Les Atemporels

Qu’il s’agisse d’œuvres du vingtième siècle, du dix-neuvième, du dix-huitième ou encore plus tôt…

Qu’il s’agisse d’essais, de récits, de romans, de pamphlets…

Ces œuvres ont marqué leur époque, leur contexte social, et elles sont encore structurantes dans la pensée et la société d’aujourd’hui.

La collection « Les Atemporels » de JDH Éditions, réunit un choix de ces œuvres qui ne vieillissent pas, qui ont une date de publication (indiquée sur la couverture) mais pas de date de péremption. Car elles seront encore lues et relues dans un siècle.

La plupart de ces atemporels sont préfacés par un auteur ou un penseur contemporain.

©2022. EDICO
Édition : JDH Éditions
77600 Bussy-Saint-Georges. France

Imprimé par BoD – Books on Demand GmbH, Norderstedt, Allemagne

Illustration couverture : Yoann Laurent-Rouault (Cat’s Society)
Conception couverture : Cynthia Skorupa

ISBN : 978-2-38127-228-3
ISSN : 2681-7616
Dépôt légal : janvier 2022

Préface

C’est en 1927 que cet ouvrage majeur fut publié. Il y a quasiment un siècle. Un siècle donc que ce célèbre auteur français de la première partie du vingtième parla de « crise du monde moderne ». Si un essai était publié aujourd’hui sous ce titre, on peut penser qu’il attirerait l’œil du lecteur aussi bien que du journaliste, car l’on parle régulièrement d’une crise de notre monde. En fait, c’est depuis que je suis né que j’entends parler de crise. Et donc, quand je constate qu’en 1927, l’on parlait déjà d’une crise du monde moderne, je me dis que l’idée n’est pas neuve ! Et que je n’ai aucune raison de me sentir vieillissant ! Il y a fort à parier que dans trente ans, dans cinquante ans, on parlera encore de crise… À moins que, d’ici là, la pensée finisse par être censurée.

« Un siècle de crise ! » Ainsi pourrait-on appeler, en fait, un essai publié aujourd’hui, car, vous noterez, en tapant « la crise du monde moderne » sur une librairie en ligne, que depuis un siècle, personne n’a osé reprendre ce titre à son compte. Et pour cause : ce titre, pourtant si banal, de Guénon, est connu ! Très connu ! En France et à l’étranger. C’est l’œuvre la plus célèbre de cet auteur inclassable et elle reste l’une des œuvres littéraires du vingtième siècle qui feront longtemps parler d’elles.

Mais avant toute chose, qui était donc cet inclassable René Guénon ? Un personnage à la pensée complexe, et un auteur prolixe qui a écrit pas moins de 17 ouvrages, ayant tous rencontré un public. Au niveau du genre littéraire, il s’agit bien d’essais, mais dont le sujet oscille entre métaphysique, symbolisme et ésotérisme.

Il est bien entendu extrêmement difficile de résumer la pensée d’un tel auteur en une phrase, mais s’il devait y en avoir une et une seule, caractérisant son œuvre intégrale, elle consisterait à affirmer que l’Occident s’est enfoncé dans une crise profonde observable à tous les niveaux, depuis que sa civilisation a abandonné l’idée d’un principe supérieur, pas forcément déiste d’ailleurs, pendant que l’Orient a gardé pour sa part cette adhésion. L’œuvre de Guénon oppose donc les civilisations restées fidèles à ce qu’il nomme « esprit traditionnel », à savoir l’Orient, à l’ensemble de la civilisation moderne considérée comme déviée. Guénon, de par ses écrits, a modifié la perception de l’ésotérisme en Occident dans la seconde moitié du XXe siècle, et il a eu une influence marquante sur des intellectuels aussi divers que Raymond Queneau, André Breton ou même Simone Weil. Comme quoi, ce que j’affirme régulièrement se confirme : le livre est bien un média qui produit ses ondes de choc dans le temps et pas forcément à l’instant où il est dévoilé !

