Croyez-vous, madame, qu’il soit possible d’être amoureux de deux personnes à la fois? Si pareille question m’était faite, je répondrais que je n’en crois rien. C’est pourtant ce qui est arrivé à un de mes amis, dont je vous raconterai l’histoire, afin que vous en jugiez vous-même.
En général, lorsqu’il s’agit de justifier un double amour, on a d’abord recours aux contrastes. L’une était grande, l’autre petite; l’une avait quinze ans, l’autre en avait trente. Bref, on tente de prouver que deux femmes, qui ne se ressemblent ni d’âge, ni de figure ni de caractère, peuvent inspirer en même temps deux passions différentes. Je n’ai pas ce prétexte pour m’aider ici, car les deux femmes dont il s’agit se ressemblaient, au contraire, un peu. L’une était mariée, il est vrai, et l’autre veuve; l’une riche, et l’autre très pauvre; mais elles avaient presque le même âge, et elles étaient toutes deux brunes et fort petites. Bien qu’elles ne fussent ni sœurs ni cousines, il y avait entre elles un air de famille: de grands yeux noirs, même finesse de taille; c’étaient deux ménechmes femelles. Ne vous effrayez pas de ce mot; il n’y aura pas de quiproquo dans ce conte.
Avant d’en dire plus de ces dames, il faut parler de notre héros. Vers1825environ, vivait à Paris un jeune homme que nous appellerons Valentin. C’était un garçon assez singulier, et dont l’étrange manière de vivre aurait pu fournir quelque matière aux philosophes qui étudient l’homme. Il y avait en lui, pour ainsi dire, deux personnages différents. Vous l’eussiez pris, en le rencontrant un jour, pour un petit-maître de la Régence. Son ton léger, son chapeau de travers, son air d’enfant prodigue en joyeuse humeur, vous eussent fait revenir en mémoire quelque Talon rouge du temps passé. Le jour suivant, vous n’auriez vu en lui qu’un modeste étudiant de province se promenant un livre sous le bras. Aujourd’hui il roulait carrosse et jetait l’argent par les fenêtres; demain il allait dîner à quarante sous. Avec cela, il recherchait en toute chose une sorte de perfection et ne goûtait rien qui fût incomplet. Quand il s’agissait de plaisir, il voulait que tout fût plaisir, et n’était pas homme à acheter une jouissance par un moment d’ennui. S’il avait une loge au spectacle, il voulait que la voiture qui l’y menait fût douce, que le dîner eût été bon, et qu’aucune idée fâcheuse ne pût se présenter en sortant. Mais il buvait de bon cœur la piquette dans un cabaret de campagne, et se mettait à la queue pour aller au parterre. C’était alors un autre élément, et il n’y faisait pas le difficile; mais il gardait dans ses bizarreries une sorte de logique, et, s’il y avait en lui deux hommes divers, ils ne se confondaient jamais.
Ce caractère étrange provenait de deux causes: peu de fortune et un grand amour du plaisir. La famille de Valentin jouissait de quelque aisance, mais il n’y avait rien de plus dans la maison qu’une honnête médiocrité. Une douzaine de mille francs par an dépensés avec ordre et économie, ce n’est pas de quoi mourir de faim; mais quand une famille entière vit là-dessus, ce n’est pas de quoi donner des fêtes. Toutefois, par un caprice du hasard, Valentin était né avec les goûts que peut avoir le fils d’un grand seigneur. A père avare, dit-on, fils prodigue; à parents économes, enfant dépensier. Ainsi le veut la Providence, que cependant tout le monde admire.
Valentin avait fait son droit, et était avocat sans causes, profession commune aujourd’hui. Avec l’argent qu’il avait de son père et celui qu’il gagnait de temps en temps, il pouvait être assez heureux, mais il aimait mieux tout dépenser à la fois et se passer de tout le lendemain. Vous vous souvenez, madame, de ces marguerites que les enfants effeuillent brin à brin? Beaucoup, disent-ils à la première feuille; passablement, à la seconde, et, à la troisième, pas du tout. Ainsi faisait Valentin de ses journées; mais le passablement n’y était pas, car il ne pouvait le souffrir.,
Pour vous le faire mieux connaître, il faut vous dire un trait de son enfance. Valentin couchait, à dix ou douze ans, dans un petit cabinet vitré, derrière la chambre de sa mère. Dans ce cabinet d’assez triste apparence, et encombré d’armoires poudreuses, se trouvait, entre autres nippes, un vieux portrait avec un grand cadre doré. Quand, par une belle matinée, le soleil donnait sur ce portrait, l’enfant, à genoux sur son lit, s’en approchait avec délices. Tandis qu’on le croyait endormi, en attendant que l’heure du maître arrivât, il restait parfois des heures entières le front posé sur l’angle du cadre; les rayons de lumière, frappant sur les dorures, l’entouraient d’une sorte d’auréole où nageait son regard ébloui. Dans cette posture, il faisait mille rêves; une extase bizarre s’emparait de lui. Plus la clarté devenait vive, plus son cœur s’épanouissait. Quand il fallait enfin détourner les yeux, fatigués de l’éclat de ce spectacle, il fermait alors ses paupières, et suivait avec curiosité la dégradation des teintes nuancées dans cette tache rougeâtre qui reste devant nous quand nous fixons trop longtemps la lumière; puis il revenait à son cadre, et recommençait de plus belle. Ce fut là, m’a-t-il dit lui-même, qu’il prit un goût passionné pour l’or et le soleil, deux excellentes choses du reste.
