Comtesse de Ségur
Chère petite, tu as longtemps attendu ton livre ; c’est qu’il y avait
bien des frères, des cousins, des cousines, d’un âge plus respectable
que le tien. Mais enfin, voici ton tour. JEAN QUI RIT te fera rire, je
l’espère ; je ne crains pas que JEAN QUI GROGNE te fasse grogner.
Ta grand’mère qui t’aime bien,
COMTESSE DE SÉGUR,
née ROSTOPCHINE
HÉLÈNE : – Voilà ton paquet presque fini, mon petit Jean, il ne
reste plus à y mettre que tes livres.
JEAN : – Et ce ne sera pas lourd, maman ; les voici.
La mère prend les livres que lui présente Jean et lit : Manuel du
Chrétien ; Conseils pratiques aux Enfants.
HÉLÈNE : – Il n’y en a guère, il est vrai, mon ami ; mais ils sont
bons.
JEAN : – Maman, quand je serai à Paris, je tâcherai de voir le bon
prêtre qui a fait ces livres.
HÉLÈNE : – Et tu feras bien, mon ami ; il doit être bon, cela se
voit dans ses livres. Et il aime les enfants, cela se voit bien aussi.
JEAN : – Une fois arrivé à Paris et chez Simon, je n’aurai plus
peur.
HÉLÈNE : – Il ne faut pas avoir peur non plus sur la route, mon
ami. Qu’estce qui te ferait du mal ? Et pourquoi te causeraiton du
chagrin ?
JEAN : – C’est qu’il y a des gens qui ne sont pas bons, maman ; et
il y en a d’autres qui sont même mauvais.
HÉLÈNE : – Je ne dis pas non ; mais tu ne seras pas le premier du
pays qui auras été chercher ton pain et la fortune à Paris ; il ne leur
est pas arrivé malheur ; pas vrai ? Le bon Dieu et la sainte Vierge ne
sontils pas là pour te protéger ?
JEAN : – Aussi je ne dis pas que j’aie peur, allez ; je dis
seulement qu’il y a des gens qui ne sont pas bons ; c’estil pas une
vérité, ça ?
HÉLÈNE : – Oui, oui, tout le monde la connaît, cette vérité. Mais
tu ne veux pas pleurer en partant, tout de même ! Je ne veux pas que
tu pleures.
JEAN : – Soyez tranquille, mère ; je m’en irai bravement comme
mon frère Simon, qui est parti sans seulement tourner la tête pour
nous regarder. Voilà que j’ai bientôt quatorze ans. Je sais bien ce que
c’est que le courage, allez. Je ferai comme Simon.
HÉLÈNE : – C’est bien, mon enfant ; tu es un bon et brave
garçon ! Et le cousin Jeannot ? Vatil venir ce soir ou demain
matin ?
JEAN : – Je ne sais pas, maman ; je ne l’ai guère vu ces trois
derniers jours.
HÉLÈNE : – Va donc voir chez sa tante s’il est prêt pour partir
demain de grand matin.
Jean partit lestement. Hélène resta à la porte et le regarda
marcher : quand elle ne le vit plus, elle rentra, joignit les mains avec
un geste de désespoir, tomba à genoux et s’écria d’une voix
entrecoupée par ses larmes :
« Mon enfant, mon petit Jean chéri ? Lui aussi doit partir, me
quitter ! Lui aussi va courir mille dangers dans ce long voyage ! mon
enfant, mon cher enfant !… Et je dois lui cacher mon chagrin et mes
larmes pour ranimer son courage. Je dois paraître insensible à son
absence, quand mon cœur frémit d’inquiétude et de douleur ! Pauvre,
pauvre enfant ! La misère m’oblige à l’envoyer à son frère. Dieu de
bonté, protégezle ! Marie, mère de miséricorde, ne l’abandonnez
pas, veillez sur lui ! »
La pauvre femme pleura quelque temps encore ; puis elle se
releva, lava ses yeux rougis par les larmes, et s’efforça de paraître
calme et tranquille pour le retour de Jean.
Jean avait marché lestement jusqu’au détour du chemin et tant que
sa mère pouvait l’apercevoir.
Mais quand il se sentit hors de vue, il s’arrêta, jeta un regard
douloureux sur la route qu’il venait de parcourir, sur tous les objets
environnants, et il pensa que, le lendemain de grand matin, il
passerait par les mêmes endroits, mais pour ne plus les revoir ; et lui
aussi pleura.
« Pauvre mère ! se ditil. Elle croit que je la quitte sans regret ;
elle n’a ni inquiétude ni chagrin. Ma tranquillité la rassure et soutient
son courage. Ce serait mal et cruel à moi de lui laisser voir combien
je suis malheureux de la quitter ! et pour si longtemps ! Mon bon
Dieu, donnezmoi du courage jusqu’à la fin ! Ma bonne sainte
Vierge, je me mets sous votre protection. Vous veillerez sur moi et
vous me ferez revenir près de maman ! »
Jean essuya ses yeux, chercha à se distraire par la pensée de son
frère qu’il aimait tendrement, et arriva assez gaiement à la demeure
de sa tante Marine. Au moment d’entrer, il s’arrêta effrayé et surpris.
Il entendait des cris étouffés, des gémissements, des sanglots. Il
poussa vivement la porte ; sa tante était seule et paraissait
mécontente, mais ce n’était certainement pas elle qui avait poussé les
cris et les gémissements qu’il venait d’entendre.
« Te voilà, petit Jean ? ditelle ; que veuxtu ?
