Alexandre Dumas Père
Le voyageur qui, pour ses affaires ou pour son plaisir, venait, vers la fin de l’an de grâce 1628, passer quelques jours dans la capitale du Royaume des Lys, comme on disait poétiquement à cette époque, pouvait avec certitude s’arrêter, recommandé ou non, à l’hôtellerie le la Barbe Peinte, située rue de l’Homme armé ; il était, sûr d’y trouver, chez maître Soleil, bon visage, bonne table et bon gîte.
Il n’y avait point à s’y tromper d’ailleurs ; à part un ignoble cabaret qui faisait le coin de la rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie, et qui, remontant au plus obscur moyen-âge, avait, par son enseigne, représentant un homme armé, donné son nom à cette ruelle, qui ne compte encore aujourd’hui que cinq numéros impairs et quatre numéros pairs, l’hôtellerie dans laquelle nous allons introduire nos lecteurs tenait une place trop importante, et attirait les chalands par une trop majestueuse inscription pour qu’un voyageur, quel qu’il fût, eût l’idée d’aller plus loin, une fois qu’il était arrivé en face d’elle.
En effet, outre le carré de fer-blanc, orné de découpures à jour, qui grinçait au moindre vent, au bout d’une tringle terminée par un croissant doré, carré, de fer-blanc qui représentait le Grand-Turc, orné d’une barbe du ponceau le plus éclatant, ce qui justifiait ce nom étrange de l’hôtellerie de la Barbe peinte, on pouvait, sur la façade de la maison et au-dessus de la porte d’entrée, lire le rébus suivant :
Ce qui signifiait, en adjoignant l’enseigne à l’inscription, et en ne faisant qu’un des deux :
À LA BARBE PEINTE
SOLEIL
LOGE À PIED ET À CHEVAL.
L’enseigne de la Barbe peinte pouvait rivaliser d’ancienneté avec celle de l’Homme armé, mais nous devons avouer en notre qualité de romancier, qui nous impose, à l’endroit de la vérité, des devoirs auxquels ne s’astreignent pas toujours les historiens, que l’inscription était toute moderne.
Il y avait deux ans à peine que l’ancien aubergiste, avantageusement connu sous les noms et prénoms de : Claude-Cyprien Mélangeois, – avait, pour la somme de mille pistoles, cédé son établissement à maître Blaise-Guillaume Soleil, son nouveau propriétaire ; or, ce nouveau propriétaire, sans respect pour les droits séculaires des hirondelles, qui faisaient leurs nids à l’extérieur, et des araignées qui tissaient leurs toiles à l’intérieur, avait, à peine l’acte de vente passé, appelé les peintres et les tapissiers, fait gratter la façade, fait meubler les chambres de son hôtellerie et fait tracer enfin, aux regards éblouis de ses voisins, qui se demandaient où maître Soleil pouvait prendre tout l’argent qu’il dépensait, le pompeux rébus que nous avons eu l’honneur d’expliquer plus haut à nos lecteurs, non point, Dieu nous en garde, par doute de leur intelligence, mais par le désir, tout égoïste, de ne pas les voir, pour faire une recherche dont nous pouvions leur épargner la peine, s’arrêter inutilement au commencement de notre récit.
Les vieilles femmes de la rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie et de la rue des Blancs-Manteaux avaient d’abord, en vertu des qualités sibyllines qu’elles devaient à leur âge avancé, prédit, eu hochant la tête de droite à gauche, que tous ces embellissements porteraient malheur à la maison, dont l’achalandage tenait justement à son aspect connu depuis des siècles. Mais à leur grand dépit, et au suprême étonnement de ceux qui les prenaient pour oracles, la prédiction funeste ne s’était point réalisée, et tout au contraire l’établissement avait prospéré, grâce à une clientèle aussi nouvelle qu’inconnue, laquelle, sans faire, tort à l’ancienne, avait augmenté, et nous dirons même doublé les recettes que l’hôtellerie de la Barbe peinte faisait, du temps où les hirondelles bâtissaient tranquillement leurs nids aux coins des fenêtres, et où les araignées tissaient non moins tranquillement leur toile aux angles des appartements.
Mais, peu à peu, une certaine lueur s’était faite sur ce grand mystère : le bruit avait circulé que Mme Marthe-Pélagie Soleil, personne fort alerte, fort avenante, encore jeune et encore jolie, vu qu’elle avait trente ans à peine, était la sœur de lait d’une des dames les plus puissantes de la cour, laquelle dame avait, de ses deniers, ou de ceux d’une autre dame, encore plus puissante qu’elle, avancé à maître Soleil l’argent nécessaire à son établissement, et que c’était cette sœur de lait qui recommandait l’hôtellerie de la Barbe peinte aux nobles étrangers que l’on voyait depuis quelque temps circuler dans les rues, jusque-là, assez mal fréquentées, du quartier de la Verrerie et de la rue Sainte-Avoye.
Qu’y avait-il de vrai, qu’y avait-il de faux dans toutes, ces rumeurs ? C’est ce que la suite de cette histoire nous apprendra.
En tous cas, nous allons voir ce qui se passait dans une salle basse de l’hôtellerie de la Barbe peinte, le 5 décembre 1628, c’est à-dire quatre jours après le retour du cardinal de Richelieu de ce fameux siége de la Rochelle, qui nous a fourni un des épisodes de notre roman des Trois Mousquetaires, et cela vers quatre heures de l’après midi, heure à laquelle, vu la hauteur des maisons et le rapprochement des murailles, le crépuscule commençait et doit commencer encore à tomber dans la rue de l’Homme Armé.
Cette salle basse était occupée momentanément par un seul personnage, mais comme ce personnage était un habitué de la maison, il y faisait à lui seul autant de bruit et y tenait autant de place que quatre buveurs ordinaires.
Il avait déjà vidé un pot de vin, et en était à la moitié du second, se tenant couché sur trois chaises, s’amusant à déchiqueter, avec la molette de ses éperons, la paille d’une quatrième, tandis que de la pointe de sa dague, il dessinait en creux sur la table un jeu de marelle en miniature.
Sa rapière, dont la poignée était à la portée de sa main, s’allongeait de sa hanche sur sa cuisse, et glissait comme une couleuvre entre ses deux jambes croisées l’une sur l’autre.
