Les Atemporels

Qu’il s’agisse d’œuvres du vingtième siècle, du dix-neuvième, du dix-huitième ou encore plus tôt…

Qu’il s’agisse d’essais, de récits, de romans, de pamphlets…

Ces œuvres ont marqué leur époque, leur contexte social, et elles sont encore structurantes dans la pensée et la société d’aujourd’hui.

La collection « Les Atemporels » de JDH Éditions, réunit un choix de ces œuvres qui ne vieillissent pas, qui ont une date de publication (indiquée sur la couverture) mais pas de date de péremption. Car elles seront encore lues et relues dans un siècle.

La plupart de ces atemporels sont préfacés par un auteur ou un penseur contemporain.

© 2022. Edico
Éditions : JDH Éditions pour Edico
77600 Bussy-Saint-Georges

Imprimé par BoD – Books on Demand GmbH, Norderstedt, Allemagne

Préface et biographie de Yoann Laurent-Rouault

Illustration couverture : Yoann Laurent-Rouault (Cat’s Society)
Conception couverture : Cynthia Skorupa

ISBN : 978-2-38127-230-6
ISSN : 2681-7616
Dépôt légal : janvier 2022

PRÉFACE

Gide ou le faux-monnayeur du conventionnel

Avant « d’attaquer » L’Immoraliste, penchons-nous d’abord sur la vie et l’œuvre d’André Gide. Et sa biographie, comme sa bibliographie (voir Les nourritures terrestres dans la même collection) sont pour le moins nourries. J’apprends par exemple, qu’en 1952, le Vatican, souvent bien inspiré, mais gêné par le bruit des cloches dans sa réflexion, n’avait rien trouvé de mieux que de mettre à l’index la totalité de son œuvre. Lecture peu recommandable selon eux, pour les ouailles de Pie XII. Et pour celles des papes suivants. Gide est mort en 1951, quelques mois avant la sentence de Rome. Nous privant, je le suppose, d’une réponse aussi drôle qu’intelligente.

Je commence cette biographie par la mort du poète, pour me débarrasser de l’idée, puisque dit-on, un poète est éternel. La carrière de Gide est longue, puisque son dernier écrit sera rédigé à ses 81 ans, son dernier cahier, titré Ainsi soit-il, les jeux sont faits. C’est une congestion pulmonaire qui l’emportera, la Seine se fera maritime et elle accueillera ses obsèques. Gide, de son vivant, aura fait couler beaucoup d’encre. Et bien souvent, défrayé les chroniques mondaines. À la lecture d’un autre article, je note que Gide fut à maintes reprises « dénoncé » pour pédérastie. Les termes employés par les rédacteurs de ces articles sont durs et les situations décrites, assez scabreuses. Un historien qui aurait marché dans ses pas en Afrique du Nord parle, lui, du « tourisme sexuel » que pratiquait l’écrivain avec des « garçonnets ». Montherlant, avec qui il était ami, est cité comme référence au sujet. Je passe et je continue. Bien qu’évidemment heurté. Que penser ?

Comme Gide aimait à le faire, je syncope mon texte, je découpe des fragments de vie pour mieux les assembler, je joue à me composer, en cubiste amateur, ma nature morte à la chaise cannée. J’attrape au vol, coincée entre deux feuilles de châtaignier, pour compléter mon collage, une invitation pour un vin d’honneur à la mairie d’Étretat. Nous sommes en octobre 1895. André épouse enfin Madeleine, qu’il a attendue longtemps, comme Brel en attendait aussi une autre, plus tard et en chanson, à un arrêt du tram 33, pour aller manger des frites chez Eugène.

Ce mariage m’intrigue. Surtout que je lis que Madeleine est sa cousine…

Je creuse davantage dans sa biographie. J’apprends que durant l’automne 1882, lors d’une visite familiale, Gide tombe amoureux de sa cousine qui « se noie dans le chagrin » par la faute de sa mère et de ses mœurs dissolues. Il se dira « troublé et émerveillé » par la sincérité des jugements de la jeune femme, par « sa rigueur morale » et par « sa conscience du mal ».