Ses premiers pas dans la vie furent guidés par l’instinct de la passion native. Au collège, il ne se lia qu’avec des enfants plus riches que lui, non par orgueil, mais par goût. Précoce d’esprit dans ses études, l’amour-propre le poussait moins qu’un certain besoin de distinction. Il lui arrivait de pleurer au milieu de la classe, quand il n’avait pas, le samedi, sa place au banc d’honneur. Il achevait ses humanités et travaillait avec ardeur, lorsqu’une dame, amie de sa mère, lui fit cadeau d’une belle turquoise; au lieu d’écouter sa leçon, il regardait sa bague reluire à son doigt. C’était encore l’amour de l’or tel que peut le ressentir un enfant curieux. Dès que l’enfant fut homme, ce dangereux penchant porta bientôt ses fruits.
A peine eut-il sa liberté, qu’il se jeta sans réflexion dans tous les travers d’un fils de famille. Né d’humeur gaie, insouciant de l’avenir, l’idée qu’il était pauvre ne lui venait pas, et il ne semblait pas s’en douter. Le monde le lui fit comprendre. Le nom qu’il portait lui permettait de traiter en égaux des jeunes gens qui avaient sur lui l’avantage de la fortune. Admis par eux, comment les imiter? Les parents de Valentin vivaient à la campagne. Sous prétexte de faire son droit, il passait son temps à se promener aux Tuileries et au boulevard. Sur ce terrain il était à l’aise; mais quand ses amis le quittaient pour monter à cheval, force lui était de rester à pied, seul et un peu désappointé. Son tailleur lui faisait crédit; mais à quoi sert l’habit quand la poche est vide? Les trois quarts du temps il en était là. Trop fier pour vivre en parasite, il prenait à tâche de dissimuler ses secrets motifs de sagesse, refusait dédaigneusement des parties de plaisir où il ne pouvait payer son écot, et s’étudiait à ne toucher aux riches que dans ses jours de richesse.
Ce rôle, difficilement soutenu, tomba devant la volonté paternelle; il fallut choisir un état. Valentin entra dans une maison de banque. Le métier de commis ne lui plaisait guère, encore moins le travail quotidien. Il allait au bureau l’oreille basse; il avait fallu renoncer aux amis en même temps qu’à la liberté; il n’en était pas honteux, mais il s’ennuyait. Quand arrivait, comme dit André Chénier, le jour de la veine dorée, une sorte de fièvre le saisissait. Qu’il eût des dettes à payer ou quelque emplette utile à faire, la présence de l’or le troublait à tel point, qu’il en perdait la réflexion. Dès qu’il voyait briller dans ses mains un peu de ce rare métal, il sentait son cœur tressaillir, et ne pensait plus qu’à courir, sil faisait beau. Quand je dis courir, je me trompe; on le rencontrait, ce jour-là, dans une bonne voiture de louage, qui le menait au Rocher de Cancale; là, étendu sur les coussins, respirant l’air ou fumant son cigare, il se laissait bercer mollement, sans jamais songer à demain. Demain pourtant, c’était l’ordinaire, il fallait redevenir commis; mais peu lui importait, pourvu qu’à tout prix il eût satisfait son imagination. Les appointements du mois s’envolaient ainsi en un jour.. Il passait, disait-il, ses mauvais moments à rêver, et ses bons moments à réaliser ses rêves: tantôt à Paris, tantôt à la campagne, on le rencontrait avec son fracas, presque toujours seul, preuve que ce n’était pas vanité de sa part. D’ailleurs, il faisait ses extravagances avec la simplicité d’un grand seigneur qui se passe un caprice. Voilà un bon commis, direz-vous; aussi le mit-on à la porte.
Avec la liberté et l’oisiveté revinrent des tentations de toute espèce. Quand on a beaucoup de désirs, beaucoup de jeunesse et peu d’argent, on court grand risque de faire des sottises. Valentin en fit d’assez grandes. Toujours poussé par sa manie de changer des rêves en réalité, il en vint à faire les plus dangereux rêves. Il lui passait, je suppose, par la tête, de se rendre compte de ce que peut être la vie d’un tel qui a cent mille francs à manger par an. Voilà mon étourdi qui, toute une journée, n’en agissait ni plus ni moins que s’il eût été le personnage en question. Jugez où cela peut conduire avec un peu d’intelligence et de curiosité. Le raisonnement de Valentin sur sa manière de vivre était, du reste, assez plaisant. Il prétendait qu’à chaque créature vivante revient de droit une certaine somme de jouissance; il comparait cette somme à une coupe pleine que les économes vident goutte à goutte, et qu’il buvait lui, à grands traits. Je ne compte pas les jours, disait-il, mais les plaisirs; et le jour où je dépense vingt-cinq louis, j’ai cent quatre-vingt-deux mille cinq cents livres de rentes.
