LA mort, dict-on, nous acquitte de toutes nos obligations. J’en sçay qui l’ont prins en diverse façon. Henry septiesme Roy d’Angleterre fit composition avec Dom Philippe fils de l’Empereur Maximilian, ou pour le confronter plus honnorablement, pere de l’Empereur Charles cinquiesme, que ledict Philippe remettoit entre ses mains le Duc de Suffolc de la Rose blanche, son ennemy, lequel s’en estoit fuy et retiré au pays bas, moyennant qu’il promettoit de n’attenter rien sur la vie dudict Duc : toutesfois venant à mourir, il commanda par son testament à son fils, de le faire mourir, soudain apres qu’il seroit decedé.
Dernierement en cette tragedie que le Duc d’Albe nous fit voir à Bruxelles és Contes de Horne et d’Aiguemond, il y eut tout plein de choses remerquables : et entre autres que ledict Comte d’Aiguemond, soubs la foy et asseurance duquel le Comte de Horne s’estoit venu rendre au Duc d’Albe, requit avec grande instance, qu’on le fist mourir le premier : affin que sa mort l’affranchist de l’obligation qu’il avoit audict Comte de Horne. Il semble que la mort n’ayt point deschargé le premier de sa foy donnee, et que le second en estoit quitte, mesmes sans mourir. Nous ne pouvons estre tenus au delà de nos forces et de nos moyens. A cette cause, par ce que les effects et executions ne sont aucunement en nostre puissance, et qu’il n’y a rien en bon escient en nostre puissance, que la volonté : en celle là se fondent par necessité et s’establissent toutes les reigles du devoir de l’homme. Par ainsi le Comte d’Aiguemond tenant son ame et volonté endebtee à sa promesse, bien que la puissance de l’effectuer ne fust pas en ses mains, estoit sans doute absous de son devoir, quand il eust survescu le Comte de Horne. Mais le Roy d’Angleterre faillant à sa parolle par son intention, ne se peut excuser pour avoir retardé jusques apres sa mort l’execution de sa desloyauté : Non plus que le masson de Herodote, lequel ayant loyallement conservé durant sa vie le secret des thresors du Roy d’Egypte son maistre, mourant les descouvrit à ses enfans.
J’ay veu plusieurs de mon temps convaincus par leur conscience retenir de l’autruy, se disposer à y satisfaire par leur testament et apres leur decés. Ils ne font rien qui vaille. Ny de prendre terme à chose si presante, ny de vouloir restablir une injure avec si peu de leur ressentiment et interest. Ils doivent du plus leur. Et d’autant qu’ils payent plus poisamment, et incommodéement : d’autant en est leur satisfaction plus juste et meritoire. La penitence demande à charger.
Ceux la font encore pis, qui reservent la declaration de quelque haineuse volonté envers le proche à leur derniere volonté, l’ayants cachee pendant la vie. Et monstrent avoir peu de soin du propre honneur, irritans l’offencé à l’encontre de leur memoire : et moins de leur conscience, n’ayants pour le respect de la mort mesme, sceu faire mourir leur maltalent : et en estendant la vie outre la leur. Iniques juges, qui remettent à juger alors qu’ils n’ont plus cognoissance de cause.
Je me garderay, si je puis, que ma mort die chose, que ma vie n’ayt premierement dit et apertement.
PERSONNE n’est exempt de dire des fadaises : le malheur est, de les dire curieusement :
Næ iste magno conatu magnas nugas dixerit.
Cela ne me touche pas ; les miennes m’eschappent aussi nonchallamment qu’elles le valent : D’où bien leur prend : Je les quitterois soudain, à peu de coust qu’il y eust : Et ne les achette, ny ne les vends, que ce qu’elles poisent : Je parle au papier, comme je parle au premier que je rencontre : Qu’il soit vray, voicy dequoy.
A qui ne doit estre la perfidie detestable, puis que Tybere la refusa à si grand interest ? On luy manda d’Allemaigne, que s’il le trouvoit bon, on le defferoit d’Ariminius par poison. C’estoit le plus puissant ennemy que les Romains eussent, qui les avoit si vilainement traictez soubs Varus, et qui seul empeschoit l’accroissement de sa domination en ces contrees là. Il fit responce, que le peuple Romain avoit accoustumé de se venger de ses ennemis par voye ouverte, les armes en main, non par fraude et en cachette : il quitta l’utile pour l’honeste. C’estoit (me direz vous) un affronteur. Je le croy : ce n’est pas grand miracle, à gens de sa profession. Mais la confession de la vertu, ne porte pas moins en la bouche de celuy qui la hayt : d’autant que la verité la luy arrache par force, et que s’il ne la veult recevoir en soy, aumoins il s’en couvre, pour s’en parer.
Nostre bastiment et public et privé, est plein d’imperfection : mais il n’y a rien d’inutile en nature, non pas l’inutilité mesmes, rien ne s’est ingeré en cet univers, qui n’y tienne place opportune. Nostre estre est simenté de qualitez maladives : l’ambition, la jalousie, l’envie, la vengeance, la superstition, le desespoir, logent en nous, d’une si naturelle possession, que l’image s’en recognoist aussi aux bestes : Voire et la cruauté, vice si desnaturé : car au milieu de la compassion, nous sentons au dedans, je ne sçay quelle aigre-douce poincte de volupté maligne, à voir souffrir autruy : et les enfans la sentent :
Suave mari magno turbantibus æquora ventis,
E terra magnum alterius spectare laborem.
Desquelles qualitez, qui osteroit les semences en l’homme, destruiroit les fondamentales conditions de nostre vie : De mesme, en toute police : il y a des offices necessaires, non seulement abjects, mais encores vicieux : Les vices y trouvent leur rang, et s’employent à la cousture de nostre liaison : comme les venins à la conservation de nostre santé. S’ils deviennent excusables, d’autant qu’ils nous font besoing, et que la necessité commune efface leur vraye qualité : il faut laisser jouer cette partie, aux citoyens plus vigoureux, et moins craintifs, qui sacrifient leur honneur et leur conscience, comme ces autres anciens sacrifierent leur vie, pour le salut de leur pays : Nous autres plus foibles prenons des rolles et plus aysez et moins hazardeux : Le bien public requiert qu’on trahisse, et qu’on mente, et qu’on massacre : resignons cette commission à gens plus obeissans et plus soupples.
