avec les Espagnols, Spadille, Baste, et Ponte.

ATOUTS

Les Atouts au nombre de XXII, représentent en général les Chefs temporels et spirituels de la Société, les Chefs Physiques de l’Agriculture, les Vertus Cardinales, le Mariage, la Mort et la résurrection ou la création, les divers jeux de la fortune, le Sage et le Fou, le Temps qui consume tout, etc. On comprend ainsi d’avance que toutes ces Cartes sont autant de Tableaux allégoriques relatifs à l’ensemble de la vie, et susceptibles d’une infinité de combinaisons. Nous allons les examiner un à un, et tacher de déchiffrer l’allégorie ou l’énigme particulière que chacun d’eux renferme.

N° 0 — Zéro — LE FOU.

On ne peut méconnaître le Fou dans cette Carte, à sa marotte, et à son hoqueton garni de coquillages et de sonnettes : il marche très vite comme un fou qu’il est, portant derrière lui son petit paquet, et s’imaginant échapper par-là à un Tigre qui lui mord la croupe : quant au sac, il est l’emblème de ses fautes qu’il ne voudrait pas voir ; et ce Tigre, celui de ses remords qui le suivent galopant, et qui sautent en croupe derrière lui.

Cette belle idée qu’Horace a si bien encadrée dans de l’or, n’était donc pas de lui, elle n’avait pas échappé aux Égyptiens : c’était une idée vulgaire, un lieu commun ; mais prise dans la Nature toujours vraie, et présentée avec toutes les grâces dont elle est susceptible, cet agréable et sage Poète semblait l’avoir tirée de son profond jugement.

Quant à cet Atout, nous l’appelons ZÉRO, quoiqu’on le place dans le jeu après le XXI, parce qu’il ne compte point quand il est seul, et qu’il n’a de valeur que celle qu’il donne aux autres, précisément comme notre zéro montrant ainsi que rien n’exile sans sa folie.

N° I. — LE JOUEUR DE GOBELETS, OU BATELEUR