Au milieu de toutes ces folies, Valentin avait dans le cœur un sentiment qui devait le préserver, c’était son affection pour sa mère. Sa mère, il est vrai, l’avait toujours gâté; c’est un tort, dit-on, je n’en sais rien; mais, en tout cas, c’est le meilleur et le plus naturel des torts. L’excellente femme qui avait donné la vie à Valentin fit tout au monde pour la lui rendre douce. Elle n’était pas riche, comme vous savez. Si tous les petis écus glissés en cachette dans la main de l’enfant chéri s’étaient trouvés tout à coup rassemblés, ils auraient pourtant fait une belle pile. Valentin, dans tous ses désordres, n’eut jamais d’autre frein que l’idée de ne pas rapporter un chagrin à sa mère; mais cette idée le suivait partout. D’un autre côté, cette affection salutaire ouvrait son cœur à toutes les bonnes pensées, à tous les sentiments honnêtes. C’était pour lui la clef d’un monde qu’il n’eût peut-être pas compris sans cela. Je ne sais qui a dit le premier qu’un être aimé n’est jamais malheureux; celui-là eût pu dire encore: «Qui aime sa mère n’est jamais méchant.» Quand Valentin regagnait le logis, après quelque folle équipée,
Traînant l’aile et tirant le pié,
sa mère arrivait et le consolait. Qui pourrait compter les soins patients, les attentions en apparence faciles, les petites joies intérieures, par lesquels l’amitié se prouve en silence, et rend la vie douce et légère! J’en veux citer un exemple en passant.
Un jour que l’étourdi garçon avait vidé sa bourse au jeu, il venait de rentrer de mauvaise humeur. Les coudes sur sa table, la tête dans ses mains, il se livrait à ses idées sombres. Sa mère entra, tenant un gros bouquet de roses dans un verre d’eau, qu’elle posa doucement sur la table à côté de lui. Il leva les yeux pour la remercier, et elle lui dit en souriant: «Il y en a pour quatre sous.» Ce n’était pas cher, comme vous voyez; cependant le bouquet était superbe. Valentin, resté seul, sentit le parfum frapper son cerveau excité. Je ne saurais vous dire quelle impression produisit sur lui une si douce jouissance, si facilement venue, si inopinément apportée; il pensa à la somme qu’il avait perdue, il se demanda ce qu’en aurait pu faire la main maternelle qui le consolait à si bon marché. Son cœur gonflé se fondit en larmes, et il se souvint des plaisirs du pauvre qu’il venait d’oublier.
Ces plaisirs du pauvre lui devinrent chers à mesure qu’il les connut mieux. Il les aima parce qu’il aimait sa mère; il regarda peu à peu autour de lui, et, ayant un peu essayé de tout, il se trouva capable de tout sentir. Est-ce un avantage? Je n’en puis rien dire encore. Chance de jouissance, chance de souffrance.
J’aurai l’air de faire une plaisanterie, si je vous dis qu’en avançant dans la vie, Valentin devint à la fois plus sage et plus fou; c’est pourtant la vérité pure. Une double existence se développait en lui. Si son esprit avide l’entraînait, son cœur le retenait au logis. S’enfermait-il, décidé au repos, un orgue de Barbarie, jouant une valse, passait sous la fenêtre et dérangeait tout. Sortait-il alors, et, selon sa coutume, courait-il après le plaisir, un mendiant rencontré en route, un mot touchant trouvé par hasard dans le fatras d’un drame à la mode, le rendaient pensif, et il retournait chez lui. Prenait-il la plume, et s’asseyait-il pour travailler, sa plume distraite esquissait sur les marges d’un dossier la silhouette d’une jolie femme qu’il avait rencontrée au bal. Une bande joyeuse, réunie chez un ami, l’invitait-elle à rester à souper, il tendait son verre en riant, et buvait une copieuse rasade; puis il fouillait dans sa poche, voyait qu’il avait oublié sa clef, qu’il réveillerait sa mère en rentrant; il s’esquivait et revenait respirer ses roses bien-aimées.
Tel était ce garçon, simple et écervelé, timide et fier, tendre et audacieux. La nature l’avait fait riche, et le hasard l’avait fait pauvre; au lieu de choisir, il prit les deux partis. Tout ce qu’il y avait en lui de patience, de réflexion et de résignation, ne pouvait triompher de l’amour du plaisir, et ses plus grands moments de déraison ne pouvaient entamer son cœur. Il ne lutta ni contre son cœur, ni contre le plaisir qui l’attirait, Ce fut ainsi qu’il devint double, et qu’il vécut en perpétuelle contradiction avec lui-même, comme je vous le montrais tout à l’heure. Mais c’est de la faiblesse, allez-vous dire. Eh! mon Dieu, oui; ce n’est pas là un Romain, mais nous ne sommes pas ici à Rome.
Nous sommes à Paris, madame, et il est question de deux amours. Heureusement pour vous, le portrait de mes héroïnes sera plus vite fait que celui de mon héros. Tournez la page, elles vont entrer enscène.