Certes j’ay eu souvent despit, de voir des juges, attirer par fraude et fauces esperances de faveur ou pardon, le criminel à descouvrir son fait, et y employer la piperie et l’impudence : Il serviroit bien à la justice, et à Platon mesme, qui favorise cet usage, de me fournir d’autres moyens plus selon moy. C’est une justice malicieuse : et ne l’estime pas moins blessee par soymesme, que par autruy. Je respondy, n’y a pas long temps, qu’à peine trahirois-je le Prince pour un particulier, qui serois tres-marry de trahir aucun particulier, pour le Prince : Et ne hay pas seulement à piper, mais je hay aussi qu’on se pipe en moy : je n’y veux pas seulement fournir de matiere et d’occasion.
En ce peu que j’ay eu à negocier entre nos Princes, en ces divisions, et subdivisions, qui nous deschirent aujourd’huy : j’ay curieusement evité, qu’ils se mesprinssent en moy, et s’enferrassent en mon masque. Les gens du mestier se tiennent les plus couverts, et se presentent et contrefont les plus moyens, et les plus voysins qu’ils peuvent : moy, je m’offre par mes opinions les plus vives, et par la forme plus mienne : Tendre negotiateur et novice : qui ayme mieux faillir à l’affaire, qu’à moy. C’a esté pourtant jusques à cette heure, avec tel heur, (car certes fortune y a la principalle part) que peu ont passé demain à autre, avec moins de soupçon, plus de faveur et de privauté. J’ay une façon ouverte, aisee à s’insinuer, et à se donner credit, aux premieres accointances. La naifveté et la verité pure, en quelque siecle que ce soit, trouvent encore leur opportunité et leur mise. Et puis de ceux-là est la liberté peu suspecte, et peu odieuse, qui besongnent sans aucun leur interest : Et peuvent veritablement employer la responce de Hipperides aux Atheniens, se plaignans de l’aspreté de son parler : Messieurs, ne considerez pas si je suis libre, mais si je le suis, sans rien prendre, et sans amender par là mes affaires. Ma liberté m’a aussi aiséement deschargé du soupçon de faintise, par sa vigueur (n’espargnant rien à dire pour poisant et cuisant qu’il fust : je n’eusse peu dire pis absent) et en ce, qu’elle a une montre apparente de simplesse et de nonchalance : Je ne pretens autre fruict en agissant, que d’agir, et n’y attache longues suittes et propositions : Chasque action fait particulierement son jeu : porte s’il peut.
Au demeurant, je ne suis pressé de passion, ou hayneuse, ou amoureuse, envers les grands : ny n’ay ma volonté garrotee d’offence, ou d’obligation particuliere. Je regarde nos Roys d’une affection simplement legitime et civile, ny emeuë ny demeuë par interest privé, dequoy je me sçay bon gré. La cause generale et juste ne m’attache non plus, que moderément et sans fiévre. Je ne suis pas subjet à ces hypoteques et engagemens penetrans et intimes : La colere et la hayne sont au delà du devoir de la justice : et sont passions servans seulement à ceux, qui ne tiennent pas assez à leur devoir, par la raison simple : Utatur motu animi, qui uti ratione non potest. Toutes intentions legitimes sont d’elles mesmes temperees : sinon, elles s’alterent en seditieuses et illegitimes. C’est ce qui me faict marcher par tout, la teste haute, le visage, et le coeur ouvert.
A la verité, et ne crains point de l’advouer, je porterois facilement au besoing, une chandelle à Sainct Michel, l’autre à son serpent, suivant le dessein de la vieille : Je suivray le bon party jusques au feu, mais exclusivement si je puis : Que Montaigne s’engouffre quant et la ruyne publique, si besoing est : mais s’il n’est pas besoing, je sçauray bon gré à la fortune qu’il se sauve : et autant que mon devoir me donne de corde, je l’employe à sa conservation. Fut-ce pas Atticus, lequel se tenant au juste party, et au party qui perdit, se sauva par sa moderation, en cet universel naufrage du monde, parmy tant de mutations et diversitez ?
Aux hommes, comme luy privez, il est plus aisé : Et en telle sorte de besongne, je trouve qu’on peut justement n’estre pas ambitieux à s’ingerer et convier soymesmes : De se tenir chancelant et mestis, de tenir son affection immobile, et sans inclination aux troubles de son pays, et en une division publique, je ne le trouve ny beau, ny honneste : Ea non media, sed nulla via est, velut eventum expectantium, quo fortunæ consilia sua applicent.
Cela peut estre permis envers les affaires des voysins : et Gelon tyran de Syracuse, suspendoit ainsi son inclination en la guerre des Barbares contre les Grecs ; tenant une Ambassade à Delphes, avec des presents pour estre en eschauguette, à veoir de quel costé tomberoit la fortune, et prendre l’occasion à poinct, pour le concilier aux victorieux. Ce seroit une espece de trahison, de le faire aux propres et domestiques affaires, ausquels necessairement il faut prendre party : mais de ne s’embesongner point, à homme qui n’a ny charge, ny commandement exprez qui le presse, je le trouve plus excusable (et si ne practique pour moy cette excuse) qu’aux guerres estrangeres : desquelles pourtant, selon nos loix, ne s’empesche qui ne veut. Toutesfois ceux encore qui s’y engagent tout à faict, le peuvent, avec tel ordre et attrempance, que l’orage debvra couler par dessus leur teste, sans offence. N’avions nous pas raison de l’esperer ainsi du feu Evesque d’Orleans, sieur de Morvilliers ? Et j’en cognois entre ceux qui y ouvrent valeureusement à cette heure, de moeurs ou si equables, ou si douces, qu’ils seront, pour demeurer debout, quelque injurieuse mutation et cheute que le ciel nous appreste. Je tiens que c’est aux Roys proprement, de s’animer contre les Roys : et me moque de ces esprits, qui de gayeté de coeur se presentent à querelles si disproportionnees : Car on ne prend pas querelle particuliere avec un prince, pour marcher contre luy ouvertement et courageusement, pour son honneur, et selon son devoir : s’il n’aime un tel personnage, il fait mieux, il l’estime. Et notamment la cause des loix, et defence de l’ancien estat, a tousjours cela, que ceux mesmes qui pour leur dessein particulier le troublent, en excusent les defenseurs, s’ils ne les honorent.