C’était un homme de 36 à 38 ans, dont on pouvait d’autant mieux voir le visage, au dernier rayon de lumière qui filtrait par les étroits vitraux losangés de plomb, donnant sur la rue, qu’il avait suspendu son feutre à l’espagnolette de la fenêtre. Il avait les cheveux, les sourcils et la moustache noirs, le teint hâlé des hommes du Midi, quelque chose de dur dans le regard et de railleur sur la lèvre, qui, en se retroussant par un mouvement, facial, pareil à celui du tigre, laissait voir des dents d’une blancheur éclatante. Son nez droit et son menton en saillie indiquaient la volonté poussée jusqu’à l’entêtement, tandis que la courbe inférieure de sa mâchoire accentuée à la manière de celle des animaux féroces, indiquait ce courage irréfléchi dont il ne faut pas savoir gré à celui qui le possède, puisqu’il n’est point chez lui le résultat du libre arbitre, mais le simple produit d’instincts carnassiers ; enfin, tout le visage, assez beau, offrait le caractère d’une franchise brutale, qui pouvait faire craindre, de la part du porteur de cette physionomie, des accès de colère et de violence, mais qui ne laissait pas même soupçonner des actes de duplicité, de ruse ou de trahison.
Quant à son costume, c’était celui des gentilshommes inférieurs de l’époque, moitié civil, moitié militaire ; avec le justaucorps de drap ouvert aux manches, la chemise bouffant à la ceinture, les chausses larges et les bottes de buffle abaissées au-dessous du genou. Tout cela propre, mais sans luxe et empruntant une espèce d’élégance, à la désinvolture de celui qui le portait.
Ce fut sans doute pour ne pas éveiller dans son hôte un de ces accès de colère ou de violence auxquels il paraissait se laisser aller avec une trop grande facilité, que maître Soleil entra deux ou trois fois dans la salle basse où il se trouvait, sans se permettre de faire la moindre remontrance sur la double dévastation dans laquelle il paraissait complétement absorbé, se contentant, au contraire, de lui sourire chaque fois aussi agréablement que possible, ce qui était d’ailleurs facile au brave hôtelier, dont le faciès était aussi placide que celui du buveur était mobile et irritable.
Cependant, à sa troisième ou quatrième apparition dans la salle, maître Soleil ne put se retenir d’adresser la parole à son habitué.
– Eh bien, mon gentilhomme, lui dit-il d’un ton de bienveillance marquée, il me semble que depuis quelques jours il y a du chômage dans les affaires ; si cela continue, cette bonne Joyeuse – comme vous l’appelez – et il montrait du doigt l’épée de celui auquel il adressait la parole – court risque de se rouiller au fourreau !
– Oui, répondit le buveur de son ton goguenard, et cela t’inquiète pour les dix ou douze pots de vin que je dois ?
– Oh ! Jésus Dieu, mon gentilhomme, vous m’en devriez cinquante et même cent que je n’en dormirais pas moins tranquillement, je vous le jure, sur les deux oreilles ! Non pas, je vous connais trop depuis dix-huit mois que vous fréquentez la maison, pour que cette sotte idée me soit jamais venue, que je dusse perdre un denier avec vous ; mais, vous le savez, dans tous les métiers, il y a des hauts et des bas ; et le retour de Son Éminence le cardinal-duc va nécessairement pendant quelques semaines faire mettre les épées au clou. Je dis quelques semaines, car le bruit court qu’il ne fait que toucher barre à Paris, et qu’il va repartir avec le roi pour porter la guerre de l’autre côté des monts. S’il en est ainsi, ce sera comme au temps du siége de la Rochelle : au diable les édits ! et les écus pleuvront de nouveau dans notre escarcelle.
– Eh bien ! c’est justement là où tu fais fausse route, ami Soleil ; car, avant-hier soir et hier matin, j’ai travaillé comme d’habitude en tout bien tout honneur ; de plus, comme il n’est encore que quatre heures de l’après-midi, j’espère bien trouver quelque bonne pratique avant que le jour tombe tout à fait, et, tombât-il, comme dame Phœbé est dans son plein, je compterais sur la nuit à défaut du jour. Quant aux écus qui te préoccupent tant, non dans mon intérêt mais dans le tien, tu vois, ou plutôt tu entends, – et le buveur fit harmonieusement résonner le contenu de sa poche – qu’il y en a encore quelques-uns dans l’escarcelle, et que le gousset n’est pas tout à fait si vide que tu le crois ; donc, si je ne règle pas mon compte hic et nunc, c’est tout simplement que je veux le faire payer par le premier gentilhomme qui viendra réclamer mes bons offices. Et peut-être bien – continua l’hôte insoucieux de maître Soleil, en se penchant vers la fenêtre et en appuyant son front contre les carreaux – peut-être bien celui qui m’acquittera envers toi, est-il celui-là, justement, que je vois venir du côté de la rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie, le nez en l’air comme un homme qui cherche l’enseigne de la Barbe peinte. Justement, il l’a vu, et paraît on ne peut plus satisfait ! Éclipsez-vous donc, maître Soleil, et comme il est évident que ce gentilhomme veut parler à moi, retournez à vos lardoires et laissez les gens d’épée causer de leurs petites affaires. À propos, éclairez ; car dans dix minutes, il fera nuit comme dans un four, et j’aime à voir l’air des gens avec qui je traite.
Le buveur ne se trompait point, car, en même temps que son hôte, empressé d’obéir aux ordres qu’il venait de recevoir de lui, disparaissait par la porte de la cuisine, une ombre, interceptant un reste de jour entrant du dehors, apparaissait sur le seuil de la porte d’entrée.
Le nouveau venu, avant de se hasarder par un jour si douteux par la salle basse de l’hôtellerie de la Barbe peinte, interrogea d’un regard prudent ses ténébreuses profondeurs ; voyant alors que cette salle était occupée par un seul individu, et que cet individu était, selon toute probabilité, celui qu’il cherchait, il remonta son manteau, à la hauteur de sa bouche et de ses yeux, de façon à se cacher entièrement le visage, et s’avança vers lui.
Si l’homme au manteau craignait d’être reconnu, la précaution n’était point inutile, car maître Soleil entra juste à ce moment, émanant la lumière, comme l’astre dont il portait le nom, puisqu’il tenait de chaque main une chandelle allumée, qu’il alla déposer dans deux chandeliers de fer-blanc, accrochés à plat contre le mur.
