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Michel de Montaigne
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C’est ici un livre de bonne foi, lecteur. Il t’avertit, dés l’entrée,
que je ne m’y suis proposé aucune fin, que domestique et privée. Je
n’y ai eu nulle considération de ton service, ni de ma gloire. Mes
forces ne sont pas capables d’un tel dessein. Je l’ai voué à la
commodité particulière de mes parents et amis : à ce que m’ayant
perdu (ce qu’ils ont à faire bientôt) ils y puissent retrouver aucuns
traits de mes conditions et humeurs, et que par ce moyen ils
nourrissent, plus altiére et plus vive, la connaissance qu’ils ont eue de
moi. Si c’eût été pour rechercher la faveur du monde, je me fusse
mieux paré et me présenterais en une marche étudiée. Je veux qu’on
m’y voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans contention
et artifice : car c’est moi que je peins. Mes défauts s’y liront au vif, et
ma forme naïve, autant que la révérence publique me l’a permis. Que
si j’eusse été entre ces nations qu’on dit vivre encore sous la douce
liberté des premières lois de nature, je t’assure que je m’y fusse très
volontiers peint tout entier, et tout nu. Ainsi, lecteur, je suis moi
même la matière de mon livre : ce n’est pas raison que tu emploies
ton loisir en un sujet si frivole et si vain. Adieu donc ; de Montaigne,
ce premier de mars mil cinq cent quatre vingts.
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PAR DIVERS MOYENS ON ARRIVE À PAREILLE FIN
La plus commune façon d’amollir les cœurs de ceux qu’on a
offensés, lorsque, ayant la vengeance en main, ils nous tiennent à leur
merci, c’est de les émouvoir par soumission à commisération et à
pitié. Toutefois, la braverie et la constance, moyens tout contraires,
ont quelquefois servi à ce même effet.
– Edouard, prince de Galles, celui qui régenta si longtemps notre
Guyenne, personnage duquel les conditions et la fortune ont
beaucoup de notables parties de grandeur, ayant été bien fort offensé
par les Limousins, et prenant leur ville par force, ne put être arrêté
par les cris du peuple et des femmes et enfants abandonnés à la
boucherie, lui criant merci, et se jetant à ses pieds, jusqu’à ce que
passant toujours outre dans la ville, il aperçut trois gentilshommes
français, qui d’une hardiesse incroyable soutenaient seuls l’effort de
son armée victorieuse. La considération et le respect d’une si notable
vertu reboucha a premièrement la pointe de sa colère ; et commença
par ces trois, à faire miséricorde à tous les autres habitants de la ville.
Scanderberg, prince de l’Epire, suivant un soldat des siens pour le
tuer, et ce soldat ayant essayé, par toute espèce d’humilité et de
supplication, de l’apaiser, se résolut à toute extrémité de l’attendre
l’épée au poing.
Cette sienne résolution arrêta sur le champ la furie de son maître,
qui, pour lui avoir vu prendre un si honorable parti, le reçut en grâce.
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Cet exemple pourra souffrir autre interprétation de ceux qui
n’auront lu la prodigieuse force et vaillance de ce princelà.
L’empereur Conrad troisième, ayant assiégé Guelphe, duc de
Bavière, ne voulut condescendre à plus douces conditions, quelques
viles et lâches satisfactions qu’on lui offrit, que de permettre
seulement aux gentilles femmes qui étaient assiégées avec le duc, de
sortir, leur honneur sauf, à pied, avec ce qu’elles pourraient emporter
sur elles. Elles, d’un cœur magnanime, s’avisèrent de charger sur
leurs épaules leurs maris, leurs enfants et le duc même. L’empereur
prit si grand plaisir à voir la gentillesse de leur courage, qu’il en
pleura d’aise, et amortit toute cette aigreur d’inimitié mortelle et
capitale, qu’il avait portée contre ce duc, et dès lors en avant le traita
humainement, lui et les siens.
L’un et l’autre de ces deux moyens m’emporterait aisément. Car
j’ai une merveilleuse lâcheté vers la miséricorde et la mansuétude.
Tant y a, qu’à mon avis, je serais pour me rendre plus naturellement
à la compassion, qu’à l’estimation ; si est la pitié, passion vicieuse
aux Stoïques : ils veulent qu’on secoure, les affligés, mais non pas
qu’on fléchisse et compatisse avec eux.