Mais il ne faut pas appeller devoir, comme nous faisons tous les jours, une aigreur et une intestine aspreté, qui naist de l’interest et passion privee, ny courage, une conduitte traistresse et malitieuse. Ils nomment zele, leur propension vers la malignité, et violence : Ce n’est pas la cause qui les eschauffe, c’est leur interest : Ils attisent la guerre, non par ce qu’elle est juste, mais par ce que c’est guerre.
Rien n’empesche qu’on ne se puisse comporter commodément entre des hommes qui se sont ennemis, et loyalement : conduisez vous y d’une, sinon par tout esgale affection (car elle peut souffrir differentes mesures) au moins temperee, et qui ne vous engage tant à l’un, qu’il puisse tout requerir de vous : Et vous contentez aussi d’une moienne mesure de leur grace : et de couler en eau trouble, sans y vouloir pescher.
L’autre maniere de s’offrir de toute sa force aux uns et aux autres, a encore moins de prudence que de conscience. Celuy envers qui vous en trahissez un, duquel vous estes pareillement bien venu : sçait-il pas, que de soy vous en faites autant à son tour ? Il vous tient pour un meschant homme : ce pendant il vous oit, et tire de vous, et fait ses affaires de vostre desloyauté : Car les hommes doubles sont utiles, en ce qu’ils apportent : mais il se faut garder, qu’ils n’emportent que le moins qu’on peut.
Je ne dis rien à l’un, que je ne puisse dire à l’autre, à son heure, l’accent seulement un peu changé : et ne rapporte que les choses ou indifferentes, ou cogneuës, ou qui servent en commun. Il n’y a point d’utilité, pour laquelle je me permette de leur mentir. Ce qui a esté fié à mon silence, je le cele religieusement : mais je prens à celer le moins que je puis : C’est une importune garde, du secret des Princes, à qui n’en a que faire. Je presente volontiers ce marché, qu’ils me fient peu : mais qu’ils se fient hardiment, de ce que je leur apporte : J’en ay tousjours plus sceu que je n’ay voulu.
Un parler ouvert, ouvre un autre parler, et le tire hors, comme fait le vin et l’amour.
Philippides respondit sagement à mon gré, au Roy Lysimachus, qui luy disoit, Que veux-tu que je te communique de mes biens ? Ce que tu voudras, pourveu que ce ne soit de tes secrets. Je voy que chacun se mutine, si on luy cache le fonds des affaires ausquels on l’employe, et si on luy en a desrobé quelque arriere-sens : Pour moy, je suis content qu’on ne m’en die non plus, qu’on veut que j’en mette en besoigne : et ne desire pas, que ma science outrepasse et contraigne ma parole. Si je dois servir d’instrument de tromperie, que ce soit aumoins sauve ma conscience. Je ne veux estre tenu serviteur, ny si affectionné, ny si loyal, qu’on me treuve bon à trahir personne. Qui est infidelle à soymesme, l’est excusablement à son maistre.
Mais ce sont Princes, qui n’acceptent pas les hommes à moytié, et mesprisent les services limitez et conditionnez. Il n’y a remede : je leur dis franchement mes bornes : car esclave, je ne le doibs estre que de la raison, encore n’en puis-je bien venir à bout. Et eux aussi ont tort, d’exiger d’un homme libre, telle subjection à leur service, et telle obligation, que de celuy, qu’ils ont faict et achetté : ou duquel la fortune tient particulierement et expressement à la leur. Les loix m’ont osté de grand peine, elles m’ont choisi party, et donné un maistre : toute autre superiorité et obligation doibt estre relative à celle-là, et retranchee. Si n’est-ce pas à dire, quand mon affection me porteroit autrement, qu’incontinent j’y portasse la main : la volonté et les desirs se font loy eux mesmes, les actions ont à la recevoir de l’ordonnance publique.
Tout ce mien proceder, est un peu bien dissonant à nos formes : ce ne seroit pas pour produire grands effets, ny pour y durer : l’innocence mesme ne sçauroit à cette heure ny negotier sans dissimulation, ny marchander sans menterie. Aussi ne sont aucunement de mon gibier, les occupations publiques : ce que ma profession en requiert, je l’y fournis, en la forme que je puis la plus privee. Enfant, on m’y plongea jusques aux oreilles, et il succedoit : si m’en desprins je de belle heure. J’ay souvent dépuis évité de m’en mesler, rarement accepté, jamais requis, tenant le dos tourné à l’ambition : mais sinon comme les tireurs d’aviron, qui s’avancent ainsin à reculons : tellement toutesfois, que de ne m’y estre poinct embarqué, j’en suis moins obligé à ma resolution, qu’à ma bonne fortune. Car il y a des voyes moins ennemyes de mon goust, et plus conformes à ma portee, par lesquelles si elle m’eust appellé autrefois au service public, et à mon avancement vers le credit du monde, je sçay que j’eusse passé par dessus la raison de mes discours, pour la suyvre.