Était-elle belle au moins, notre rigoriste ?

Androgyne, peut-être ?

Peu importe, il semblerait que pour Gide, la passion passe avant tout par l’intellect. Et qu’au final, la passion n’a pas de sexe. Mais, ce qui reste un mystère, c’est que la description qu’il fait de cette jeune personne semble être son négatif. Son exact contraire. Un gage de bonheur que d’épouser son contraire ? Quant au fait qu’elle soit sa cousine, je crois qu’en 1882, personne n’avait encore étudié de près la génétique de la couronne d’Angleterre et ses pathologies afférentes pour en tirer des conclusions médicales. Les mariages entre cousins et cousines étaient encore inscrits dans les mœurs de l’époque. Mais, je vois que la transaction a tout de même pris 13 années. Et que dans les suites de ma lecture, le moins qu’on puisse en dire, c’est que ce mariage fut complexe, tout autant que le parcours qui le mènera aux fiançailles. Je lis : « Son premier recueil, Les Cahiers d’André Walter, avec lequel il espère obtenir un premier succès littéraire et la main de sa cousine, rencontre la faveur de la critique, à défaut d’attirer l’attention du public. » Nous sommes en 1889. Mais Madeleine n’arrive pas. Et Madeleine ne viendra pas. Le phénomène Gide l’effraie. Ses parents ne veulent pas de ce mariage. Et pour l’instant, la mère de Gide non plus. Les auteurs et leurs mères, c’est un autre poème. Rassurez-vous, je ne vous parlerai pas de la mienne.

Ce premier succès littéraire lui permet de rencontrer Paul Valéry avec qui il se liera d’amitié, et Mallarmé, qui s’opposera à lui, et encore d’autres illustres contemporains dans ces salons qui tenaient littérature pour nourritures terrestres. Gide entre dans le grand monde. Celui des rencontres critiques et des roues de paons. Des cahiers et des revues. Des correspondances assassines et des histoires d’alcôves.

En 1891, peu après avoir écrit Le Traité du Narcisse, il fait la rencontre décisive, celle qui fait que sa vie ne sera plus jamais la même et que sa vision du monde changera, sans même le concours d’un opticien. Il fait la connaissance d’Oscar Wilde. L’homme l’impressionne autant qu’il l’attire. Par sa liberté et son goût de la vie dans un premier temps, puis par sa force de conviction et sa détermination ensuite. Pour Gide, jusque-là empêtré dans une quasi-période mystique et ascétique, découlant de son éducation protestante et bourgeoise, Wilde est un démon. Mais un démon séduisant et coloré, sachant manier l’art de la tentation comme personne. Regardant êtres et choses, et surtout les femmes, comme « un potentiel de plaisir ». Il lui ouvre la voie de l’esthétisme. Le portrait de Dorian Gray, écrit à Paris par Wilde à la même époque, n’est pas sans équivoque pour le jeune écrivain que devient André Gide. Wilde, dans ce roman, explore « la beauté, la décadence et la duplicité », sans contrefaçons. Confronté à la sévère et bien-pensante morale victorienne, le jeune dramaturge entraîne Gide sur les chemins de la rébellion. Et du plaisir. Cette initiation, et cette idée n’engage que moi, se retrouve en belle place dans Les nourritures terrestres.

Gide commence alors à penser que « c’est un devoir que de se faire heureux ». Il découvre peu à peu que le plaisir est un droit, qu’il est naturel et « qu’il est recommandable pour l’esprit comme pour le corps ». Le puritanisme protestant, les carcans de son éducation, le statut social de sa famille, les contraintes du rang, du nom et du qu’en-dira-t-on disparaissent peu à peu de son paysage. Vient à lui alors, la « tentation de vivre ».

Et c’est heureux.

