– C’est un vilain moment à passer...
– Sans doute, mais on dit que c’est un homme qui n’a peur de rien !...
– A-t-il des enfants ?
– Non !... Et il est veuf !
– Tant mieux !
– Et puis, il faut espérer tout de même qu’il n’en mourra pas !... Mais dépêchons-nous !...
En entendant ces propos funèbres, M. Gaspard Lalouette – honnête homme, marchand de tableaux et d’antiquités, établi depuis dix ans rue Laffitte, et qui se promenait ce jour-là quai Voltaire, examinant les devantures des marchands de vieilles gravures et de bric-à-brac –, leva la tête...
Dans le même moment, il était légèrement bousculé sur l’étroit trottoir par un groupe de trois jeunes gens, coiffés du béret d’étudiant, qui venait de déboucher de l’angle de la rue Bonaparte, et qui, toujours causant, ne prit point le temps de la moindre excuse.
M. Gaspard Lalouette, de peur de s’attirer une méchante querelle, garda pour lui la mauvaise humeur qu’il ressentait de cette incivilité, et pensa que les jeunes gens couraient assister à quelque duel dont ils redoutaient tout haut l’issue fatale.
Et il se reprit à considérer attentivement un coffret fleurdelisé qui avait la prétention de dater de saint Louis et d’avoir peut-être contenu le psautier de Mme Blanche de Castille. C’est alors que, derrière lui, une voix dit :
– Quoi qu’on puisse penser, c’est un homme vraiment brave !
Et une autre répondit :
– On dit qu’il a fait trois fois le tour du monde !... Mais, en vérité, j’aime mieux être à ma place qu’à la sienne. Pourvu que nous n’arrivions pas en retard !
M. Lalouette se retourna. Deux vieillards passaient, se dirigeant vers l’Institut, en pressant le pas.
« Eh quoi ! pensa M. Lalouette, les vieillards seraient-ils subitement devenus aussi fous que les jeunes gens ? (M. Lalouette avait dans les quarante-cinq ans, environ, l’âge où l’on n’est ni jeune ni vieux...) En voici deux qui m’ont l’air de courir au même fâcheux rendez-vous que mes étudiants de tout à l’heure ! »
L’esprit ainsi préoccupé, M. Gaspard Lalouette s’était rapproché du tournant de la rue Mazarine et peut-être se serait-il engagé dans cette voie tortueuse si quatre messieurs qu’à leur redingote, chapeau haut de forme, et serviette de maroquin sous le bras, on reconnaissait pour des professeurs, ne s’étaient trouvés tout à coup en face de lui, criant et gesticulant :
– Vous ne me ferez pas croire tout de même qu’il a fait son testament !
– S’il ne l’a pas fait, il a eu tort !
– On raconte qu’il a vu plus d’une fois la mort de près...
– Quand ses amis sont venus pour le dissuader de son dessein, il les a mis à la porte !
– Mais au dernier moment, il va peut-être se raviser ?...
– Le prenez-vous pour un lâche ?
– Tenez... le voilà... le voilà !
Et les quatre professeurs se prirent à courir, traversant la rue, le quai, et obliquant, sur leur droite, du côté du pont des Arts.
M. Gaspard Lalouette, sans hésiter, lâcha tous ses bric-à-brac. Il n’avait plus qu’une curiosité, celle de connaître l’homme qui allait risquer sa vie dans des conditions et pour des raisons qu’il ignorait encore, mais que le hasard lui avait fait entrevoir particulièrement héroïques.
Il prit au court sous les voûtes de l’Institut pour rejoindre les professeurs et se trouva aussitôt sur la petite place dont l’unique monument porte, sur la tête, une petite calotte appelée généralement coupole. La place était grouillante de monde. Les équipages s’y pressaient, dans les clameurs des cochers et des camelots. Sous la voûte qui conduit dans la première cour de l’Institut, une foule bruyante entourait un personnage qui paraissait avoir grand-peine à se dégager de cette étreinte enthousiaste. Et les quatre professeurs étaient là qui criaient : « Bravo !... »
M. Lalouette mit son chapeau à la main et, s’adressant à l’un de ces messieurs, il lui demanda fort timidement de bien vouloir lui expliquer ce qui se passait.