René Guénon est né le 15 novembre 1886 à Blois, dans une famille catholique pratiquante. Il fut un excellent élève, aussi bien en sciences qu’en lettres, mais lorsqu’il s’installa à Paris pour préparer les concours des grandes écoles, sa santé délicate lui joua des tours et il abandonna ses études en 1905. C’est là qu’il entra dans les milieux occultistes de la Belle Époque. À partir de quoi, ses détracteurs l’accusent encore aujourd’hui d’être un « occultiste », alors qu’en fait, il rejeta très vite ces milieux, n’adhéra pas du tout au spiritisme, par exemple, mais pourtant, cette période lui fut décisive, car c’est là qu’il rencontra des maîtres orientaux qui allaient changer le cours de sa vie. La direction que prit alors son existence, toute en pensée et en investigations spirituelles, le mena à publier Orient et Occident en 1924, où il présenta la civilisation occidentale comme une véritable monstruosité qui ne s’était développée que dans un sens purement matériel, s’opposant aux civilisations orientales toujours dépositaires de la vraie « intellectualité », à savoir la connaissance spirituelle. Il y accusait en particulier l’Occident d’avoir dévié de sa propre trajectoire, à savoir le christianisme, depuis la Renaissance, se séparant ainsi des autres civilisations traditionnelles. Resté très proche du christianisme, influencé en cela par son éducation, Guénon dénonce la focalisation sur la science, sur la vie, qui pour lui ne sont que des artefacts humains, en quelque sorte.

Une parenthèse mérite à ce stade d’être posée. Aujourd’hui, dans la métadoctrine de « la vie à tout prix », qui a envahi nos civilisations et a conduit des milliards de gens à se confiner en 2020 et 2021, ne pourrait-on pas voir l’aboutissement d’une crise dénoncée il y a un siècle par René Guénon ? Sauf que l’Asie, d’où a d’ailleurs émergé la pandémie, a aussi pratiqué, souvent avec plus de violence que l’Occident, ces mesures de contrôle des populations… Guénon parlerait-il aujourd’hui aussi de « crise du monde oriental » ?

Car La crise du monde moderne, qui fait suite à Orient et Occident, dénonce une fois de plus cet abandon de la spiritualité au profit, entre autres, de la science, mais aussi de la démocratie ou de l’individualisme. Cet ouvrage eut un succès retentissant et aujourd’hui encore, il continue d’intéresser des milliers de lecteurs chaque année. Il s’inscrivit pleinement dans les débats de l’époque qui questionnaient le destin de l’Occident. André Malraux venait de publier La Tentation de l’Occident en 1926, précédant Malaise dans la civilisation de Sigmund Freud (1928), ou Regards sur le monde actuel de Paul Valéry (1931).

Dans La crise du monde moderne, Guenon commence très fort en interprétant son époque à l’aune de la doctrine hindoue des cycles humains dite Manvantara : ainsi, l’humanité se situerait à la fin de son cycle et serait dans la période de Kali Yuga, ou « âge sombre », que Guénon fait correspondre à l’Âge du fer de la mythologie grecque. Une période qui se caractériserait par un obscurcissement de la spiritualité traditionnelle, et qui ne daterait pas d’hier, puisque, pour Guénon, cet âge sombre aurait commencé au VIe siècle avant l’ère chrétienne, en particulier en Grèce, tandis que la Renaissance aurait accéléré le processus. Ce qui signifie, implicitement, si l’on fait le raccourci, que le Moyen Âge, pourtant fait de persécutions, de procès en sorcellerie, de l’Inquisition, avait une part de lumière en lui… Niant les éléments supérieurs, notre civilisation moderne ramènerait tout aux principes humains. L’individualisme, l’égalitarisme, le chaos social, tous liés à la mise en place des nouveaux systèmes politiques depuis la Révolution française, conduiraient à un monde entièrement tourné vers le matérialisme. Là encore, la confiance aveugle en la science, lorsque les médecins disent de confiner et que les gouvernants confinent, n’est-elle pas une illustration, un siècle après, de ce que dénonçait René Guénon ?

Les propos de Guénon furent, à son époque, bien et mal accueillis à la fois par la puissante Action française, de laquelle Guénon semblerait avoir été assez proche. Le brandissement du christianisme comme souche perdue de notre spiritualité occidentale, l’honnissement de la Révolution, furent évidemment très applaudis. Mais le nationalisme, critiqué par Guénon comme l’une des idéologies néfastes car pur produit de la modernité, ne plut clairement pas à Charles Maurras, par exemple, qui vitupéra aussi, comme d’autres membres de l’Action française, le culte de l’Orient. Il écrivit notamment : « Quoi qu’en pense René Guénon, tout empêtré dans ses Kali-Yuga et ses Manvantura, notre culture occidentale possède à son actif des œuvres assez fortes, son trésor spirituel réserve malgré les temps barbares des espérances assez sublimes pour que nous puissions franchir le front haut la porte étroite qui nous ouvrira seule des âges un peu moins sombres. »