JEAN : – Maman m’a envoyé savoir si Jeannot était prêt pour
demain, ma tante, et s’il allait venir à la maison ce soir ou demain de
grand matin pour partir ensemble.
LA TANTE : – Je ne peux pas venir à bout de ce garçonlà ; il est
là qui hurle depuis une heure ; il ne veut pas m’obéir ; je lui ai dit
plus de dix fois d’aller te rejoindre chez ta mère. Il ne bouge pas plus
qu’une pierre. L’entendstu gémir et pleurer ?
JEAN : – Où estil donc, ma tante ?
LA TANTE : – Il est dehors, derrière la maison. Va le trouver,
mon petit Jean, et vois si tu peux l’emmener. »
Jean sortit, fit le tour le la maison, ne vit personne, n’entendit plus
rien. Il appela :
« Jeannot ! »
Mais Jeannot ne répondit pas.
Il rentra une seconde fois chez sa tante.
LA TANTE : – Eh bien, l’astu décide à te suivre ? Il est calmé,
car je n’entends plus rien.
JEAN : – Je ne l’ai pas vu, ma tante ; j’ai regardé de tous côtés,
mais je ne l’ai pas trouvé.
LA TANTE : – Tiens ! où s’estil donc caché ? »
La tante sortit ellemême, fit le tour de la maison, appela et,
comme Jean, ne trouva personne.
« Se seraitil sauvé, par hasard, pour ne pas t’accompagner
demain ? »
Jean frémit un instant à la pensée de devoir faire seul un si long
voyage et d’entrer seul dans Paris la grande ville, si grande, avait
écrit son frère, qu’il ne pouvait pas en faire le tour dans une seule
journée. Mais il se rassura bien vite et résolut de le trouver, quand il
devrait chercher toute la nuit.
Lui et sa tante continuèrent leurs recherches sans plus de succès.
« Mauvais garçon ! murmuraitelle. Détestable enfant !… Si tu
pars sans lui, mon petit Jean, et qu’il me revienne après ton départ, je
ne le garderai pas, il peut en être sûr.
JEAN : – Où le mettriezvous donc, ma tante ?
LA TANTE : – Je le donnerais à ta mère.
JEAN : – Oh ! ma tante ! Ma pauvre maman qui ne peut pas me
garder, moi, son enfant !
LA TANTE : – Eh bien, n’estelle pas comme moi la tante de ce
Jeannot, la sœur de sa mère ? Chacun son tour ; voilà bientôt trois
ans que je l’ai ; il m’a assez ennuyée. Au tour de ta mère, elle s’en
fera obéir mieux que moi. »
Pendant que la tante parlait, Jean, qui furetait partout, eut l’idée de
regarder dans une vieille niche à chien, et il vit Jeannot blotti tout au
fond.
« Le voilà, le voilà ! s’écria Jean. Voyons, Jeannot, viens, puisque
te voilà trouvé. »
Jeannot ne bougeait pas.
« Attends, je vais l’aider à sortir de sa cachette », dit la tante
enchantée de la découverte de Jean.
Se baissant, elle saisit les jambes de Jeannot et tira jusqu’à ce
qu’elle l’eût ramené au grand jour.
À peine Jeannot futil dehors, qu’il recommença ses cris et ses
gémissements.
JEAN : – Voyons, Jeannot, sois raisonnable ! Je pars comme toi ;
estce que je crie, estce que je pleure comme toi ! Puisqu’il faut
partir, à quoi ça sert de pleurer ? Que faistu de bon ici ? rien du tout.
Et à Paris, nous allons retrouver Simon, et il nous aura du pain et du
fricot. Et il nous trouvera de l’ouvrage pour que nous ne soyons pas
des fainéants, des propres à rien. Et ici, qu’estce que nous faisons ?
Nous mangeons la moitié du pain de maman et de ma tante. Tu vois
bien ! Sois gentil : dis adieu à ma tante, et viens avec moi. Le voisin
Grégoire a donné à maman une bonne galette et un pot de cidre pour
nous faire un bon souper, et puis Daniel nous a donné un lapin qu’il
venait de tuer. »
Le visage de Jeannot s’anima, ses larmes se tarirent et il
s’approcha de son cousin en disant :
« Je veux bien venir avec toi, moi. »
La tante profita de cette bonne disposition pour lui donner son
petit paquet accroché au bout du bâton de voyage.
« Va, mon garçon, ditelle en l’embrassant, que Dieu te conduise
et te ramène les poches bien remplies de pièces blanches ; tiens, en
voilà deux de vingt sous chacune ; c’est M. le curé qui me les a
données pour toi ; c’est pour faire le voyage. Adieu, Jeannot ; adieu,
petit Jean.
JEAN : – Nous serons bien heureux, va ! D’abord, nous ferons
comme nous voudrons ; personne pour nous contrarier.
JEANNOT : – Ma tante Hélène ne te contrarie pas trop, toi ; mais
ma tante Marine ! Estelle contredisante ! et exigeante ! et méchante !
Je suis bien content de ne plus l’entendre gronder et crier après moi.
JEAN : – Écoute, Jeannot, tu n’as pas raison de dire que ma tante
Marine est méchante ! Elle crie après toi un peu trop et trop fort,
c’est vrai ; mais aussi tu la contrariais bien, et puis, tu ne lui obéissais
pas.
JEANNOT : – Je crois bien, elle voulait m’envoyer faire des
commissions au tomber du jour : j’avais peur !
JEAN : – Peur ! d’aller à cent pas chercher du pain, ou bien d’aller
au bout du jardin chercher du bois !