– Eh ! vous le voyez bien !... C’est le capitaine de vaisseau Maxime d’Aulnay !
– Est-ce qu’il va se battre en duel ? interrogea encore, avec la plus humble politesse, M. Lalouette.
– Mais non !... Il va prononcer son discours de réception à l’Académie française ! répondit le professeur agacé.
Sur ces entrefaites, M. Gaspard Lalouette se trouva séparé des professeurs par un grand remous de foule. C’étaient les amis de Maxime d’Aulnay qui, après lui avoir fait escorte et l’avoir embrassé avec émotion, essayaient de pénétrer dans la salle des séances publiques. Ce fut un beau tapage, car leurs cartes d’entrée ne leur servirent de rien. Certains d’entre eux qui avaient pris la sage précaution de se faire retenir leurs places par des gens à gages, en furent pour leurs frais, car ceux qui étaient venus pour les autres restèrent pour eux-mêmes. La curiosité, plus forte que leur intérêt, les cloua à demeure. Cependant, comme M. Lalouette se trouvait acculé entre les griffes pacifiques du lion de pierre qui veille au seuil de l’Immortalité, un commissionnaire lui tint ce langage :
– Si vous voulez entrer monsieur, c’est vingt francs !
M. Gaspard Lalouette, tout marchand de bric-à-brac et de tableaux qu’il était, avait un grand respect pour les lettres. Lui-même était auteur. Il avait publié deux ouvrages qui étaient l’orgueil de sa vie, l’un sur les signatures des peintres célèbres et sur les moyens de reconnaître l’authenticité de leurs œuvres, l’autre sur l’art de l’encadrement, à la suite de quoi il avait été nommé officier d’Académie ; mais jamais il n’était entré à l’Académie, et surtout jamais l’idée qu’il avait pu se faire d’une séance publique à l’Académie n’avait concordé avec tout ce qu’il venait d’entendre et de voir depuis un quart d’heure. Jamais, par exemple, il n’eût pensé qu’il fût si utile, pour prononcer un discours de réception, d’être veuf, sans enfants, de n’avoir peur de rien et d’avoir fait son testament. Il donna ses vingt francs et, à travers mille horions, se vit installé tant bien que mal dans une tribune où tout le monde était debout, regardant dans la salle.
C’était Maxime d’Aulnay qui entrait.
Il entrait un peu pâle, flanqué de ses deux parrains, M. le comte de Bray et le professeur Palaiseaux, plus pâles que lui.
Un long frisson secoua l’assemblée. Les femmes qui étaient nombreuses et de choix ne purent retenir un mouvement d’admiration et de pitié. Une pieuse douairière se signa. Sur tous les gradins on s’était levé, car toute cette émotion était infiniment respectueuse, comme devant la mort qui passe.
Arrivé à sa place, le récipiendaire s’était assis entre ses deux gardes du corps, puis il releva la tête et promena un regard ferme sur ses collègues, l’assistance, le bureau et aussi sur la figure attristée du membre de l’illustre assemblée chargé de le recevoir.
À l’ordinaire, ce dernier personnage apporte à cette sorte de cérémonie une physionomie féroce, présage de toutes les tortures littéraires qu’il a préparées à l’ombre de son discours. Ce jour-là, il avait la mine compatissante du confesseur qui vient assister le patient à ses derniers moments.
M. Lalouette, tout en considérant attentivement le spectacle de cette tribu habillée de feuilles de chêne, ne perdait pas un mot de ce qui se disait autour de lui. On disait :
– Ce pauvre Jehan Mortimar était beau et jeune, comme lui !
