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Copyright © 2022 Georges Clemenceau

Édition : BoD – Books on Demand GmbH, 12/14 Rond-point des Champs-Élysées, 75008 Paris.

Impression : BoD - Books on Demand GmbH, Norderstedt, Allemagne.

ISBN : 9782322390441

Dépôt légal : janvier 2022

Tous droits réservés

Sommaire

I

LA LEÇON D’UNE VIE

C’est une opinion généralement acceptée que l’exemple des «hommes supérieurs» est le meilleur enseignement de la vie. Il est moins facile qu’on ne pourrait croire de donner une bonne définition de «l’homme supérieur». On a imaginé des rubans pour cela, mais la marque n’est peut-être pas infaillible. Claude Monet avait un gros rire content quand on lui demandait pourquoi il n’était pas décoré.

Au vrai, les humains se classent eux-mêmes, bien ou mal, d’après leurs œuvres, et chacun de tirer la leçon de la bonne ou de la mauvaise rencontre, selon l’occasion. Notre véritable enseignement des activités de l’homme se fait au hasard des circonstances. Il n’est pas de vie, petite ou grande, qui ne puisse être pour nous une leçon dans l’extrémité même de l’indulgence avec laquelle nous nous regardons vivre.

Pour nous aider dans nos jugements, les moralistes ont pris l’habitude de nous exposer, à titre d’exemple, la biographie des «hommes illustres». Je n’en médirai pas, bien qu’il soit, dans notre vie courante, très peu de cas où nous ayons à nous inspirer de Thémistocle ou d’Épaminondas. Notre Plutarque n’y a pas regardé de si près, et ses grands hommes n’ont pas toujours donné le bon exemple. Si j’avais à écrire la vie de Plutarque lui-même, je lui reprocherais ses faiblesses pour Alcibiade, et son incroyable méconnaissance d’Aristote et de Phidias, qui fut, d’abord, celle de ses contemporains.

Il est assurément un choix à faire parmi les favoris de la renommée. La philosophie et l’art furent les grands champs de bataille où l’hellénisme assura son hégémonie. Le Chéronéen ne leur a donné qu’une parole en passant, et, de ce fait, nous échappent les deux figures les plus hautement représentatives d’un idéalisme d’humanité. En dépit des louanges de Philippe, qui l’accabla du poids de son élève, Aristote nous offre d’étonnantes condensations d’idées. Phidias, à travers le prestigieux développement de la sculpture hellénique, jusqu’aux déviations de la statuaire chryséléphantine, est peut-être le seul maître dont on puisse dire qu’il ait atteint les limites de son art, dans l’excellence duquel il ne sera pas dépassé. Un mot sur le Stagyrite, à propos de ce fou d’Alexandre, qui ne sut que brasser l’Orient. Un autre sur le Maître de marbre parce qu’il a côtoyé Périclès — beau parleur — ce qui ne l’empêcha pas de mourir en prison. Nous trouvons les deux hommes à peine proposés pour la renommée. Il était plus facile de dire le soldat.

Que le lecteur m’excuse donc si je me laisse tenter par l’entreprise, peut-être vaine, de donner le bon exemple en parlant avec sincérité de ce que j’ai senti, de ce que j’ai vu, de ce que j’ai aimé, d’une grande figure qui n’est plus.

Il se pourrait qu’aux infinies diversités de l’espèce humaine, un examen attentif nous découvrît beaucoup plus de grandes existences qu’il n’est généralement supposé. L’incertitude est de la mesure, et la difficulté de la cote de valeurs hiérarchiquement déterminées.