Or ces exemples me semblent plus à propos : d’autant qu’on voit
ces âmes assaillies et essayées par ces deux moyens, en soutenir l’un
sans s’ébranler, et courber sous, l’autre. Il se peut dire, que de rompre
son cœur à la commisération, c’est l’effet de la facilité, débonnaireté
et mollesse, d’où il advient que les natures plus faibles, comme celles
des femmes, des enfants et du vulgaire, y sont plus sujettes ; mais
ayant eu à dédain les larmes et les prières, de se rendre à la seule
révérence de la sainte image de la vertu, que c’est l’effet d’une âme
forte et imployable, ayant en affection et en honneur une vigueur
mâle et obstinée. Toutefois les âmes moins généreuses, l’étonnement
et l’admiration peuvent faire naître un pareil effet. Témoin le peuple
thébain, lequel ayant mis en justice d’accusation capitale ses
capitaines, pour avoir continué leur charge outre le temps qui leur
avait été prescrit et préordonné, absolut à toutes peines Pélopidas,
qui pliait sous le faix de telles objections et n’employait à se garantir
que requêtes et supplications ; et, au contraire, Epaminondas, qui vint
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à raconter magnifiquement les choses par lui faites, et à les reprocher
au peuple, d’une façon fière et arrogante, il n’eut pas le cœur de
prendre seulement les balotes en main ; et se départit l’assemblée,
louant grandement la hautesse du courage de ce personnage. Denys
l’ancien, après des longueurs et difficultés extrêmes, ayant pris la
ville de Regium, et en elle le capitaine Phyton, grand homme de bien,
qui l’avait si obstinément défendue, voulut en tirer un tragique
exemple de vengeance. Il lui dit premièrement comment, le jour
avant, il avait fait noyer son fils et tous ceux de sa parenté. À quoi
Phyton répondit seulement, qu’ils en étaient d’un jour plus heureux
que lui. Après, il le fit dépouiller et saisir à des bourreaux et le traîner
par la ville en le fouettant très ignominieusement et cruellement, et
en outre le chargeant de félonnes paroles et contumélieuses. Mais il
eut le courage toujours constant, sans se perdre ; et, d’un visage
femme, allait au contraire rametant à haute voix honorable et
glorieuse cause de sa mort, pour n’avoir voulu rendre son pays entre
les mains d’un tyran ; le menaçant d’une prochaine punition des
dieux. Denys, lisant dans les yeux de la commune de son armée
qu’au lieu de s’animer des bravades de cet ennemi vaincu, au mépris
de leur chef et de son triomphe, elle allait s’amollissant par
l’étonnement d’une si rare vertu et marchandait de se mutiner, étant à
même d’arracher Phyton d’entre les mains de ses sergents, fit cesser
ce martyre, et à cachettes l’envoya noyer en la mer.
Certes, c’est un sujet merveilleusement vain, divers et ondoyant,
que l’homme. Il est malaisé d’y fonder jugement constant et
uniforme. Voilà Pompée qui pardonna à toute la ville des Mamertins,
contre laquelle il était fort animé, en considération de la vertu et
magnanimité du citoyen Zénon, qui se chargeait seul de la faute
publique, et ne requérait autre grâce que d’en porter seul la peine. Et
l’hôte de Sylla ayant usé en la ville de Pérouse de semblable vertu,
n’y gagna rien, ni pour soi ni pour les autres.
Et directement contre mes premiers exemples, le plus hardi des
hommes et si gracieux aux vaincus, Alexandre, forçant après
beaucoup de grandes difficultés la ville de Gaza, rencontra Betis qui
y commandait, de la valeur duquel il avait, pendant ce siège, senti
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des preuves merveilleuses, lors seul, abandonné des siens, ses armes
dépecées, tout couvert de sang et de plaies, combattant encore au
milieu de plusieurs Macédoniens, qui le chamaillaient de toutes
parts ; et lui dit, tout piqué d’une si chère victoire, car entre autres
dommages il avait reçu deux fraîches blessures sur sa personne :
“Tu ne mourras pas comme tu as voulu, Betis ; fais état qu’il te
faut souffrir toutes les sortes de tourments qui se pourront inventer
contre un captif.” L’autre, d’une mine non seulement assurée, mais
rogue et altière, se tint sans mot dire à ces menaces. Alors Alexandre,
voyant son fier et obstiné silence : “Atil fléchi un genou ? lui estil
échappé quelque voix suppliante ?, Vraiment je vaincrai ta
taciturnité ; et si je n’en puis arracher parole, j’en arracherai au moins
du gémissement.” Et tournant sa colère en rage, commanda qu’on lui
perçât les talons, et le fit ainsi tramer tout vif, déchirer et démembrer
au cul d’une charrette.
Seraitce que la hardiesse lui fut si commune que, pour ne
l’admirer point, il la respectât moins ? Ou qu’il l’estimât si
proprement sienne qu’en cette hauteur il ne pût souffrir de la voir en
un autre sans le dépit d’une passion envieuse, ou que l’impétuosité
naturelle de sa colère fût incapable d’opposition ? De vrai, si elle eût
reçu la bride, il est à croire qu’en la prise et désolation de la ville de
Thèbes, elle l’eût reçue, à voir cruellement mettre au fil de l’épée tant
de vaillants hommes perdus et n’ayant plus moyen de défense
publique. Car il en fut tué bien six mille, desquels nul ne fut vu ni
fuyant ni demandant merci, au rebours cherchant, qui çà, qui là, par
les rues, à affronter les ennemis victorieux, les provoquant à les faire
mourir d’une mort honorable. Nul ne fut vu si abattu de blessures qui
n’essayât en son dernier soupir de se venger encore, et à tout a les
armes du désespoir consoler sa mort en la mort de quelque ennemi.
Si ne trouva l’affliction de leur vertu aucune pitié, et ne suffit la
longueur d’un jour à assouvir sa vengeance.
Dura ce carnage jusqu’à la dernière goutte de sang qui se trouva
épandable, et ne s’arrêta qu’aux personnes désarmées, vieillards,
femmes et enfants, pour en tirer trente mille esclaves.