– Et si heureux d’avoir été élu !
– Vous rappelez-vous quand il s’est levé pour prononcer son discours ?
– Il semblait rayonner... Il était plein de vie...
– On aura beau dire, ça n’est pas une mort naturelle...
– Non, ça n’est pas une mort naturelle...
M. Gaspard Lalouette ne put en entendre davantage sans se retourner vers son voisin pour lui demander de quelle mort on parlait là, et il reconnut que celui à qui il s’adressait n’était autre que le professeur qui, tout à l’heure, l’avait renseigné déjà, d’une façon un peu bourrue. Cette fois encore, le professeur ne prit pas de gants :
– Vous ne lisez donc pas les journaux, monsieur ?
Eh bien, non, M. Lalouette ne lisait pas les journaux ! Il y avait à cela une raison que nous aurons l’occasion de dire plus tard et que M. Lalouette ne criait pas par-dessus les toits. Seulement, à cause qu’il ne lisait pas les journaux, le mystère dans lequel il était entré en pénétrant, pour vingt francs, sous la voûte de l’Institut, s’épaississait à chaque instant, davantage. C’est ainsi qu’il ne comprit rien à l’espèce de protestation qui s’éleva quand une noble dame, que chacun dénommait : la belle Mme de Bithynie, entra dans la loge qui lui avait été réservée. On trouvait généralement qu’elle avait un joli toupet. Mais encore M. Lalouette ne sut pas pourquoi. Cette dame considéra l’assistance avec une froide arrogance, adressa quelques paroles brèves à de jeunes personnes qui l’accompagnaient et fixa de son face à main M. Maxime d’Aulnay.
– Elle va lui porter malheur ! s’écria quelqu’un.
Et la rumeur publique répéta :
– Oui, oui, elle va lui porter malheur !...
M. Lalouette demanda : « Pourquoi va-t-elle lui porter malheur ? » Mais personne ne lui répondit. Tout ce qu’il put apprendre d’à peu près certain, c’est que l’homme qui était là-bas, prêt à prononcer un discours, s’appelait Maxime d’Aulnay, qu’il était capitaine de vaisseau, qu’il avait écrit un livre intitulé : Voyage autour de ma cabine, et qu’il avait été élu au fauteuil occupé naguère par Mgr d’Abbeville. Et puis le mystère recommença avec des cris, des gestes de fous. Le public, dans les tribunes, se soulevait, et criait des choses comme celle-ci :
– Comme l’autre !... N’ouvrez pas !... Ah ! la lettre !... comme l’autre !... comme l’autre !... Ne lisez pas !...
M. Lalouette se pencha et vit un appariteur qui apportait une lettre à Maxime d’Aulnay. L’apparition de cet appariteur et de cette lettre semblait avoir mis l’assemblée hors d’elle. Seuls les membres du bureau s’efforçaient de garder leur sang-froid, mais il était visible que M. Hippolyte Patard, le sympathique secrétaire perpétuel, tremblait de toutes ses feuilles de chêne.
Quant à Maxime d’Aulnay, il s’était levé, avait pris des mains de l’appariteur la lettre et l’avait décachetée. Il souriait à toutes les clameurs. Et puisque la séance n’était pas encore ouverte, à cause que l’on attendait M. le chancelier, il lut, et il sourit. Alors, dans les tribunes, chacun reprit :
– Il sourit !... Il sourit !... L’autre aussi a souri !
Maxime d’Aulnay avait passé la lettre à ses parrains, qui, eux, ne souriaient pas. Le texte de la lettre fut bientôt dans toutes les bouches et comme il faisait, de bouche en oreille et d’oreille en bouche, le tour de la salle, M. Lalouette apprit ce que contenait la lettre : « Il y a des voyages plus dangereux que ceux que l’on fait autour de sa cabine ! »
Ce texte semblait devoir porter à son comble l’émoi de la salle, quand on entendit la voix glacée du président annoncer après quelques coups de sonnette, que la séance était ouverte. Un silence tragique pesa immédiatement sur l’assistance.