Et indiqué. Les années 93 et 94 sont pour Gide des années de voyages euphoriques, souvent abusives ou extrêmes, parfois contrariées par la maladie, sinon interrompues par Juliette, sa mère. Pour l’exemple, il part en compagnie du peintre Paul Laurens, pour neuf mois, dans un périple africain. C’est là que Gide s’avouera à ses passions qui paraissent bien obscures aujourd’hui. Il s’y « affranchira moralement et sexuellement », puisque c’est la formule consacrée. Puis, après la Tunisie et l’Algérie, ce sera l’Italie. Et, Les nourritures terrestres trouveront alors en Paludes, leur préface.

Je reviens presque par hasard à l’année 1895, un mot de Gide illustre la mort de sa mère. Ce mot est : « Libératrice ». Une mort libératrice.

Formulation terrible de conséquences, riche de non-dits, saignante de douleur. J’ai en tête cette phrase de Camus, cette phrase d’ouverture d’un des romans les plus célèbres de notre patrimoine, à savoir L’étranger. Cette phrase, aussi simple que dramatique, ce constat, cette réalité imposée m’avait sauté au visage à sa lecture : « Aujourd’hui, maman est morte. »

Le mot de Gide m’y fait penser.

Et il est antérieur à l’écrit de Camus.

Cette même année, le voyage de noces avec Madeleine dure 7 mois. Et Les nourritures terrestres s’achève dans l’encre noire d’un mariage non consommé. D’une désillusion. D’une victoire amère.

Nous sommes maintenant en 1897, Les nourritures terrestres sont bien accueillies par le public, mais ses amis de la littérature « consacrée » lui reprochent l’individualisme forcené et presque onaniste de ses plaisirs décrits. On salue cependant son lyrisme à l’unanimité. Succès d’estime pour un livre qui ne rencontrera vraiment son public que trente ans après, en 1927. Durant l’hiver 1898, Gide s’intéresse, comme la majorité des Français, à l’affaire Dreyfus. Il signe la pétition de soutien à Émile Zola, l’accusateur, mais reste dans le compromis.

Dans La Revue blanche, il publiera « Philoctète » qui sera vraisemblablement sa seule contribution intellectuelle à l’affaire du capitaine Alfred Dreyfus. Peu après, la sortie du Prométhée mal enchaîné, incompris par la critique, passe inaperçue. Gide, à cette époque, se tourne vers le théâtre, mais sans succès. Ses pièces ne se montrent pas et surtout, sont ignorées ou massacrées par la critique. La première du Roi Caudaule est un désastre. Même joué, le théâtre de Gide ne fonctionne pas. Il fera donc sans.

En 1902, L’Immoraliste est un succès. La part autobiographique du texte est assez surprenante. La chasse aux démons reste ouverte comme la chasse aux anges. Ce livre nous emmène directement en 1909 où est publiée La Porte étroite.

Entre les deux, Gide retrouve le désert. Dans les faits littéraires.

Toujours en 1909, il fonde La Nouvelle Revue française (NRF), après avoir collaboré à La Revue blanche. Copeau et Schlumberger participent avec lui à ce qui deviendra une référence dans le paysage littéraire et intellectuel français.

En 1911, le groupe s’associe à Gaston Gallimard pour adosser une maison d’édition à la revue.