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DE LA TRISTESSE
Je suis des plus exempts de cette passion, et ne l’aime ni l’estime,
quoique le monde ait pris, comme à prix fait, de l’honorer de faveur
particulière. Ils en habillent la sagesse, la vertu, la conscience : sot et
monstrueux ornement. Les Italiens ont plus sortablement a baptisé de
son nom la malignité. Car c’est une qualité toujours nuisible,
toujours folle, et, comme toujours, couarde et basse, les Stoïciens en
défendent le sentiment à leurs sages.
Mais le conte dit que Psammenite, roi d’Égypte, ayant été défait et
pris par Cambyse, roi de Perse, voyant passer devant lui sa fille
prisonnière, habillée en servante, qu’on envoyait puiser de l’eau, tous
ses amis pleurant et lamentant autour de lui, se tint coi sans mot dire,
les yeux fichés en terre ; et voyant encore tantôt qu’on menait son fils
à la mort, se maintint en cette même contenance ; mais qu’ayant
aperçu un de ses domestiques conduit entre les captifs, il se mit à
battre sa tête et mener un deuil extrême.
Ceci se pourrait apparier à ce qu’on vit dernièrement d’un prince
des nôtres, qui, ayant oui à Trente, où il était, nouvelles de la mort de
son frère aîné, mais un frère en qui consistaient l’appui et l’honneur
de toute sa maison, et bientôt après d’un painé, sa seconde espérance,
et ayant soutenu ces deux charges d’une constance exemplaire,
comme quelques jours après un de ses gens vint à mourir, il se laissa
emporter à ce dernier accident, et, quittant sa résolution, s’abandonna
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au deuil et aux regrets, en manière qu’aucuns en prirent argument,
qu’il n’avait été touché au vif que de cette dernière secousse.
Mais à la vérité ce fut, qu’étant d’ailleurs plein et comblé de
tristesse, la moindre surcharge brisa les barrières de la patience. Il
s’en pourrait autant juger de notre histoire, n’était qu’elle ajoute que
Cambyse, s’enquérant à Psammenite pourquoi, ne s’étant ému au
malheur de son fils et de sa fille, il portait si impatiemment celui,
d’un de ses amis : “C’est, réponditil, que ce seul dernier déplaisir se
peut signifier par larmes, les deux premiers surpassant de bien loin
tout moyen de se pouvoir exprimer.” À l’aventure reviendrait à ce
propos l’invention de cet ancien peintre, lequel, ayant à représenter
au sacrifice d’Iphigénie le deuil des assistants, selon les degrés de
l’intérêt que chacun apportait à la mort de cette belle fille innocente,
ayant épuisé les derniers efforts de son art, quand se vint au père de
la fille, il le peignit le visage couvert, comme si nulle contenance ne
pouvait représenter ce degré de deuil. Voilà pourquoi les poètes
feignent cette misérable mère Niobé, ayant perdu premièrement sept
fils, et puis de suite autant de filles, surchargée de pertes, avoir été
enfin transmuée en rocher, pour exprimer cette morne, muette et
sourde stupidité qui nous transit, lorsque les accidents nous accablent
surpassant notre portée.
De vrai, l’effort d’un déplaisir, pour être extrême, doit étonner
toute l’âme, et lui empêcher la liberté de ses actions : comme il nous
advient, à la chaude alarme d’une bien mauvaise nouvelle, de nous
sentir saisis ; transis, et comme perclus de tous mouvements, de
façon que l’âme se relâchant après aux larmes et aux plaintes, semble
se déprendre, se démêler et se mettre plus au large, et à son aise.
En la guerre que le roi Ferdinand fit contre la veuve de Jean, roi
de Hongrie, autour de Bude, Raïsciac, capitaine allemand, voyant
rapporter le corps d’un homme de cheval, à qui chacun avait vu
excessivement bien faire en la mêlée, le plaignait d’une plainte
commune ; mais curieux avec les autres de reconnaître qui il était,
après qu’on l’eut désarmé, trouva que c’était son fils.
Et, parmi les larmes publiques, lui seul se tint sans épandre ni
voix, ni pleurs, debout sur ses pieds, ses yeux immobiles, le
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regardant fixement, jusqu’à ce que l’effort de la tristesse venant à
glacer ses esprits vitaux, le porta en cet état roide mort par terre.
C’est brûler peu que pouvoir dire combien on brûle, disent les
amoureux, qui veulent représenter une passion insupportable :.
Malheureux ! Tous mes sens nues sont ravis. Dés que je
t’aperçois, Lesbie, je ne puis plus parler, dans mon égarement ; ma
langue est paralysée, une flamme subtile coule dans mes membres,
mes oreilles tintent de leur propre bourdonnement, une double nuit
couvre mes yeux. Plaintes et nos persuasions ; l’âme est lors
aggravée de profondes pensées, et le corps abattu et languissant
d’amour.
Et de là s’engendre parfois la défaillance fortuite, qui surprend les
amoureux si hors de saison, et cette glace qui les saisit par la force
d’une ardeur extrême, au giron même de la jouissance. Toutes
passions qui se laissent goûter et digérer, ne sont que médiocres. La
surprise d’un plaisir inespéré nous étonne de même.