Mais Maxime d’Aulnay était déjà debout, plus que brave, hardi !
Et le voilà qui commence de lire son discours.
Il le lit d’une voix profonde, sonore. Il remercie d’abord, sans bassesse, la Compagnie qui lui fait l’honneur de l’accueillir ; puis, après une brève allusion à un deuil qui est venu frapper récemment l’Académie jusque dans son enceinte, il parle de Mgr d’Abbeville.
Il parle... il parle...
À côté de M. Gaspard Lalouette, le professeur murmure entre ses dents cette phrase que M. Lalouette crut, à tort du reste, inspirée par la longueur du discours : Il dure plus longtemps que l’autre !...
Il parle et il semble que l’assistance, à mesure qu’il parle, respire mieux. On entend des soupirs, des femmes se sourient comme si elles se retrouvaient après un gros danger...
Il parle et nul incident imprévu ne vient l’interrompre...
Il arrive à la fin de l’éloge de Mgr d’Abbeville, il s’anime. Il s’échauffe quand, à l’occasion des talents de l’éminent prélat, il émet quelques idées générales sur l’éloquence sacrée. L’orateur évoque le souvenir de certains sermons retentissants qui ont valu à Mgr d’Abbeville les foudres laïques pour cause de manque de respect à la science humaine...
Le geste du nouvel académicien prend une ampleur inusitée comme pour frapper, pour fustiger à son tour, cette science, fille de l’impiété et de l’orgueil !
... Et dans un élan admirable qui, certes ! n’a rien d’académique, mais qui n’en est que plus beau, car il est bien d’un marin de la vieille école, Maxime d’Aulnay s’écrie :
– Il y a six mille ans, messieurs, que la vengeance divine a enchaîné Prométhée sur son rocher ! Aussi, je ne suis pas de ceux qui redoutent la foudre des hommes. Je ne crains que le tonnerre de Dieu !
Le malheureux avait à peine fini de prononcer ces derniers mots qu’on le vit chanceler, porter d’un geste désespéré la main au visage, puis s’abattre, telle une masse.
Une clameur d’épouvante monta sous la Coupole... Les académiciens se précipitèrent... On se pencha sur le corps inerte...
Maxime d’Aulnay était mort !
Et l’on eut toutes les peines du monde à faire évacuer la salle.
Mort comme était mort deux mois auparavant, en pleine séance de réception, Jehan Mortimar, le poète des Parfums tragiques, le premier élu à la succession de Mgr d’Abbeville. Lui aussi avait reçu une lettre de menaces, apportée à l’Institut par un commissionnaire que l’on ne retrouva jamais, lettre où il avait lu : « Les Parfums sont quelquefois plus tragiques qu’on ne le pense », et lui aussi, quelques minutes après, avait culbuté : voici ce qu’apprit enfin, d’une façon un peu précise, M. Gaspard Lalouette, en écoutant d’une oreille avide les propos affolés que tenait cette foule qui tout à l’heure emplissait la salle publique de l’Institut et qui venait d’être jetée sur les quais dans un désarroi inexprimable. Il eût voulu en savoir plus long et connaître au moins la raison pour laquelle, Jehan Mortimar étant mort, on avait tant redouté le décès de Maxime d’Aulnay. Il entendit bien parler d’une vengeance, mais dans des termes si absurdes qu’il n’y attacha point d’importance. Cependant il crut devoir demander par acquit de conscience, le nom de celui qui aurait eu à se venger dans des conditions aussi nouvelles ; alors on lui sortit une si bizarre énumération de vocables qu’il pensa qu’on se moquait de lui. Et, comme la nuit était proche, car on était en hiver, il se décida à rentrer chez lui, traversant le pont des Arts où quelques académiciens attardés et leurs invités, profondément émus par la terrible coïncidence de ces deux fins sinistres, se hâtaient vers leurs demeures.