Ceux qui disent communement contre ma profession, que ce que j’appelle franchise, simplesse, et naifveté, en mes moeurs, c’est art et finesse : et plustost prudence, que bonté : industrie, que nature : bon sens, que bon heur : me font plus d’honneur qu’ils ne m’en ostent. Mais certes ils font ma finesse trop fine. Et qui m’aura suyvi et espié de pres, je luy donray gaigné, s’il ne confesse, qu’il n’y a point de regle en leur escole, qui sçeust rapporter ce naturel mouvement, et maintenir une apparence de liberté, et de licence, si pareille, et inflexible, parmy des routes si tortues et diverses : et que toute leur attention et engin, ne les y sçauroit conduire. La voye de la verité est une et simple, celle du profit particulier, et de la commodité des affaires, qu’on a en charge, double, inegale, et fortuite. J’ay veu souvent en usage, ces libertez contrefaites, et artificielles, mais le plus souvent, sans succez. Elles sentent volontiers leur asne d’Esope : lequel par emulation du chien, vint à se jetter tout gayement, à deux pieds, sur les espaules de son maistre : mais autant que le chien recevoit de caresses, de pareille feste, le pauvre asne, en reçeut deux fois autant de bastonnades. Id maximè quemque decet, quod est cujusque suum maximè. Je ne veux pas priver la tromperie de son rang, ce seroit mal entendre le monde : je sçay qu’elle a servy souvent profitablement, et qu’elle maintient et nourrit la plus part des vacations des hommes. Il y a des vices legitimes, comme plusieurs actions, ou bonnes, ou excusables, illegitimes.
La justice en soy, naturelle et universelle, est autrement reglee, et plus noblement, que n’est cette autre justice speciale, nationale, contrainte au besoing de nos polices : Veri juris germanæque justitiæ solidam et expressam effigiem nullam tenemus : umbra et imaginibus utimur. Si que le sage Dandamys, oyant reciter les vies de Socrates, Pythagoras, Diogenes, les jugea grands personnages en toute autre chose, mais trop asservis à la reverence des loix : Pour lesquelles auctoriser, et seconder, la vraye vertu a beaucoup à se desmettre de sa vigueur originelle : et non seulement par leur permission, plusieurs actions vitieuses ont lieu, mais encores à leur suasion. Ex Senatusconsultis plebisque scitis scelera exercentur. Je suy le langage commun, qui fait difference entre les choses utiles, et les honnestes : si que d’aucunes actions naturelles, non seulement utiles, mais necessaires, il les nomme deshonnestes et sales.
Mais continuons nostre exemple de la trahison : Deux pretendans au royaume de Thrace, estoient tombez en debat de leurs droicts, l’Empereur les empescha de venir aux armes : mais l’un d’eux, sous couleur de conduire un accord amiable, par leur entreveuë, ayant assigné son compagnon, pour le festoyer en sa maison, le fit emprisonner et tuer. La justice requeroit, que les Romains eussent raison de ce forfaict : la difficulté en empeschoit les voyes ordinaires. Ce qu’ils ne peurent legitimement, sans guerre, et sans hazard, ils entreprindrent de le faire par trahison : ce qu’ils ne peurent honnestement, ils le firent utilement. A quoy se trouva propre un Pomponius Flaccus : Cettuy-cy, soubs feintes parolles, et asseurances, ayant attiré cest homme dans ses rets : au lieu de l’honneur et faveur qu’il luy promettoit, l’envoya pieds et poings liez à Romme. Un traistre y trahit l’autre, contre l’usage commun : Car ils sont pleins de deffiance, et est mal-aisé de les surprendre par leur art : tesmoing la poisante experience, que nous venons d’en sentir.
Sera Pomponius Flaccus qui voudra, et en est assez qui le voudront : Quant à moy, et ma parolle et ma foy, sont, comme le demeurant, pieces de ce commun corps : le meilleur effect, c’est le service public : je tiens cela pour presupposé. Mais comme si on me commandoit, que je prinse la charge du Palais, et des plaids, je respondroy, Je n’y entens rien : ou la charge de conducteur de pionniers, je diroy, Je suis appellé á un rolle plus digne : de mesmes, qui me voudroit employer, à mentir, à trahir, et à me parjurer, pour quelque service notable, non que d’assassiner ou empoisonner : je diroy, Si j’ay volé ou desrobé quelqu’un, envoyez moy plustost en gallere.
Car il est loysible à un homme d’honneur, de parler ainsi que firent les Lacedemoniens, ayants esté deffaicts par Antipater, sur le poinct de leurs accords : Vous nous pouvez commander des charges poisantes et dommageables, autant qu’il vous plaira : mais de honteuses, et deshonnestes, vous perdrez vostre temps de nous en commander. Chacun doit avoir juré à soy mesme, ce que les Roys d’Ægypte faisoient solennellement jurer à leurs juges, qu’ils ne se desvoyeroient de leur conscience, pour quelque commandement qu’eux mesmes leur en fissent. A telles commissions il y a note evidente d’ignominie, et de condemnation. Et qui vous la donne, vous accuse, et vous la donne, si vous l’entendez bien, en charge et en peine. Autant que les affaires publiques s’amendent de vostre exploict, autant s’en empirent les vostres : vous y faictes d’autant pis, que mieux vous y faictes. Et ne sera pas nouveau, ny à l’avanture sans quelque air de Justice, que celuy mesmes vous ruïne, qui vous aura mis en besongne. Si la trahison doit estre en quelque cas excusable : lors seulement elle l’est, qu’elle s’employe à chastier et trahir la trahison.
Il se trouve assez de perfidies, non seulement refusees, mais punies, par ceux en faveur desquels elles avoient esté entreprises. Qui ne sçait la sentence de Fabritius, à l’encontre du Medecin de Pyrrhus ? Mais cecy encore se trouve : que tel l’a commandee, qui par apres l’a vengee rigoureusement, sur celuy qu’il y avoit employé : refusant un credit et pouvoir si effrené, et desadvouant un servage et une obeïssance si abandonnee, et si lasche.
Jaropelc Duc de Russie, practiqua un gentilhomme de Hongrie, pour trahir le Roy de Poulongne Boleslaus, en le faisant mourir, ou donnant aux Russiens moyen de luy faire quelque notable dommage. Cettuy-cy s’y porta en galandhomme : s’addonna plus que devant au service de ce Roy, obtint d’estre de son conseil, et de ses plus feaux. Avec ces advantages, et choisissant à point l’opportunité de l’absence de son maistre, il trahit aux Russiens Visilicie, grande et riche cité : qui fut entierement saccagee, et arse par eux, avec occision totale, non seulement des habitans d’icelle, de tout sexe et aage, mais de grand nombre de noblesse de là autour, qu’il y avoit assemblé à ces fins. Jaropelc assouvy de sa vengeance, et de son courroux, qui pourtant n’estoit pas sans tiltre, (car Boleslaus l’avoit fort offencé, et en pareille conduitte) et saoul du fruict de cette trahison, venant à en considerer la laideur nuë et seule, et la regarder d’une veuë saine, et non plus troublee par sa passion, la print à un tel remors, et contrecoeur, qu’il en fit crever les yeux, et couper la langue, et les parties honteuses, à son executeur.
