Sommaire

Chapitre 1

Les premières lueurs du jour s’étaient enfuies laissant derrière elles un froid humide et sournois. L’air de rien, celui-ci prenait un malin plaisir à lécher les pierres jaunâtres de l’enceinte qui se dotaient alors de scintillements blancs. Puis, lentement, il glissait le long du chemin de ronde en quête de nouvelles proies. Immanquablement il finissait par s’enrouler autour des jambes des sentinelles qui se réchauffaient devant les braseros. Mais à chaque nouvelle bûche que l’on donnait au feu, les petits crépitements éphémères qui fusaient dans tous les sens l’effrayaient et il disparaissait alors quelque temps pour mieux revenir mordre les chairs.

Curieusement, aucune parole ne sortait de la bouche des soldats et seul le cliquetis des pièces d’armures venaient déranger le silence si peu ordinaire de ce dimanche de Chandeleur 1141. Il flottait dans l’air un malaise indescriptible et nauséabond que tout le monde percevait sans oser en parler, de peur d’être foudroyé sur place. Pourtant, tout allait pour le mieux ! La procession avait bien eu lieu et le temps promettait d’être radieux. Le roi Étienne était là, ainsi que les comtes de Norfolk, Northampton, Worcester, York, Surrey et Richmond. Même Guillaume d’Ypre et Alain de Bretagne avaient répondu à l’appel avec leurs troupes de mercenaires flamands et bretons. Quant à la ville, elle était de leur côté, trop heureuse que le roi l’ait débarrassée des terribles frères Ranulf de Gernon et Guillaume de Roumare jusqu’alors seuls maîtres du comté de Lincoln.

L’armée adverse, dirigée par Robert, comte de Gloucester, s’était massée dès l’aube au pied de la colline à tout au plus mille pieds de la cité. La rivière Witham séparait les protagonistes et par prudence, Robert avait jugé bon de ne pas la franchir. Il lui fallait d’abord composer avec les Gallois de Ranulf qui l’avaient rejoint, en épousant, au passage, la cause de Mathilde l’Emperesse. Les Gallois étaient en grand nombre et représentaient assurément la plus grande partie de la piétaille. Du haut des remparts de la ville, on pouvait d’ailleurs les voir grouiller, s’agiter, s’affairer à préparer le siège.

Depuis le parapet jouxtant la grande tour Sud, le roi Étienne, impassible, observait son adversaire en silence. Il était accompagné de quelques comtes et de son énigmatique conseiller dont personne ne connaissait le nom. Au bout d’un long moment, un des comtes se décida à s’adresser au roi.

— Majesté, il aurait été plus judicieux de quitter la ville, nous aurions pu alors affronter Robert et les troupes de Mathilde sur un terrain plus favorable.

— Plus favorable? Allons bon, mon ami ! Les remparts sont solides, les réserves nous garantissent un siège durable, alors qu’il y a-t-il de défavorable dans tout ceci?

— Eh bien...

— Regardez donc, ils n’ont même pas emmené de machines de guerre !

— Ils sont pourtant en fort grand nombre, Majesté, et ces maudits Gallois font leur avantage et représentent assurément une menace.

— Diantre, au diable cette infanterie de miséreux, ma cavalerie n’en fera qu’une bouchée !

— Certes, mais les signes ne sont pas en notre faveur, reprit Guillaume le Gros.

— Comment ça ? Quels signes ?

— Eh bien, tout à l’heure lors de la procession...

— Vous parlez encore de cette bougie ! Décidément !

— Pourtant le prêtre a dit...

— Ce maudit prêtre ne connaît rien aux signes ! Et ce n’est pas parce que le vent a fait choir cette bougie qui tout naturellement s’est brisée en tombant, qu’il faut y voir une manifestation divine !

— Oui Majesté ! Mais pourtant la flamme s’est éteinte !

— Guillaume vous m’importunez ! Dois-je voir derrière tout cela quelques couardises ?

— Que nenni Majesté! lança Guillaume le Gros, blessé dans son orgueil.

— C’est ce que je pensais ! Alors oublions cet incident et concentrons-nous sur notre victoire.

Le roi d’Angleterre serra alors l’épée qu’il portait sur le flanc, héritage de son père, comme pour avoir son approbation depuis l’au-delà. Les autres comtes ne semblaient pas vouloir contester le roi et seul Alain de Bretagne afficha une moue de contestation, qu’il fit immédiatement disparaître de peur qu’on ne le remarquât.