Je ne sais point de drame qui soit d’une émotion plus haute que le spectacle d’une vie humaine toute subordonnée à des fins d’idéal par un irrépressible débordement d’enthousiasme, sous la bonne règle d’un ordre continu de volontés. Quand un sceptique railleur nous annonça «l’homme divers», nous avions déjà pu considérer, depuis beaucoup de siècles, les impulsions changeantes de nos émotivités discordantes, tenues en échec par les résistances d’un atavisme ankylosé. Cependant, les jeunes aspirations d’une évolution de connaissances relatives en direction de l’Infini, avec les activités qui s’ensuivent, n’ont cessé de déterminer, selon les chances, les enchaînements et les ruptures d’activités organiques dont nous nous plaisons à composer «l’unité » de notre personnage.

Pour juger d’un peintre, il semble qu’il suffise de regarder. Nous pourrions même en rester là, si nous n’avions trop de raisons de savoir que les sensibilités sont différentes dans chaque exemplaire d’humanité. Nous entendons vivre socialement, mais en sauvant de la contrainte le plus possible de notre personnalité — ce qui suppose un ensemble de qualités contraires variablement associées. C’est le problème par excellence où se rencontrent l’heur et le malheur de l’espèce humaine. Dans l’ordre des connaissances acquises, nous en sommes encore aux questions primordiales, et le principal progrès est peut-être que nous n’envoyons plus personne en place de Grève pour un oui ou un non mal placés dans l’opinion du plus grand nombre.

Sur les questions d’art, où l’émotion seule paraît en cause, les jugements ne semblent pas moins propres à nous égarer selon les qualifications organiques de chacun. C’est qu’il s’agit toujours là d’états changeants de sensibilités particulières, en réaction de nos prises de contact avec le monde extérieur. Et, dans ce cadre mental l’artiste rejoindra ou même dépassera le savant, avec la prétention de s’élever au-dessus d’une simple machine à connaître, dans l’apogée de la sensation.

L’art serait ainsi l’achèvement de l’homme par excellence, en ses rapports mouvants avec le monde planétaire, aussi bien qu’avec le ciel infini. Mieux l’art rejoindra, soudera, toutes les parties des réactions de la sensibilité humaine, plus l’homme qui aura pris en main l’œuvre suprême d’une assimilation personnelle, profitable à ses compagnons de planète, sera près d’avoir réalisé l’un des plus beaux accomplissements de l’être passager dans l’univers permanent.

Ami lecteur, voilà pourquoi l’audace m’est venue de te soumettre quelques aspects de Claude Monet. L’artiste a vécu un moment supérieur de l’art, et, par là même, de la vie. Il ne manquera pas de bons juges pour le dire. Mais c’est l’être humain que je cherche au delà de l’artiste, l’homme qui, livré tout entier à ses impulsions les plus hautes, a osé regarder en face les problèmes de l’univers pour les aborder d’ensemble et les fondre dans le bloc esthétique d’une sensibilité affinée, sous l’impulsion d’une énergie de vouloir que rien n’a pu faire dévier. Je prends le ciel à témoin qu’un tel accomplissement n’est pas de l’ordinaire. D’où l’idée m’est venue d’ajouter quelques touches au portrait de Monet par lui-même, pour caractériser autant que possible la grande figure d’un homme qui fait honneur à son temps, à son pays, à sa planète.

Ce n’est pas que je me décide sans peine à risquer de nécessité quelques brèves remarques sur les diffusions de lumière qui caractérisent les Nymphéas du «Jardin d’eau». Je ne suis ni peintre, ni critique d’art, pas même poète. Tout au plus, puis-je alléguer que j’appartiens à la congrégation anonyme du public, de ce public français à l’intention de qui ces tableaux furent peints et à qui Monet lui-même en a fait don.

Un redoutable honneur, ainsi, nous est échu. Je voudrais essayer de m’en montrer digne en acceptant le legs tel qu’il m’est fait, c’est-à-dire comme une représentation d’un état d’émotivité qui nous permet de nous assimiler de nouveaux aspects des énergies universelles, partant, de mieux comprendre le monde et nous-mêmes avec lui. Aussi bien cela, dans l’intérêt de notre évolution d’esthétique, que pour notre développement général, puisqu’il n’est pas d’accroissement d’une de nos facultés qui ne soit en correspondance inévitable avec l’évolution de l’organisme tout entier.