Je vous ai dit que, de ces deux dames, l’une était riche et l’autre pauvre. Vous devinez déjà par quelle raison elles plurent toutes deux à Valentin. Je crois vous avoir dit aussi que l’une était mariée et l’autre veuve. La marquise de Parnes (c’est la mariée) était fille et femme de marquis. Ce qui vaut mieux, elle était fort libre, son mari étant en Hollande pour affaires. Elle n’avait pas vingt-cinq ans, elle se trouvait reine d’un petit royaume au fond de la chaussée d’Antin. Ce royaume consistait en un petit hôtel, bâti avec un goût parfait entre une grande cour et un beau jardin. C’était la dernière folie du défunt beau-père, grand seigneur et un peu libertin, et la maison, à vrai dire, se ressentait des goûts de son ancien maître; elle ressemblait plutôt à ce qu’on appelait jadis une maison à parties qu’à la retraite d’une jeune femme condamnée au repos par l’absence de l’époux. Un pavillon rond, séparé de l’hôtel, occupait le milieu du jardin. Ce pavillon, qui n’avait qu’un rez-de-chaussée, n’avait aussi qu’une seule pièce, et n’était qu’un immense boudoir meublé avec un luxe raffiné. Madame de Parnes, qui habitait l’hôtel et passait pour fort sage, n’allait point, disait-on, au pavillon. On y voyait pourtant quelquefois de la lumière. Compagnie excellente, dîners à l’avenant, fringants équipages, nombreux domestiques, en un mot, grand bruit de bon ton, voilà la maison de la marquise. D’ailleurs, une éducation achevée lui avait donné mille talents; avec tout ce qu’il faut pour plaire sans esprit, elle trouvait moyen d’en avoir; une indispensable tante la menait partout; quand on parlait de son mari, elle disait qu’il allait revenir; personne ne pensait à médire d’elle.
Madame Delaunay (c’était la veuve) avait perdu son mari fort jeune; elle vivait avec sa mère d’une modique pension obtenue à grand’peine, et à grand’peine suffisante. C’était à un troisième étage qu’il fallait monter, rue du Plat-d’Étain, pour la trouver brodant à sa fenêtre; c’était tout ce qu’elle savait faire; son éducation, vous le voyez, avait été fort négligée. Un petit salon était tout son domaine; à l’heure du dîner, on y roulait la table de noyer, reléguée durant le jour dans l’antichambre. Le soir, une armoire à alcôve s’ouvrait, contenant deux lits. Du reste, une propreté soigneuse entretenait le modeste ameublement. Au milieu de tout cela, madame Delaunay aimait le monde. Quelques anciens amis de son mari donnaient de petites soirées où elle allait, parée d’une fraîche robe d’organdi. Comme les gens sans fortune n’ont pas de saison, ces petites fêtes duraient toute l’année. Être pauvre, jeune, .belle et honnête, ce n’est pas un mérite aussi rare qu’on le dit, mais c’est un mérite.
Quand je vous ai annoncé que mon Valentin aimait ces deux femmes, je n’ai pas prétendu déclarer qu’il aimait également toutes deux. Je pourrais me tirer d’affaire en vous disant qu’il aimait l’une et désirait l’autre, mais je ne veux point chercher ces finesses, qui, après tout, ne signifieraient rien, sinon qu’il les désirait toutes deux. J’aime mieux vous raconter simplement ce qui se passait dans son cœur.
Ce qui le fit d’abord aller souvent dans ces deux maisons, ce fut un assez vilain motif, l’absence de maris dans l’une et dans l’autre. Il n’est que trop vrai qu’une apparence de facilité, quand bien même elle n’est qu’une apparence, séduit les jeunes têtes. Valentin était reçu chez madame de Parnes, parce qu’elle voyait beaucoup de monde, sans autre raison; un ami l’avait présenté. Pour aller chez madame Delaunay, qui ne recevait personne, ce n’avait pas été aussi aisé. Il l’avait rencontrée à l’une de ces petites soirées dont je vous parlais tout à l’heure, car Valentin allait un peu partout; il avait donc vu madame Delaunay, l’avait remarquée, l’avait fait danser, enfin, un beau jour, avait trouvé moyen de lui porter un livre nouveau qu’elle désirait lire. La première visite une fois faite, on revient sans motif, et au bout de trois mois on est de la maison; ainsi vont les choses. Tel qui s’étonne de la présence d’un jeune homme dans une famille que personne n’aborde, serait quelquefois bien plus étonné d’apprendre sur quel frivole prétexte il y est entré.