JEANNOT : – Écoute donc ! Moi, je n’aime pas à sortir seul à la
nuit. C’est plus fort que moi : j’ai peur !
JEAN : – Et pourquoi pleuraistu tout à l’heure, puisque tu es
content de t’en aller ? Et pourquoi t’étaistu si bien caché, que c’est
pas un pur hasard si je t’ai trouvé ?
JEANNOT : – Parce que j’ai peur de ce que je ne connais pas,
moi ; j’ai peur de ce grand Paris.
JEAN : – Ah bien ! si tu as peur de tout, il n’y a plus de plaisir ?
Puisque tu dis toimême que tu étais mal chez ma tante, et que tu es
content de t’en aller ?
JEANNOT : – C’est égal, j’aime mieux être mal au pays et savoir
comment et pourquoi je suis mal, que de courir les grandes routes et
ne pas savoir où je vais, et avec qui et comment je dois souffrir.
JEAN : – Que tu es nigaud, va ! Pourquoi pensestu avoir à
souffrir ?
JEANNOT : – Parce que, quoi qu’on fasse, où qu’on aille, avec
qui qu’on vive, on souffre toujours ! Je le sais bien, moi.
JEAN, riant : – Alors tu es plus savant que moi ; j’ai du bon dans
ma vie, moi ; je suis plus souvent heureux que malheureux, content
que mécontent, et je me sens du courage pour la route et pour Paris.
JEANNOT : – Je crois bien ! tu as une mère, toi ! Je n’ai qu’une
tante !
JEAN : – Raison de plus pour que ce soit moi qui pleure en
quittant maman et que ce soit toi qui ries, puisque ta tante ne te tient
pas au cœur ; mais tu grognes et pleures toujours, toi. Entre les deux,
j’aime mieux rire que pleurer. »
Jeannot ne répondit que par un soupir et une larme, Jean ne dit
plus rien. Ils marchèrent en silence et ils arrivèrent à la porte
d’Hélène ; en l’ouvrant, Jeannot se sentit surmonté par une forte
odeur de lapin et de galette.
HÉLÈNE : – Te voilà enfin de retour, mon petit Jean ! Je
m’inquiétais de ne pas te voir revenir. Et voici Jeannot que tu me
ramènes. Eh bien ! eh bien ! quelle figure consternée, mon pauvre
Jeannot ! Qu’estce que tu as ? Dislemoi… Voyons, parle ; n’aie
pas peur. »
Jeannot baisse la tête et pleure.
JEAN : – Il n’a rien du tout, maman, que du chagrin de partir. Et
pourtant il disait luimême tout à l’heure que ça ne le chagrinait pas
de quitter ma tante ! Alors, pourquoi qu’il pleure ?
HÉLÈNE : – Certainement ; pourquoi pleurestu ? Et devant un
lapin qui cuit et une galette qui chauffe ? C’estil raisonnable,
Jeannot ? Voyons, plus de ça, et venez tous deux m’aider à préparer
le souper ; et un fameux souper !
JEANNOT, soupirant : – Et le dernier que je ferai ici, ma tante !
HÉLÈNE : – Le dernier ! Laisse donc ! Vous reviendrez tous deux
avec des galettes et des lapins plein vos poches ; et tu en mangeras
chez moi avec mon petit Jean. Il est courageux, lui. Regarde sa bonne
figure réjouie… Tiens ! tu as les yeux rouges, petit Jean. Qu’estce
que tu as donc ? Une bête entrée dans l’œil ? »
Jean regarda sa mère ; ses yeux étaient remplis de larmes ; il
voulut sourire et parler, mais le sourire était une grimace, et la voix
ne pouvait sortir du gosier. La mère se pencha vers lui, l’embrassa, se
détourna et sortit pour aller chercher du bois, ditelle. Quand elle
rentra, sa bouche souriait, mais ses yeux avaient pleuré ; ils
s’arrêtèrent un instant seulement, avec douleur et inquiétude, sur le
visage de son enfant.
Le petit Jean l’examinait aussi avec tristesse ; leur regard se
rencontra ; tous deux comprirent la peine qu’ils ressentaient, l’effort
qu’ils faisaient pour la dissimuler, et la nécessité de se donner
mutuellement du courage.
« Le bon Dieu est bon, maman ; il nous protégera ! dit Jean avec
émotion. Et quel bonheur que vous m’ayez appris à écrire ! Je vous
écrirai toutes les fois que j’aurai de quoi affranchir une lettre !
HÉLÈNE : – Et moi, mon petit Jean, M. le curé m’a promis un
timbreposte tous les mois… En attendant, voici notre lapin cuit à
point, qui ne demande qu’à être mangé. »
Les enfants ne se le firent pas répéter ; ils s’assirent sur des
escabeaux ; chacun prit un débris de plat ou de terrine, ouvrit son
couteau et attendit, en passant sa langue sur ses lèvres, qu’Hélène eût
coupé le lapin et eût donné à chacun sa part.
Pendant un quart d’heure on n’entendit d’autre bruit dans la salle
du festin que celui des mâchoires qui broyaient leur nourriture, des
couteaux qui glissaient sur les débris d’assiette, du cidre qui passait
du broc dans le verre unique servant à tour de rôle à la mère et aux
enfants.
Après le lapin vint la galette ; mais les appétits devenaient plus
modérés ; la conversation recommença, lente d’abord, puis animée
ensuite.
« Fameux lapin, dit Jean, avalant la dernière bouchée.
– Quel dommage qu’il n’en reste plus, dit Jeannot en soupirant.