Guénon a toujours dénoncé les nationalismes comme des perversions du monde occidental moderne. Le Japon n’était clairement pas un exemple pour lui, car le shintoïsme est décrit comme guerrier et belliqueux, plus que le taoïsme de la Chine. Le Japon, pour notre auteur, n’a fait que copier les modèles nationalistes occidentaux. Pour Guénon, le Japon demeurait empreint d’une influence occidentale nuisible. Quelques années après la publication de La crise du monde moderne, on a pu voir, en effet, ce à quoi le nationalisme japonais a mené…

Guénon est mort en 1951. Il n’a pas pu voir les ravages faits par Mao et son idéologie communiste, qui imprègne encore la Chine d’aujourd’hui, devenue deuxième puissance mondiale. Que penserait-il du nationalisme chinois actuel ? Une fois de plus, la pensée de cet auteur mérite d’être interrogée à l’aune du 21e siècle. Quand on voit le culte de l’apparence qui règne en Chine aujourd’hui, où les jeunes femmes et mêmes les jeunes hommes subissent une forte pression sociétale pour ressembler à un idéal de beauté, quand on apprend que le physique peut se révéler comme un atout pour avoir un meilleur emploi, René Guénon, s’il était en vie, dirait-il que le modèle occidental a fini par avoir raison de la sainteté spirituelle de l’Orient ?

Guénon avait beau vanter le catholicisme, l’ouvrage que vous avez entre les mains ne fut pas spécialement apprécié, loin de là, par l’Église. En effet, l’auteur ose y interpeller l’Église, en lui disant, en résumé, ce qu’elle devrait faire ! Ce qui ne fut pas du goût de ses pontes de l’époque. En effet, dans La crise du monde moderne, Guenon appelle à une union « intellectuelle » (sous-entendu spirituelle), basée sur la métaphysique universelle, ce qui reviendrait à réaliser le véritable « catholicisme intégral » (catholique signifiant étymologiquement « universel »). Il appelle donc implicitement l’Église à se transformer ! Alors que dans Orient et Occident, trois ans plus tôt, Guénon présentait l’Église comme la solution ultime. En trois ans, sa pensée avait évolué. Tant et si bien qu’il finit par se convertir à l’islam.

Voilà pourquoi j’ai commencé par annoncer la couleur en parlant d’un auteur inclassable, et certainement pas sur l’échiquier droite/gauche de l’époque, ni sur le nouvel échiquier pensée unique/complotisme d’aujourd’hui.

Guénon, qui a fini par trouver une sorte de voie ultime dans l’islam, attiré par l’ésotérisme soufi dans lequel il y trouvait un héritage de la tradition primordiale (tradition de l’unique vérité métaphysique reliant l’ensemble des traditions sacrées à une révélation originaire), demeure un être difficilement cernable. Sa pensée, loin de se rapprocher de quelque doctrine d’Église au sens large du terme, est loin d’être simple ou unique. Elle est finalement orientée vers l’universalisme, mais un universalisme de l’esprit et de l’ordre qu’il a toujours recherché, ce qui l’a naturellement conduit vers la franc-maçonnerie, un ordre aux pratiques initiatiques fortes. Et aussi paradoxal que fût le personnage, il écrivait aussi dans la revue La France antimaçonnique. À une époque où le Grand Orient, qui avait en 1877 supprimé de ses statuts la référence au Grand Architecte de l’Univers, devenait l’Obédience maçonnique montante et dominante en France.

René Guénon a toujours attiré les louanges et les foudres, et aujourd’hui encore, le livre que vous avez entre les mains est adulé par certains, conspué par d’autres. Difficile d’y rester insensible en tout cas !