Vous vous étonnerez peut-être, Madame, de la manière dont se prit le cœur de Valentin. Ce fut, pour ainsi dire, l’ouvrage du hasard. Il avait, durant un hiver, vécu, selon sa coutume, assez follement, mais assez gaiement. L’été venu, comme la cigale, il se trouva au dépourvu. Les uns partaient pour la campagne, les autres allaient en Angleterre ou aux eaux: il y a de ces années de désertion où tout ce qu’on a d’amis disparaît; une bouffée de vent les emporte, et on reste seul tout d’un coup. Si Valentin eût été plus sage, il aurait fait comme les autres, et serait parti de son côté; mais les plaisirs avaient été chers, et sa bourse vide le retenait à Paris. Regrettant son imprévoyance, aussi triste qu’on peut l’être à vingt-cinq ans, il songeait à passer l’été, et à faire, non de nécessité vertu, mais de nécessité plaisir, s’il se pouvait. Sorti un matin par une de ces belles journées où tout ce qui est jeune sort sans savoir pourquoi, il ne trouva, en y réfléchissant, que deux endroits où il pût aller, chez madame de Parnes ou chez madame Delaunay. Il alla chez toutes deux le jour même, et, ayant agi en gourmand, il se trouva désœuvré le lendemain. Ne pouvant recommencer ses visites avant quelques jours, il se demanda quel jour il le pourrait; après quoi, involontairement, il repassa dans sa tête ce qu’il avait dit et entendu durant ces deux heures devenues précieuses pour lui.
La ressemblance dont je vous ai parlé, et qui ne l’avait pas jusqu’alors frappé, le fit sourire d’abord. Il lui parut étrange que deux jeunes femmes dans des positions si diverses, et dont l’une ignorait l’existence de l’autre, eussent l’air d’être les deux sœurs. Il compara dans sa mémoire leurs traits, leur taille et leur esprit; chacune des deux lui fit tour à tour moins aimer ou mieux goûter l’autre. Madame de Parnes était coquette, vive, minaudière et enjouée; madame Delaunay était aussi tout cela, mais pas tous les jours, au bal seulement, et à un degré, pour ainsi dire, plus tiède. La pauvreté sans doute en était cause. Cependant les yeux de la veuve brillaient parfois d’une flamme ardente qui semblait se concentrer dans le repos, tandis que le regard de la marquise ressemblait à une étincelle brillante, mais fugitive. C’est bien la même femme, se disait Valentin; c’est le même feu, voltigeant là sur un foyer joyeux, ici couvert de cendres. Peu à peu il vint aux détails; il pensa aux blanches mains de l’une effleurant son clavier d’ivoire, aux mains un peu maigres de l’autre tombant de fatigue sur ses genoux. Il pensa au pied, et il trouva bizarre que la plus pauvre fût la mieux chaussée: elle faisait ses guêtres elle-même. Il vit la dame de la chaussée d’Antin, étendue sur sa chaise longue, respirant la fraîcheur, les bras nus dès le matin. Il se demandait si madame Delaunay avait d’aussi beaux bras sous ses manches d’indienne, et je ne sais pourquoi il tressaillit à l’idée de voir madame Delaunay les bras nus; puis il pensa aux belles touffes de cheveux noirs de madame de Parnes, et à l’aiguille à tricoter que madame Delaunay plantait dans sa natte en causant. Il prit un crayon et chercha à retracer sur le papier la double image qui l’occupait. A force d’effacer et de tâtonner, il arriva à l’une de ces ressemblances lointaines dont la fantaisie se contente quelquefois plutôt que d’un portrait trop vrai. Dès qu’il eut obtenu cette esquisse, il s’arrêta; à laquelle des deux ressemblait-elle davantage? Il ne pouvait lui-même en décider; ce fut tantôt à l’une et tantôt à l’autre, selon le caprice de sa rêverie. Que de mystères dans le destin! se disait-il; qui sait, malgré les apparences, laquelle de ces deux femmes est la plus heureuse? Est-ce la plus riche ou la plus belle? Est-ce celle qui sera la plus aimée? Non, c’est celle qui aimera le mieux. Que feraient-elles, si demain elles s’éveillaient l’une à la place de l’autre? Valentin se souvint du dormeur éveillé, et, sans s’apercevoir qu’il rêvait lui-même en plein jour, il fit mille châteaux en Espagne. Il se promit d’aller, dès le lendemain, faire ses deux visites, et d’emporter son esquisse pour en voir les défauts; en même temps il ajoutait un coup de crayon, une boucle de cheveux, un pli à la robe; les yeux étaient plus grands, le contour plus délicat. Il pensa de nouveau au pied, puis à la main, puis aux bras blancs; il pensa encore à mille autres choses; enfin il devint amoureux.
Devenir amoureux n’est pas le difficile, c’est de savoir dire qu’on l’est. Valentin, muni de son esquisse, sortit de bonne heure le lendemain. Il commença par la marquise. Un heureux hasard, plus rare que l’on ne pense, voulut qu’il la trouvât ce jour-là telle qu’il l’avait rêvée la veille. On était au mois de juillet. Sur un banc de bois, garni de frais coussins, sous un beau chèvrefeuille en fleurs, les bras nus, vêtue d’un peignoir, ainsi pouvait paraître une nymphe aux yeux d’un berger de Virgile; ainsi parut aux yeux du jeune homme la blanche Isabelle, marquise de Parnes. Elle le salua d’un de ces doux sourires qui coûtent si peu quand on a de belles dents, et lui montra assez nonchalamment un tabouret fort éloigné d’elle. Au lieu de s’asseoir sur ce tabouret, il le prit pour se rapprocher; et, comme il cherchait où se mettre: «Où allez-vous donc?» demanda la marquise.