Ce n’est pas pour «la gloire» de Monet que j’entreprends le siège de ceux qui accepteront le risque de me lire. Il a trop bien connu l’âcre misère de cette fumée. Mort, il est étranger désormais aux préoccupations de son passage. Mais parce qu’il a vécu, il nous a laissé quelque chose de lui-même qu’il nous importe encore de reconnaître dans l’intérêt — et pour l’honneur — de nos évolutions à venir. Voilà ce que je voudrais chercher. Une leçon se dégage, ai-je dit, de toute vie humaine. Quel est l’enseignement de la vie de Monet? Question d’art. Question d’humanité par excellence, puisque tout l’art se ramène, comme notre connaissance elle-même, à des expressions de sensibilité.

Monet fut un lyrique supérieur, et ce lyrique fut un homme d’action. Les deux qualités ne sont pas nécessairement un titre de recommandation auprès de nos contemporains. Rien n’est plus propre, même, à susciter les résistances de la foule moderne que des nouveautés qui demandent des réalisations. Monet n’annonça point de doctrine. On peut même dire qu’il se calfeutra de silence pour laisser aux fougues de sa brosse virile toute leur liberté. Confiant dans l’inaltérable droiture de sa vision, il s’obstina farouchement à peindre ce qu’il voyait, et comme il le voyait, en dehors des conventions d’atelier qui, jusque-là, avaient régi son art.

Assailli d’une implacable violence, il douta de sa main, à certaines heures, mais jamais de son œil, et par une héroïque application d’efforts toujours mieux soutenus, agrandit son domaine au delà de ce qu’il avait rêvé, pour mourir dans le plus vif éclat d’un incomparable succès. Triomphale gageure contre l’ordinaire des destinées. Quand les siècles auront passé sur cette aventure, l’auréole ne manquera pas de s’en trouver accrue. Contentons-nous, pour aujourd’hui, de préparations.

II

CLAUDE MONET, PEINTRE

Je ne puis éviter de présenter l’homme au lecteur.

De taille moyenne, avec le bel aplomb d’une robuste charpente bien emmanchée, l’œil d’agression souriante dans la fermeté d’une voix sonore, cela ne suffit-il pas à dire «un esprit sain dans un corps sain», un caractère de droite volonté ? Harmonieux développement de toutes les énergies en direction du but que l’organisme lui-même s’est spontanément assigné ! Prométhée, le Titan supplicié, vola le feu divin, caché dans le creux d’une férule. Monet, simple exemplaire d’humanité, a formé le dessein de conquérir la lumière du ciel pour nous faire une vision enchanteresse des choses, en créant de nouvelles interprétations de la vie changeante à nous assimiler.

Pour le demi-dieu, il y aura les fioritures de la légende, l’engendrement du merveilleux. Pour la simple démonstration d’un homme en œuvre humaine, ce n’est pas assez des défigurations du miracle. Il ne nous faut pas moins que la vérité. Regardez le puissant modelé de ce crâne. On dirait du travail de Vauban. Mais d’un Vauban d’offensive, qui ne protège son donjon d’énergie que pour mieux canonner les semonces du monde extérieur nous interrogeant en vue de se dérober. Ciel, plaines, vallées, montagnes, eaux, forêts, la vie universellement répandue, tout l’univers changeant s’offre à nous, à la seule condition de se reprendre aussitôt que nous prétendons le fixer. D’éblouissantes étapes dans les chemins d’une interprétation qui, même géniale, ne sera jamais qu’approchée.

Quand j’aurai dit que Claude Monet naquit à Paris, rue Laffitte, c’est-à-dire dans le quartier des marchands de tableaux — signe éventuel d’une prédestination —je n’aurai pas beaucoup avancé nos affaires. Mais si j’ajoute qu’il passa toute sa jeunesse au Hâvre, et là, s’éprit des brassements de lumière que l’océan tumultueux des côtes reçoit de l’espace infini, peut-être s’expliquera-t-on cette familiarité de l’œil avec les gymnastiques lumineuses d’une atmosphère affolée qui jette toutes les nuances de tous les tons au gaspillage des vagues et des vents.