— Et vous, mon fidèle ami, qu’en pensez-vous ? dit alors le roi en s’adressant à son conseiller resté à l’écart.

Celui-ci s’avança lentement vers le bord du rempart et scruta longuement la masse sombre qui fourmillait au loin. C’était un homme assez grand pour l’époque. Son visage était doux et paisible et inspirait la loyauté. Il portait une barbe blonde et soignée qui amplifiait la douceur de ces traits au point qu’il aurait séduit n’importe quelle donzelle qui l’aurait approché. En revanche, son regard était étrange. Non pas qu’il fût inquiétant ou cruel mais ses yeux étaient d’une couleur rare qu’on eût dit qu’ils étaient faits d’ambre ce qui le rendait difficile à soutenir. Quant à son apparence vestimentaire, on ne pouvait pas dire qu’il semblait s’en préoccuper. Il était toujours vêtu d’une robe de bure marron, de sorte qu’on l’eut facilement pris pour un moine ou plutôt pour un pèlerin à cause du grand bâton qu’il ne lâchait jamais. Celui-ci était d’ailleurs bien curieux. Il devait faire au moins six pieds de haut et était surmonté d’une pierre cristalline jaune incrustée dans une pointe métallique et qui parfois lançait de petits jets de lumière. L’homme ne parlait guère et personne ne savait d’où il venait, ce qu’il avait fait, ni ne connaissait son nom. Le roi lui-même devait l’ignorer car il ne le prononçait jamais. Pourtant, il lui accordait toutes ses faveurs. Aussi, personne ne se risquait à l’approcher ni à lui adresser la parole sans qu’il eût été, avant, invité à le faire... et encore ! Enfin, le conseiller se décida à répondre au roi.

— Majesté, il ne m’appartient pas d’interpréter les signes, commença habilement l’homme.

— Voyons, tu as bien ton opinion ! répondit le roi plus fermement.

— Eh bien si vous insistez Majesté, je suis d’avis que si Dieu avait voulu se manifester, il aurait choisi comme signe autre chose qu’une simple bougie emportée par le vent. Ceci dit, je pense qu’il va nous falloir affronter Robert à l’extérieur de ces murs.

— Mais pourquoi cela ?

— Comme vous l’avez dit très justement, Majesté, ils n’ont pas emporté de machines pour le siège. Il m’apparaîtrait plus sage de ne pas leur laisser le temps d’en fabriquer. Autant les attaquer tout de suite sur l’autre rive de la rivière avant qu’ils ne traversent ou ne s’organisent davantage...

Le roi ne le laissa pas terminer sa phrase tant il était enthousiaste à l’idée d’une victoire facile.

— Cela me plaît ! Nous aurons ainsi l’avantage de la surprise !

Guillaume le Gros et les autres comtes acquiescèrent de concert. Cette fois, Alain de Bretagne n’afficha aucune expression sur son visage et imita les autres. Soudain, des cris se firent entendre sur le chemin de ronde. Quelques archers ennemis, plus téméraires, s’étaient aventurés de l’autre côté de la rivière pour décocher quelques flèches. Les gardes affolés avaient riposté pensant à une attaque en règle.

— Hum... S’ils commencent à tester la portée de leurs flèches cela signifie que très bientôt il en sera fini de notre bel effet de surprise ! Guillaume ! Envoyez donc vos mercenaires flamands leur caresser le bas du dos !

— Avec plaisir, Sire ! répondit prestement Guillaume d’Ypres qui prit immédiatement l’escalier des remparts pour rejoindre ses hommes.

Les cavaliers flamants de Guillaume jaillirent alors de la porte Ouest et déboulèrent le long de la colline dans un brouhaha assourdissant. Cependant, si promptement qu’il avait agi, Guillaume se heurta à des troupes bien plus nombreuses qu’il ne le pensât. La ridicule escarmouche de tout à l’heure avait servi de diversion à un détachement plus dense qui s’était faufilé discrètement par l’Est et l’affrontait par le flanc. Le choc fut rude et rapidement la troupe royale se trouva mise en difficulté, débordée de toutes parts par la déferlante de fantassins Gallois.

Étienne comprit immédiatement que s’il voulait conserver sa cavalerie, il lui fallait prêter main forte à Guillaume. L’inertie des autres comtes le mit hors de lui.