– Et avec quel plaisir vous mangerez demain ce qui en reste ! dit
Hélène en souriant.
JEAN : – Ce qui en reste ? Comment, mère, il en reste ?
HÉLÈNE : – Je crois bien qu’il en reste, et un bon morceau ; les
deux cuisses, une pour chacun de vous.
JEAN : – Mais… comment se faitil ?… Vous n’en avez donc pas
mangé, maman ?
HÉLÈNE : – Si fait, si fait, mon ami ! Pas si bête que de ne pas
goûter un pareil morceau. »
Elle disait vrai, elle en avait réellement goûté, car elle s’était servi
la tête et les pattes. Jean voulut encore lui faire expliquer quelle était
la portion du lapin qu’elle avait mangée, mais elle l’interrompit.
« Assez mangé et assez parlé mangeaille, mes enfants ; à présent,
rangeons tout et préparons le coucher ; ce ne sera pas long. Jeannot
couchera avec toi dans ton lit, mon petit Jean. Avant de commencer
notre nuit, enfants, allons faire une petite prière dans notre chère
église ; nous demanderons au bon Dieu et à notre bonne mère de
bénir votre voyage.
JEAN : – Et puis nous irons dire adieu à M. le curé, maman !
HÉLÈNE : – Oui, mon ami ; c’est une bonne idée que tu as là, et
qui me fait plaisir. »
Le jour commençait à baisser, mais ils n’avaient pas loin à aller ;
l’église et le presbytère étaient à cent pas. Ils marchèrent tous les
trois en silence ; la mère se sentait le cœur brisé du départ de son
enfant ; Jean s’affligeait de la solitude de sa mère, et Jeannot songeait
avec effroi aux dangers du voyage et au tumulte de Paris.
Ils arrivèrent devant l’église ; la porte était ouverte, Hélène entra
suivie des enfants, et tous trois se mirent à genoux devant l’autel de
la sainte Vierge. Hélène et Jean priaient et pleuraient, mais tout bas,
en silence, afin d’avoir l’air calme et content. Jeannot soupirait et
demandait du pain et un voyage heureux, suivi d’une heureuse
arrivée chez Simon.
Pendant que la mère priait, elle se sentit serrer doucement le bras,
et une voix enfantine lui dire tout bas :
« Assez, maman, assez : j’ai faim. »
Hélène se retourna vivement et vit une petite fille ; l’obscurité
croissante l’empêcha de distinguer ses traits ! Elle se pencha vers
elle.
« Je ne suis pas ta maman, ma petite », lui ditelle.
La petite fille recula avec frayeur et se mit à crier :
« Maman, maman, au secours ! »
Jean et Jeannot se levèrent fort surpris, presque effrayés. Hélène
prit la petite fille par la main, et ils sortirent tous de l’église.
HÉLÈNE : – Où est ta maman, ma chère petite ? Je vais te
ramener à elle.
LA PETITE FILLE : – Je ne sais pas ; elle était là !
HÉLÈNE : – Saistu où elle est allée ?
LA PETITE FILLE : – Je ne sais pas ; elle m’a dit : « Attends
moi ». J’attendais.
HÉLÈNE : – Elle est peutêtre chez M. le curé. Allons l’y
chercher. »
La petite fille se laissa conduire ; en deux minutes ils furent chez
M. le curé, qui interrogea Hélène sur la petite fille qu’elle amenait.
HÉLÈNE : – Je ne sais pas qui elle est, monsieur le curé. Je viens
de la trouver dans l’église ; elle cherchait sa maman, que je pensais
trouver chez vous.
LE CURÉ : – Je n’ai vu personne ; c’est singulier tout de même.
Comment t’appelletu, ma petite ? ajoutatil en caressant la joue de
la petite.
LA PETITE FILLE : – J’ai faim ! Je voudrais manger. »
Le curé alla chercher du pain, du raisiné et un verre de cidre ; la
petite mangea et but avec avidité.
Pendant qu’elle se rassasiait, Hélène expliquait au curé qu’elle
était venue lui demander une dernière bénédiction pour le voyage
qu’allaient entreprendre les enfants.
LE CURÉ : – « Quand donc partentils ?
HÉLÈNE : – Demain matin de bonne heure, monsieur le curé.
LE CURÉ : – Demain, déjà ! Je vous bénis de tout mon cœur et du
fond du cœur, mes enfants. N’oubliez pas de prier le bon Dieu et la
sainte Vierge de vous venir en aide dans tous vos embarras, dans vos
privations, dans vos dangers, dans vos peines. Ce sont vos plus sûrs
et vos plus puissants protecteurs… Et quant à cette petite, mère
Hélène, emmenezla chez vous jusqu’à ce que sa mère revienne la
chercher. Je vous l’enverrai si elle vient chez moi.
« Et vous, mes enfants, continuatil en ouvrant un tiroir, voici un
souvenir de moi qui vous sera une protection pendant votre voyage et
pendant votre vie. »
Il retira du tiroir deux cordons noirs avec des médailles de la
sainte Vierge et les passa au cou de Jean et de Jeannot, qui les
reçurent à genoux et baisèrent la main du bon curé.
La petite fille avait fini de manger ; elle recommença à demander
sa maman. Hélène l’emmena après avoir pris congé de M. le curé ;
Jean et Jeannot la suivirent. Hélène espérait trouver la mère de la
petite aux environs de l’église, devant laquelle ils devaient passez
pour rentrer chez eux ; mais, ni dans l’église ni à l’entour de l’église,
elle ne vit personne qui réclamât l’enfant.