Antigonus persuada les soldats Argyraspides, de luy trahir Eumenes, leur capitaine general, son adversaire. Mais l’eut-il faict tuer, apres qu’ils le luy eurent livré, il desira luy mesme estre commissaire de la justice divine, pour le chastiement d’un forfaict si detestable : et les consigna entre les mains du gouverneur de la Province, luy donnant tres-expres commandement, de les perdre, et mettre à male fin, en quelque maniere que ce fust. Tellement que de ce grand nombre qu’ils estoient, aucun ne vit onques puis, l’air de Macedoine. Mieux il en avoit esté servy, d’autant le jugea il avoir esté plus meschamment et punissablement.
L’esclave qui trahit la cachette de P. Sulpicius son maistre, fut mis en liberté, suivant la promesse de la proscription de Sylla : Mais suivant la promesse de la raison publique, tout libre, il fut precipité du roc Tarpeien. Et nostre Roy Clovis, au lieu des armes d’or qu’il leur avoit promis, fit pendre les trois serviteurs de Cannacre, apres qu’ils luy eurent trahy leur maistre, à quoy il les avoit pratiquez. Ils les font pendre avec la bourse de leur payement au col. Ayant satisfaict à leur seconde foy, et speciale, ils satisfont à la generale et premiere. Mahomed second, se voulant deffaire de son frere, pour la jalousie de la domination, suivant le stile de leur race, y employa l’un de ses officiers : qui le suffoqua, l’engorgeant de quantité d’eau, prinse trop à coup. Cela faict, il livra, pour l’expiation de ce meurtre, le meurtrier entre les mains de la mere du trespassé (car ils n’estoient freres que de pere elle, en sa presence, ouvrit à ce meurtrier l’estomach : et tout chaudement de ses mains, fouillant et arrachant son coeur, le jetta manger aux chiens.
Et à ceux mesmes qui ne valent rien, il est si doux, ayant tiré l’usage d’une action vicieuse, y pouvoir hormais coudre en toute seureté, quelque traict de bonté, et de justice : comme par compensation, et correction conscientieuse.
Joint qu’ils regardent les ministres de tels horribles malefices, comme gents, qui les leur reprochent : et cherchent par leur mort d’estouffer la cognoissance et tesmoignage de telles menees.
Or si par fortune on vous en recompence, pour ne frustrer la necessité publique, de cet extreme et desesperé remede : celuy qui le fait, ne laisse pas de vous tenir, s’il ne l’est luymesme, pour un homme maudit et execrable : Et vous tient plus traistre, que ne faict celuy, contre qui vous l’estes : car il touche la malignité de vostre courage, par voz mains, sans desadveu, sans object. Mais il vous employe, tout ainsi qu’on faict les hommes perdus, aux executions de la haute justice : charge autant utile, comme elle est peu honneste. Outre la vilité de telles commissions, il y a de la prostitution de conscience. La fille à Sejanus ne pouvant estre punie à mort, en certaine forme de jugement à Rome, d’autant qu’elle estoit Vierge, fut, pour donner passage aux loix, forcee par le bourreau, avant qu’il l’estranglast : Non sa main seulement, mais son ame, est esclave à la commodité publique.
Quand le premier Amurath, pour aigrir la punition contre ses subjects, qui avoient donné support à la parricide rebellion de son fils, ordonna, que leurs plus proches parents presteroient la main à cette execution : je trouve tres-honeste à aucuns d’iceux, d’avoir choisi plustost, d’estre injustement tenus coulpables du parricide d’un autre, que de servir la justice de leur propre parricide. Et où en quelques bicoques forcees de mon temps, j’ay veu des coquins, pour garantir leur vie, accepter de pendre leurs amis et consorts, je les ay tenus de pire condition que les pendus. On dit que Vuitolde Prince de Lituanie, introduisit en cette nation, que le criminel condamné à mort, eust luy mesme de sa main, à se deffaire : trouvant estrange, qu’un tiers innocent de la faute, fust employé et chargé d’un homicide.
Le Prince, quand une urgente circonstance, et quelque impetueux et inopiné accident, du besoing de son estat, luy fait gauchir sa parolle et sa foy, ou autrement le jette hors de son devoir ordinaire, doibt attribuer cette necessité, à un coup de la verge divine : Vice n’est-ce pas, car il a quitté sa raison, à une plus universelle et puissante raison : mais certes c’est malheur. De maniere qu’à quelqu’un qui me demandoit : Quel remede ? nul remede, fis-je, s’il fut veritablement gehenné entre ces deux extremes (sed videat ne quæratur latebra perjurio) il le falloit faire : mais s’il le fit, sans regret, s’il ne luy greva de le faire, c’est signe que sa conscience est en mauvais termes.
Quand il s’en trouveroit quelqu’un de si tendre conscience, à qui nulle guarison ne semblast digne d’un si poisant remede, je ne l’en estimeroy pas moins. Il ne se sçauroit perdre plus excusablement et decemment. Nous ne pouvons pas tout. Ainsi comme ainsi nous faut-il souvent, comme à la derniere anchre, remettre la protection de nostre vaisseau à la pure conduitte du ciel. A quelle plus juste necessité se reserve il ? Que luy est-il moins possible à faire que ce qu’il ne peut faire, qu’aux despens de sa foy et de son honneur ? choses, qui à l’aventure luy doivent estre plus cheres que son propre salut, et que le salut de son peuple Quand les bras croisez il appellera Dieu simplement à son aide, n’aura-il pas à esperer, que la divine bonté n’est pour refuser la faveur de sa main extraordinaire à une main pure et juste ?