Tout de même, M. Gaspard Lalouette, au moment de disparaître dans l’ombre qui s’épaississait déjà aux guichets de la place du Carrousel, se ravisa. Il arrêta l’un de ces messieurs qui descendait du pont des Arts et qui, avec son allure énervée, semblait encore tout agité par l’événement. Il lui demanda :
– Enfin ! monsieur ! sait-on de quoi il est mort ?
– Les médecins disent qu’il est mort de la rupture d’un anévrisme.
– Et l’autre, monsieur, de quoi était-il mort ?
– Les médecins ont dit : d’une congestion cérébrale !...
Alors une ombre s’avança entre les deux interlocuteurs et dit :
– Tout ça, c’est des blagues !... Ils sont morts tous deux parce qu’ils ont voulu s’asseoir sur le Fauteuil hanté !
M. Lalouette tenta de retenir cette ombre par l’ombre de sa jaquette, mais elle avait déjà disparu...
Il rentra chez lui, pensif...
Le lendemain de ce jour néfaste, M. le secrétaire perpétuel Hippolyte Patard pénétra sous la voûte de l’Institut sur le coup d’une heure. Le concierge était sur le seuil de sa loge. Il tendit son courrier à M. le secrétaire perpétuel et lui dit :
– Vous voilà bien en avance aujourd’hui, monsieur le secrétaire perpétuel, personne n’est encore arrivé.
M. Hippolyte Patard prit son courrier qui était assez volumineux, des mains du concierge, et se disposa à continuer son chemin, sans dire un mot au digne homme.
Celui-ci s’en étonna.
– Monsieur le secrétaire perpétuel a l’air bien préoccupé. Du reste, tout le monde est bouleversé ici, après une pareille histoire !
Mais M. Hippolyte Patard ne se détourna même pas.
Le concierge eut le tort d’ajouter :
– Est-ce que M. le secrétaire perpétuel a lu ce matin l’article de L’Époque sur le Fauteuil hanté ?
M. Hippolyte Patard avait cette particularité d’être tantôt un petit vieillard frais et rose, aimable et souriant, accueillant, bienveillant, charmant, que tout le monde à l’Académie appelait « mon bon ami » excepté les domestiques bien entendu, bien qu’il fût plein de prévenances pour eux, leur demandant alors des nouvelles de leur santé ; et tantôt, M. Hippolyte Patard était un petit vieillard tout sec, jaune comme un citron, nerveux, fâcheux, bilieux. Ses meilleurs amis appelaient alors M. Hippolyte Patard : « M. le secrétaire perpétuel », gros comme le bras, et les domestiques n’en menaient pas large. M. Hippolyte Patard aimait tant l’Académie qu’il s’était mis ainsi en deux pour la servir, l’aimer et la défendre. Les jours fastes, qui étaient ceux des grands triomphes académiques, des belles solennités, des prix de vertu, il les marquait du Patard rose, et les jours néfastes, qui étaient ceux où quelque affreux plumitif avait osé manquer de respect à la divine institution, il les marquait du Patard citron.
Le concierge, évidemment, n’avait pas remarqué, ce jour-là, à quelle couleur de Patard il avait affaire, car il se fût évité la réplique cinglante de M. le secrétaire perpétuel. En entendant parler du Fauteuil hanté, M. Patard s’était retourné d’un bloc.
– Mêlez-vous de ce qui vous regarde, fit-il ; je ne sais pas s’il y a un fauteuil hanté ! Mais je sais qu’il y a une loge ici qui ne désemplit pas de journalistes ! À bon entendeur salut !
Et il fit demi-tour, laissant le concierge foudroyé.