La petite pleurait ; Hélène soupirait.
« Que vaisje faire de cette enfant ? pensatelle. Je n’ai pas les
moyens de la garder. Je ne me suis pas séparée de mon pauvre petit
Jean pour prendre la charge d’une étrangère. Mais je suis bien sotte
de m’inquiéter ; le bon Dieu me l’a remise entre les mains, le bon
Dieu me donnera de quoi la nourrir, si sa mère ne vient pas la
rechercher. »
Rassurée par cette pensée, Hélène ne s’en inquiéta plus ; elle la
coucha au pied de son lit, la couvrit de quelques vieilles hardes ; le
printemps était avancé, on était au mois de juin ; il faisait beau et
chaud. Les petits garçons se couchèrent ; Jeannot s’établit dans le lit
de son cousin, et Jean s’étendit près de lui.
« C’est notre dernière nuit heureuse, maman, dit Jean en
l’embrassant avant de se coucher.
– Non, mon enfant, pas la dernière ; laissons marcher le temps, qui
passe bien vite, et nous nous retrouverons. Dors, mon petit Jean : il
faudra se lever de bonne heure demain. »
La petite fille dormait déjà, Jeannot s’endormait ; Jean fut
endormi peu d’instants après ; la mère seule veilla, pleura et pria.
Le lendemain au petit jour, Hélène se leva, fit deux petits paquets
de provisions, les enveloppa avec le linge et les vêtements des
enfants, et s’occupa de leur déjeuner ; au lieu du pain sec, qui était
leur déjeuner accoutumé, elle y ajouta une tasse de lait chaud. Aussi,
quand ils furent éveillés, lavés et habillés, ce repas splendide dissipa
la tristesse de Jean et les inquiétudes de Jeannot. La petite fille
dormait encore.
Le moment de la séparation arriva : Hélène embrassa dix fois,
cent fois son cher petit Jean ; elle embrassa Jeannot, les bénit tous
deux, et fit voir à Jean plusieurs pièces d’argent qui se trouvaient
dans la poche de sa veste.
« Ce sont les braves gens, nos bons amis de Kérantré, qui t’ont fait
ce petit magot, pour reconnaître les petits services que tu leur as
rendus, mon petit Jean. M. le curé y a mis aussi sa pièce. »
Jean voulut remercier, mais les paroles ne sortaient pas de son
gosier ; il embrassa sa mère plus étroitement encore, sanglota un
instant, s’arracha de ses bras, essuya ses yeux, et se mit en route
comme son frère le sourire sur les lèvres, et sans tourner la tête pour
jeter un dernier regard sur sa mère et sur sa demeure.
« Je comprends, se ditil, pourquoi Simon marchait si vite et ne se
retournait pas pour nous regarder et nous sourire. Il pleurait et il
voulait cacher ses larmes à maman. Pauvre mère ! elle ne pleure pas ;
elle croit que je ne pleure pas non plus, que j’ai du courage, que j’ai
le cœur joyeux, tout comme pour Simon. C’est mieux comme ça ; le
courage des autres vous en donne : je serais triste et malheureux si je
pensais que maman eût du chagrin de mon départ. Elle croit que je
serai heureux loin d’elle… Calme, gai même, c’est possible ; mais
heureux, non. Sa tendresse et ses baisers me manqueront trop. »
Pendant que Jean marchait au pas accéléré, qu’il réfléchissait,
qu’il se donnait du courage et qu’il s’éloignait rapidement de tout ce
que son cœur aimait et regrettait, Jeannot le suivait avec peine,
pleurnichait, appelait Jean qui ne l’entendait pas, tremblait de rester
en arrière et se désolait de quitter une famille qu’il n’aimait pas, une
patrie qu’il ne regrettait pas, pour aller dans une ville qu’il craignait,
à cause de son étendue, près d’un cousin qu’il connaissait peu et qu’il
n’aimait guère.
« Je suis sûr que Simon ne va pas vouloir s’occuper de moi,
pensatil ; il ne songera qu’à Jean, il ne se rendra utile qu’à Jean, et
moi je resterai dans un coin, sans que personne veuille bien se
charger de me placer… Que je suis donc malheureux ! Et j’ai
toujours été malheureux ? À deux ans je perds papa en Algérie ; à dix
ans je perds maman. C’est ma tante qui me prend chez elle, la plus
grondeuse, la plus maussade de toutes mes tantes. Et ne voilàtil pas,
à présent, qu’elle m’envoie me perdre à Paris, au lieu de me garder
chez elle.
« Jean est bien plus heureux, lui ; il est toujours gai, toujours
content ; tout le monde l’aime ; chacun lui dit un mot aimable. Et
moi ! personne ne me regarde seulement ; et quand par hasard on me
parle, c’est pour m’appeler pleurard, maussade, ennuyeux, et d’autres
mots aussi peu aimables.
« Et on veut que je sois gai ? Il y a de quoi, vraiment ! Ma bourse
est bien garnie ! Deux francs que le curé m’a donnés ! Et Jean qui ne
sait seulement pas son compte, tant il en a ! Tout le monde y a mis
quelque chose, a dit ma tante… Je suis bien malheureux ! rien ne me
réussit ! »
Tout en réfléchissant et en s’affligeant, Jeannot avait ralenti le pas
sans y songer. Quand le souvenir de sa position lui revint, il leva les
yeux, regarda devant, derrière, à droite, à gauche ; il ne vit plus son
cousin Jean. La frayeur qu’il ressentit fut si vive que ses jambes
tremblèrent sous lui ; il fut obligé de s’arrêter, et il n’eut même pas la
force d’appeler.