Ce sont dangereux exemples, rares, et maladifves exceptions, à nos regles naturelles : il y faut ceder, mais avec grande moderation et circonspection. Aucune utilité privee, n’est digne pour laquelle nous façions cest effort à nostre conscience : la publique bien, lors qu’elle est et tres-apparente, et tres-importante.
Timoleon se garantit à propos, de l’estrangeté de son exploit, par les larmes qu’il rendit, se souvenant que c’estoit d’une main fraternelle qu’il avoit tué le tyran. Et cela pinça justement sa conscience, qu’il eust esté necessité d’achetter l’utilité publique, à tel prix de l’honnesteté de ses moeurs. Le Senat mesme delivré de servitude par son moyen, n’osa rondement decider d’un si haut faict, et deschiré en deux si poisants et contraires visages. Mais les Syracusains ayans tout à point, à l’heure mesme, envoyé requerir les Corinthiens de leur protection, et d’un chef digne de restablir leur ville en sa premiere dignité, et nettoyer la Sicile de plusieurs tyranneaux, qui l’oppressoient : il y deputa Timoleon, avec cette nouvelle deffaitte et declaration : Que selon qu’il se porteroit bien ou mal en sa charge, leur arrest prendroit party, à la faveur du liberateur de son païs, ou à la desfaveur du meurtrier de son frere. Cette fantastique conclusion, a quelque excuse, sur le danger de l’exemple et importance d’un faict si divers. Et feirent bien, d’en descharger leur jugement, ou de l’appuier ailleurs, et en des considerations tierces. Or les deportements de Timoleon en ce voyage rendirent bien tost sa cause plus claire, tant il s’y porta dignement et vertueusement, en toutes façons. Et le bon heur qui l’accompagna aux aspretez qu’il eut à vaincre en cette noble besongne, sembla luy estre envoyé par les Dieux conspirants et favorables à sa justification.
La fin de cettuy cy est excusable, si aucune le pouvoit estre. Mais le profit de l’augmentation du revenu publique, qui servit de pretexte au Senat Romain à cette orde conclusion, que je m’en vay reciter, n’est pas assez fort pour mettre à garand une telle injustice. Certaines citez s’estoient rachetees à prix d’argent, et remises en liberté, avec l’ordonnance et permission du Senat, des mains de L. Sylla. La chose estant tombee en nouveau jugement, le Senat les condamna à estre taillables comme auparavant : et que l’argent qu’elles avoyent employé pour se rachetter, demeureroit perdu pour elles. Les guerres civiles produisent souvent ces vilains exemples : Que nous punissons les privez, de ce qu’ils nous ont creu, quand nous estions autres. Et un mesme magistrat fait porter la peine de son changement, à qui n’en peut mais. Le maistre foitte son disciple de docilité, et la guide son aveugle : Horrible image de justice. Il y a des regles en la philosophie et faulses et molles. L’exemple qu’on nous propose, pour faire prevaloir l’utilité privee, à la foy donnee, ne reçoit pas assez de poids par la circonstance qu’ils y meslent. Des voleurs vous ont prins, ils vous ont remis en liberté, ayans tiré de vous serment du paiement de certaine somme. On a tort de dire, qu’un homme de bien, sera quitte de sa foy, sans payer, estant hors de leurs mains. Il n’en est rien. Ce que la crainte m’a fait une fois vouloir, je suis tenu de le vouloir encore sans crainte. Et quand elle n’aura forcé que ma langue, sans la volonté : encore suis je tenu de faire la maille bonne de ma parole. Pour moy, quand par fois ell’a inconsiderément devancé ma pensee, j’ay faict conscience de la desadvoüer pourtant. Autrement de degré en degré, nous viendrons à abolir tout le droit qu’un tiers prend de noz promesses. Quasi vero forti viro vis possit adhiberi. En cecy seulement a loy, l’interest privé, de nous excuser de faillir à nostre promesse, si nous avons promis chose meschante, et inique de soy. Car le droit de la vertu doibt prevaloir le droit de nostre obligation.
J’ay autrefois logé Epaminondas au premier rang des hommes excellens : et ne m’en desdy pas. Jusques où montoit-il la consideration de son particulier devoir ? qui ne tua jamais homme qu’il eust vaincu : qui pour ce bien inestimable, de rendre la liberté à son païs, faisoit conscience de tuer un Tyran, ou ses complices, sans les formes de la justice : et qui jugeoit meschant homme, quelque bon Citoyen qu’il fust, celuy qui entre les ennemis, et en la bataille, n’espargnoit son amy et son hoste. Voyla une ame de riche composition. Il marioit aux plus rudes et violentes actions humaines, la bonté et l’humanité, voire la plus delicate, qui se treuve en l’escole de la Philosophie. Ce courage si gros, enflé, et obstiné contre la douleur, la mort, la pauvreté, estoit-ce nature, ou art, qui l’eust attendry, jusques au poinct d’une si extreme douceur, et debonnaireté de complexion ? Horrible de fer et de sang, il va fracassant et rompant une nation invincible contre tout autre, que contre luy seul : et gauchit au milieu d’une telle meslee, au rencontre de son hoste et de son amy. Vrayement celuy la proprement commandoit bien à la guerre, qui luy faisoit souffrir le mors de la benignité, sur le point de sa plus forte chaleur : ainsin enflammee qu’elle estoit, et toute escumeuse de fureur et de meurtre. C’est miracle, de pouvoir mesler à telles actions quelque image de justice : mais il n’appartient qu’à la roideur d’Epaminondas, d’y pouvoir mesler la douceur et la facilité des moeurs les plus molles, et la pure innocence. Et où l’un dit aux Mammertins, que les statuts n’avoient point de mise envers les hommes armez : l’autre, au Tribun du peuple, que le temps de la justice, et de la guerre, estoient deux : le tiers, que le bruit des armes l’empeschoit d’entendre la voix des loix : cettuy-cy n’estoit pas seulement empesché d’entendre celles de la civilité, et pure courtoisie. Avoit-il pas emprunté de ses ennemis, l’usage de sacrifier aux Muses, allant à la guerre, pour destremper par leur douceur et gayeté, cette furie et aspreté martiale ?