Jean-David Haddad
Professeur Agrégé
Éditeur, fondateur de JDH Éditions et JDH TV

Bibliographie majeure de René Guenon

Introduction générale à l'étude des doctrines hindoues, Paris, Marcel Rivière,
1921

Le Théosophisme, histoire d'une pseudo-religion, Paris, Nouvelle Librairie
Nationale, 1921

L'Erreur spirite, Paris, Marcel Rivière, 1923
Orient et Occident, Paris, Payot, 1924
L’Ésotérisme de Dante, Paris, Ch. Bosse, 1925
L'Homme et son devenir selon le Vêdânta, Paris, Bossard, 1925
Le Roi du monde, Paris, Ch. Bosse, 1927
La Crise du monde moderne, Paris, Bossard, 1927 (puis chez Gallimard
en 1946)

Autorité spirituelle et pouvoir temporel, Paris, Vrin, 1929
Le Symbolisme de la Croix, Paris, L'Anneau d'or (Véga), 1931
Les États multiples de l'être, Paris, L'Anneau d'or (Véga), 1932
La Métaphysique orientale, Paris, Éditions traditionnelles, 1939
Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, Paris, Gallimard, 1945
Les Principes du Calcul infinitésimal, Gallimard, 1946
Aperçus sur l'Initiation, Paris, Éditions Traditionnelles, 1946
La Grande Triade, Paris, Gallimard, 1946

Avant-propos

Lorsque nous avons, il y a quelques années, écrit Orient et Occident, nous pensions avoir donné, sur les questions qui faisaient l’objet de ce livre, toutes les indications utiles, pour le moment tout au moins. Depuis lors, les événements sont allés en se précipitant avec une vitesse toujours croissante, et, sans nous faire changer d’ailleurs un seul mot à ce que nous disions alors, ils rendent opportunes certaines précisions complémentaires et nous amènent à développer des points de vue sur lesquels nous n’avions pas cru nécessaire d’insister tout d’abord. Ces précisions s’imposent d’autant plus que nous avons vu s’affirmer de nouveau, en ces derniers temps, et sous une forme assez agressive, quelques-unes des confusions que nous nous sommes déjà attachés précisément à dissiper ; tout en nous abstenant soigneusement de nous mêler à aucune polémique, nous avons jugé bon de remettre les choses au point une fois de plus. Il est, dans cet ordre, des considérations, même élémentaires, qui semblent tellement étrangères à l’immense majorité de nos contemporains, que, pour les leur faire comprendre, il ne faut pas se lasser d’y revenir à maintes reprises, en les présentant sous leurs différents aspects, et en expliquant plus complètement, à mesure que les circonstances le permettent, ce qui peut donner lieu à des difficultés qu’il n’était pas toujours possible de prévoir du premier coup.

Le titre même du présent volume demande quelques explications que nous devons fournir avant tout, afin que l’on sache bien comment nous l’entendons et qu’il n’y ait à cet égard aucune équivoque. Que l’on puisse parler d’une crise du monde moderne, en prenant ce mot de « crise » dans son acception la plus ordinaire, c’est une chose que beaucoup ne mettent déjà plus en doute, et, à cet égard tout au moins, il s’est produit un changement assez sensible : sous l’action même des événements, certaines illusions commencent à se dissiper, et nous ne pouvons, pour notre part, que nous en féliciter, car il y a là, malgré tout, un symptôme assez favorable, l’indice d’une possibilité de redressement de la mentalité contemporaine, quelque chose qui apparaît comme une faible lueur au milieu du chaos actuel. C’est ainsi que la croyance à un « progrès » indéfini, qui était tenue naguère encore pour une sorte de dogme intangible et indiscutable, n’est plus aussi généralement admise ; certains entrevoient plus ou moins vaguement, plus ou moins confusément, que la civilisation occidentale, au lieu d’aller toujours en continuant à se développer dans le même sens, pourrait bien arriver un jour à un point d’arrêt, ou même sombrer entièrement dans quelque cataclysme. Peut-être ceux-là ne voient-ils pas nettement où est le danger, et les craintes chimériques ou puériles qu’ils manifestent parfois prouvent suffisamment la persistance de bien des erreurs dans leur esprit ; mais enfin, c’est déjà quelque chose qu’ils se rendent compte qu’il y a un danger, même s’ils le sentent plus qu’ils ne le comprennent vraiment, et qu’ils parviennent à concevoir que cette civilisation dont les modernes sont si infatués n’occupe pas une place privilégiée dans l’histoire du monde, qu’elle peut avoir le même sort que tant d’autres qui ont déjà disparu à des époques plus ou moins lointaines, et dont certaines n’ont laissé derrière elles que des traces infimes, des vestiges à peine perceptibles ou difficilement reconnaissables.