L’étranger le regarda faire avec une impatience qu’il ne se donna point la peine de cacher. Il était évident qu’il eût préféré demeurer dans la demi-obscurité où la salle se trouvait dès son arrivée, demi-obscurité qui devait toujours aller en augmentant, à mesure que la nuit tomberait. Cependant, il demeura silencieux, se contentant de suivre du regard, à travers l’étroite ouverture de son manteau, les agissements de maître Soleil, et ce ne fut que quand la porte par laquelle il était entré se fut refermée sur sa sortie que, s’adressant au buveur qui ne paraissait faire aucune attention à lui, il lui demanda, sans autre préambule :
– C’est vous qu’on appelle Étienne Latil, autrefois à M. d’Épernon, puis capitaine dans les Flandres ?
Le buveur, qui était en train de porter son pot à sa bouche au moment où la question lui fut faite, tourna, sans remuer la tête, son œil vers celui qui l’interpellait, et, comme la demande lui avait été adressée d’un ton qui ne satisfaisait probablement pas la susceptibilité dont il se piquait :
– Eh bien ! dit-il, quand ce serait moi, en effet, qui m’appelasse de ces deux noms, en quoi cela peut-il vous intéresser ?
Et il acheva de rapprocher de ses lèvres le broc, un instant arrêté au milieu de la route qu’il avait à parcourir.
L’homme au manteau laissa au buveur tout le temps de donner à sa dame-jeanne une accolade aussi tendre et aussi prolongée qu’il lui plut de le faire, et, lorsque celui-ci eut reposé le pot, à peu près vide, sur la table :
– J’ai l’honneur de vous demander, lui dit-il avec une notable différence dans l’accent, si vous êtes le chevalier Étienne Latil ?
– Ah ! voilà qui est déjà mieux, fit, avec un mouvement de tête approbateur, celui auquel s’adressait la question.
– Alors, faites-moi la grâce de me répondre.
– Eh bien ! oui, mon gentilhomme, je suis Étienne Latil en personne. Que lui voulez-vous, à ce pauvre Étienne ?
– Je veux lui proposer une bonne affaire.
– Une bonne affaire ! Ah ! ah !
– Mieux que bonne, excellente.
– Pardon – interrompit celui qui venait de reconnaître que le prénom d’Étienne et le nom de Latil s’appliquaient effectivement à lui : – mais, avant d’aller plus loin, permettez-que ma susceptibilité prenne modèle sur la vôtre. À qui ai-je l’honneur de parler ?
– Peu vous importe mon nom, pourvu que mes paroles sonnent agréablement à votre oreille ?
– Vous vous méprenez, mon gentilhomme, si vous croyez qu’à mon endroit cette musique-là suffit ; je suis cadet de famille, c’est vrai, mais je suis de noblesse, et ceux qui vous ont adressé à moi ont dû vous dire que je ne travaille ni pour le menu peuple ni pour la petite bourgeoisie. Si vous avez maille à partir avec quelque artisan, votre compère, ou quelque boutiquier, votre voisin, vous pouvez vous bâtonner mutuellement, sans que je m’en mêle ou m’en soucie ; je n’interviens pas dans de pareils démêlés.
– Je ne puis ni ne veux vous dire mon nom, maître Latil, mais je ne fais aucune difficulté à ce que vous sachiez mon titre. Voici une bague qui me sert de cachet et qui pourra vous renseigner, pour peu que vous ne soyez point tout à fait ignare en blason, sur le rang que j’occupe dans le monde.
Et, tirant, une bague de son doigt, il la passa au bravo, qui se rapprocha de la fenêtre, et, jetant sur elle un regard, aux dernières lueurs du jour :
– Oh ! oh ! – dit-il – un onyx gravé comme on ne grave qu’à Florence ! Vous êtes Italien et marquis, mon gentilhomme ; nous savons ce que veulent dire la feuille de vigne et les trois perles ; de plus, riche, ce qui ne gâte jamais rien ; la pierre seule, sans sa monture, vaut quarante pistoles.
– Cela vous suffit-il, et pouvons-nous causer maintenant ? demanda l’inconnu, en reprenant sa bague, et en la passant à une main blanche, longue et fine qu’il tira de son manteau, et que, de son autre main gantée déjà, il s’empressa de reganter à son tour.
– Oui, cela me suffit, et vous venez de faire vos preuves, monsieur le marquis ; mais auparavant, et comme arrhes du marché que nous allons conclure, il serait galant à vous, quoique je ne vous en fasse point une condition, de payer les dix ou douze pots de vin que je dois dans ce cabaret ; je suis un homme d’ordre, et s’il m’arrivait un accident, dans une de mes expéditions, je serais désolé de laisser derrière moi une dette, si petite qu’elle fût.
– Qu’à cela ne tienne !
– Et ce serait, continua le buveur, mettre le comble à votre galanterie, les deux pots que j’ai devant moi sonnant le creux, d’en faire venir, pour les remplacer, deux autres, avec lesquels nous nous gargariserons la gorge, car j’ai le parler sec, et je trouve que les paroles mal humectées écorchent la bouche d’où elles sortent.
– Maître Soleil ! cria l’inconnu en s’enfonçant d’un degré de plus dans son manteau.
Maître Soleil parut, comme s’il se fût trouvé derrière la porte, prêt à obéir aux ordres qui lui seraient donnés.
– Le compte de ce gentilhomme et deux pots de vin, du meilleur !
L’aubergiste de la Barbe peinte disparut aussi rapidement que le fait de nos jours, à travers une trappe anglaise, un clown du Cirque olympique, et reparut presqu’aussitôt, tenant deux pots de vin qu’il déposa, l’un à la proximité de l’inconnu, l’autre devant maître Étienne Latil.
– Voilà ! dit-il ; quant au compte, c’est une pistole, cinq sous, deux deniers.
– Voici un louis d’or de deux pistoles et demie – dit l’inconnu en jetant sur la table la pièce annoncée ; – puis, comme l’aubergiste portait la main à sa poche, sans doute pour y chercher de la monnaie :
– Inutile que tu me rendes, dit-il, tu porteras la différence à l’avoir de monsieur.