Outre la femme romaine, qui mourut surprise d’aise de voir son
fils revenu de la route de Cannes, Sophocle et Denys le tyran, qui
trépassèrent d’aise, et Talva qui mourut en Corse, lisant les nouvelles
des honneurs que le Sénat de Rome lui avait décernés, nous tenons
en notre siècle que le pape Léon dixième, ayant été averti de la prise
de Milan, qu’il avait extrêmement souhaitée, entra en tel excès de
joie, que la fièvre l’en prit et en mourut. Et pour un plus notable
témoignage de l’imbécillité humaine, il a été remarqué par les
Anciens que Diodore le Dialecticienio mourut surlechamp, épris
d’une extrême passion de honte, pour en son école et en public ne se
pouvoir développer d’un argument qu’on lui avait fait.
Je suis peu en prise de ces violentes passions. J’ai l’appréhension
naturellement dure ; et l’encroûte et épaissis tous les jours par
discours.
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NOS AFFECTIONS S’EMPORTENT AUDELÀ DE NOUS
Ceux qui accusent les hommes d’aller toujours béant après les
choses futures, et nous apprennent à nous saisir des biens présents et
nous rasseoir en ceuxlà, comme n’ayant aucune prise sur ce qui est à
venir, Voire a assez moins que nous n’avons sur ce qui est passé,
touchent la plus commune des humaines erreurs, s’ils osent appeler
erreur chose à quoi nature même nous achemine, pour le service de la
continuation de son ouvrage, nous imprimant, comme assez d’autres,
cette imagination fausse, plus jalouse de notre action que de notre
science. Nous ne sommes jamais chez nous, nous sommes toujours
audelà. La crainte, le désir, l’espérance nous élancent vers l’avenir,
et nous dérobent le sentiment et la considération de ce qui est, pour
nous amuser à ce qui sera, voire quand nous ne serons plus.
“Fais ton fait et te connais.” Chacun de ces deux membres
enveloppe généralement tout notre devoir, et semblablement
enveloppe son compagnon. Qui aurait à faire son fait, verrait que sa
première leçon, c’est connaître ce qu’il est et ce qui lui est propre. Et
qui se connaît, ne prend plus l’étranger fait pour le sien ; s’aime et se
cultive avant toute autre chose ; refuse les occupations superflues et,
les pensées et propositions inutiles. Comme la folie, quand on lui
octroiera ce qu’elle désire, ne sera pas contente, aussi est la sagesse
contente de ce qui est présent, ne se déplaît jamais de soi. Épicure
dispense son sage de la prévoyance et sollicitude de l’avenir.
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Entre les lois qui regardent les trépassés, celleci me semble autant
solide, qui oblige les actions des princes à être examinées après leur
mort. Ils sont compagnons, sinon maîtres des lois ; ce que la Justice
n’a pu sur leurs têtes, c’est raison qu’elle l’ait sur leur réputation, et
biens de leurs successeurs : choses que souvent nous préférons à la
vie. C’est une usance qui apporte des commodités singulières aux
nations où elle est observée, et désirable à tous bons princes qui ont à
se plaindre de ce qu’on traite la mémoire des méchants comme la
leur. Nous devons la sujétion et l’obéissance également à tous rois,
car elle regarde leur office : mais l’estimation, non plus que
l’affection, nous ne la devons qu’à leur vertu. Donnons à l’ordre
politique de les souffrir patiemment indignes, de celer leurs vices,
d’aider de notre recommandation leurs actions indifférentes pendant
que leur autorité a besoin de notre appui. Mais notre commerce fini,
ce n’est pas raison de refuser à la justice et à notre liberté
l’expression de nos vrais ressentiments, et nommément de refuser
aux bons sujets la gloire d’avoir révéremment et fidèlement servi un
maître, les imperfections duquel leur étaient si bien connues,
frustrant la postérité d’un si utile exemple. Et ceux qui, par respect de
quelque obligation privée, épousent iniquement la mémoire d’un
prince mes louable, font justice particulière aux dépens de la justice
publique.
TiteLive dit vrai, que le langage des hommes nourris sous la
royauté est toujours plein de folles ostentations et vains témoignages,
chacun élevant indifféremment son roi à l’extrême ligne de valeur et
grandeur souveraine.
On peut réprouver la magnanimité de ces deux soldats qui
répondirent à Néron à sa barbe. L’un, enquis de lui pourquoi il lui
voulait du mal : “Je t’aimai quand tu le valais, mais depuis que tu es
venu parricide, boutefeu, bateleur, cocher, je te hais comme tu
mérites.” L’autre, pourquoi il le voulait tuer : “Parce que je ne trouve
autre remède à tes continuelles méchancetés.” Mais les publics et
universels témoignages qui après sa mort ont été rendus, et le seront
à tout jamais de ses tyranniques et vilains déportements, qui de sain
entendement les peut réprouver ? Il me déplaît qu’en une si sainte
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police a que la Lacédémortienne se fût mêlée une si feinte
cérémonie. À la mort des rois, tous les confédérés et voisins, tous les
ilotes, hommes, femmes, pèlemêle, se découpaient le front pour
témoignage de deuil et disaient en leurs cris et lamentations que
celuilà, quel qu’il eût été, était le meilleur roi de tous les leurs :
attribuant au rang le los qui appartenait au mérite, et qui appartenait
au premier mérite au postrême et dernier rang. Aristote, qui remue
toutes choses, s’enquiert sur le mot de Solon que nul avant sa mort
ne peut être dit heureux, si celuilà même qui a vécu et qui est mort
selon ordre, peut être dit heureux, si sa renommée va mal, si sa
postérité est misérable. Pendant que nous nous remuons, nous nous
portons par préoccupation où il nous plaît : mais étant hors de l’être,
nous n’avons aucune communication avec ce qui est. Et serait
meilleur de dire à Solon, que jamais flamme n’est donc heureux,
puisqu’il ne l’est qu’après qu’il n’est plus.