Valentin pensa que sa tête s’était échauffée outre mesure, et que la réalité indocile allait moins vite que le désir. Il s’arrêta, et, replaçant le tabouret un peu plus loin encore qu’il n’était d’abord, s’assit, ne sachant trop quoi dire. Il faut savoir qu’un grand laquais, à mine insolente et rébarbative, était debout devant la marquise, et lui présentait une tasse de chocolat brûlant qu’elle se mit à avaler à petites gorgées. La présence de ce tiers, l’extrême attention que mettait la dame à ne pas se brûler les lèvres, le peu de souci qu’en revanche elle prenait du visiteur, n’étaient pas faits pour encourager. Valentin tira gravement l’esquisse qu’il avait dans sa poche, et, fixant ses yeux sur madame de Parnes, il examina alternativement l’original et la copie. Elle lui demanda ce qu’il faisait. Il se leva, lui montra son dessin, puis se rassit sans en dire davantage. Au premier coup d’œil, la marquise fronça le sourcil, comme lorsqu’on cherche une ressemblance, puis elle se pencha de côté, comme on fait lorsqu’on l’a trouvée. Elle avala le reste de sa tasse, le laquais s’ent fut, et les belles dents reparurent avec le sourire.–
–C’est mieux que moi, dit-elle enfin; vous avez fait cela de mémoire? Comment vous y êtes-vous pris?
Valentin répondit qu’un si beau visage n’avait pas besoin de poser pour qu’on pût le copier, et qu’il l’avait trouvé dans son cœur. La marquise fit un léger salut, et Valentin approcha son tabouret.
Tout en causant de choses indifférentes, madame de Parnes regardait le dessin.
–Je trouve, dit-elle, qu’il y a dans ce portrait une physionomie qui n’est pas la mienne. On dirait que cela ressemble à quelqu’un qui me ressemble, mais que ce n’est pas moi qu’on a voulu faire.
Valentin rougit malgré lui, et crut sentir qu’au fond de l’âme il aimait madame Delaunay; l’observation de la marquise lui en parut un témoignage. Il regarda de nouveau son dessin, puis la marquise, puis, il pensa à la jeune veuve. Celle que j’aime, se dit-il, est celle à qui ce portrait ressemble le plus. Puisque mon cœur a guidé ma main, ma main m’expliquera mon cœur.
La conversation continua (il s’agissait, je crois, d’une course de chevaux qu’on avait faite au Champ-de Mars la veille).
–Vous êtes à une lieue, dit madame de Parnes.
Valentin se leva, s’avança vers elle.
–Voilà un beau chèvre-feuille, dit-il en passant.
–La marquise étendit le bras, cassa une petite branche en fleurs et la lui offrit gracieusement.
–Tenez, dit-elle, prenez cela, et dites-moi si c’est vraiment moi dont vous avez cherché la ressemblance, ou si, en peignant une autre, vous l’avez trouvée par hasard.
Par un petit mouvement de fatuité, Valentin, au lieu de prendre la branche, présenta en riant à la marquise la boutonnière de son habit, afin qu’elle y mît le bouquet elle-même; pendant qu’elle s’y prêtait de bonne grâce, mais non sans quelque peine, il était debout, et regardait le pavillon dont je vous ai parlé, et dont une persienne était entr’ouverte. Vous vous souvenez que madame de Parnes passait pour n’y jamais aller.Elle affectait même quelque mépris pour ce boudoir galant et recherché, qu’elle trouvait de mauvaise compagnie. Valentin crut voir cependant que les fauteuils dorés et les tentures brillantes ne souffraient pas de la poussière. Au milieu de ces meubles à forme grecque, superbes et incommodes comme tout ce qui vient de l’Empire, certaine chaise longue évidemment moderne lui parut se détacher dans l’ombre. Le cœur lui battit, je ne sais pourquoi, en songeant que la belle marquise se servait quelquefois de son pavillon; car pourquoi ce fauteuil eût-il été là, sinon pour aller s’y asseoir? Valentin saisit une des blanches mains occupées à le décorer, et la porta à ses lèvres; ce qu’en pensa la marquise, je n’en sais rien. Valentin regardait la chaise longue * madame de Parnes regardait le dessin de Valentin; elle ne retirait pas sa main, et il la gardait entre les siennes. Un domestique parut sur le perron; une visite arrivait. Valentin lâcha la main de la marquise, et (chose assez singulière) elle ferma brusquement la persienne.
La visite entrée, Valentin fut un peu embarrassé; car il vit que la marquise cachait son esquisse, comme par mégarde, en jetant son mouchoir dessus. Ce n’était pas là son compte: il prit le parti le plus court, il souleva le mouchoir et s’empara du papier; madame de Parnes fit un léger signe d’étonnement.
–Je veux y retoucher, lui dit-il tout haut; permettez-moi d’emporter cela.
Elle n’insista pas, et il s’en fut avec.