Si M. le secrétaire perpétuel avait lu l’article sur le Fauteuil hanté ! mais il ne lisait plus que cet article-là dans les journaux, depuis des semaines ! Et après la mort foudroyante de Maxime d’Aulnay, suivant de si près la mort non moins foudroyante de Jehan Mortimar il n’était pas probable, avant longtemps, qu’on se désintéressât dans la presse d’un sujet aussi passionnant !
Et cependant, quel était l’esprit sensé (M. Hippolyte Patard s’arrêta pour se le demander encore)... quel était l’esprit sensé qui eût osé voir, dans ces deux décès, autre chose qu’une infiniment regrettable coïncidence ? Jehan Mortimar était mort d’une congestion cérébrale, cela était bien naturel. Et Maxime d’Aulnay, impressionné par la fin tragique de son prédécesseur et aussi par la solennité de la cérémonie, et enfin par les fâcheux pronostics dont quelques méchants garnements de lettres avaient accompagné son élection, était mort de la rupture d’un anévrisme. Et cela n’était pas moins naturel.
M. Hippolyte Patard, qui traversait la première cour de l’Institut et se dirigeait à gauche vers l’escalier qui conduit au secrétariat, frappa le pavé inégal et moussu de la pointe ferrée de son parapluie.
« Qu’y a-t-il donc de plus naturel, se fit-il à lui-même, que la rupture d’un anévrisme ? C’est une chose qui peut arriver à tout le monde que de mourir de la rupture d’un anévrisme, même en lisant un discours à l’Académie française !... »
Il ajouta :
« Il suffit pour cela d’être académicien ! »
Ayant dit, il s’arrêta pensif, sur la première marche de l’escalier. Quoiqu’il s’en défendît, M. le secrétaire perpétuel était assez superstitieux. Cette idée que, tout Immortel que l’on est, on peut mourir de la rupture d’un anévrisme l’incita à toucher furtivement de la main droite le bois de son parapluie qu’il tenait de la main gauche. Chacun sait que le bois protège contre le mauvais sort.
Et il reprit sa marche ascendante. Il passa devant le secrétariat sans s’y arrêter, continua de monter, s’arrêta sur le second palier et dit tout haut :
– Si seulement il n’y avait pas cette histoire des deux lettres ! mais tous les imbéciles s’y laissent prendre ! ces deux lettres signées des initiales E D S E D T D L N, toutes les initiales de ce fumiste d’Éliphas !
Et M. le secrétaire perpétuel se prit à prononcer tout haut dans la solennité sonore de l’escalier, le nom abhorré de celui qui semblait avoir, par quelque criminel sortilège, déchaîné la fatalité sur l’illustre et paisible Compagnie : Éliphas de Saint-Elme de Taillebourg de la Nox !
Avec un nom pareil, avoir osé se présenter à l’Académie française !... Avoir espéré, lui, ce charlatan de malheur, qui se disait mage, qui se faisait appeler : Sâr, qui avait publié un volume parfaitement grotesque sur la Chirurgie de l’âme, avoir espéré l’immortel honneur de s’asseoir dans le fauteuil de Mgr d’Abbeville !...
Oui, un mage ! comme qui dirait un sorcier qui prétend connaître le passé et l’avenir, et tous les secrets qui peuvent rendre l’homme maître de l’univers ! un alchimiste, quoi ! un devin ! un astrologue ! un envoûteur ! un nécromancien !
Et ça avait voulu être de l’Académie !
M. Hippolyte Patard en étouffait.
Tout de même, depuis que ce mage avait été blackboulé comme il le méritait, deux malheureux qui avaient été élus au fauteuil de Mgr d’Abbeville étaient morts !...