Chacun ne s’arrache qu’à grandmine de la vie jusqu’à la racine,
mais à son insu même, et s’imagine qu’une partie de Mimême lui
survit ; et il ne peut se détacher et se libérer complètement de son
corps abattu par la mort.
Bertrand du Guesclin mourut au siège du château de Rangon près
du Puy en Auvergne. Les assiégés s’étant rendus après, furent
obligés de porter les clefs de la place sur le corps du trépassé.
Barthelemy d’Alviane, général de l’armée des Vénitiens, étant
mort au service de leurs guerres en la Bresse, et son corps ayant à
être rapporté à Venise par le Véronais, terre ennemie, la plupart de
ceux de l’armée étaient d’avis qu’on demandât saufconduit pour le
passage à ceux de Vérone. Mais Théodore Trivolce y contredit ; et
choisit plutôt de le passer par vive force, au hasard du combat :
“N’étant convenable, disaitil, que celui qui en sa vie n’avait jamais
eu peur de ses ennemis, étant mort fît démonstration de les craindre.”
De vrai, en chose voisine, par les lois grecques, celui qui demandait à
l’ennemi un corps pour l’inhumer, renonçait à la victoire, et ne lui
était plus loisible d’en dresser trophée. À celui qui en était requis,
c’était titre de gain. Ainsi perdit Nicias l’avantage qu’il avait
nettement gagné sur les Corinthiens. Et au rebours, Agésilas assura
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celui qui lui était bien douteusement acquis sur les Béotiens.
Ces traits se pourraient trouver étranges, s’il n’était reçu de tout
temps, non seulement d’étendre le soin que nous avons de nous au
delà cette vie, mais encore de croire que bien souvent les faveurs
célestes nous accompagnent au tombeau, et continuent à nos reliques.
De quoi il y a tant d’exemples anciens, laissant à part les nôtres, qu’il
n’est besoin que je m’y étende. Edouard premier roi d’Angleterre,
ayant essayé aux longues guerres d’entre lui et Robert, roi d’Écosse,
combien sa présence donnait d’avantage à ses affaires, rapportant
toujours la victoire de ce qu’il entreprenait en personne, mourant,
obligea son fils par solennel serment à ce qu’étant trépassé, il fît
bouillir son corps pour déprendre sa chair d’avec les os, laquelle fit
enterrer ; et quant aux os, qu’il les réservât pour les porter avec lui et
en son armée, toutes les fois qu’il lui adviendrait d’avoir guerre
contre les Ecossais. Comme si la destinée avait fatalement attaché la
victoire à ses membres.
Jean Zischa qui troubla la Bohême pour la défense des erreurs de
Wiclef voulut qu’on l’écorchât après sa mort et de sa peau qu’on fit
un tambourin à porter à la guerre contre ses ennemis, estimant que
cela aiderait à continuer les avantages qu’il avait eus aux guerres par
lui conduites contre eux. Certains Indiens portaient ainsi au combat
contre les Espagnols les ossements de l’un de leurs capitaines, en
considération de l’heur qu’il avait eu en vivant. Et d’autres peuples
en ce même monde, traînent à la guerre les corps des vaillants
hommes qui sont morts en leurs batailles, pour leur servir de bonne
fortune et d’encouragement.
Les premiers exemples ne réservent au tombeau que la réputation
acquise par leurs actions passées ; mais ceuxci y veulent encore
mêler la puissance d’agir. Le fait du capitaine Bayard est de
meilleure composition, lequel, se sentant blessé à mort d’une
arquebusade dans le corps, conseillé de se retirer de la mêlée,
répondit, qu’il ne commencerait point sur sa fin à tourner le dos à
l’ennemi ; et, ayant combattu autant qu’il eut de force, se sentant
défaillir et échapper de cheval, commanda à son maître d’hôtel de le
coucher au pied d’un arbre, mais que ce fût en façon qu’il mourût le
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visage tourné vers l’ennemi, comme il fit.
Il me faut ajouter un autre exemple aussi remarquable pour cette
considération que nul des précédents. L’empereur Maximilien,
bisaieul du roi Philippe, qui est à présent, était prince doué de tout
plein de grandes qualités, et entre autres d’une beauté de corps
singulière.
Mais parmi ces humeurs, il avait celleci, bien contraire à celle des
princes, qui, pour dépêcher les plus importantes affaires, font leur
trône de leur chaisepercée : c’est qu’il n’eut jamais valet de chambre
si privé, à qui il permit de le voir en sa garderobe. Il se dérobait pour
tomber de l’eau, aussi religieux qu’une pucelle à ne découvrir ni à
médecin, ni à qui que ce fût les parties qu’on a accoutumé de tenir
cachées. Moi, qui ai la bouche si effrontée, suis pourtant par
complexion touché de cette honte. Si ce n’est à une grande suasion
de la nécessité ou de la volupté, je ne communique guère aux yeux de
personne les membres et actions que notre coutume ordonne être
couvertes. J’y souffre plus de contrainte, que je n’estime bienséant à
un homme, et surtout, à un homme de ma profession. Mais, lui, en
vint à telle superstition, qu’il ordonna par paroles expresses de son
testament qu’on lui attachât des caleçons, quand il serait mort. Il
devait ajouter par codicille, que celui qui les lui monterait eût les
yeux bandés. L’ordonnance que Cyrus fait à ses enfants, que ni eux
ni autre ne voie et touche son corps après que l’âme en sera séparée,
je l’attribue à quelque sienne dévotion. Car et son historien et lui,
entre leurs grandes qualités, ont semé partout le cours de leur vie un
singulier soin et révérence à la religion.