Après quelques instants de cette grande émotion, il retrouva
l’usage de ses jambes, et il se mit à courir pour rattraper Jean. La
route était étroite, bordée de bois taillis : elle serpentait beaucoup
dans le bois ; Jean pouvait donc ne pas être très éloigné sans que
Jeannot pût l’apercevoir. Dans un des tournants du chemin, il vit
confusément une petite chapelle, et il allait la dépasser, toujours
courant, soufflant et suant, lorsqu’il s’entendit appeler.
Il reconnut la voix de Jean, s’arrêta joyeux, mais surpris, car il ne
le voyait pas.
« Jeannot, répéta la voix de Jean, viens, je suis ici.
JEANNOT : – Où donc estu ? Je ne te vois pas.
JEAN : – Dans la chapelle de NotreDame consolatrice.
– Tiens, dit Jeannot en entrant, que faistu donc là ?
– Je prie,… répondit Jean. J’ai prié et je me sens consolé. Je sens
comme si NotreDame envoyait à maman des consolations et du
bonheur… Je vois des traces de larmes dans tes yeux, pauvre
Jeannot ; viens prier, tu seras consolé et fortifié comme moi.
JEANNOT : – Pour qui veuxtu que je prie ? je n’ai pas de mère.
JEAN : – Prie pour ta tante, qui t’a gardé trois ans.
JEANNOT : – Bah ! ma tante ! ce n’est pas la peine.
JEAN : – Ce n’est pas bien ce que tu dis là, Jeannot. Prie alors
pour toimême, si tu ne veux pas prier pour les autres.
JEANNOT : – Pour moi ? c’est bien inutile. Je suis malheureux,
et, quoi que je fasse, je serai toujours malheureux. D’ailleurs tout
m’est égal.
JEAN : – Tu n’es malheureux que parce que tu veux l’être.
Excepté que j’ai maman et que tu as ma tante, nous sommes
absolument de même pour tout. Je me trouve heureux, et toi tu te
plains de tout.
JEANNOT : – Nous ne sommes pas de même ; ainsi tu as je ne
sais combien d’argent, et moi je n’ai que deux francs.
JEAN : – Si ton malheur ne tient qu’à ça, je vais bien vite te le
faire passer, car je vais partager avec toi.
JEANNOT, un peu honteux : – Non, non, je ne dis pas cela ; ce
n’est pas ce que je te demande ni ce que je voulais.
JEAN : – Mais, moi, c’est ce que je demande et c’est ce que je
veux. Nous faisons route ensemble ; nous arriverons ensemble et
nous resterons ensemble : il est juste que nous profitions ensemble de
la bonté de nos amis. »
Et, sans plus attendre, Jean tira de sa poche la vieille bourse en
cuir toute rapiécée qu’y avait mise sa mère, s’assit à la porte de la
chapelle, fit asseoir Jeannot près de lui, vida la bourse dans sa main
et commença le partage.
« Un franc pour toi, un franc pour moi. »
Il continua ainsi jusqu’à ce qu’il eût versé dans les mains de
Jeannot la moitié de son trésor, qui montait à huit francs vingtcinq
centimes pour chacun d’eux.
Jeannot remercia son cousin avec un peu de confusion ; il prit
l’argent, le mit dans sa poche.
« J’ai deux francs de plus que toi, ditil.
JEAN : – Comment cela ? J’ai partagé bien exactement.
JEANNOT : – Parce que j’avais deux francs que m’a donnés le
curé.
JEAN : – Ah ! c’est vrai ! Te voilà donc plus riche que moi. Tu
vois bien que tu n’es pas si malheureux que tu le disais.
JEANNOT : – Je n’en sais rien. J’ai du guignon. Un voleur
viendra peutêtre m’enlever tout ce que j’ai.
– Tu ne croyais pas être si bon prophète », dit une grosse voix
derrière les enfants.
Les enfants se retournèrent et virent un homme jeune, de grande
taille, aux robustes épaules, à la barbe et aux favoris noirs et touffus ;
il les examinait attentivement.
Jean sauta sur ses pieds et se trouva en face de l’étranger.
JEAN : – Je ne crois pas, monsieur, que vous ayez le cœur de
dépouiller deux pauvres garçons obligés de quitter leur mère et leur
pays pour aller chercher du pain à Paris, parce que leurs parents n’en
ont plus à leur donner. »
L’étranger ne répondit pas ; il continuait à examiner les enfants.
JEAN : – Au reste, monsieur, voici tout ce que j’ai : huit francs
vingtcinq centimes que nos amis m’ont donnés pour mon voyage. »
L’étranger prit l’argent de la main de Jean.
L’ÉTRANGER : – Et avec quoi vivrastu jusqu’à ton arrivée à
Paris ?
JEAN : – Le bon Dieu me donnera de quoi, monsieur, comme il a
toujours fait.
– Et toi, dit l’étranger en se tournant vers Jeannot, qu’astu à me
donner ?
JEANNOT, tombant à genoux et pleurant : – Je n’ai rien que ce
qu’il me faut tout juste pour ne pas mourir de faim, monsieur. Grâce
pour mon pauvre argent ! Grâce, au nom de Dieu !
L’ÉTRANGER : – Pas de grâce pour l’ingrat, le lâche, l’avide, le
jaloux. J’ai tout entendu. Donne vite. »
L’étranger mit sa main dans la poche de Jeannot, et enleva les dix
francs vingtcinq centimes qui s’y trouvaient. Jeannot se jeta à terre
et pleura.