Ah ! si M. le secrétaire général l’avait lu, l’article sur le Fauteuil hanté ! Mais il l’avait même relu, le matin même, dans les journaux, et il allait le relire encore, tout de suite, dans le journal L’Époque ; et, en effet, il déploya avec une énergie farouche pour son âge, la gazette : cela tenait deux colonnes, en première page, et cela répétait toutes les âneries dont les oreilles de M. Hippolyte Patard étaient rebattues, car, en vérité, il ne pouvait plus maintenant entrer dans un salon ou dans une bibliothèque, sans qu’il entendît aussitôt : « Eh bien, et le Fauteuil hanté ! »
L’Époque, à propos de la formidable coïncidence de ces deux morts si exceptionnellement académiques, avait cru devoir rapporter tout au long la légende qui s’était formée autour du fauteuil de Mgr d’Abbeville. Dans certains milieux parisiens, où l’on s’occupait beaucoup de choses qui se passaient au bout du pont des Arts, on était persuadé que ce fauteuil était désormais hanté par l’esprit de vengeance du sâr Éliphas de Saint-Elme de Taillebourg de la Nox ! Et comme, après son échec, cet Éliphas avait disparu, L’Époque ne pouvait s’empêcher de regretter qu’il eût, avant précisément de disparaître, prononcé des paroles de menaces suivies bien fâcheusement d’aussi regrettables décès subits. En sortant pour la dernière fois du club des « Pneumatiques » (ainsi appelé de pneuma, âme), qu’il avait fondé dans le salon de la belle Mme de Bithynie, Éliphas avait dit textuellement en parlant du fauteuil de l’éminent prélat : « Malheur à ceux qui auront voulu s’y asseoir avant moi ! » En fin de compte, L’Époque ne paraissait pas rassurée du tout. Elle disait, à l’occasion des lettres reçues par les deux défunts immédiatement avant leur mort, que l’Académie avait peut-être affaire à un fumiste, mais aussi qu’elle pouvait avoir affaire à un fou. Le journal voulait que l’on retrouvât Éliphas, et c’est tout juste s’il ne réclamait pas l’autopsie des corps de Jehan Mortimar et de M. d’Aulnay.
L’article n’était pas signé, mais M. Hippolyte Patard en voua aux gémonies l’auteur anonyme après l’avoir traité, carrément, d’idiot, puis ayant poussé le tambour d’une porte, il traversa une première salle tout encombrée de colonnes, pilastres et bustes, monuments de sculpture funéraire à la mémoire des académiciens défunts qu’il salua au passage, puis, une seconde salle, puis arriva en une troisième toute garnie de tables recouvertes de tapis d’un vert uniforme et entourées de fauteuils symétriquement rangés. Au fond, sur un vaste panneau, se détachait la figure en pied du cardinal Armand Jean du Plessis, duc de Richelieu.
M. le secrétaire perpétuel venait d’entrer dans la « salle du Dictionnaire ».
Elle était encore déserte.
Il referma la portière derrière lui, s’en fut à sa place habituelle, y déposa son courrier, rangea précieusement dans un coin qu’il lui était facile de surveiller son parapluie sans lequel il ne sortait jamais, et dont il prenait un soin jaloux, comme d’un objet sacré.
Puis, il retira son chapeau, qu’il remplaça par une petite toque en velours noir brodé, et, à petits pas feutrés, il commença le tour des tables qui formaient entre elles comme de petits box, dans lesquels étaient les fauteuils. Il y en avait de célèbres.
Quand il passait auprès de ceux-là, M. le secrétaire perpétuel y attardait son regard attristé, hochait la tête et murmurait des noms illustres. Ainsi, arriva-t-il devant le portrait du cardinal de Richelieu. Il souleva sa toque.
– Bonjour, grand homme ! fit-il.
Et il s’arrêta, tourna le dos au grand homme, et contempla, juste en face de lui, un fauteuil.
C’était un fauteuil comme tous les fauteuils qui étaient là, avec ses quatre pattes et son dossier carré, ni plus ni moins, mais c’était dans ce fauteuil qu’avait coutume d’assister aux séances Mgr d’Abbeville, et nul depuis la mort du prélat ne s’y était assis.