Gide rédige Les Caves du Vatican en 1914. Ce texte est une sorte de fable burlesque en rapport avec la fin de son amitié avec Paul Claudel, qui n’est pas parvenu à le convertir au catholicisme. Ni à le convaincre d’amitié. Cette même année, la guerre éclate. Dans ce conflit des marchands de canons, l’Europe des alliances s’étripe de bon cœur, et pour la première fois, sur terre, comme sur mer, comme dans les airs et comme sous la terre. Un tableau inédit qui ne le séduira pas. Gide n’y trouvera pas sa place, à l’inverse d’Apollinaire ou d’autres auteurs de sa génération. Il sera d’ailleurs réformé pour raison de santé. Pour lui, en cette période, la vie continue malgré le déluge. En 1916, la candide Madeleine descend du tram 33 avant son terminus. Je lis qu’elle aurait alors « découvert les mœurs pédérastes » de son cher, tendre et improbable époux. Elle ne remontera plus dans le tramway. Et jouera de loin, jusqu’en 1938, année de sa mort, son rôle d’épouse. Bafouée. Au même moment, l’insatiable Gide rencontre Marc, un adolescent. La passion l’enflamme, ils partent ensemble pour la Suisse, voyage qui lui inspirera une bonne partie de son célèbre roman Les Faux-monnayeurs. 1919, publication de La Symphonie pastorale, Gide aborde encore le thème de la connaissance de soi, et ironise sur le rapport intime de l’homme aux mensonges comme à la vérité. Peu après s’ensuivra une période de traductions et de conférences qui permettront aux lecteurs français de découvrir Conrad, Dostoïevski, Blake, et Pouchkine. Parallèlement, il publie son autobiographie Si le grain ne meurt en 1921. Trente ans avant sa mort. Plus j’avance dans mes recherches et plus je constate que la vie d’André Gide est riche et complexe ; dois-je parler de sa paternité ? De sa fille dont Madeleine ne saura jamais rien ? Je ne sais pas si c’est utile. Je lis et je note cependant quatre faits marquants communs aux nombreuses biographies sur Gide : Corydon, sa vie pendant la Seconde Guerre mondiale, son engagement communiste et son prix Nobel. Je vais donc aller dans cet ordre.

Corydon

Corydon est un essai philosophique publié en 1924, qui veut combattre les préjugés envers l’homosexualité et la pédérastie. Réactif à une situation judiciaire selon lui injuste, réactif aux mœurs de l’époque qui considéraient l’homosexualité comme un crime, il commencera à l’écrire en 1910. À la même époque, une autre réaction va donner lieu à une nouvelle publication. Ses amis ou proches collaborateurs se convertissent au catholicisme et essaient de l’y entraîner. Les nouvelles nourritures verront donc le jour en 1935. Encore au-jourd’hui, le débat reste passionné et choquant. La pédérastie entraîne encore des avalanches de scandales et de procès. L’homosexualité quant à elle devient une mode, tronquée par la bisexualité.

Staline me voilà

Le communisme est le phénomène intellectuel et politique des années 30. Gide s’y intéresse comme nombre d’autres et s’enthousiasme pour l’expérience russe dans laquelle il voit « un espoir, un laboratoire de l’homme nouveau, qu’il appelle de ses vœux ». Sa prise de position n’est pas comprise par ses proches. Beaucoup dans le cercle des « penseurs communistes » regardent avec méfiance ce grand bourgeois qui vient à eux, jugeant comme l’écrira Jean Guéhenno que « les pensées de M. Gide semblent trop souvent ne lui coûter rien » et que « M. Gide n’a pas assez souffert pour s’exprimer sur la condition ouvrière comme sur le partage des richesses ou l’utilité du collectivisme ». Gide, en parallèle, est aussi actif dans diverses actions antifascistes. Il faut dire que l’Europe tout entière s’apprête à marcher au pas de l’oie dans ces années brunes. En 1936, les autorités soviétiques l’invitent en URSS. Il accepte. Sur place, ses illusions sur le système ne font pas long feu. Il est témoin de ce que véhicule le culte de Staline et des dangers de bâtir un système autour d’un « dieu vivant ». La censure aussi le révoltera. Le communisme, à titre personnel, a déprécié pour moi nombre de personnalités actives entre les années 30 et 70, que j’admire pourtant pour leur travail dans leurs domaines de compétences. Peintres et auteurs. Acteurs et artistes aussi, comme auteurs. Picasso ou Montand et Signoret, par exemple. Je n’ai jamais compris, surtout dans la décennie suivant l’après-guerre, comment le communisme pouvait séduire somme toute, des privilégiés. Des stars qui ont tout. Quelle bonne conscience essayaient-ils de s’offrir ? Comme les radicaux anticommunistes m’ont rapidement dégoûté « de leur combat pour la liberté ». Le renvoi de Chaplin des USA, la croisade de Wayne et d’Hollywood revenus à une propagande de guerre, l’acharnement politique et bureaucratique de nombreuses institutions, en France comme à l’étranger, les internements et les procès sommaires… et encore la guerre sur les terrains de jeu des grandes puissances Est-Ouest et la prise en otage des populations, massacrées dans la partie…