Donc, si l’on dit que le monde moderne subit une crise, ce que l’on entend par là le plus habituellement, c’est qu’il est parvenu à un point critique, ou, en d’autres termes, qu’une transformation plus ou moins profonde est imminente, qu’un changement d’orientation devra inévitablement se produire à brève échéance, de gré ou de force, d’une façon plus ou moins brusque, avec ou sans catastrophe. Cette acception est parfaitement légitime et correspond bien à une partie de ce que nous pensons nous-mêmes, mais à une partie seulement, car, pour nous, et en nous plaçant à un point de vue plus général, c’est toute l’époque moderne, dans son ensemble, qui représente pour le monde une période de crise ; il semble d’ailleurs que nous approchions du dénouement, et c’est ce qui rend plus sensible aujourd’hui que jamais le caractère anormal de cet état de choses qui dure depuis quelques siècles, mais dont les conséquences n’avaient pas encore été aussi visibles qu’elles le sont maintenant. C’est aussi pourquoi les événements se déroulent avec cette vitesse accélérée à laquelle nous faisions allusion tout d’abord ; sans doute, cela peut continuer ainsi quelque temps encore, mais non pas indéfiniment ; et même, sans être en mesure d’assigner une limite précise, on a l’impression que cela ne peut plus durer très longtemps.

Mais, dans le mot même de « crise », d’autres significations sont contenues, qui le rendent encore plus apte à exprimer ce que nous voulons dire : son étymologie, en effet, qu’on perd souvent de vue dans l’usage courant, mais à laquelle il convient de se reporter comme il faut toujours le faire lorsqu’on veut restituer à un terme la plénitude de son sens propre et de sa valeur originelle, son étymologie, disons-nous, le fait partiellement synonyme de « jugement » et de « discrimination ». La phase qui peut être dite véritablement « critique », dans n’importe quel ordre de choses, c’est celle qui aboutit immédiatement à une solution favorable ou défavorable, celle où une décision intervient dans un sens ou dans l’autre ; c’est alors, par conséquent, qu’il est possible de porter un jugement sur les résultats acquis, de peser le « pour » et le « contre », en opérant une sorte de classement parmi ces résultats, les uns positifs, les autres négatifs, et de voir ainsi de quel côté la balance penche définitivement. Bien entendu, nous n’avons aucunement la prétention d’établir d’une façon complète une telle discrimination, ce qui serait d’ailleurs prématuré, puisque la crise n’est point encore résolue et qu’il n’est peut-être même pas possible de dire exactement quand et comment elle le sera, d’autant plus qu’il est toujours préférable de s’abstenir de certaines prévisions qui ne sauraient s’appuyer sur des raisons clairement intelligibles à tous, et qui, par suite, risqueraient trop d’être mal interprétées et d’ajouter à la confusion au lieu d’y remédier. Tout ce que nous pouvons nous proposer, c’est donc de contribuer, jusqu’à un certain point et autant que nous le permettrons les moyens dont nous disposons, à donner à ceux qui en sont capables la conscience de quelques-uns des résultats qui semblent bien établis dès maintenant, et à préparer ainsi, ne fût-ce que d’une manière très partielle et assez indirecte, les éléments qui devront servir par la suite au futur « jugement », à partir duquel s’ouvrira une nouvelle période de l’histoire de l’humanité terrestre.

Quelques-unes des expressions que nous venons d’employer évoqueront sans doute, dans l’esprit de certains, l’idée de ce qu’on appelle le « jugement dernier », et, à vrai dire, ce ne sera pas à tort ; qu’on l’entende d’ailleurs littéralement ou symboliquement, ou des deux façons à la fois, car elles ne s’excluent nullement en réalité, peu importe ici, et ce n’est pas le lieu ni le moment de nous expliquer entièrement sur ce point. En tout cas, cette mise en balance du « pour » et du « contre », cette discrimination des résultats positifs et négatifs, dont nous parlions tout à l’heure, peuvent assurément faire songer à la répartition des « élus » et des « damnés » en deux groupes immuablement fixés désormais ; même s’il n’y a là qu’une analogie, il faut reconnaître que c’est du moins une analogie valable et bien fondée, en conformité avec la nature même des choses ; et ceci appelle encore quelques explications.