– À l’avoir – murmura le bravo – voilà un mot qui sent son marchand d’une lieue ! Il est vrai que ces Florentins sont tous marchands, et que leurs ducs eux-mêmes font l’usure, ni plus ni moins que des juifs de Francfort ou des Lombards de Milan ; mais, comme le disait notre hôte, les temps sont durs, et l’on ne peut pas toujours choisir ses clients.
Pendant ce temps, maître Soleil se retirait, en faisant révérences sur révérences, et en jetant sur son hôte, qui trouvait des seigneurs payant si largement ses dettes, des regards de profonde admiration.
L’inconnu suivit maître Soleil des yeux jusqu’à ce que la porte se fût refermée sur lui, et alors, s’assurant qu’il était bien seul avec Étienne Latil :
– Et maintenant, dit-il, que vous savez n’avoir plus affaire à un croquant, êtes-vous disposé, mon cher monsieur, à aider un cavalier généreux à se débarrasser d’un rival qui l’importune ?
– On vient souvent me faire de pareilles offres, et rarement je les refuse. Mais, avant d’aller plus loin, il me semble qu’il serait bon de vous faire connaître mes prix.
– Je les connais : deux pistoles pour servir de second dans un duel ordinaire, vingt-cinq pistoles pour appeler directement, sous un prétexte quelconque, quand la partie intéressée ne se bat pas, et cent pistoles pour chercher une querelle, qui amène une rencontre immédiate, avec une personne désignée, laquelle doit mourir sur place.
– Mourir sur place – répéta le spadassin. – Si elle ne meurt pas, je rends l’argent, nonobstant les blessures faites ou reçues.
– Je sais cela, et que, non seulement vous êtes une fine lame, mais encore un homme d’honneur.
Étienne Latil s’inclina légèrement, et comme si l’on ne faisait que lui rendre justice. En effet, il était homme d’honneur à sa façon.
– Ainsi, continua l’inconnu, je puis compter sur vous ?
– Attendez ! n’allons pas si vite en besogne. Puisque vous êtes Italien, vous devez connaître le proverbe : Che va piano va sano. Allons doucement pour aller sûrement. Avant tout, il faut connaître la nature de l’affaire, l’homme dont il s’agit et à laquelle des trois catégories appartient le traité que nous allons passer, lequel, je vous en préviens, se fait toujours au comptant. Je suis trop vieux routier, vous comprenez bien, pour agir à la légère.
– Voilà les cent pistoles toutes comptées dans cette bourse, vous pouvez vous assurer que la somme y est.
Et l’inconnu jeta une bourse sur la table.
Malgré le son tentateur qu’elle rendit, le spadassin ne la toucha point et la regarda à peine.
– Il paraît que nous voulons ce qu’il y a de plus fin, – dit-il de ce ton railleur, qui avait, nous l’avons dit, donné un pli particulier à sa bouche – nous voulons la rencontre immédiate ?
– Suivie de mort, répondit l’inconnu, sans pouvoir, quelque puissance qu’il eût sur lui-même, dominer le léger tremblement qui agita sa voix.
– Alors, nous n’avons plus qu’à nous informer du nom, de l’état et des habitudes de notre rival. Je compte agir loyalement, selon ma coutume, et c’est justement à cause de cela que j’ai besoin de connaître à fond la personne à laquelle je m’adresserai. Tout dépend, vous le savez, ou vous ne le savez pas, de la manière dont on engage le fer ; or, on n’engage pas le fer avec un provincial nouvellement débarqué comme avec un brave reconnu, avec un godelureau comme avec un garde du roi, ou de M. le cardinal. Si, pas renseigné du tout, ou mal renseigné par vous, j’allais mal engager le fer, et qu’au lieu de tuer votre rival, ce fût votre rival qui me tuât, cela ne ferait ni votre affaire ni la mienne, puis enfin vous êtes trop juste pour ne pas savoir que les risques auxquels on s’expose ne sont pas tous dans la rencontre même, et que ces risques sont d’autant plus grands que l’on s’adresse plus haut. Le moins qui puisse m’arriver, si l’affaire fait un peu de bruit, c’est d’aller passer quelques mois dans une bastille. Or, dans les lieux humides et malsains, ou les cordiaux sont chers, vous ne pouvez exiger que je me soigne à mes frais ! Toutes ces considérations doivent entrer en ligne de compte. Ah ! s’il ne s’agissait que d’être votre second, et si vous courriez les mêmes risques que moi, je serais plus coulant ; mais vous ne comptez pas dégainer, n’est-ce pas ? poursuivit assez dédaigneusement le spadassin.
– Non, pour cette fois, cela m’est impossible, et je vous donne ma foi de gentilhomme que j’en suis aux regrets.
Cette réponse, au reste, fut faite d’un ton si ferme et si calme tout à la fois, si éloigné en même temps de toute faiblesse et de toute forfanterie, que Latil commença de soupçonner qu’il s’était mépris et qu’il conversait avec un homme qui, si chétive que fût sa mine, et, si mauvaise que fût son apparence, n’eût point eu, pour se venger, recours à l’épée d’un autre, si de graves considérations l’eussent pas retenu la sienne au fourreau. Cette bonne opinion, que le spadassin commençait à prendre de son interlocuteur, s’augmenta encore lorsqu’à la suite de cette explication, il laissa négligemment tomber ces mots :
– Quant à la question de vingt, de trente, de cinquante pistoles de plus ou de moins, je sais ce qui est juste et je n’aurai pas de contestation là-dessus.
– Alors, achevons, dit maître Étienne, quel est votre ennemi ? Quand et comment faudra-t-il l’attaquer ? – Mais, son nom d’abord ?
– Son nom importe peu, répondit l’homme au manteau, nous irons ce soir ensemble rue de la Cerisaie, je vous montrerai la porte du logis d’où il sortira, vers deux heures après minuit, vous l’attendrez, et comme lui seul pourra sortir à une heure si avancée de la nuit, une méprise est impossible ; d’ailleurs je vous indiquerai les signes auxquels vous pourrez le reconnaître facilement.
Le spadassin secoua la tête, repoussa la bourse pleine d’or, avec laquelle il jouait du bout des doigts, et se renversant sur sa chaise :
– Ce n’est point assez – dit-il – je vous l’ai dit et je vous le répète : je veux savoir avant tout à qui j’ai affaire.