« Monsieur, dit Jean, touché des larmes de son cousin et un peu
ému luimême de la perte de sa fortune, ayez pitié de lui ; rendezlui
son argent.
L’ÉTRANGER : – Pourquoi le rendraisje à lui et pas à toi ?
JEAN : – Parce que moi j’ai du courage, monsieur ; et lui est
faible. C’est le bon Dieu qui nous a faits comme ça ; ce n’est pas par
orgueil que je le dis.
L’ÉTRANGER : – Tu es un bon et brave petit garçon, et nous en
reparlerons tout à l’heure. Où allezvous ?
JEAN : – À Paris, monsieur.
L’ÉTRANGER : – C’est donc bien décidé ? Et comment y
arriverezvous sans argent ?
– Oh ! monsieur, je n’en suis pas inquiet. De même que nous
avons eu le malheur de vous rencontrer, de même nous pouvons
rencontrer une bonne âme charitable qui nous viendra en aide. »
L’étranger sourit et ne put s’empêcher de donner une petite tape
amicale sur la joue fraîche de Jean.
L’ÉTRANGER : – Ton camarade n’en dit pas autant, ce me
semble.
JEAN : – C’est qu’il est terrifié, monsieur. Il a toujours peur, ce
pauvre Jeannot.
L’ÉTRANGER, avec ironie : – Ah ! il s’appelle Jeannot ! Beau
nom ! Bien porté ! Et toi, quel est ton nom ?
JEAN : – C’est Jean, monsieur.
L’ÉTRANGER : – Vrai beau nom, celuilà ? Et tu me fais l’effet
de devoir faire honneur à tes saints patrons. Allons, Jean et Jeannot,
marchons ; je vais vous escorter, de peur d’accident. Tiens, mon
brave petit Jean, voici tes huit francs vingtcinq centimes, auxquels
j’ajoute vingt francs pour payer ton voyage. Et toi, pleurard, poltron,
voici tes dix francs vingtcinq centimes, auxquels j’ajoute la défense
de rien recevoir de Jean. Si j’apprends que tu as encore accepté un
partage, tu auras affaire à moi. Suivezmoi tous deux ; je veux vous
faire déjeuner à Auray, dont nous ne sommes pas éloignés.
JEAN, les yeux brillants de joie et de reconnaissance : – Vous
avez bien de la bonté, monsieur ; je suis bien reconnaissant ; je ne
sais comment vous remercier, monsieur.
L’ÉTRANGER : – En mangeant de bon appétit le déjeuner que je
vais te donner, mon petit Jean.
JEAN : – Tiens ! vous dites comme maman : petit Jean. »
Et les yeux de petit Jean se mouillèrent de larmes.
Les enfants suivirent l’étranger, Jean remerciant le bon Dieu et la
sainte Vierge de la rencontre d’un si bon, si riche et si généreux
voleur, et Jeannot déplorant son guignon et enviant le bonheur de
Jean.
Pendant le trajet d’une lieue qui séparait la chapelle de la ville,
l’étranger chercha à faire causer les enfants, Jean surtout lui plaisait
singulièrement. Jeannot, mécontent de n’avoir pas eu, comme son
cousin, une gratification du voleur, répondait à peine et se plaignait
de la fatigue, de la chaleur, de la longueur de la route.
L’ÉTRANGER : – Je ne t’oblige pas à me suivre, pleurnicheur ;
reste en arrière si tu veux.
JEANNOT : – Que je reste en arrière pour que les loups me
mangent.
L’ÉTRANGER : – Les loups ! au mois de juin, en plein soleil !
JEANNOT : – Il n’y a pas de soleil qui tienne ! Les loups n’ont
pas peur du soleil. On en a vu deux à Kermadio il n’y a pas déjà si
longtemps.
L’ÉTRANGER : – Tu as pris des chiens pour des loups !
JEANNOT : – C’est pas moi seul qui les ai vus ! C’est bien
d’autres ! Un loup énorme, noir, à tête grise, qui n’est pas farouche,
et qui a regardé déjeuner le garde, M. Daniel, à vingt pas de sa
maison ; et puis une grosse louve grise qui vous regarde en face, qui
vous barre le passage, et qui vous a la mine d’une bête affamée, toute
prête à vous dévorer.
L’ÉTRANGER : – C’est la peur qui t’a fait voir tout cela. Toi,
Jean, astu vu ces terribles bêtes ?
JEAN : – Pas moi, monsieur, mais Jeannot dit vrai ; bien des
personnes les ont vues. Un cousin de M. le maire, qui chassait, a vu
le loup et a couru après. L’institutrice de Mademoiselle a vu la louve,
qui l’a suivie longtemps. Et puis Daniel, le garde de Monsieur, a
rencontré le loup, qui a eu peur et qui a traversé à la nage le bras de
mer de Kermadio. »
Après quelques instants de silence et de triomphe pour Jeannot,
l’étranger se mit à questionner Jean sur sa mère. L’intérêt qu’il
semblait prendre à la conversation enhardit Jean ; il lui dit avec
quelque hésitation :
« Monsieur, voudriezvous me rendre service, mais un bien grand
service ?
L’ÉTRANGER : – Très volontiers, si c’est possible, mon ami.
Mais comment me le demandestu, à moi que tu connais à peine ?
JEAN : – Parce que vous avez l’air très bon, monsieur ; et parce
que je vois que vous me portez intérêt et que vous serez bien aise
d’obliger encore un pauvre garçon que vous avez déjà obligé.