Gide finira par publier sa vérité, en un réquisitoire contre le stalinisme : « Que le peuple des travailleurs comprenne qu’il est dupé par les communistes, comme ceux-ci le sont aujourd’hui par Moscou. » Mais cela ne sera pas sans conséquence pour lui. Et le dénouement de la guerre d’Espagne achèvera de tuer ses engagements politiques et il déclarera vouloir mettre un terme à ses combats. Il dira avoir besoin de « désapprendre à vivre ». Mais l’Histoire ne lui en laissera guère le loisir, car arrivera la défaite française consécutive à la drôle de guerre, l’avènement de Pétain que, s’il l’approuve dans un premier temps, il combattra rapidement.

La Seconde Guerre mondiale

Rapidement après la création de « l’État français », Gide est accusé « d’avoir contribué à la défaite en raison de son influence sur la jeunesse ». Je lis : « Les journaux de la collaboration font son procès. Les Allemands reprennent en main la NRF, désormais dirigée par Drieu la Rochelle. Gide refuse de s’associer au comité directeur. Il donne un texte au premier numéro puis, devant l’orientation prise par la revue, s’abstient de tout autre publication, à la manière de Mauriac. Malgré les pressions amicales ou inamicales, il publie dans Le Figaro sa volonté d’abandonner la NRF. Il refuse également une place d’académicien. » Il fuit Paris, d’instinct, et se réfugie dans le sud de la France. À partir de 1942, les attaques dirigées contre lui (et bien d’autres) s’intensifient, sans qu’il puisse se défendre, pour cause de censure. Il embarque alors pour Tunis.

Pendant l’occupation de la ville, il constate avec effroi les effets de l’antisémitisme. Plus que d’autres privations, il souffre de son isolement. Puis, il quitte Tunis libérée pour Alger, où il rencontre le général de Gaulle. Il accepte la direction de L’Arche, une revue littéraire dirigée contre la NRF. J’ajoute que les communistes ont une réelle influence dans le nouveau maillage administratif français et jusque dans les nouveaux ministères qui succèdent au gouvernement Pétain. Gide se trouvera mis à mal par la résistance communiste et sera accusé à plusieurs reprises d’antipatriotisme. Il ne reviendra à Paris qu’en mai 1946, fuyant les « horreurs de l’épuration » et il peinera à retrouver une place dans le monde littéraire qui n’est plus que « politique » et qui a perdu son « autonomie ».

Le prix Nobel

Après 1947, Gide n’écrit presque plus. Tout en affirmant haut et fort qu’il « ne renie rien, y compris Corydon », l’écrivain scandaleux qu’il a été pour certains accepte les hommages des institutions conservatrices, tel le prix Nobel de littérature cette même année, preuve selon lui « qu’il a eu raison de croire à la vertu du petit nombre qui finit tôt ou tard par l’emporter ». Il réaffirme également dans son discours son rôle d’intellectuel « détaché de l’actualité ». C’est à travers la littérature qu’André Gide s’est dressé contre les préjugés de son temps et son influence est moins redevable à ses engagements politiques qu’à son art. Il l’a bien compris et a fini par l’admettre. Mais cette lutte sera tout de même couronnée par une victoire, et pas des moindres. Non seulement il aura un flambeau à transmettre, mais ce prix Nobel de littérature, la plus haute distinction pour un écrivain, confirmera la place de Gide au panthéon des écrivains français.