— Mais allez-y donc tous, que diable ! s’écria le roi. L’ennemi ne doit en aucun cas franchir la rivière !

Les comtes se précipitèrent alors dans la cour, en hurlant leurs ordres comme des déments. Les troupes de la ville, quant à elles, s’étaient déjà massées aux créneaux, les archers près à tirer. De leur côté, tout semblait très bien organisé et coordonné. Il faut dire que la ville en avait, hélas, l’habitude. Le dernier siège remontait tout juste à deux mois, mais cette fois, ce fut Étienne qui en avait été l’assaillant. En moins de dix minutes le gros de l’armée royale sortit de la ville et se retrouva au contact. Le roi s’énerva à nouveau.

— Mais, parbleu ! Félons ! Traîtres ! Ces maudits bretons, ils fuient le combat !

— Il ne pouvait en être autrement, Majesté ! répondit le conseiller, impassible.

Alain de Bretagne avait profité des difficultés de la cavalerie royale pour filer avec ses troupes, entraînant avec lui celles de Guillaume le Gros qui n’avait certainement pas plus envie que lui de se frotter aux armées de Mathilde, pour qui, il avait d’ailleurs plus de sympathie et... d’intérêts.

— Qu’on me donne ma hache et mon cheval, hurla-t-il ! Il ne sera pas dit que, comme mon père, j’ai reculé face à l’adversité !

— Majesté ! Je comprends votre rage mais est-ce bien prudent ?

— Je t’en prie ! Toi, plus que nul autre, peux me comprendre !

— Certes...

— Alors, accompagne-moi, mon ami, et nous mourrons ensemble dans l’honneur et pour l’Angleterre !

— Je vous suis, Majesté, mais pour mieux en revenir, je n’en ai pas fini sur cette terre !

— Soit ! Si Dieu veut !

Ils dévalèrent ensemble dans la cour pour rejoindre leurs montures. Le roi grimpa sur son cheval et empoigna vigoureusement la hache et le bouclier que l’écuyer lui tendit, tandis que le conseiller tentait d’enfourcher la monture qui lui était destinée.

— Et bien mon ami, faut-il que vous fussiez fort maladroit sur cet animal ? se moqua le roi.

— À vrai dire, Majesté, je n’ai guère l’habitude de chevaucher de tels animaux !

— Oui il est vrai que tes talents ne sont pas ceux-ci, mais comptes-tu y aller sans arme ?

— Majesté, ceci me suffira ! fit le conseiller en brandissant son bâton.

— Bien ! Si tel est ton choix ! Allez !

Le seigneur adressa un violent coup de talon à son destrier qui bondit dans un hennissement de douleur. Le conseiller l’imita et très vite les deux cavaliers suivis par la garde rapprochée du roi se retrouvèrent au milieu de la mêlée. La bataille faisait rage et les soldats de la garde royale se battaient comme des lions. Le roi assénait des coups de hache de part et d’autre, fracassant ici les crânes, fendant là les côtes de mailles de ses assaillants. De son côté, le conseiller n’en était pas en reste. Avec son bâton qu’il faisait tournoyer par moment, il avait déjà occis bon nombre de ses agresseurs. Et bien que son « arme » ne fût pas la mieux adaptée au combat à cheval, celui-ci s’en sortait plutôt bien. Nul doute que l’homme avait l’habitude de la guerre.

Cependant, malgré tous leurs efforts, ils furent rapidement submergés par les Gallois diablement efficaces et redoutables malgré leur équipement rudimentaire. La hache du roi finit par se briser sur un bouclier et, déstabilisé, il se retrouva au sol. Aussitôt, son fidèle conseiller sauta à terre pour lui prêter main forte. Entourés par l’ennemi, les deux hommes n’avaient plus d’autre choix que de se rendre ou périr. Or pour Étienne, il n’était pas concevable de se rendre. D’ordinaire les rois préféraient négocier leur liberté, ce qui était pour l’époque, monnaie courante. Cependant pour Étienne, se rendre signifiait perdre l’honneur que son père avait eu tant de mal à regagner et pour lequel il avait perdu la vie. Aussi, plutôt mourir à Lincoln que vivre dans la honte ! Seuls face à une issue certaine, les deux hommes se mirent alors dos à dos, prêts à en découdre. Le déséquilibre des forces et cette volonté de mourir l’arme à la main avaient provoqué chez les Gallois de la stupéfaction sinon de l’admiration leur procurant un répit de quelques minutes.