L’ÉTRANGER, souriant : – Très bien, mon ami ; je crois que tu
as deviné assez juste. Quel service me demandestu ?
JEAN : – Voilà, monsieur ; c’est de reprendre les vingt francs que
vous m’avez donnés, et de les porter à maman ; vous lui direz que
c’est son petit Jean qui les lui envoie, et que c’est vous qui me les
avez donnés. »
Et Jean cherchait sa bourse pour retirer la pièce d’or.
L’ÉTRANGER : – Attends, mon garçon ; laisse tes vingt francs
dans ta bourse, il n’y a pas besoin de te presser. Et d’abord, puisque
je suis un voleur, ne crainstu pas que je te vole ton argent ?
JEAN : – Oh non ! monsieur ! D’abord vous n’êtes pas un voleur,
puisque vous donnez au lieu de prendre ; et puis, vous seriez un
voleur pour tout le monde, que vous ne le seriez jamais pour moi.
L’ÉTRANGER : – Pourquoi donc ?
JEAN : – Parce que vous m’avez fait du bien, monsieur ; on
s’attache aux gens auxquels on a fait du bien, et il me semble qu’on
n’a plus jamais envie de leur faire du mal.
L’ÉTRANGER : – Écoute, mon brave petit Jean ; je ferais bien
volontiers ta commission, mais je ne sais pas où trouver ta mère.
JEAN : – À Kérantré, monsieur ; vous demanderez la veuve
Hélène, la mère du petit Jean ; tout le monde vous l’indiquera.
L’ÉTRANGER : – Mais, mon ami, je ne sais pas où est Kérantré.
JEAN : – Comment, vous ne connaissez pas Kérantré ? Demandez
à Kénispère, chacun connaît ça.
L’ÉTRANGER : – Je ne sais pas davantage où est Kénispère.
JEAN : – Vous ne connaissez pas Kénispère, près d’Auray et de
SainteAnne ?
L’ÉTRANGER : – Je ne connais rien de tout cela.
JEAN : – Ni le sanctuaire de Mme SainteAnne ?
L’ÉTRANGER : – Ni le sanctuaire.
JEAN : – Ni la fontaine miraculeuse de Mme SainteAnne ?
L’ÉTRANGER : – Ni la fontaine, ni rien de Mme SainteAnne.
JEAN : – Mais vous n’êtes donc pas du pays, monsieur ?
L’ÉTRANGER : – Non, je ne suis arrivé qu’hier soir ; je suis
descendu à Auray, à l’hôtel, et je me promenais pour voir le pays, qui
m’a semblé joli, lorsque je t’ai vu entrer à la chapelle ; je t’y ai suivi,
et je me suis placé dans un coin obscur. Tu priais avec tant de ferveur
et tu pleurais si amèrement, que j’ai de suite pris intérêt à toi ; tu as
parlé haut en priant, et ce que tu disais a augmenté cet intérêt. Ton
cousin est venu ; j’ai entendu votre conversation. J’ai fait le voleur
pour vous donner une leçon de prudence ; il ne faut jamais compter
son argent sur les grandes routes, ni dans les auberges, ni devant des
inconnus. Je viens dans le pays pour voir l’église de SainteAnne qui
va être reconstruite. Je veux voir le vieux sanctuaire avant qu’on le
détruise.
JEAN : – J’avais donc raison ! Vous n’êtes pas un voleur ! Je
l’avais deviné bien vite à votre mine. Mais, monsieur, puisque vous
restez dans le pays, voulezvous tout de même donner à maman les
vingt francs que voici. »
Jean lui tendit les vingt francs. L’étranger sembla hésiter ; mais il
les prit, les remit dans sa poche, et serra la main de Jean en disant :
« Ils seront fidèlement remis ; je te le promets.
– Merci, monsieur », répondit Jean tout joyeux.
Ils continuèrent leur route : Jean gaiement ; l’étranger avec une
satisfaction visible, et témoignant une grande complaisance pour son
petit protégé ; Jeannot, triste et ennuyé du guignon qui le poursuivait
et le mettait toujours audessous de Jean.
« Voyez, pensatil, cet étranger, qui ne le connaît pas plus qu’il
ne me connaît, se prend de goût pour lui, et moi il ne m’aime pas ; il
appelle Jean mon ami, mon brave garçon, et moi, pleurard,
pleurnicheur, jaloux ! Il cause avec Jean ; il semblerait qu’ils se
connaissent depuis des années ! Et moi, il ne me parle pas, il ne me
regarde seulement pas. C’est tout de même contrariant ; cela
m’ennuie à la fin. À Paris, je tâcherai de me séparer de Jean, et de me
placer de mon côté. »
Ils arrivèrent à la ville ; il était dix heures. L’étranger les mena à
l’hôtel où il était descendu. Il fit servir un déjeuner bien simple, mais
copieux. Ils mangèrent du gigot à l’ail, une omelette au lard, de la
salade, et ils burent du cidre. Quand le repas fut terminé, l’étranger se
leva.
« Jean, ditil, quand tu seras à Paris, tu viendras me voir ; je te
laisserai mon adresse ; j’y serai dans huit jours. Où logerastu ?
JEAN : – Je n’en sais rien, monsieur ; c’est comme le bon Dieu
voudra.
L’ÉTRANGER : – Où demeure ton frère Simon ?
JEAN : – Rue SaintHonoré, n°263.
L’ÉTRANGER : – C’est bien, je ne l’oublierai pas… Montremoi
donc ta bourse, que je voie si ton compte y est. »
Jean la lui présenta sans méfiance.