Il trouva madame Delaunay qui faisait de la tapisserie; sa mère était assise près d’elle. La pauvre femme, pour tout jardin, avait quelques fleurs sur sa croisée. Son costume, toujours le même, était de couleur sombre, car elle n’avait pas de robe du matin; tout superflu est signe de richesse. Une velléité de fausse élégance lui faisait porter cependant des boucles d’oreilles de mauvais goût et une chaîne de chrysocale. Ajoutez à cela des cheveux en désordre et l’apparence d’une fatigue habituelle; vous conviendrez que le premier coup d’œil ne lui rendait pas en ce moment la comparaison favorable.
Valentin n’osa pas, en présence de la mère, montrer le dessin qu’il apportait. Mais, lorsque trois heures sonnèrent, la vieille dame, qui n’avait pas de servante, sortit pour préparer son dîner. C’était l’instant qu’attendait le jeune homme. Il tira donc de nouveau son portrait, et tenta sa seconde épreuve. La veuve n’avait pas grande finesse, elle ne se reconnut pas, et Valentin, un peu confus, se vit obligé de lui expliquer que c’était elle qu’il avait voulu faire. Elle en parut d’abord étonnée, puis enchantée, et, croyant simplement que c’était un cadeau que Valentin lui offrait, elle alla décrocher un petit cadre en bois blanc à la cheminée, en ôta un affreux portrait de Napoléon qui y jaunissait depuis1810, et se disposa à y mettre le sien.
Valentin commença par la laisser faire; il ne pouvait se résoudre à gâter ce mouvement de joie naïve. Cependant l’idée que madame de Parnes lui redemanderait sans doute son dessin le chagrinait visiblement; madame Delaunay, qui s’en aperçut, crut avoir commis une indiscrétion; elle s’arrêta embarrassée, tenant son cadre et ne sachant qu’en faire. Valentin, qui, de son côté, sentait qu’il avait fait une sottise en montrant ce portrait qu’il ne voulait pas donner, cherchait en vain à sortir d’embarras. Après quelques instants de gêne et d’hésitation, le cadre et le papier restèrent sur la table, à côté du Napoléon détrôné, et madame Delaunay reprit son ouvrage.
–Je voudrais, dit enfin Valentin, qu’avant de vous laisser cette petite ébauche, il me fût permis d’en faire une copie.
–Je crois que je ne suis qu’une étourdie, répondit la veuve. Gardez ce dessin qui vous appartient, si vous y attachez quelque prix. Je ne suppose pourtant pas que votre intention soit de le mettre dans votre chambre, ni de le montrer à vos amis.
–Certainement non; mais c’est pour moi que je l’ai fait, et je ne voudrais pas le perdre entièrement.
–A quoi pourra-t-il vous servir, puisque vous m’assurez que vous ne le montrerez pas?
–Il me servira à vous voir, madame, et à parler quelquefois à votre image de ce que je n’ose vous dire à vous-même.
Quoique cette phrase, à la rigueur, ne fût qu’une galanterie, le ton dont elle était prononcée fit lever les yeux à la veuve. Elle jeta sur le jeune homme un regard, non pas sévère, mais sérieux; ce regard troubla Valentin, déjà ému de ses propres paroles; il roula l’esquisse et allait la mettre dans sa poche, quand madame Delaunay se leva et la lui prit des mains d’un air de raillerie timide. Il se mit à rire, et à son tour s’empara lestement du papier.
–Et de quel droit, madame, m’ôteriez-vous ma propriété? Est-ce que cela ne m’appartient pas?
–Non, dit-elle assez sèchement; personne n’a le droit de faire un portrait sans le consentement du modèle.
Elle s’était rassise à ce mot, et Valentin, la voyant un peu agitée, s’approcha d’elle et se sentit plus hardi. Soit repentir d’avoir laissé voir le plaisir qu’elle avait d’abord ressenti, soit désappointement, soit impatience, madame Delaunay avait la main tremblante. Valentin, qui venait de baiser celle de madame de Parnes, et qui ne l’avait pas fait trembler pour cela, prit, sans autre réflexion, celle de la veuve. Elle le regarda d’un air stupéfait, car c’était la première fois qu’il arrivait à Valentin d’être si familier avec elle. Mais, quand elle le vit s’incliner et approcher ses lèvres de sa main, elle se leva, lui laissa prendre sans résistance un long baiser sur sa mitaine, et lui dit avec une extrême douceur:
–Mon cher monsieur, ma mère a besoin de moi; je suis fâchée de vous quitter.
Elle le laissa seul sur ce compliment sans lui donner le temps de la retenir et sans attendre sa réponse. Il se sentit fort inquiet, il eut peur de l’avoir blessée; il ne pouvait se décider à s’en aller, et restait debout, attendant qu’elle revînt. Ce fut la mère qui reparut, et il craignit, en la voyant, que son imprudence ne lui coûtât cher; il n’en fut rien: la bonne dame, de l’air le plus riant, venait lui tenir compagnie pendant que sa fille repassait sa robe pour aller le soir à son petit bal. Il voulut attendre encore quelque temps, espérant toujours que la belle boudeuse allait pardonner; mais la robe était, à ce qu’il paraît, fort ample; le temps de se retirer arriva, et il fallut partir sans connaître son sort.