L’inconnu laissa échapper un signe d’impatience.
– En vérité – dit-il, – vous poussez trop loin le scrupule, mon cher M. Latil. – Votre futur adversaire ne saurait, en aucun cas, ni vous compromettre, ni vous résister : c’est un enfant de vingt-trois ans à peine, depuis huit jours seulement de retour à Paris, et que tout le monde croit encore en Italie. D’ailleurs, vous le mettrez à terre avant qu’il ait pu distinguer les traits de votre visage, que, pour plus grande précaution, vous pouvez couvrir d’un masque.
– Mais savez-vous, mon gentilhomme, dit Latil, en appuyant ses coudes sur la table et sa tête sur ses poings ; savez-vous que votre proposition frise l’assassinat !
L’inconnu resta muet ; Latil, de son côté, secoua la tête, et, repoussant la bourse tout à fait.
– En ce cas – dit-il – il ne me convient guère d’être votre homme, et le genre de besogne auquel vous voulez m’employer me va peu.
– Est-ce au service de M. d’Épernon que vous avez pris tous ces scrupules ? mon bel ami, demanda l’inconnu.
– Non, répondit Latil, car je suis justement sorti du service de M. d’Épernon parce que je les avais.
– Je vois cela ; vous n’avez pu vous entendre avec les Simon !
Les Simon étaient les tortureurs du vieux duc.
– Les Simon ! dit Latil avec un geste de suprême dédain, sont des donneurs d’étrivières, tandis que moi je suis un donneur de coups d’épée.
– Allons ! dit l’inconnu, je vois qu’il faut doubler la somme ; soit, je puis mettre deux cents pistoles à cette fantaisie.
– Eh bien ! non, cela ne me décidera point. Je ne travaille pas dans le guet-apens. Vous trouverez des gens dont c’est la partie, vers Saint-Pierre-aux-Bœufs, c’est là que les coupe-jarrets se tiennent habituellement. Mais que vous importe, au surplus, que j’emploie ma manière à moi, au lieu d’employer la vôtre, et que je le mène sur le pré, pourvu que je vous en débarrasse. Ce que vous voulez, n’est-ce pas c’est ne plus le rencontrer sur votre chemin ? Eh bien ! du moment où vous ne l’y rencontrerez plus, vous devez vous tenir pour satisfait.
– Il n’acceptera point votre appel.
– Ventrebleu ! il serait bien dégoûté ! Les Latil de Pompignac ne datent pas des croisades comme les Rohan et les Montmorency, c’est vrai ! mais ils sont d’honnête noblesse, et, quoique cadet de famille, je me crois aussi noble que mes aînés !
– Il n’acceptera point, vous dis-je.
– Alors je le bâtonnerai de telle manière qu’il n’osera plus, jamais se présenter devant la bonne compagnie.
– On ne le bâtonne pas.
– Oh ! oh ! c’est donc à M. le cardinal lui-même que vous en voulez ?
L’inconnu ne répondit point, mais tira de sa poche deux rouleaux de louis de cent pistoles chacun, qu’il posa sur la table à côté de la bourse, mais dans un mouvement qu’il fit, son chapeau se dérangea, et Latil put voir que son étrange interlocuteur était bossu par derrière et par devant.
– Trois cents pistoles, dit le gentilhomme bossu, peuvent-elles calmer vos scrupules et mettre fin à vos objections ?
Latil secoua la tête et poussa un soupir.
– Vous avez des manières bien séduisantes, mon gentilhomme, dit-il, et il est difficile de vous résister. En effet, il faudrait avoir le cœur plus dur qu’une roche, sachant un seigneur tel que vous dans l’embarras, pour ne pas chercher avec lui un moyen de l’en tirer. Cherchons donc, je ne demande pas mieux.
– Je n’en connais pas d’autres que celui-ci, répondit l’inconnu, et deux autres rouleaux de la même essence et de la même longueur, vinrent s’aligner près des deux premiers. Mais, ajouta l’inconnu, c’est la limite de mon imagination, ou de mon pouvoir, je vous en préviens : refusez ou acceptez.
– Ah ! tentateur ! tentateur ! murmura Latil, en attirant à lui la bourse et les quatre rouleaux, vous me ferez déroger à mes principes et faillir à mes habitudes !
– Allons donc ! dit le gentilhomme, j’étais bien sûr que nous finirions par nous entendre.
– Que voulez-vous ? Vous avez des façons tellement persuasives, que l’on n’y saurait résister. Voyons, convenons de nos faits : c’est dans la rue de la Cerisaie, n’est-ce pas ?
– Oui.
– Pour ce soir ?
– Si c’est possible.
– Seulement, il faudra me le bien dépeindre pour que je m’y trompe pas.
– Sans aucun doute. D’ailleurs, maintenant que vous êtes raisonnable, que vous êtes bien à moi, que je vous ai acheté, que je vous ai payé.
– Un instant, l’argent n’est pas encore dans ma poche.
– Allez-vous faire des difficultés.
– Non, mais poser des exceptions, exceptis exipiendis, comme nous disions au collège de Libourne.
– Voyons ces exceptions.
– D’abord, ce n’est ni le roi ni M. le cardinal.
– Ni l’un ni l’autre.
– Ni un ami de M. le cardinal ?
– Non, ce serait plutôt un ennemi, au contraire.
– Et qu’est-il au roi ?
– Indifférent, mais je dois le dire, fort agréable à la reine.
– Je comprends, un amoureux de Sa Majesté.
– Peut-être. La liste de tes exceptions est-elle épuisée ?
– Ma foi oui ; pauvre reine ! reprit Latil, en portant la main sur l’or, et en s’apprêtant à le faire passer de la table dans sa poche, elle n’a pas de chance, on vient de lui tuer le duc de Buckingham.
– Et – interrompit le gentilhomme bossu qui sans doute voulait en finir avec les hésitations de Latil, et qui aimait peut-être mieux qu’il reculât dans l’auberge que sur le terrain, et voilà qu’on va lui tuer le comte de Moret.
Latil bondit sur sa chaise.
– Ouais ! – dit-il – le comte de Moret ?
– Le comte de Moret, répéta l’inconnu, vous ne l’avez pas nommé dans votre exception, ce me semble ?
– Antoine de Bourbon ? – insista Latil, en appuyant ses deux poings sur la table.