Pas même ce pauvre Jehan Mortimar, pas même ce pauvre Maxime d’Aulnay, qui n’avaient jamais eu l’occasion de franchir le seuil de la salle des séances privées, la salle du Dictionnaire, comme on dit. Or, au royaume des Immortels, il y a vraiment que cette salle-là qui compte, car c’est là que sont les quarante fauteuils, sièges de l’Immortalité.
Donc, M. le secrétaire perpétuel contemplait le fauteuil de Mgr d’Abbeville.
Il dit tout haut :
– Le Fauteuil hanté !
Et il haussa les épaules.
Puis il prononça la phrase fatale, en manière de dérision :
– Malheur à ceux qui auront voulu s’y asseoir avant moi.
Tout à coup, il s’avança vers le fauteuil jusqu’à le toucher.
– Eh bien moi, s’écria-t-il en se frappant la poitrine, moi, Hippolyte Patard, qui me moque du mauvais sort et de M. Éliphas de Saint-Elme de Taillebourg de la Nox, moi, je vais m’asseoir sur toi, fauteuil hanté !
Et, se retournant, il se disposa à s’asseoir...
Mais à moitié courbé, il s’arrêta dans son geste, se redressa, et dit :
– Et puis non, je ne m’assoirai pas ! C’est trop bête !... On ne doit pas attacher d’importance à des bêtises pareilles.
Et M. le secrétaire perpétuel regagna sa place après avoir touché, en passant, d’un doigt furtif le manche en bois de son parapluie.
Sur quoi la porte s’ouvrit et M. le chancelier entra, traînant derrière lui M. le directeur. M. le chancelier était un quelconque chancelier comme on en élit un tous les trois mois, mais le directeur de l’Académie de ce trimestre-là était le grand Loustalot, l’un des premiers savants du monde. Il se laissait diriger par le bras comme un aveugle. Ce n’était point qu’il n’y vît pas clair, mais il avait de si illustres distractions, qu’on avait pris le parti, à l’Académie, de ne point le lâcher d’un pas. Il habitait dans la banlieue. Quand il sortait de chez lui pour venir à Paris, un petit garçon, âgé d’une dizaine d’années, l’accompagnait et venait le déposer dans la loge du concierge de l’Institut. Là, M. le chancelier s’en chargeait.
À l’ordinaire, le grand Loustalot n’entendait rien de ce qui se passait autour de lui, et chacun avait soin de le laisser à ses sublimes cogitations d’où pouvait naître quelque découverte nouvelle destinée à transformer les conditions ordinaires de la vie humaine.
Mais ce jour-là, les circonstances étaient si graves que M. le secrétaire perpétuel n’hésita pas à les lui rappeler et peut-être à les lui apprendre. Le grand Loustalot n’avait pas assisté à la séance de la veille ; on l’avait envoyé chercher d’urgence chez lui et il était plus que probable qu’il était le seul, à cette heure, dans le monde civilisé, à ignorer encore que Maxime d’Aulnay avait subi le même sort cruel que Jehan Mortimar, l’auteur de si Tragiques parfums.
– Ah ! monsieur le directeur ! quelle catastrophe ! s’écria M. Hippolyte Patard en levant ses mains au ciel.
– Qu’y a-t-il donc, mon cher ami ? daigna demander avec une grande bonhomie le grand Loustalot.
– Comment ! vous ne savez pas ! M. le chancelier ne vous a rien dit ? C’est donc à moi qu’il revient de vous annoncer une aussi attristante nouvelle ! Maxime d’Aulnay est mort !
– Dieu ait son âme ! fit le grand Loustalot qui n’avait rien perdu de la foi de son enfance.
– Mort comme Jehan Mortimar, mort à l’Académie en prononçant son discours !...
– Eh bien tant mieux ! déclara le savant, le plus sérieusement du monde. Voilà une bien belle mort !
Et il se frotta les mains, innocemment. Et puis, il ajouta :
– C’est pour cela que vous m’avez dérangé ?