Ce conte me déplut qu’un Grand me fit d’un mien allié, homme
assez connu et en paix et en guerre. C’est que mourant bien vieil en
sa cour, tourmenté de douleurs extrêmes de la pierre, il amusa toutes
ses heures dernières avec un soin véhément, à disposer l’honneur et
la cérémonie de son enterrement, et somma toute la noblesse qui le
visitait de lui donner parole d’assister à son convoi. À ce prince
même, qui le vit sur ces derniers traits, il fit une instante supplication
que sa maison fût commandée de s’y trouver, employant plusieurs
exemples et raisons à prouver que c’était chose qui appartenait à un
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homme de sa sorte ; et sembla expirer content, ayant retiré cette
promesse, et ordonné à son gré la distribution et ordre de sa montre.
Je n’ai guère vu de vanité si persévérante.
Cette autre curiosité contraire, en laquelle je n’ai point aussi faute
d’exemple domestique, me semble germaine à celleci, d’aller se
soignant et passionnant à ce dernier point à régler son convoi, à
quelque particulière et inusitée parcimonie, à un serviteur et une
lanterne. Je vois louer cette humeur, et l’ordonnance de Marcus
Emilius Lepidus, qui défendit à ses héritiers d’employer pour lui les
cérémonies qu’on avait accoutumé en telles choses. Estce encore
tempérance et frugalité, d’éviter la dépense et la volupté, desquelles
l’usage et la connaissance nous est imperceptible ? Voilà une aisée
réformation et de peu de coût. S’il était besoin d’en ordonner, je
serais d’avis qu’en cellelà, comme en toutes actions de la vie,
chacun en rapportât la règle à la forme de sa fortune. Et le philosophe
Lycon prescrit sagement à ses amis de mettre son corps où ils
aviseront pour le mieux, et quant aux funérailles de les faire ni
superflues ni mécaniques.
Je laisserai purement la coutume ordonner de cette cérémonie ; et
m’en remettrai à la discrétion des premiers à qui je tomberai en
charge. “C’est un soin qu’il faut totalement mépriser pour soimême,
mais ne pas négliger pour les siens.” Et est saintement dit à un saint :
“Le soin des funérailles, le choix de la sépulture, la pompe des
obsèques sont plutôt des consécrations pour les vivants que des
secours pour les morts.” Pourtant Socrate à Criton, qui sur l’heure de
sa fin lui demande comment il veut être enterré : “Comme vous
voudrez”, répondil. Si j’avais à m’en empêcher plus avant, je
trouverais plus galant d’imiter ceux qui entreprennent, vivants et
respirants, jouir de l’ordre et honneur de leur sépulture, et qui se
plaisent de voir en marbre leur morte contenance. Heureux, qui
savent réjouir et gratifier leur sens par l’insensibilité, et vivre de leur
mort.
À peu que je n’entre en haine irréconciliable contre toute
domination populaire, quoiqu’elle me semble la plus naturelle et
équitable, quand il me souvient de cette inhumaine injustice du
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peuple athénien, de faire mourir sans rémission et sans les vouloir
seulement ouïr en leurs défenses ses braves capitaines, venant de
gagner contre les Lacédémoniens la bataille navale près des îles
Arginuses, la plus contestée, la plus forte bataille que les Grecs aient
donnée en mer de leurs forces, parce qu’après la victoire ils avaient
suivi les occasions que la loi de la guerre leur présentait, plutôt que
de s’arrêter, à recueillir et inhumer leurs morts. Et rend cette
exécution plus odieuse le fait de Diomédon.
Celuici est l’un des condamnés, homme de notable vertu, et
militaire et politique ; lequel, se tirant avant pour parler, après avoir
ouï l’arrêt de leur condamnation, et trouvant seulement lors temps de
paisible audience, au lieu de s’en servir au bien de sa cause et à
découvrir l’évidente injustice d’une si cruelle conclusion, ne
représenta qu’un soin de la conservation de ses juges, priant les dieux
de tourner ce jugement à leur bien ; et afin qu’à faute de rendre les
vœux que lui et ses compagnons avaient voués, en reconnaissance
d’une si illustre fortune, ils n’attirassent l’ire des dieux sur eux, les
avertissant quels vœux c’étaient. Et sans dire autre chose, et sans
marchander, s’achemina de ce pas courageusement au supplice.
La fortune quelques années après les punit de même pain soupe.
Car Chabrias, capitaine général de l’armée de mer des Athéniens,
ayant eu le dessus du combat contre Pollis, amiral de Sparte, en l’île
de Naxos, perdit le fruit tout net et comptant de sa victoire, très
important à leurs affaires, pour n’encourir le malheur de cet exemple.