– Oui, Antoine de Bourbon.
– Le fils de notre bon roi Henri ?
– Le bâtard, vous voulez dire.
– Les bâtards sont les vrais fils des rois, attendu que les rois les font, non point par devoir, mais par amour. Reprenez votre or, monsieur, jamais je ne porterai la main sur un fils de la maison Royale.
– Le fils de Jacqueline de Bueil n’est pas de la maison royale.
– Mais le fils du roi Henri IV en est.
Puis se levant, croisant les bras, et fixant un regard terrible sur l’inconnu.
– Savez-vous bien, monsieur, dit-il, que j’étais là, quand on a tué le père !
– Vous ?
– Sur le marchepied de la voiture comme page de M. le duc d’Épernon ; l’assassin a été obligé de m’écarter de la main pour arriver jusqu’à lui. Sans moi, peut-être se sauvait-il ; c’est moi qui me suis cramponné à son pourpoint quand il a voulu fuir, et, tenez, tenez ! Latil montra ses mains hachées de cicatrices, voici les traces des coups de couteau qu’il m’a donnés pour me faire lâcher prise ! Le sang du grand roi s’est mêlé au mien, monsieur, et c’est à moi que vous venez proposer de répandre celui de son fils ! Je ne suis ni un Jacques Clément, ni un Ravaillac, entendez-vous ! Mais, vous… vous… vous êtes un misérable !… Reprenez donc votre or, et déguerpissez vivement, ou je vous cloue à la muraille comme une bête venimeuse !
– Silence, sbire, dit l’inconnu en reculant d’un pas, ou je te fais percer la langue et coudre les lèvres.
– Ce n’est pas moi qui suis un sbire, c’est toi qui es un assassin, et comme je ne suis pas de la police et que ce n’est point mon affaire de t’arrêter, pour que tu n’ailles pas renouveler ton infâme proposition à un autre qui l’accepterait peut-être, je vais anéantir à la fois et tes machinations et ta vilaine personne crochue, et faire de ta méchante carcasse, qui n’est bonne qu’à cela, un épouvantail à moineaux ! En garde ! misérable !…
Et, en prononçant ces dernières paroles, en manière à la fois de menace et d’avis, Latil avait vivement tiré sa longue rapière du fourreau et en avait allongé un coup vigoureux à son interlocuteur, comme suprême argument de son inébranlable volonté de ne pas verser le sang.
Mais celui que cette botte devait percer d’outre en outre et clouer en effet à la muraille comme un coléoptère, si elle l’eût atteint, fit avec une souplesse et une agilité que l’on n’eût pas dû attendre d’un homme atteint d’une pareille infirmité, un bond en arrière, et, dégainant en même temps, il retomba en garde devant Latil et se mit à lui fournir des bottes si serrées et des feintes si rapides, que le spadassin jugea qu’il fallait en appeler à tout ce qu’il avait de science, de prudence et de sang froid ; puis, comme s’il eût été charmé de rencontrer inopinément et au moment où il s’y attendait le moins, un jeu qui pouvait rivaliser avec le sien, il voulut faire durer la lutte par amour de l’art, et se contenta de parer avec autant de précision qu’il eût pu faire dans une académie d’armes, attendant que la fatigue ou quelque faute de son antagoniste lui donnât le loisir de lui porter un de ces coups de Jarnac qu’il connaissait si bien et qu’il plaçait si avantageusement à l’occasion.
Mais l’irascible bossu, moins patient que lui, et las de ne pas trouver le plus petit jour où faire glisser son épée, se sentant d’ailleurs pressé peut-être plus vivement qu’il l’eût voulu, voyant en outre que Latil, pour lui couper la retraite, s’était placé entre la porte et lui, se mit à crier tout à coup :
– À moi, mes amis ! à l’aide ! au secours ! on m’assassine !
À peine le gentilhomme bossu avait-il fait cet appel, que trois hommes qui s’étaient arrêtés, attendant leur quatrième compagnon derrière la barrière de la rue de l’Homme-Armé, se précipitèrent dans la salle basse, et attaquèrent le malheureux Latil, qui, se retournant pour leur faire face, ne put parer la botte que lui porta, en se fendant jusqu’aux épaules, son premier adversaire ; et, comme en même temps un des assaillants le frappait du côté opposé, il reçut à la fois deux effroyables coups d’épée, dont l’un, entrant par la poitrine, lui sortait par le dos, et dont l’autre, entrant par le dos, lui sortait par la poitrine.
Latil tomba tout d’une pièce sur le carreau.
Quelques instants après qu’Étienne Latil, laissant tomber son épée, s’était affaissé sur lui-même, rendant le sang par ses deux terribles blessures, nous retrouvons le gentilhomme bossu et ses trois compagnons à quelque distance de la rue de l’Homme-Armé. Assis sur une borne, l’œil sombre et la figure contractée, le premier adversaire du spadassin semblait une de ces figures fantastiques que l’imagination vagabonde des architectes du quatrième siècle sculptait à l’angle des maisons.
Devant lui une espèce d’athlète de cinq pieds six pouces de haut, lui parlait les bras croisés.
– Ah ! ça, Pisani, lui disait-il, tu es donc enragé de te jeter sans cesse, et de nous jeter avec toi dans de mauvaises affaires. Voilà un homme tué, il n’y a pas grand malheur, c’était un sbire connu ; nous soutiendrons que tu étais dans le cas de légitime défense, donc, il n’y aura pas de poursuites à l’endroit de sa mort ; mais si je n’étais point arrivé là et si je ne l’avais pas embroché d’un côté, tandis que tu l’embrochais de l’autre, c’était toi qui étais enfilé comme une mauviette.
– Eh bien ? répliqua celui qui avait nom Pisani, le grand malheur, quand cela serait arrivé !
– Comment, le grand malheur ?
– Oui, qui te dit que, je ne cherche pas à me faire tuer ? N’ai-je pas en vérité une riche carcasse à ménager, et pour l’agréable vie que je mène, raillé des hommes, méprisé des femmes, ne vaudrait-il pas autant être mort ou mieux encore n’être jamais né ?
Et il leva son poing au ciel en grinçant des dents.
– Eh bien ! mais alors, si tu voulais te faire tuer, mon cher marquis, si autant vaudrait pour toi être mort, pourquoi nous avoir appelés à ton secours, au moment où l’épée d’Étienne Latil allait probablement combler tous tes vœux ?