Ce n’est certes pas par hasard que tant d’esprits sont aujourd’hui hantés par l’idée de la « fin du monde » ; on peut le regretter à certains égards, car les extravagances auxquelles donne lieu cette idée mal comprise, les divagations « messianiques » qui en sont la conséquence en divers milieux, toutes ces manifestations issues du déséquilibre mental de notre époque, ne font qu’aggraver encore ce même déséquilibre dans des proportions qui ne sont pas absolument négligeables ; mais enfin, il n’en est pas moins certain qu’il y a là un fait dont on ne peut se dispenser de tenir compte. L’attitude la plus commode, quand on constate des choses de ce genre, est assurément celle qui consiste à les écarter purement et simplement sans plus d’examen, à les traiter comme des erreurs ou des rêveries sans importance ; nous pensons pourtant que, même si ce sont en effet des erreurs, il vaut mieux, tout en les dénonçant comme telles, rechercher les raisons qui les ont provoquées et la part de vérité plus ou moins déformée qui peut s’y trouver contenue malgré tout, car, l’erreur n’ayant en somme qu’un mode d’existence purement négatif, l’erreur absolue ne peut se rencontrer nulle part et n’est qu’un mot vide de sens. Si l’on considère les choses de cette façon, on s’aperçoit sans peine que cette préoccupation de la « fin du monde » est étroitement liée à l’état de malaise général dans lequel nous vivons présentement : le pressentiment obscur de quelque chose qui est effectivement près de finir, agissant sans contrôle sur certaines imaginations, y produit tout naturellement des représentations désordonnées, et le plus souvent grossièrement matérialisées, qui, à leur tour, se traduisent extérieurement par les extravagances auxquelles nous venons de faire allusion. Cette explication n’est d’ailleurs pas une excuse en faveur de celles-ci ; ou du moins si l’on peut excuser ceux qui tombent involontairement dans l’erreur, parce qu’ils y sont prédisposés par un état mental dont ils ne sont pas responsables, ça ne saurait jamais être une raison pour excuser l’erreur elle-même. Du reste, en ce qui nous concerne, on ne pourra sûrement pas nous reprocher une indulgence excessive à l’égard des manifestations « pseudo-religieuses » du monde contemporain, non plus que de toutes les erreurs modernes en général ; nous savons même que certains seraient plutôt tentés de nous faire le reproche contraire, et peut-être ce que nous disons ici leur fera-t-il mieux comprendre comment nous envisageons ces choses, nous efforçant de nous placer toujours au seul point de vue qui nous importe, celui de la vérité impartiale et désintéressée.

Ce n’est pas tout : une explication simplement « psychologique » de l’idée de la « fin du monde » et de ses manifestations actuelles, si juste qu’elle soit dans son ordre, ne saurait passer à nos yeux pour pleinement suffisante ; s’en tenir là, ce serait se laisser influencer par une de ces illusions modernes contre lesquelles nous nous élevons précisément en toute occasion. Certains, disions-nous, sentent confusément la fin imminente de quelque chose dont ils ne peuvent définir exactement la nature et la portée ; il faut admettre qu’ils ont là une perception très réelle, quoique vague et sujette à de fausses interprétations ou à des déformations imaginatives, puisque, quelle que soit cette fin, la crise qui doit forcément y aboutir est assez apparente, et qu’une multitude de signes non équivoques et faciles à constater conduisent tous d’une façon concordante à la même conclusion. Cette fin n’est sans doute pas la « fin du monde », au sens total où certains veulent l’entendre, mais elle est tout au moins la fin d’un monde ; et, si ce qui doit finir est la civilisation occidentale sous sa forme actuelle, il est compréhensible que ceux qui se sont habitués à ne rien voir en dehors d’elle, à la considérer comme « la civilisation » sans épithète, croient facilement que tout finira avec elle, et que, si elle vient à disparaître, ce sera véritablement la « fin du monde ».