Et pour ne perdre peu des corps morts de ses amis qui flottaient en
mer, laissa voguer en sauveté un monde d’ennemis vivants, qui
depuis leur firent bien acheter cette importune superstition. Tu veux
savoir où tu seras après la mort ? Où sont les choses à naître ? Cet
autre redonne le sentiment du repos à un corps sans âme :
“Qu’il n’ait pas de tombeau pour le recevoir, qu’il n’ait pas de
port, où, déchargé du fardeau de la vie humaine, son corps repose en
paix.”
Tout ainsi que nature nous fait voir que plusieurs choses mortes
ont encore des relations occultes à la vie.
Le vin s’altère aux caves, selon aucunes mutations des saisons de
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sa vigne. Et la chair de venaison change d’état aux saloirs et de goût,
selon les lois de la chair vive ; à ce qu’on dit.
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COMME L’AME DÉCHARGE SES PASSIONS SUR DES
OBJETS FAUX QUAND LES VRAIS LUI DÉFAILLENT
Un gentilhomme des nôtres merveilleusement sujet à la goutte,
étant pressé par les médecins de laisser du tout l’usage des viandes
salées, avait accoutumé de répondre fort plaisamment, que sur les
efforts et tourments du mal, il voulait avoir à qui s’en prendre, et que
s’écriant et maudissant tantôt le cervelas, tantôt la langue de bœuf et
le jambon, il s’en sentait d’autant allégé. Mais en bon escient, comme
le bras étant haussé pour frapper, il nous dit, si le coup ne rencontre
et qu’il aille au vent ; aussi que pour rendre une vue plaisante, il ne
faut pas qu’elle soit perdue et écartée dans le vague de l’air, ainsi
qu’elle ait butte pour la soutenir à raisonnable distance, de même il
semble que l’âme ébranlée et émue se perde en soimême, si on ne
lui donne prise ; et faut toujours lui fournir d’objet où elle s’abutte et
agisse. Plutarque dit, à propos de ceux qui s’affectionnent aux
guenons et petits chiens, que la partie amoureuse qui est en nous, à
faute de prise légitime, plutôt que de demeurer en vain, s’en forge
ainsi une fausse et frivole. Et nous voyons que l’âme en ses passions
se pipe plutôt ellemême, se dressant un faux sujet et fantastique,
voire contre sa propre créance, que de n’agir contre quelque chose.
Ainsi emporte les bêtes leur rage à s’attaquer à la pierre et au fer
qui les a blessées, et à se venger à belles dents sur soimême du mal
qu’elles sentent, Quelles causes n’inventonsnous des malheurs qui
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nous adviennent ? À quoi ne nous prenonsnous à tort ou à droit,
pour avoir où nous escrimer ?
Ce ne sont pas ces tresses blondes que tu déchires, ni la blancheur
de cette poitrine que, dépitée, tu bats si cruellement, qui ont perdu
d’un malheureux plomb ce frère bienaimé : prendst’en ailleurs Tite
Live, parlant de l’armée romaine en Espagne après la perte des deux
frères ses grands capitaines : “Tous de pleurer aussitôt et de se
frapper la tête.” C’est un usage commun. Et le philosophe Bion de ce
Roi qui de deuil s’arrachait les poils, futil pas plaisant : “Celuici
pensetil que la pelade soulage le deuil ?” Qui n’a vu mâcher et
engloutir les cartes, se gorger d’une balle de dés, pour avoir où se
venger de la perte de son argent ? Xerxès fouetta la mer de l’Helles
pont, l’enforgea et lui fit dire mille vilenies, et écrivit un cartel de
défi au mont Athos, et Cyrus amusa toute une armée plusieurs jours à
se venger de la rivière de Gyridés pour la peur qu’il avait eue en la
passant. ; et Caligula ruina une très belle maison, pour le plaisir que
sa mère y avait eus, Le peuple disait en ma jeunesse qu’un Roi de
nos voisins, ayant reçu de Dieu une bas tornade, jura de s’en venger :
ordonnant que de dix ans on ne le priât, ni parlât de lui, ni, autant
qu’il était en son autorité, qu’art ne crût en lui. Par où on voulait
peindre non tant la sottise que la gloire naturelle à la nation de quoi
était le conte. Ce sont vices toujours conjoints, mais telles actions
tiennent, à la vérité, un peu plus encore d’outre cuidance que de
bêtise.
L’empereur Auguste, ayant été battu de la tempête sur mer, se prit
à défier le dieu Neptune et en la pompe des jeux circenses fit ôter son
image du rang où elle était parmi les autres dieux pour se venger de
lui.
En quoi il est encore moins excusable que les précédents, et moins
qu’il ne fut depuis, lorsqu’ayant perdu une bataille sous Quintilius
Varus en Allemagne, il allait de colère et de désespoir, choquant sa
tête contre la muraille, en s’écriant : “Varus, rendsmoi mes soldats.”
Car ceuxlà surpassent toute folie, d’autant que l’impiété y est jointe,
qui s’en adressent à Dieu même, ou à la fortune, comme si elle avait
des oreilles sujettes à notre batterie, à l’exemple des Thraces qui,
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quand il tonne ou éclaire, se mettent à tirer contre le ciel d’une
vengeance titanienne, pour ranger Dieu à raison, à coups de flèches,
Or, comme dit cet ancien poète chez Plutarque, Point ne se faut
courroucer aux affaires.