– Parce qu’avant de mourir, je veux me venger !
– Eh ! que diable ! quand on veut se venger et que l’on a pour ami un homme qui s’appelle Souscarrières, on lui conte ses petites affaires, et l’on ne va pas chercher un coupe-jarret rue de l’Homme-Armé.
– J’ai été chercher un coupe-jarret, parce qu’il n’y avait qu’un coupe-jarret qui pût me rendre le service que je demandais de lui. Si Souscarrières eût pu me rendre ce service, je ne me fusse adressé à personne, et pas même à lui, je me fusse chargé moi-même d’appeler et de tuer mon homme ; voir un rival que l’on déteste étendu à ses pieds, se débattant dans les angoisses de l’agonie, c’est une trop grande volupté pour se la refuser quand on peut la prendre.
– Eh bien ! pourquoi ne la prends-tu pas ?
– Tu me feras dire ce que je ne veux pas, ce que je ne peux pas dire.
– Eh ! dis, mordieu ! l’oreille d’un ami dévoué est un puits où se perd tout ce que l’on y jette. Tu veux mal de mort à un homme, bats-toi avec lui et tue-le.
– Eh ! malheureux ! s’écria Pisani emporté par sa passion, est-ce que l’on se bat avec les princes du sang ! ou plutôt est-ce que les princes du sang se battent avec nous autres, simples gentilshommes. Quand on veut être débarrassé d’eux, il faut les faire assassiner !
– Et la roue ? dit le compagnon du gentilhomme, bossu que nous avons entendu nom-Souscarrières.
– Lui mort, je me serais tué. Est-ce que je n’ai pas la vie en horreur ?
– Ouais ! s’écria Souscarrières en se frappant le front, est-ce que j’y serais par hasard ?
– C’est possible, fit Pisani, haussant insoucieusement les épaules.
– Est-ce que l’homme dont tu es jaloux, mon pauvre Pisani, est-ce que ce serait…
– Voyons, achève.
– Mais non, ce ne peut pas être ; celui-là est arrivé depuis huit jours à peine d’Italie.
– Il ne faut pas huit jours pour aller de l’hôtel Montmorency à la rue de la Cerisaie.
– Alors, c’est donc… – Souscarrières hésita un instant, puis, comme si le nom s’échappait de sa bouche malgré lui. – C’est donc le comte de Moret ?
Un blasphème terrible, qui s’échappa de la bouche du marquis, fut sa seule réponse.
– Ah ! ah ! mais qui donc aimes-tu, mon cher Pisani ?
– J’aime madame de Maugiron.
– Ah ! la bonne histoire ! s’écria Souscarrières en éclatant de rire.
– Est-ce donc si risible ce que je te dis là ? demanda Pisani, en fronçant le sourcil.
– Madame de Maugiron, la sœur de Marion Delorme ?
– La sœur de Marion Delorme, oui !
– Qui demeure dans la même maison que son autre sœur, madame de La Montagne ?
– Oui ! cent fois oui !
– Eh bien ! mon cher marquis, si tu n’as que cette raison d’en vouloir au pauvre comte de Moret, et si tu veux le faire tuer parce qu’il est l’amant de Mme de Maugiron, remercie Dieu que ton désir n’ait pas été accompli, car un brave gentilhomme comme toi aurait eu un remords éternel d’avoir commis un crime inutile.
– Comment cela ? demanda Pisani, se dressant tout debout.
– Parce que le comte de Moret n’est point l’amant de Mme de Maugiron.
– Et de qui est-il donc l’amant ?
– De sa sœur, Mme de La Montagne.
– Impossible !
– Marquis, je te jure qu’il en est ainsi.
– Le comte de Moret, l’amant de Mme de La Montagne, tu me le jures ?
– Foi de gentilhomme !
– Mais, l’autre soir, je me suis présenté chez Mme de Maugiron.
– Avant-hier ?
– Oui, avant-hier.
– À onze heures du soir ?
– Comment sais-tu cela ?
– Je le sais, je le sais, comme je sais que Mme de Maugiron n’est point la maîtresse du comte de Moret.
– Tu te trompes, te dis-je.
– Alors, va toujours.
– Je l’avais vue dans la journée ; elle m’a dit que je pouvais venir, que je la trouverais seule. J’ai repoussé le laquais, je suis parvenu jusqu’à la porte de sa chambre à coucher, j’ai entendu une voix d’homme.
– Je ne dis point que tu n’aies pas entendu une voix d’homme. – Je dis seulement que cette voix n’était pas celle du comte de Moret.
– Oh ! tu me damnes, en vérité !
– Tu ne l’as pas vu, le comte ?
– Si, je l’ai vu.
– Comment cela ?
– Je me suis embusqué sous la grande porte de l’hôtel Lesdiguières, qui donne juste en face de la maison de Mme de Maugiron.
– Eh bien ?
– Eh bien, je l’ai vu sortir, vu comme je te vois. Seulement il ne sortait pas de chez Mme de Maugiron, il sortait de chez Mme de La Montagne.
– Mais alors ! mais alors ! s’écria Pisani – quel était donc l’homme dont j’ai entendu la voix chez Mme de Maugiron ?
– Bah ! marquis, soyez philosophe.
– Philosophe !
– Oui, à quoi bon vous en inquiéter ?
– Comment à quoi bon m’en inquiéter. Je m’en inquiète pour le tuer donc, si ce n’est pas un fils de France.
– Pour le tuer ! Ah ! ah ! fit Souscarrières avec un accent qui ouvrit au marquis tout un horizon de doutes étranges.
– Certainement ! répondit-il, pour le tuer.
– Vraiment ! comme cela, tout grouillant ! sans dire gare ! continua Souscarrières avec un accent de plus en plus gouailleur.
– Oui ! oui ! oui ! cent fois oui !
– Eh bien ! dit Souscarrières, tuez-moi donc, mon cher marquis, car cet homme, c’était moi.
– Ah ! Schelme ! s’écria Pisani, en grinçant des dents et en tirant son épée. – défends-toi.
– Ah ! tu n’as pas besoin de m’en prier, mon cher marquis, dit Souscarrières en bondissant en arrière et en retombant en garde l’épée à la main, – à tes ordres.