— Mon ami ! dit le roi. Je regrette de ne point t’avoir rencontré plus tôt, je t’aurais mieux connu. Mais si Dieu veut, nous nous retrouverons bientôt au paradis !

— Qu’il s’agisse du paradis ou d’autre chose Majesté, soyez certain que j’aurais plaisir à vous y rejoindre.

— Pourtant, je n’ai qu’un seul regret à ton sujet...

— Vraiment Majesté ? Vous ai-je déçu ?

— Non mon ami, mais à cet instant me diras-tu enfin ton nom ?

— Majesté, je vous l’ai dit cent fois, vous connaîtrez mon nom qu’aux derniers instants, je vous en ai fait le serment ! Pour l’heure, nous ne sommes pas encore prêts à rencontrer l’Éternel !

Les yeux du conseiller étaient devenus fascinant. On eut dit qu’une mer jaune se déchaînait à l’intérieur comme si une tempête venait d’y éclater. On eut même l’impression, à y regarder de plus près, que les éclairs habitaient l’endroit. Subitement, il fit valser son bâton dans la mâchoire du Gallois le plus proche qui éclata sous le choc en faisant voler le peu de dents qui lui restait. Puis ce fut deux, trois, quatre puis cinq hommes qu’il étala dans une mare de sang. Le roi eut à peine le temps de lever son épée, que le conseiller volait déjà au-dessus des têtes, brisant crânes et nuques à tout va. Nul homme n’avait vu pareil guerrier ! Ses gestes étaient d’une précision chirurgicale, chacun de ses coups faisaient tomber deux ou trois hommes avec une violence inouïe. Quelle force et quelle rapidité ! Aucun homme ou animal ne possédait une telle vitesse. Il semblait invincible ! Nul doute qu’un tel homme aurait vaincu une armée à lui tout seul.

De son côté, le roi n’était pas en reste. Certes il n’avait pas cette agilité et cette puissance incroyable mais son épée lui conférait un avantage certain. La lame était d’un métal très particulier et chaque coup résonnait d’une telle manière qu’on eut dit que l’épée chantait. Mais cela n’était pas la seule qualité de cette lame royale. Sa Majesté tranchait allègrement toute côte de maille qui se trouvait devant lui. Toute autre épée serait restée coincée ou se serait rompue dans les entrailles mais pas elle. D’ailleurs aucun bouclier ne lui résistait non plus ! Elle tranchait, coupait, cisaillait le métal, le bois et les chairs comme jamais. Néanmoins, que pouvaient faire deux hommes seuls face à cette déferlante galloise ? Ils furent alors engloutis par une ultime marée humaine, aussitôt emparés, désarmés et sous peu massacrés. Mais un ordre claqua au-dessus du vacarme ambiant qui figea la cohue. C’était Guillaume de Cahaignes qui exhortait ses troupes à ne pas les massacrer. Le roi et son conseiller furent alors menés devant lui avec brutalité tandis que les troupes de Robert poursuivaient leur ascension vers la ville maintenant sans défense. On les fit mettre à genoux puis Guillaume demanda qu’on lui apportât l’épée du roi.

— Eh bien messeigneurs que voilà une fort belle épée! fit Guillaume en la manipulant avec admiration.

— Elle ne t’est pas destinée, c’est une épée de roi ! répondit Étienne d’Angleterre.

— Où avez-vous bien pu dénicher une telle épée ?

— Je la tiens de mon père, elle est l’honneur de notre famille et elle ne sera jamais tienne !

— Elle le sera et elle sera aussi celle de votre fin ! lançât-il en brandissant l’épée près à trancher la tête du roi.

Le conseiller se jeta sur Guillaume en hurlant.

— N’en faites rien, Messire !

Guillaume, étonné, se ravisa et rabaissa l’épée.

— Et pourquoi donc ? Je ne fais pas offense à son rang en lui tranchant la tête !

— Tuer un roi avec sa propre épée c’est s’attirer le feu des enfers, Monseigneur !

— Penses-tu pouvoir me faire peur avec de telles balivernes ?

— Je vous assure, faites-le et vous verrez bien quel malheur vous déchaînerez.

— Sottises !

Guillaume regarda le conseiller droit dans les yeux. Mais c’est à peine s’il pouvait soutenir son regard tant la mer d’ambre qui dansait devant lui le mettait mal à l’aise.