L’Immoraliste

C’est un récit publié en 1902. Il raconte « l’inversion de la conscience morale survenue chez le héros à la suite d’une maladie puis d’un retour à la santé qui bouleverse sa physiologie ». Et pas seulement. L’auteur l’a conçu comme le pendant d’un autre récit, La porte étroite, qu’il a rédigé en parallèle. Et Gide avait beaucoup à dire. Et peut-être même, besoin de faire un examen de conscience.

Dans l’histoire, un narrateur rapporte la longue confidence que Michel, « l’immoraliste », a faite devant quelques amis. Homme cultivé, Michel n’est pas intéressé par les femmes. Il a pourtant jadis épousé, sans l’aimer, une femme dévouée, Marceline, qui éprouve pour lui des sentiments sincères et naturels. Au cours de leur voyage de noces en Afrique, Michel tombe gravement malade et lutte contre la mort. La contemplation de la vie, et surtout des adolescents en pleine santé qui gravitent autour de lui, lui donne la force de se battre. Il guérira « par sa volonté ». Le convalescent sera bientôt un homme neuf, au sortir de la maladie, et il deviendra attentif à son corps, comme « au monde présent et sensuel qui l’entoure ». Cela sera une sorte de révélation pour lui. Une presque renaissance. En grande partie par reconnaissance pour les soins qu’elle lui a donnés et l’affection qu’elle lui a prodiguée, Michel entoure Marceline d’attention dans les premiers temps de leur union. Après l’Afrique, leur périple se poursuivra en Italie, puis se soldera par un retour à Paris après un bref séjour en Normandie. Michel obtiendra une chaire au Collège de France. Il y rencontrera alors le personnage de Ménalque, dont la philosophie, proche de ce qui est devenu la sienne, lui donnera à la fois raison et tort dans ses choix et ses raisonnements. Le personnage oscillera alors entre exaltation et irritation. Les contradictions seront nombreuses et la morale comme la bienséance quitteront le champ de ses investigations. Quoi qu’il en soit, cette rencontre sera déterminante, au point, où, dans une fuite en avant perpétuelle et voyageuse, il en viendra à être responsable de la mort de Marceline, son épouse.

Pour le lecteur averti, ce sont des pans entiers de la propre vie de Gide qui nourrissent ce récit. Totalement en décalage avec les mœurs de l’époque. Provocateur, résolu, Gide écrira ce brûlot qui contre toute attente rencontrera un certain succès et surtout, qui lui permettra d’affirmer ce qu’il est réellement. Peut-être même, indirectement, de revendiquer ses mœurs sexuelles. Parmi les influences les plus évidentes sur la philosophie incarnée par le personnage de Michel, deux auteurs se distinguent : Oscar Wilde sous les traits de Ménalque, et Nietzsche ensuite. Les personnages et les thèmes d’inspiration nietzschéenne sont présents dans ses œuvres les plus significatives. On retrouve cette filiation dans L’Immoraliste, à travers le thème de l’individualisme.

L’Immoraliste fait suite aux Nourritures terrestres paru en 1897. Il en devient une sorte de suite, puisqu’on y retrouve sensiblement la même thématique. Celle de la libération de l’individu par les sens, ainsi que le personnage initiateur de Ménalque. Puritanisme et épicurisme sont évidemment eux aussi les duellistes de la partie.

Le récit insiste sur le déchirement qu’éprouve le personnage de Michel, qui est confronté à ses envies contre la morale et la moralité sociale. Mais à la différence des Nourritures terrestres, Gide ne fait pas l’apologie de l’individualisme forcené et de l’épicurisme ravageur. Au contraire, son personnage montre les faiblesses du système. Mais tout comme Baudelaire, avec Les paradis artificiels, les critiques de l’époque ne comprendront pas vraiment le message fondamental de l’œuvre. À noter que c’est ce livre en particulier qui fera que le gouvernement de Vichy s’en prendra à Gide, qui se verra ouvertement accusé d’avoir corrompu la jeunesse par ses écrits subversifs.