Alors, malgré les cris de leurs compagnons qui ne comprenaient rien à tout ce qui se passait, commença entre le marquis Pisani et le seigneur de Souscarrières un combat furieux, d’autant plus terrible qu’il avait lieu sans autre lumière que celle qui descendait d’une lune trouble et voilée. – Combat ou chacun, autant par amour de la vie que pour toute autre cause, déploya toute sa science en escrime. Souscarrières, qui excellait à tous les exercices du corps, était évidemment le plus fort et le plus adroit, mais les longues jambes de Pisani, la manière exagérée dont il était fendu, lui donnaient un grand avantage pour l’inattendu de ses attaques et la distance de ses retraites ; enfin, au bout d’une vingtaine de secondes, le marquis Pisani poussa un cri, qui eut peine à passer entre ses dents serrées, baissa le bras, le releva, mais, presqu’aussitôt, laissa tomber son épée dont il ne pouvait plus supporter le poids, alla s’adosser au mur, jeta un soupir et s’affaissa sur lui-même.
– Ma foi, dit Souscarrières en baissant son épée à son tour, vous êtes témoin que c’est lui qui l’a voulu.
– Hélas ! oui – répondirent ses compagnons.
– Et vous attesterez que tout s’est passé dans les règles de l’honneur.
– Nous l’attesterons.
– Eh bien, maintenant, comme je ne veux pas la mort, mais la guérison du pécheur, portez M. de Pisani chez madame sa mère, et courez chercher Bouvard, le chirurgien du roi.
– C’est en effet ce que nous avons de mieux à faire. Aidez-moi, mon ami, heureusement nous sommes à cinquante pas à peine de l’hôtel de Rambouillet.
– Ah ! dit l’autre, quel malheur ! une partie qui avait si bien commencé !
Et tandis qu’ils emportaient le plus doucement possible le marquis Pisani chez sa mère, Souscarrières disparaissait au coin de la rue des Orties et de la rue Fromenteau, en disant :
– Ces damnés bossus, je ne sais pas ce qui les enrage contre moi ! voilà le troisième auquel je suis obligé de passer mon épée au travers du corps, pour me débarrasser de lui !
Le célèbre hôtel Rambouillet était situé entre l’église Saint-Thomas-du-Louvre, bâti vers la fin du douzième siècle, sous l’invocation de Saint-Thomas, martyr, et l’hôpital des Quinze-Vingts, fondé sous le règne de Louis IX, à son retour d’Égypte, en faveur de trois cents, ou, comme on disait alors, de « quinze-vingts » gentilshommes, à qui les Sarrazins avaient crevé les yeux.
La marquise de Rambouillet, qui l’avait fait bâtir, et nous allons dire comment tout à l’heure – était née en 1588, – c’est-à-dire l’année où le duc de Guise et son frère furent assassinés aux États de Blois, par ordre de Henri III. – Elle était la fille de Jean de Vivone, marquis de Pisani, et de Julie Savelli, dame romaine de l’illustre famille des Savelli, qui a donné deux papes : Honoré III et Honoré IV, à la chrétieneté – et une sainte à l’Église : sainte Lucine.
Elle avait, à l’âge de douze ans, épousé le marquis de Rambouillet, de la maison d’Angennes, – maison illustre qui, de son côté, avait donné le cardinal de Rambouillet, et ce marquis de Rambouillet ! qui fut vice-roi de Pologne en attendant l’arrivée de Henri III.
En 1606, c’est-à-dire après six ans de mariage, M. de Rambouillet avait, dans un moment de gêne, vendu l’hôtel Pisani à Pierre Forget Dufresnes. – La vente avait été faite moyennant la somme de 34,500 livres tournois ; – puis celui-ci l’avait, en 1624, au prix de 30,000 écus, revendu au cardinal-ministre, qui l’avait fait abattre, et, au moment où nous sommes arrivé, était occupé à faire bâtir sur le même terrain le Palais-Cardinal ; en attendant que ce palais, dont on disait des merveilles, fût en état d’être habitable, Richelieu avait deux maisons de campagne – l’une à Chaillot – l’autre à Rueil, et place Royale, une maison de ville, attenant à celle qu’habitait Marion Delorme.
La marquise de Rambouillet, après la vente de l’hôtel Pisani à Pierre Forget Dufresne, était restée avec la petite maison de son père située rue Saint-Thomas-du-Louvre – cette maison s’était trouvée trop étroite pour elle, ses six enfants et son nombreux domestique. Ce fut alors qu’elle se décida de faire bâtir ce fameux hôtel Rambouillet, qui eut une si grande réputation dans la suite. Mais, mécontente des plans que lui présentaient les architectes, le terrain tout biscornu étant difficile à utiliser, elle déclara qu’elle ferait son plan elle-même. Longtemps, elle chercha inutilement ce plan, mais un beau jour elle s’écria, comme Archimède : « Je l’ai trouvé ! », se fit apporter du papier et une plume, et immédiatement fit le dessin intérieur et extérieur de son hôtel, et cela avec un goût si parfait, que la reine Marie de Médicis, alors régente, et occupée à faire bâtir le Luxembourg, quoiqu’elle eût vu à Florence, dans sa jeunesse, les plus beaux palais du monde, et qu’elle eût fait venir de cette autre Athènes les premiers architectes de l’époque, envoya ceux-ci demander des conseils à Mme de Rambouillet et prendre exemple sur son hôtel.
L’aîné des filles de la marquise de Rambouillet, et même de tous ses enfants, était la belle Julie-Lucine d’Angennes, qui fit encore plus de bruit que sa mère : après l’adultère épouse de Ménélas, qui lança l’Europe sur l’Asie, il n’y a point de femme dont la beauté ait été plus hautement et plus généralement chantée sur tous les tons et sur tous les instruments. Aucun de ceux dont elle conquit le cœur ne rentra jamais dans la possession du bien qu’il avait perdu. Ce furent des blessures sinon mortelles, du moins inguérissables, que celles que firent les beaux yeux de Mme de Montausier. Ninon de Lenclos eut ses martyrs, mais Julie d’Angennes eut ses mourants.
Elle était née en 1600, avait 28 ans, et quoiqu’ayant passé la première jeunesse, était, à l’époque où nous sommes arrivé, dans tout l’éclat de sa beauté.
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