Il ne leur chaut de toutes nos colères.
Mais nous ne dirons jamais assez d’injures au dérèglement de
notre esprit.
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SI LE CHEF D’UNE PLACE ASSIÉGÉE DOIT SORTIR POUR
PARLEMENTER
Luclus MarcIusi, légat des Romains, en la guerre contre Persée,
roi de Macédoine, voulant gagner le temps qu’il lui fallait encore à
mettre en point son armée, sema des entrejets d’accord, desquels le
Roi endormi accorda trêve pour quelques jours, fournissant par ce
moyen son ennemi d’opportunité et loisir pour s’armer ; d’où le Roi
encourut sa dernière ruine. Si estce que les vials du Sénat,
mémoratifs des mœurs de leurs pères, accusèrent cette pratique
comme ennemie de leur style ancien : qui fut, disaientils, combattre
de vertu, non de finesse, ni par surprises et rencontres de nuit, ni par
fuites apostées ; et recharges inopinées, n’entreprenant guerre
qu’après l’avoir dénoncée, et souvent après avoir assigné l’heure et
lieu de la bataille. En cette conscience ils renvoyèrent à Pyrrhus son
traître médecin, et aux Falisques leur méchant maître d’école.
C’étaient les formes vraiment romaines, non de la grecque subtilité et
astuce punique, où le vaincre par force est moins glorieux que par
fraude. Le tromper peut servir pour le coup ; mais celui seul se tient
pour surmonté, qui sait l’avoir été ni par ruse ni de sort, mais par
vaillance, de troupe à troupe, en une loyale et juste guerre. Il appert
bien par le langage de ces bonnes gens qu’ils n’avaient encore reçu
cette belle sentence :
“Ruse ou valeur, qui s’en inquiéterait à propos d’un ennemi ?”
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Les Achéens, dit Polybe détestaient toute voie de tromperie en
leurs guerres, n’estimant victoire, sinon où les courages des ennemis
sont abattus.
“L’homme vertueux et sage saura que mule est une véritable
victoire celle qu’on gagne en gardant intacts loyauté et honneur.” dit
un autre.
“Eprouvons par le courage, c’est à vous ou à moi que la Fortune,
maîtresse des, événements destine le gouvernement.”
Au royaume de Temate, parmi ces nations que, si à pleine bouche,
nous appelons barbares, la coutume porte qu’ils n’entreprennent
guerre sans l’avoir premièrement dénoncée, y ajoutant ample
déclaration des moyens qu’ils ont à y employer : quels, combien de
flammes, quelles munitions, quelles armes offensives et défensives.
Mais cela fait aussi, si leurs ennemis ne cèdent et viennent à accord,
ils se donnent loi au pis faire et ne pensent pouvoir être reprochés de
trahison, de finesse et de tout moyen qui sert à vaincre.
Les anciens Florentins étaient si éloignés de vouloir gagner
davantage sur leurs ennemis par surprise, qu’ils les avertissaient un
mois avant que de mettre leur exercité aux champs par le continuel
son de la cloche qu’ils nommaient Martinella. Quant à nous, moins
superstitieux, qui tenons celui avoir l’honneur de la guerre, qui en a
le profit, et qui, après Lysandre, disons que où la peau du lion ne peut
suffire, il y faut coudre un lopin de celle du renard, les plus
ordinaires occasions de surprise se tirent de cette pratique ; et n’est
heure, disonsnous, où un chef doive avoir plus l’œil au guet, et celle
des parlements et traités d’accord.
Et pour cette cause, c’est une règle en la bouche de tous les
hommes de guerre de notre temps, qu’il ne faut jamais que le
gouverneur en une place assiégée sorte luimême pour parlementer.
Au temps de nos pères, cela fut reproché aux seigneurs de Montfort
et de Lassigny, défendant Mousson contre le comte de Nassau. Mais
aussi à ce compte, celuilà serait excusable, qui sortirait en telle
façon, que la sûreté et l’avantage demeurassent de son côté : comme
fit en la ville de Regdo le comte Guy de Rangon (s’il en faut croire
du Bellay, car Guichardin dit que ce fut luimême) lorsque le
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seigneur de l’Escut s’en approcha pour parlementer ; car il
abandonna de si peu son fort, qu’un trouble s’étant ému pendant ce
parlement, non seulement monsieur de l’Escut et sa troupe, qui était
approchée avec lui, se trouva la plus faible, de façon que Alexandre
Trivuloey fut tué, mais luimême fut contraint, pour le plus sûr, de
suivre le comte et se jeter sur sa foi à l’abri des coups dans la ville.
Eumène en la ville de Nora, pressé par Antigonos, qui l’assiégeait,
de sortir parler à lui, et qui après plusieurs autres entremises alléguait
que c’était raison qu’il vint devers lui, attendu qu’il était le plus
grand et le plus fort, après avoir fait cette noble réponse : “Je
n’estimerai jamais homme plus grand que moi, tant que j’aurai mon
épée en ma puissance”, n’y consentit, qu’Antigonos ne lui eût donné
Ptolomée son propre neveu, otage, comme il demandait.
Si estce que encore en y atil, qui se sont très bien trouvés de