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Édition : BoD – Books on Demand GmbH, 12/14 rond-point des Champs-Élysées, 75008 Paris.
Impression : BoD - Books on Demand GmbH, Norderstedt, Allemagne.
ISBN : 9782322219810
Dépôt légal : mars 2021
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Dans la plupart des bibliothèques publiques, s'alignent, en un repos non troublé, de gros volumes grand in-octavo, de papier superbe, d'impression magnifique, à la couverture marquée aux armes impériales : aigle, couronne, manteau parsemé d'abeilles d'or. Ce sont les œuvres de Napoléon III. Si l'on en sollicite la communication, une surprise à peine déguisée accueille la demande. Si l'on insiste, le bibliothécaire s'éloigne et reste assez longtemps absent ; car la peine de la relégation, qui existe pour les hommes, existe aussi pour les livres ; et c'est dans les rayons les plus éloignés, les plus dissimulés, les plus obscurs, qu'il faut s'aventurer pour découvrir les ouvrages de celui qui, pendant dix-huit ans, a gouverné la France. Les volumes arrivent enfin, couverts d'une poussière à demi séculaire ; et leurs feuillets généralement non coupés attestent que, si on ne les lit plus aujourd'hui, on ne les lisait guère davantage, même quand la flatterie ou l'intérêt eût conseillé de ne pas paraître les ignorer. Ce total abandon n'est point tout à fait juste. On ne peut dire de ces livres ni qu'ils sont bons, ni qu'ils sont mauvais ; mais ils sont suggestifs, en ce sens qu'on y trouve, avec leurs aspects emmêlés et presque contradictoires, toutes les idées maîtresses qui devaient inspirer le gouvernement futur. Tout ici est contraste, et à tel point que la psychologie, même la plus avertie, se sent déconcertée. Des lieux communs développés avec une solennité continue, mais sous lesquels se découvre parfois une théorie originale, à condition qu'on la cherche patiemment et longtemps ; un perpétuel cliquetis d'antithèses, puis, tout à coup, une formule heureuse qui captive par son air de grandeur ou séduit par sa générosité ; de la naïveté et de la rouerie ; des témérités surprenantes et de cauteleuses prudences ; des idées si confuses qu'on ne les distingue plus dans les profondeurs où elles semblent enfouies et qui, au moment où on désespère de les dégager, éclatent avec un son claironnant. Que si, à la manière d'une anthologie, on essaie d'extraire de ces livres les maximes qui y sont contenues, on en pourra composer deux recueils, l'un qui étonnera par sa sagesse, l'autre qui stupéfiera par ses sophismes. Mais à peine ce classement sera-t-il achevé qu'on sera tenté de le recommencer, tant il apparaîtra trompeur et sujet à retouches ; car il arrive souvent que plus la pensée est chimérique, plus elle revêt les apparences de la raison la plus assurée.
Le grand malheur de cet homme fut de régner. Je me le figure dans les rangs moyens de la vie, et assez en dehors des affaires pour pouvoir rêver à l'aise et tout haut, sans péril pour la chose publique. Il ne rêve point toujours ; il est à ses heures très clairvoyant, très sensé, quoique son bon sens même ne ressemble pas au bon sens des autres. De bonne heure, ce Bonaparte imaginaire écrit comme l'autre Bonaparte et, comme lui, sur toute espèce de sujets, politique, armée, condition du peuple, organisation sociale. Après 1830, il se passionne pour l'Italie, à moins qu'il ne se soit déjà passionné pour la Grèce, et paie vaillamment de sa personne, car il est courageux par nature, par fatalisme aussi. S'il n'était retenu parmi les Italiens, volontiers il s'enrôlerait dans l'équipe d'Enfantin et pontifierait à Ménilmontant. Mais, si attentif qu'on soit à ne pas perdre son temps, on ne peut être partout à la fois. Du moins, il se dédommage, — car naturellement, il est dans l'opposition, — en écrivant dans le Bon Sens, et plus tard dans la Réforme, comme l'autre Bonaparte, le vrai, dans le Guetteur de Saint-Quentin et le Progrès du Pas-de-Calais. Il y écrit avec tant de hardiesse qu'il encourt la prison, une de ces prisons douces comme celles du bon roi Louis-Philippe, une de ces prisons où l'on entrait sans angoisses, d'où l'on sortait sans repentir.