Ne craignons point apres un si grand precepteur, d’estimer qu’il y a quelque chose illicite contre les ennemys mesmes : que l’interest commun ne doibt pas tout requerir de tous, contre l’interest privé : manente memoria etiam in dissidio publicorum foederum privati juris :
et nulla potentia vires
Præstandi, ne quid peccet amicus, habet :
et que toutes choses ne sont pas loisibles à un homme de bien, pour le service de son Roy, ny de la cause generale et des loix. Non enim patria præstat omnibus officiis, Et ipsi conducit pios habere cives in parentes. C’est une instruction propre au temps : Nous n’avons que faire de durcir nos courages par ces lames de fer, c’est assez que nos espaules le soyent : c’est assez de tramper nos plumes en ancre, sans les tramper en sang. Si c’est grandeur de courage, et l’effect d’une vertu rare et singuliere, de mespriser l’amitié, les obligations privees, sa parolle, et la parenté, pour le bien commun, et obeïssance du Magistrat : c’est assez vrayement pour nous en excuser, que c’est une grandeur, qui ne peut loger en la grandeur du courage d’Epaminondas.
J’abomine les exhortemens enragez, de cette autre ame desreiglee,
dum tela micant, non vos pietatis imago
Ulla, nec adversa conspecti fronte parentes
Commoveant, vultus gladio turbate verendos.
Ostons aux meschants naturels, et sanguinaires, et traistres, ce pretexte de raison : laissons là cette justice enorme, et hors de soy : et nous tenons aux plus humaines imitations. Combien peut le temps et l’exemple ? En une rencontre de la guerre civile contre Cinna, un soldat de Pompeius, ayant tué sans y penser son frere, qui estoit au party contraire, se tua sur le champ soymesme, de honte et de regret : Et quelques annees apres, en une autre guerre civile de ce mesme peuple, un soldat, pour avoir tué son frere, demanda recompense à ses capitaines.
On argumente mal l’honneur et la beauté d’une action, par son utilité : et conclud-on mal, d’estimer que chacun y soit obligé, et qu’elle soit honeste à chacun, si elle est utile.
Omnia non pariter rerum sunt omnibus apta.
Choisissons la plus necessaire et plus utile de l’humaine societé, ce sera le mariage : Si est-ce que le conseil des saincts, trouve le contraire party plus honeste, et en exclut la plus venerable vacation des hommes : comme nous assignons au haras, les bestes qui sont de moindre estime.
LES autres forment l’homme, je le recite : et en represente un particulier, bien mal formé : et lequel si j’avoy à façonner de nouveau, je ferois vrayement bien autre qu’il n’est : mes-huy c’est fait. Or les traits de ma peinture, ne se fourvoyent point, quoy qu’ils se changent et diversifient. Le monde n’est qu’une branloire perenne : Toutes choses y branlent sans cesse, la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d’Ægypte : et du branle public, et du leur. La constance mesme n’est autre chose qu’un branle plus languissant. Je ne puis asseurer mon object : il va trouble et chancelant, d’une yvresse naturelle. Je le prens en ce poinct, comme il est, en l’instant que je m’amuse à luy. Je ne peinds pas l’estre, je peinds le passage : non un passage d’aage en autre, ou comme dict le peuple, de sept en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute. Il faut accommoder mon histoire à l’heure. Je pourray tantost changer, non de fortune seulement, mais aussi d’intention : C’est un contrerolle de divers et muables accidens, et d’imaginations irresoluës, et quand il y eschet, contraires : soit que je sois autre moymesme, soit que je saisisse les subjects, par autres circonstances, et considerations. Tant y a que je me contredis bien à l’advanture, mais la verité, comme disoit Demades, je ne la contredy point. Si mon ame pouvoit prendre pied, je ne m’essaierois pas, je me resoudrois : elle est tousjours en apprentissage, et en espreuve.
Je propose une vie basse, et sans lustre : C’est tout un, On attache aussi bien toute la philosophie morale, à une vie populaire et privee, qu’à une vie de plus riche estoffe : Chaque homme porte la forme entiere, de l’humaine condition.
Les autheurs se communiquent au peuple par quelque marque speciale et estrangere : moy le premier, par mon estre universel : comme, Michel de Montaigne : non comme Grammairien ou Poëte, ou Jurisconsulte. Si le monde se plaint dequoy je parle trop de moy, je me plains dequoy il ne pense seulement pas à soy.
Mais est-ce raison, que si particulier en usage, je pretende me rendre public en cognoissance ? Est-il aussi raison, que je produise au monde, où la façon et l’art ont tant de credit et de commandement, des effects de nature et crus et simples, et d’une nature encore bien foiblette ? Est-ce pas faire une muraille sans pierre, ou chose semblable, que de bastir des livres sans science ? Les fantasies de la musique, sont conduits par art, les miennes par sort. Aumoins j’ay cecy selon la discipline, que jamais homme ne traicta subject, qu’il entendist ne cogneust mieux, que je fay celuy que j’ay entrepris : et qu’en celuy là je suis le plus sçavant homme qui vive. Secondement, que jamais aucun ne penetra en sa matiere plus avant, ny en esplucha plus distinctement les membres et suittes : et n’arriva plus exactement et plus plainement, à la fin qu’il s’estoit proposé à sa besongne. Pour la parfaire, je n’ay besoing d’y apporter que la fidelité : celle-là y est, la plus sincere et pure qui se trouve. Je dy vray, non pas tout mon saoul : mais autant que je l’ose dire : Et l’ose un peu plus en vieillissant : car il semble que la coustume concede à cet aage, plus de liberté de bavasser, et d’indiscretion à parler de soy. Il ne peut advenir icy, ce que je voy advenir souvent, que l’artizan et sa besongne se contrarient : Un homme de si honneste conversation, a-il faict un si sot escrit ? Ou, des escrits si sçavans, sont-ils partis d’un homme de si foible conversation ? Qui a un entretien commun, et ses escrits rares : c’est à dire, que sa capacité est en lieu d’où il l’emprunte, et non en luy. Un personnage sçavant n’est pas sçavant par tout : Mais le suffisant est par tout suffisant, et à ignorer mesme.