— Oui mais toi, tu n’es point roi ! lui susurra-t-il à l’oreille.

Il y eut alors un drôle de bruit et le visage du conseiller prit une expression douloureuse. Guillaume venait de lui transpercer le ventre de part en part avec l’épée d’Étienne.

Le conseiller redressa lentement la tête, son visage était sans expression, mais son seul regard aurait fait fuir Satan lui-même. Il plongea ses yeux dans ceux de Guillaume. L’ambre avait disparu et maintenant elle faisait place à une lumière intense.

— Certes je n’ai pas le sang d’un roi, mais ce que tu as fait est bien pire ! lui déclara-t-il en agrippant l’épée qui l’embrochait.

— Sorcellerie !

Guillaume, effrayé, fit un pas en arrière. Un halo de lumière enveloppait déjà le conseiller. Celui-ci tira sur le manche de l’épée et retira lentement la lame de son corps malgré la résistance du seigneur. Leurs regards étaient comme soudés l’un à l’autre.

La troupe était médusée et la peur du démon gagnait chacun des hommes. Certains prirent leurs jambes à leur cou en poussant des cris de terreurs. Les autres, complètement tétanisés, demeuraient figés telles des statues de marbre.

— Rappelle-toi de mon nom, Guillaume, car tu as réveillé la fureur de Myrddin et je te maudis, toi, les tiens et toute ta descendance !

À ces mots, le corps du conseiller s’embrasa. Les flammes devinrent si fortes que personne ne voyait plus ce qui brûlait vraiment. Puis d’un seul coup, plus rien ! De Myrddin, il ne resta qu’une épaisse fumée blanche qui prit très vite de l’ampleur et inonda toute la colline. Soudain une nuée de corbeaux surgie de nulle part lacéra le visage de Guillaume avant de disparaître dans le ciel. La fumée l’étouffait et malgré le sang qui lui envahissait le visage, Guillaume parvint à voir que l’épée qu’il tenait encore, était en feu. Craignant une nouvelle manifestation démoniaque, il la lança de toutes ses forces en direction de la rivière. L’arme ensorcelée atterrit au beau milieu de la Witham qui l’avala immédiatement. Sur la rive, la fumée ne voulait pas se dissiper et c’est à peine si on pouvait voir à quatre ou cinq pas. De mémoire d’homme on n’avait jamais vu pareil brouillard. Un silence glacial avait envahi les âmes, la mort elle-même semblait ne pas avoir survécu.

Chapitre 2

Un bruit sourd résonna ! On se battait ! Aucun doute possible, c’était le son de l’impact violent d’une épée sur un bouclier en bois. Le fracas était de plus en plus fort et bien que le brouillard empêchât de voir les combattants, au bruit des coups, on pouvait aisément deviner qu’il s’agissait d’une lutte sans merci. Puis soudain quelque chose sonna curieusement et des voix se firent entendre.

— Cette fois c’est trop ! J’en ai marre, Éric !

— Quoi ? C’est pas de ma faute aussi !

— Je t’ai dit cent fois d’y aller «mollo», et toi qu’est-ce que tu fais ? Hein ? Allez, dis-le-moi !

— Mais Anna, il faut bien que je m’exerce !

— Tu n’as vraiment rien compris, toi ! C’est un show ! Un SHOW, tu comprends ? Les gens doivent avoir l’impression que la scène est réelle, et toi, ton rôle c’est de ne pas massacrer les figurants et encore moins le matériel, euh, ou l’inverse, tu me rends folle !

— Enfin franchement, Anna, et si on nous attaquait à nouveau ?

— T’en es resté là, toi ?

— Tu as vu comme moi ! On a jeté le grand Maître dans le vortex mais il n’est pas mort !

— Qu’est-ce que tu en sais ? Et d’abord, comment pourrait-il revenir ? C’est moi qui détiens le bâton ! Et... Et, de toute façon ce n’est pas en me bousillant toutes mes épées qu’on va pouvoir avancer. C’est de la technique qu’il te faut, pas de la force, idiot !

— Oui mais les gens ont bien aimé la dernière fois... Ils ont vu le grand guerrier, le Dieu Thor et sa puissance! C’était génial !

— Génial ? On a eu un pot énorme que personne ne soit blessé! Moi, tout ce que j’ai vu, c’est un sombre crétin arrogant se prenant pour un Dieu. C’était totalement irresponsable de ta part !