1848 arrive. Tout le monde déraisonne ; — lui, le Bonaparte, rêve, un peu moins que tout le monde, ce qui lui vaut, — car tout est relatif, — une petite réputation de sagesse. Et il lui advient ce qui advint à Hamlet qui, nous apprend Shakespeare, avait passé pour un peu fou en Danemark, mais sembla, par comparaison, fort raisonnable quand on l'eut exporté en Angleterre. A ce Bonaparte imaginaire l'entreprise du 2 Décembre déplaît fort, mais, comme il est de compréhension un peu lente, il délibère longtemps avec lui-même s'il doit protester ou se taire et, pendant que son indignation à retardement mijote, il apprend que le calme est rétabli. Du rang des résignés, il glisse bientôt dans le rang des satisfaits. C'est qu'il s'est laissé griser par toutes les maximes que proclame le vrai Bonaparte, celui de l'histoire. A son tour il répète, à la manière d'un écho, que la liberté politique est de médiocre prix auprès de la liberté civile, que l'hommage supérieur à la souveraineté populaire dispense de s'astreindre au misérable train du régime constitutionnel, que le vrai progrès réside non dans les paroles, mais dans l'accumulation des mesures qui assureront le bien-être des masses. Le voici qui, sans beaucoup préciser, s'enivre de tout ce langage, se forge pour l'avenir le rêve de la plus attendrissante félicité, et se pique d'être le patron de toutes les philanthropies de la terre.
Il commence à émerger, et à l'Exposition universelle de 1855, je me le représente aisément commissaire d'une section. Naturellement, il est décoré. Il a écrit des articles de revue ; maintenant, il s'essaie à des livres, et, tout féru de questions sociales, prend rang dans la cohorte de ceux qui font des Mémoires pour l'Académie des sciences morales. Dire qu'il est clair serait pure flatterie ; mais son obscurité affecte des formes si assurées, qu'elle en prend parfois des airs de profondeur, en sorte que ses défauts le rehaussent plus que ne feraient des qualités. Il se complaît à toucher à tout, mais sans grand péril, parce que, dépourvu de tout pouvoir, il ne réussirait, — fût-il très lu, — qu'à déranger peu de chose. Il aime les nationalités bien groupées, brûle de les aider et se désole de ne pouvoir les favoriser que par conférences ou brochures. Aucune nouveauté ne l'effraie, en sorte qu'on le rangerait volontiers parmi ces esprits libertins dont parle Bossuet. Libertin, il l'est aussi au sens de tous les temps, mais avec une inconscience si tranquille, qu'elle semble rejoindre l'innocence. Ceux qui le connaissent le mieux le disent fidèle à ses amis, reconnaissant du moindre service, large de sa bourse, secourable à toutes les infortunes.
Quand il meurt, l'affluence est grande à ses funérailles, et son éloge circule dans toutes les bouches. Le bruit se répand même d'un legs très généreux qu'il aurait fait aux œuvres de bienfaisance. La nouvelle est vraie, mais la déception suit de près l'espérance ; car, quand on fait l'inventaire, on s'aperçoit que tout a été dépensé et qu'il ne reste que des dettes.
Je m'éloigne à regret de ce Bonaparte imaginaire qui fut inoffensif et bon, pour m'attacher à l'autre Bonaparte qui, hélas ! ne fut point inoffensif, mais fut bon aussi, et il faut qu'il l'ait été à un degré singulier pour qu'ayant été si funeste, il n'apparaisse point haïssable.
L'une des difficultés de le peindre est de saisir le moment où l'on peut le mieux le fixer. Il n'est guère de marchand d'eau capillaire qui n'étale à sa devanture un crâne tout dénudé et un autre tout regarni de cheveux. Avant, après, dit la légende explicative. De même, il y a le Bonaparte d'avant le succès, le Bonaparte d'après la réussite.
En 1848, on ne le connaît que par les échauffourées de Strasbourg et de Boulogne qui passent pour pure folie. A la nouvelle de la Révolution, il arrive de Londres, puis, sur l'injonction du gouvernement provisoire, il repart aussitôt, et avec une telle apparente indifférence, qu'on le croit négligeable. Il est élu quatre fois aux élections complémentaires du mois de juin ; et quelques-uns commencent à s'étonner. L'entrain pour notre ancien justiciable va toujours croissant, écrit le chancelier Pasquier qui a présidé la Cour des pairs après le complot de Boulogne. Mais, sur le seul avis que sa présence pourrait exciter des troubles, le prince donne sa démission, et cette silencieuse modestie qui est habileté engourdit de nouveau les soupçons. En novembre 1848, M. de Saint-Priest, qui dîne avec Louis Bonaparte chez la princesse Mathilde, le trouve emprunté et timide, vulgaire de tournure, laid de visage, d'accent suisse très prononcé ; mais en même temps, il remarque, — moitié railleur, moitié inquiet, — ses prétentions princières : il passe le premier à table et proclame avec un air péremptoire que la France a besoin d'être gouvernée. Nos amis, ajoute M. de Saint-Priest décidément un peu soucieux, ne trouveront pas dans ce nouveau Télémaque un élève aussi docile que celui de Mentor1. Cependant, Louis Bonaparte, élu de nouveau, prend séance à l'Assemblée constituante, et, en le voyant, en l'entendant, on ne peut se persuader qu'il soit jamais dangereux. Il est de taille moyenne, dit M. Thiers, jambes courtes, corps un peu long, tournure de petit Suisse, et des yeux sans expression dont on ne saurait dire la couleur2. Et voilà l'image peu flattée du prince avant que l'eau lustrale du suffrage universel le baptise et que le destin se prononce pour lui.