Icy nous allons conformément, et tout d’un train, mon livre et moy. Ailleurs, on peut recommander et accuser l’ouvrage, à part de l’ouvrier : icy non : qui touche l’un, touche l’autre. Celuy qui en jugera sans le congnoistre, se fera plus de tort qu’à moy : celuy qui l’aura cogneu, m’a du tout satisfaict. Heureux outre mon merite, si j’ay seulement cette part à l’approbation publique, que je face sentir aux gens d’entendement, que j’estoy capable de faire mon profit de la science, si j’en eusse eu : et que je meritoy que la memoire me secourust mieux.
Excusons icy ce que je dy souvent, que je me repens rarement, et que ma conscience se contente de soy : non comme de la conscience d’un Ange, ou d’un cheval, mais comme de la conscience d’un homme. Adjoustant tousjours ce refrein, non un refrein de ceremonie, mais de naifve et essentielle submission : Que je parle enquerant et ignorant, me rapportant de la resolution, purement et simplement, aux creances communes et legitimes. Je n’enseigne point, je raconte.
Il n’est vice veritablement vice, qui n’offence, et qu’un jugement entier n’accuse : Car il a de la laideur et incommodité si apparente, qu’à l’advanture ceux-là ont raison, qui disent, qu’il est principalement produict par bestise et ignorance : tant est-il mal-aisé d’imaginer qu’on le cognoisse sans le haïr. La malice hume la pluspart de son propre venin, et s’en empoisonne. Le vice laisse comme un ulcere en la chair, une repentance en l’ame, qui tousjours s’esgratigne, et s’ensanglante elle mesme. Car la raison efface les autres tristesses et douleurs, mais elle engendre celle de la repentance : qui est plus griefve, d’autant qu’elle naist au dedans : comme le froid et le chaud des fiévres est plus poignant, que celuy qui vient du dehors. Je tiens pour vices (mais chacun selon sa mesure) non seulement ceux que la raison et la nature condamnent, mais ceux aussi que l’opinion des hommes a forgé, voire fauce et erronee, si les loix et l’usage l’auctorise.
Il n’est pareillement bonté, qui ne resjouysse une nature bien nee. Il y a certes je ne sçay quelle congratulation, de bien faire, qui nous resjouit en nous mesmes, et une fierté genereuse, qui accompagne la bonne conscience. Une ame courageusement vitieuse, se peut à l’adventure garnir de securité : mais de cette complaisance et satisfaction, elle ne s’en peut fournir. Ce n’est pas un leger plaisir, de se sentir preservé de la contagion d’un siecle si gasté, et de dire en soy : Qui me verroit jusques dans l’ame, encore ne me trouveroit-il coupable, ny de l’affliction et ruyne de personne : ny de vengeance ou d’envie, ny d’offence publique des loix : ny de nouvelleté et de trouble : ny de faute à ma parole : et quoy que la licence du temps permist et apprinst à chacun, si n’ay-je mis la main ny és biens, ny en la bourse d’homme François, et n’ay vescu que sur la mienne, non plus en guerre qu’en paix : ny ne me suis servy du travail de personne, sans loyer. Ces tesmoignages de la conscience, plaisent, et nous est grand benefice que cette esjouyssance naturelle : et le seul payement qui jamais ne nous manque.
De fonder la recompence des actions vertueuses, sur l’approbation d’autruy, c’est prendre un trop incertain et trouble fondement, signamment en un siecle corrompu et ignorant, comme cettuy cy la bonne estime du peuple est injurieuse. A qui vous fiez vous, de veoir ce qui est louable ? Dieu me garde d’estre homme de bien, selon la description que je voy faire tous les jours par honneur, à chacun de soy. Quæ fuerant vitia, mores sunt. Tels de mes amis, ont par fois entreprins de me chapitrer et mercurializer à coeur ouvert, ou de leur propre mouvement, ou semons par moy, comme d’un office, qui à une ame bien faicte, non en utilité seulement, mais en douceur aussi, surpasse tous les offices de l’amitié. Je l’ay tousjours accueilli des bras de la courtoisie et recognoissance, les plus ouverts. Mais, à en parler à cette heure en conscience, j’ay souvent trouvé en leurs reproches et louanges, tant de fauce mesure, que je n’eusse guere failly, de faillir plustost, que de bien faire à leur mode. Nous autres principalement, qui vivons une vie privee, qui n’est en montre qu’à nous, devons avoir estably un patron au dedans, auquel toucher nos actions : et selon iceluy nous caresser tantost, tantost nous chastier. J’ay mes loix et ma cour, pour juger de moy, et m’y adresse plus qu’ailleurs. Je restrains bien selon autruy mes actions, mais je ne les estends que selon moy. Il n’y a que vous qui scache si vous estes láche et cruel, ou loyal et devotieux : les autres ne vous voyent point, ils vous devinent par conjectures incertaines : ils voyent, non tant vostre naturel, que vostre art. Par ainsi, ne vous tenez pas à leur sentence, tenez vous à la vostre. Tuo tibi judicio est utendum. Virtutis et vitiorum grave ipsius conscientiæ pondus est : qua sublata, jacent omnia.
Mais ce qu’on dit, que la repentance suit de pres le peché, ne semble pas regarder le peché qui est en son haut appareil : qui loge en nous comme en son propre domicile. On peut desavouër et desdire les vices, qui nous surprennent, et vers lesquels les passions nous emportent : mais ceux qui par longue habitude, sont enracinez et ancrez en une volonté forte et vigoureuse, ne sont subjects à contradiction. Le repentir n’est qu’une desdicte de nostre volonté, et opposition de nos fantasies, qui nous pourmene à tout sens. Il faict desadvouër à celuy-là, sa vertu passee et sa continence.
Quæ mens est hodie, cur eadem non puero fuit,
Vel cur his animis incolumes non redeunt genæ ?