— Et toi alors ? Avec ton idée de fumigène... On n’y voit rien ! On arrive à peine à respirer ! Tu ne crois pas que c’est idiot et irresponsable ça aussi ?

— Tu m’énerves, Éric ! C’est un essai pyrotechnique, pour le prochain spectacle, tu le sais très bien !

— Tu parles d’une idée ! Les gens vont suffoquer, râler et en définitive ne rien voir... En plus, il faudra faire intervenir les pompiers ! C’est vrai que ça mettra de l’ambiance, un vrai son et lumière ! Pin-pon ! Pin-pon !

— Décidément, qu’est-ce que tu peux être bête par moment ! Je me demande bien ce que j’ai pu te trouver !

Dépitée, Anna jeta son bouclier et sa hache aux pieds de son adversaire, au milieu des morceaux de métal de ce qui devait être, il y a encore quelques secondes, une splendide réplique d’épée viking. Elle retira son casque au masque d’or et on put alors voir dans ses yeux un léger crépitement de lumière bleue qui en disait suffisamment sur l’intensité de ses émotions et de sa déception.

— De toute façon, maintenant que tout est fichu, il faut trouver quelque chose et vite !

Elle lui tourna le dos et marcha rapidement vers la barrière qu’on pouvait à présent discerner, la brise marine ayant lentement dissipé le brouillard artificiel.

— Enfin, Anna, où vas-tu ? lança Éric avec son air idiot qu’elle détestait tant.

— Réfléchis ! Tu as détruit, broyé, laminé, pulvérisé et anéanti tout notre arsenal, et ça en deux jours ! Comment veux-tu que je fasse maintenant pour assurer les représentations ?

Éric conserva son air idiot, ou plus exactement prit un air un peu plus idiot que d’habitude. Il est vrai qu’il y était allé un peu fort, il s’était pris au jeu, il voulait faire du sensationnel, du spectaculaire, il se croyait être le clou du spectacle, il voulait être aussi bon qu’Anna. Mais c’était loin d’être le cas. À présent, il venait de réaliser qu’il avait tout faux ! Faux sur toute la ligne ! Il était inutile de chercher à ressembler à un quelconque héros ou d’essayer de prouver quoique ce soit... Il lui fallait rester lui-même, c’est ce qu’elle aimait en lui. Il n’avait rien compris mais que comprenait-il vraiment à ce qui lui était arrivé jusqu’à présent ?

— Attends Anna ! Je te demande pardon ! Anna, s’il te plaît, donne-moi une deuxième chance ! dit-il en se jetant à ses pieds.

Anna se figea. Puis après un court instant elle choisit de se retourner. Elle vit alors chez lui ce même petit crépitement de lumière bleue au fond de ses yeux noisette. Elle comprit alors la sincérité de son pardon et fit disparaître tout le noir qui commençait à envahir son humeur.

— Imbécile ! Maintenant il va falloir convaincre ton oncle ! Et j’espère bien que tu vas m’aider parce que ça risque d’être coton. Le budget va être conséquent et ça peut mettre en péril notre spectacle et peut-être même le musée !

— Notre spectacle, Anna ?

— Bien sûr « notre spectacle », idiot ! Tu en fais quand même partie que tu le veuilles ou non !

— Euh oui, oui...

— Mouais, de toute façon, je ne vois pas comment on pourrait faire autrement depuis ton petit numéro de la dernière fois ! répondit-elle en esquissant un sourire à peine perceptible.

— Oui je sais, Anna. Vraiment, je suis désolé, tu as raison ! Tu as toujours raison d’ailleurs.

— Arrête un peu ta brosse à reluire, CHÉRI ! Et souviens-t’en plutôt !

— Me souvenir ? Me souvenir de quoi ?

— Que j’ai toujours raison, pardi !

Le mot «chéri» avait le don de l’exaspérer au plus haut point et elle le savait. Aussi elle l’utilisait toujours pour le mettre en boule ou le titiller. Et là, il l’avait bien mérité, mais cette fois cela ne fonctionna pas, se relevant, il ne lui répondit que par un baiser délicat sur l’épaule.

— C’est ça, fais-toi pardonner maintenant ! Mais ce soir, « intet », « nichts », « nothing », « ceinture » comme vous dites les français ! Tu ne toucheras pas à mon hydromel !

— HAAAA ! C’est ça la grande punition de la terrible guerrière de Roskilde ?