Les thèmes principaux que Gide abordera dans son livre, sont l’individualisme, la morale, l’élévation spirituelle, la culture de la différence, la maladie et le corps, l’homosexualité, l’abnégation et le sacrifice (à travers le personnage de Marceline), la mort et l’enfantement, la contrainte sociale, le voyage, la découverte, le vice et l’hypocrisie. Dans le monde littéraire de l’époque, le livre sera globalement très mal accueilli par la critique, à de rares exceptions près. De célèbres auteurs s’en prendront assez violemment à Gide.

Aux États-Unis

L’Immoraliste sera réécrit par Augustus Ruth Goetz. Il sera joué à Broadway en 1954 par Geraldine Page, Louis Jourdan et James Dean. Sur un synopsis légèrement différent : « Un archéologue homosexuel se marie en espérant que cela puisse réfréner ses pulsions sexuelles. Dans l’incapacité de consommer le mariage, il s’engage avec sa femme dans une longue lune de miel, allant de la Normandie à l’Algérie française. Le but du voyage est pour lui de parvenir à nouer un début de relation amoureuse avec son épouse. Mais, chemin faisant, il tombe amoureux de leur jeune majordome arabe, et par une mécanique complexe, cela lui permettra de consommer enfin son mariage. »

Yoann Laurent-Rouault
directeur littéraire des collections de JDH Éditions

BIOGRAPHIE D’ANDRÉ GIDE

Naissance 22 novembre 1869
Paris
Décès 19 février 1951 (à 81 ans)
Paris
Nom de
naissance
André Paul Guillaume Gide
Nationalités Française
Formation Lycée Henri-IV
École alsacienne
Activités Journaliste, producteur de cinéma, essayiste, dramaturge,
romancier diariste, écrivain voyageur, traducteur, écrivain,
prosateur. A travaillé pour Le Figaro
Genres
artistiques
Roman, prose, dramaturgie
Influencé
par
Henry Fielding, Johann Wolfgang von Goethe, Victor Hugo,
Fiodor Dostoïevski, Stéphane Mallarmé, Friedrich
Nietzsche, Joris-Karl Huysmans, Roger Martin du Gard,
Oscar Wilde
Distinction Goethe-Medaille für Kunst und Wissenschaft
Prix Nobel de littérature (1947)
Médaille Goethe de la ville de Francfort (1949)

SES ŒUVRES

– Les Cahiers d’André Walter, L’Art indépendant, 1891.

– Le Traité du Narcisse, L’Art indépendant, 1891.

– Les Poésies d’André Walter, L’Art indépendant, 1892.

– Le Voyage d’Urien, L’Art indépendant, 1893.

– La Tentative amoureuse, L’Art indépendant, 1893.

– Paludes, L’Art indépendant, 1895.

– Réflexions sur quelques points de littérature et de morale, Mercure de France, 1897.

– Les Nourritures terrestres, Paris : Mercure de France, 1897.

– Feuilles de route 1895-1896, SLND (Bruxelles), 1897.

– Le Prométhée mal enchaîné, Mercure de France, 1899.

– Philoctète et El Hadj, Mercure de France, 1899.

– Lettres à Angèle, Mercure de France, 1900.

– De l’Influence en littérature, L’Ermitage, 1900, rééd. Allia, Paris, 2010, 48 p., (ISBN 978-2-84485-358-5)

– Le Roi Candaule, La Revue blanche, 1901.

– Les Limites de l’Art, L’Ermitage, 1901.

– L’Immoraliste, Mercure de France, 1902.

– Saül, Mercure de France, 1903.

– De l’Importance du Public, L’Ermitage, 1903.

– Prétextes, Mercure de France, 1903.

– Amyntas, Mercure de France, 1906.

– Le Retour de l’Enfant prodigue, Vers et Prose, 1907.

– Dostoïevsky d’après sa correspondance, Jean et Berger, 1908.

– La Porte étroite, Mercure de France, 1909.