Quatre ans s'écoulent. Louis Napoléon s'est fait élire président de la République. Il a maîtrisé l'Assemblée constituante. Il a gagné en vitesse et en habileté l'Assemblée législative. Il a, par le coup d'Etat, établi son pouvoir et, en restaurant l'Empire, a communiqué à ce pouvoir l'aspect de la perpétuité. A chaque étape de la fortune ascendante, s'est dégagée, d'abord un peu vague, puis débarrassée de ses voiles, l'autre image, celle d'après. Il semble, — tant sont impressionnables les appréciations des hommes, — que la personne même du prince se soit transformée. On le jugeait de petite taille : maintenant, on se contente de dire qu'il n'est pas très grand ; on raillait ses courtes jambes : maintenant on observe que, s'il est un peu lourd à pied, il a merveilleuse tournure à cheval ; on lui trouvait les yeux ternes : maintenant on découvre qu'ils sont bleus, vraiment bleus, et révèlent tantôt l'énergie, tantôt la douceur, ou même les deux à la fois. On se moquait de son accent suisse et de ses inflexions traînantes : maintenant cette lenteur dans l'expression semble l'indice d'une pensée profonde qui aime mieux peser les mots que de les précipiter. Sur les aptitudes du prince, l'évolution n'est pas moindre. On le disait d'esprit médiocre : maintenant il serait de mauvais goût de contester ses capacités ou ses lumières ; on le disait de jugement peu sûr : maintenant tout lui a tellement réussi qu'on attribue à sa seule sagesse ce qui fut dû aussi à l'aveuglement de ses adversaires et à sa propre fortune.
Au dedans, nul obstacle. Quant à l'Europe, elle ne laisse pas que de se scandaliser, tant la Restauration d'un Bonaparte est contraire aux tractations de 1815 ! Mais pour Napoléon, nul sujet de vraie crainte. Le seul qui se hausse jusqu'à publier son improbation est Nicolas. A Vienne, on est soucieux, mais on se tait. En Angleterre, lord Palmerston a applaudi au coup d'Etat, soit par médiocre regret des régimes précédents, soit qu'il ait pressenti, en ennemi de la France, tout ce que notre pays pourrait courir de risques avec le maître qu'il se donnait. Au moment de la proclamation de l'Empire, le chef du Foreign Office est lord Malmesbury qui est pour Napoléon III un ami. Le plus indigné est le roi de Prusse ; mais il s'indigne in petto, en des lettres très secrètes écrites à son confident et ami, le chevalier de Bunsen. Non seulement il s'indigne, mais surtout il s'inquiète3. En quoi il a tort. Combien la Prusse ne se réjouirait-elle pas si elle connaissait son bonheur !
Je voudrais, sans m'astreindre à l'ordre des dates, graver les traits principaux où se reconnaît ce personnage, l'un des plus complexes qui furent jamais.
Il porte en lui deux signes : il est à la fois très secret et très obstiné.
Tout lui a appris dès son enfance à s'envelopper de mystère. Après 1815, une sorte de haute police internationale s'est étendue sur les Bonaparte : visites, excursions, voyages, tout était noté. Quiconque se sent épié s'accoutume à tout cacher. Ainsi Louis Bonaparte prit-il de bonne heure l'habitude de cheminer par des voies souterraines, à tel point que, plus tard, il s'y enfouirait, même lorsque la dissimulation serait inutile ou dangereuse.
L'Italie était la terre classique des sociétés secrètes. Pour Louis-Napoléon, attiré d'instinct par toutes les menées clandestines, elle fut l'école d'application. Il en embrassa la cause, sinon avec beaucoup de sagesse, du moins avec beaucoup de courageuse ardeur. Il y trouva des amis très chauds, très compromettants aussi, et attentifs à l'engager dans les liens d'une solidarité qu'ils sauraient lui rappeler un jour.