Et il en profita pour lui glisser un autre baiser dans le cou. Elle ébaucha alors un sourire gêné en le repoussant gentiment.

— On va voir si tu fais le malin avec ton oncle ! CHÉRI ! Allez, avance, barbare ! dit-elle en lui assénant une bonne claque sur les fesses.

D’ordinaire au petit matin, avant l’ouverture, il n’était pas rare de voir le professeur Christiansen inspecter chaque recoin du musée à la recherche du moindre détail déplaisant. Même s’il s’attachait à dénicher ces petits grains de sables, comme il aimait à le dire en plaisantant, ce n’était pas pour autant un grand maniaque de la perfection ou un tyran de la propreté. Il voulait tout simplement que tous se sentent à l’aise dans son musée et y trouvent du plaisir, qu’ils soient visiteurs ou ses propres collaborateurs ! Cependant, depuis une petite semaine, on ne le voyait plus guère, pire, il ne prenait plus son sempiternel « latte macchiato » au snack-bar ! « À chacun ses vices, disait-il, moi c’est le macchiato ! » Non décidément, il se passait quelque chose. Le matin, c’est à peine si on l’apercevait. Il arrivait la mine sombre et disparaissait immédiatement dans son bureau pour ne plus en sortir de la journée. Depuis trois jours les rumeurs allaient bon train mais personne n’osait l’importuner. Le problème était pourtant très simple ! Il devait dresser les comptes du musée ! Et ça, c’était la pire chose qu’on pouvait lui demander, à lui, l’archéologue de terrain, le spécialiste de l’alphabet runique, le grand savant de la construction navale viking... le grand « tout autre chose » que comptable ! Les chiffres et lui ne s’entendaient vraiment pas et la brouille datait au moins depuis la maternelle ! Pourtant, il était bien obligé de s’y pencher depuis que le conseil d’administration l’avait nommé directeur en remplacement de Matthaeus Vogter. Et pour être honnête, c’était la seule chose qui lui déplaisait dans sa nouvelle fonction. Toutefois, il souhaitait quand même maîtriser « la chose » de lui-même, il n’y avait pas à tortiller, il fallait qu’il y passe ! Et le passage se révélait pour lui particulièrement douloureux...

La tête enfoncée dans les mains, les yeux plongés dans son bilan comptable, il était au bord de l’abîme de l’incompréhension, à la frontière du désespoir. Aussi, il n’entendit pas lorsqu’on frappa à la porte de son bureau.

— Tu crois qu’il a entendu ? murmura Anna.

— À vrai dire je n’en sais rien ! Tu sais comment est mon oncle lorsqu’on lui parle de chiffres.

Anna jeta un coup œil par le trou de la serrure et vit la posture désespérée du professeur. Aussi, ravie et soulagée qu’il n’ait pas entendu, elle s’apprêta à faire demi-tour.

— Euh... Peut-être qu’on devrait passer un autre jour, ce sera mieux.

— Hé Anna ! Ce n’est pas ce que j’ai dit !

— Mais... s’il est dans les chiffres... Il sera de très mauvais poil donc aucune chance qu’il nous entende ou qu’il soit aimable. Ce n’est pas le bon moment ! Alors je pense qu’effectivement, oui, ce n’est pas une bonne idée de venir lui parler de tes bêtises qui vont lui coûter très cher !

— Eh bien, j’assume ! Après tout, il faut bien que je répare mes bêtises, sinon adieux le spectacle !

— Il toqua plus fermement à la porte du bureau et immédiatement claqua un « QUOI ! » fort et rude, résumant ainsi tout l’entretien qui allait se dérouler et qui promettait d’être... plutôt bref ! Éric entrouvrit la porte et poussa Anna à l’intérieur.

— Anna ?

— Euh oui, bonjour professeur ! répondit-elle en balbutiant.

Éric en profita pour se glisser maladroitement dans le bureau avec un sourire crispé.

— Éric ? Qu’est-ce qui se passe ?

— Eh bien euh... À vrai dire... Mon oncle je...

— Toi, tu m’as l’air d’un gamin qui a fait une grosse bêtise !

— Je...

Éric semblait totalement incapable d’aligner trois mots. Il affichait encore son air stupide qui énervait tout le monde.

— C’est ça ce que tu appelles « assumer » tes bêtises ! lui souffla-t-elle entre les dents.

— Je, je...