Dès sa première jeunesse, Monet s’éprend des grands horizons de la mer. Pour un léger profit, il fait prosaïquement des croquis, des charges de son entourage. L’homme n’était pas né pour la caricature. «J’avais la passion du dessin,» écrit-il cependant, et voici, en effet, que son crayon lui permet d’économiser, à quinze ans, les frais d’un voyage à Paris.

Il fait, à Sainte-Adresse, la connaissance de Boudin, qui l’emmène peindre dans les champs. Ici, Monet rencontre la palette de la nature. Une flamme a jailli des profondeurs. Il se découvre une raison d’être. Il ne lui reste plus qu’à préciser la marge de ce qu’il veut à ce qu’il peut. Troyon, qu’il rencontre, lui conseille bizarrement d’entrer à l’atelier de Couture. Il préfère une académie libre où il fait la connaissance de Pissaro. A Paris, il se reproche ingénûment d’avoir trop fréquenté la Brasserie des Martyrs. Là, pourtant, il fit la connaissance d’Albert Glatigny, de l’inoubliable Théodore Pelloquet qui se battit en duel à l’épée pour les fleurs de l’Olympia , d’Édouard Manet, d’autres personnages encore: Alph. Duchêne, Castagnary, Delveaux, Daudet, Courbet, avec qui il se lia, plus tard, d’une étroite amitié.

En 1860, le tirage au sort l’envoie, pour deux ans, aux chasseurs d’Afrique — ce qui, déclare-t-il, lui fit moralement le plus grand bien. Utilisant ses ressources d’art, il faisait le portrait de son capitaine pour obtenir des permissions. Survient un congé de convalescence. Le père, vaincu par l’ardeur de son fils au travail, se décide à lui acheter un remplaçant. Et voilà Claude Monet follement dirigé sur l’atelier de Gleyre, mais s’attachant à suivre Jungkind et Boudin dans la campagne, pour voir les choses comme elles sont. 1864, Renoir, Basille, Sisley, répondent au cri de ralliement. «Aux Salons de 1865 et de 1866, mes premiers essais sont reçus avec succès,» écrit Monet. Et voilà Courbet qui arrive pour voir «le Déjeuner sur l’herbe», grand tableau de plein air par un jeune homme «qui peint autre chose que des anges». Ils demeurent amis, et Monet tient à dire que Courbet lui «a prêté de l’argent dans les moments difficiles».

L’Afrique est oubliée. L’artiste dit le pays admirable, mais la palette des couleurs ne l’a point retenu, comme Eugène Delacroix. Déjà, pourtant, s’agite en lui le monstre divin qui va prendre possession de sa chair, de son sang, de sa vie. Il semble que le sort en soit jeté, pour lui, de demander toujours et toujours des comptes aux envolées de lumière, et de ne jamais se lasser d’obtenir quelque révélation du grand secret.

Les panneaux de Nymphéas nous le montreront éperdûment tendu vers des réalisations de l’impossible. De sa main frémissante s’élancent des fusées de transparences lumineuses qui font jaillir, en pleine pâte, de nouveaux flamboiements de clartés. Le génie n’est pas moins dans l’offensive des pinceaux sur la toile que dans les brassements de la palette multicolore où Monet cueillera tout à coup, d’un geste résolu, les gouttes d’une rosée de lumière dont il fera l’aumône aux éléments qui n’ont souci de les garder. De près, la toile paraît en proie à une bacchanale de couleurs incongrues, qui, du juste point de vue, s’ordonnent, se rangent, s’associent pour une délicate construction de formes interprétatives dans la justesse et la sûreté de l’ordre lumineux. Nous aurons à reparler de ce prodige.