Nous dirons donc, pour ramener les choses à leurs justes proportions, qu’il semble bien que nous approchions réellement de la fin d’un monde, c’est-à-dire de la fin d’une époque ou d’un cycle historique, qui peut d’ailleurs être en correspondance avec un cycle cosmique, suivant ce qu’enseignent à cet égard toutes les doctrines traditionnelles. Il y a déjà eu dans le passé bien des événements de ce genre, et sans doute y en aura-t-il encore d’autres dans l’avenir ; événements d’importance inégale, du reste, selon qu’ils terminent des périodes plus ou moins étendues et qu’ils concernent, soit tout l’ensemble de l’humanité terrestre, soit seulement l’une ou l’autre de ses portions, une race ou un peuple déterminé. Il est à supposer, dans l’état présent du monde, que le changement qui interviendra aura une portée très générale, et que, quelle que soit la forme qu’il revêtira, et que nous n’entendons point chercher à définir, il affectera plus ou moins la terre tout entière. En tout cas, les lois qui régissent de tels événements sont applicables analogiquement à tous les degrés ; aussi ce qui est dit de la « fin du monde », en un sens aussi complet qu’il est possible de la concevoir, et qui d’ailleurs ne se rapporte d’ordinaire qu’au monde terrestre, est-il encore vrai, toutes proportions gardées, lorsqu’il s’agit simplement de la fin d’un monde quelconque en un sens beaucoup plus restreint.

Ces observations préliminaires aideront grandement à comprendre les considérations qui vont suivre ; nous avons déjà eu l’occasion, dans d’autres ouvrages, de faire assez souvent allusion aux « lois cycliques » ; il serait d’ailleurs peut-être difficile de faire de ces lois un exposé complet sous une forme aisément accessible aux esprits occidentaux, mais du moins est-il nécessaire d’avoir quelques données sur ce sujet si l’on veut se faire une idée vraie de ce qu’est l’époque actuelle et de ce qu’elle représente exactement dans l’ensemble de l’histoire du monde. C’est pourquoi nous commencerons par montrer que les caractères de cette époque sont bien réellement ceux que les doctrines traditionnelles ont indiqués de tout temps pour la période cyclique à laquelle elle correspond ; et ce sera aussi montrer que ce qui est anomalie et désordre à un certain point de vue est pourtant un élément nécessaire d’un ordre plus vaste, une conséquence inévitable des lois qui régissent le développement de toute manifestation. Du reste, disons-le tout de suite, ce n’est pas là une raison pour se contenter de subir passivement le trouble et l’obscurité qui semblent momentanément triompher, car, s’il en était ainsi, nous n’aurions qu’à garder le silence ; c’en est une, au contraire, pour travailler, autant qu’on le peut, à préparer la sortie de cet « âge sombre » dont bien des indices permettent déjà d’entrevoir la fin plus ou moins prochaine, sinon tout à fait imminente. Cela aussi est dans l’ordre, car l’équilibre est le résultat de l’action simultanée de deux tendances opposées ; si l’une ou l’autre pouvait entièrement cesser d’agir, l’équilibre ne se retrouverait plus jamais et le monde même s’évanouirait ; mais cette supposition est irréalisable, car les deux termes d’une opposition n’ont de sens que l’un par l’autre, et, quelles que soient les apparences, on peut être sûr que tous les déséquilibres partiels et transitoires concourent finalement à la réalisation de l’équilibre total.

Chapitre I

L’âge sombre

La doctrine hindoue enseigne que la durée d’un cycle humain, auquel elle donne le nom de Manvantara, se divise en quatre âges, qui marquent autant de phases d’un obscurcissement graduel de la spiritualité primordiale ; ce sont ces mêmes périodes que les traditions de l’antiquité occidentale, de leur côté, désignaient comme les âges d’or, d’argent, d’airain et de fer. Nous sommes présentement dans le quatrième âge, le Kali-Yuga ou « âge sombre », et nous y sommes, dit-on, depuis déjà plus de six mille ans, c’est-à-dire depuis une époque bien antérieure à toutes celles qui sont connues de l’histoire « classique ». Depuis lors, les vérités qui étaient autrefois accessibles à tous les hommes sont devenues de plus en plus cachées et difficiles à atteindre ; ceux qui les possèdent sont de moins en moins nombreux, et, si le trésor de la sagesse « non humaine », antérieure à tous les âges, ne peut jamais se perdre, il s’enveloppe de voiles de plus en plus impénétrables, qui le dissimulent aux regards et sous lesquels il est extrêmement difficile de le découvrir. C’est pourquoi il est partout question, sous des symboles divers, de quelque chose qui a été perdu, en apparence tout au moins et par rapport au monde extérieur, et que doivent retrouver ceux qui aspirent à la véritable connaissance ; mais il est dit aussi que ce qui est ainsi caché redeviendra visible à la fin de ce cycle, qui sera en même temps, en vertu de la continuité qui relie toutes choses entre elles, le commencement d’un cycle nouveau.