Rentré chez lui, notre étourdi ne se trouva pourtant pas trop mécontent de sa journée. Il repassa peu à peu dans sa tête toutes les circonstances de ces deux visites; comme un chasseur qui a lancé le cerf et qui calcule ses embuscades, ainsi l’amoureux calcule ses chances et raisonne sa fantaisie. La modestie n’était pas le défaut de Valentin. Il commença par convenir avec-lui-même que la marquise lui appartenait. En effet, il n’y avait eu de la part de madame de Parnes ombre de sévérité ni de résistance. Il fit cependant réflexion que, par cette raison même, il pouvait bien n’y avoir eu qu’une ombre légère de coquetterie. Il y a de très belles dames de par le monde qui se laissent baiser la main, comme le pape laisse baiser sa mule: c’est une formalité charitable; tant mieux pour ceux qu’elle mène en paradis. Valentin se dit que la pruderie de la veuve promettait peut-être plus, au fond, que le laisser aller de la marquise. Madame Delaunay, après tout, n’avait pas été bien rigide. Elle avait doucement retiré sa main, et s’en était allée repasser sa robe. En pensant à cette robe, Valentin pensa au petit bal: c’était le soir même; il se promit d’y aller.
Tout en se promenant par la chambre, et tout en faisant sa toilette, son imagination s’exaltait. C’était la veuve qu’il allait voir, c’était à elle qu’il songeait. Il vit sur sa table un petit portefeuille assez laid, qu’il avait gagné dans une loterie. Sur la couverture de ce portefeuille était un méchant paysage à l’aquarelle, sous verre, et assez bien monté. 11remplaça adroitement ce paysage par le portrait de madame de Parnes; je me trompe, je veux dire de madame Delaunay. Cela fait, il mit ce portefeuille en poche, se promettant de le tirer à propos, et de le faire voir-à sa future conquête. Que dira-t-elle? se demanda-t-il, et que répondrai-je? se demanda-t-il encore. Tout en ruminant entre ses dents quelques-unes de ces phrases préparées d’avance qu’on apprend par cœur et qu’on ne dit jamais, il lui vint l’idée beaucoup plus simple d’écrire une déclaration en forme, et de la donner à la veuve.
Le voilà écrivant; quatre pages se remplissent. Tout le monde sait combien le cœur s’émeut durant ces instants où l’on cède à la tentation de fixer sur le papier un sentiment peut-être fugitif; il est doux, il est dangereux, madame, d’oser dire qu’on aime. La première page qu’écrivit Valentin était un peu froide et beaucoup trop lisible. Les virgules s’y trouvaient à leur place, les alinéas bien marqués, toutes choses qui prouvent peu d’amour. La seconde page était déjà moins correcte; les lignes se pressaient à la troisième, et la quatrième, il faut en convenir, était pleine de fautes d’orthographe.
Comment vous dire l’étrange pensée qui s’empara de Valentin, tandis qu’il cachetait sa lettre? C’était pour la veuve qu’il l’avait écrite, c’était à elle qu’il parlait de son amour, de son baiser du matin, de ses craintes et de ses désirs; au moment d’y mettre l’adresse, il s’aperçut, en se relisant, qu’aucun détail particulier ne se trouvait dans cette lettre, et il ne put s’empêcher de sourire à l’idée de l’envoyer à madame de Parnes. Peut-être y eut-il, à son insu, un motif caché qui le porta à exécuter cette idée bizarre. Il se sentait, au fond du cœur, incapable d’écrire une pareille lettre pour la marquise, et son cœur lui disait en même temps que, lorsqu’il voudrait, il en pourrait récrire une autre à madame Delaunay. Il profita donc de l’occasion, et envoya, sans plus tarder, la déclaration faite pour la veuve à l’hôtel de la chaussée d’Antin.
C’était chez un ancien notaire; nommé M. des Andelys, qu’avait lieu la petite réunion où Valentin devait rencontrer madame Delaunay. Il l’y trouva, comme il l’espérait, plus belle et plus coquette que jamais. Malgré la chaîne et les boucles d’oreilles, sa toilette était presque simple; un seul nœud de ruban de couleur changeante accompagnait son joli visage, et un autre de pareille nuance serrait sa taille souple et mignonne. J’ai dit qu’elle était fort petite, brune, et qu’elle avait de grands yeux; elle était aussi un peu maigre, et différait en cela de madame de Parnes, dont l’embonpoint montrait les plus belles formes enveloppées d’un réseau d’albâtre. Pour me servir d’une expression d’atelier, qui rendra ici ma pensée, l’ensemble de madame Delaunay était bien fondu, c’est-à-dire que rien ne tranchait en elle: ses cheveux n’étaient pas très noirs, et son teint n’était pas très blanc, elle avait l’air d’une petite créole. Madame de Parnes, au contraire, était comme peinte; une légère pourpre colorait ses joues et ravivait ses yeux étincelants; rien n’était plus admirable que ses épais cheveux noirs couronnant ses belles épaules. Mais je vois que je fais comme mon héros; je pense à l’une quand il faut parler de l’autre; souvenons-nous que la marquise n’allait point à des soirées de notaire.
Quand Valentin pria la veuve de lui accorder une contredanse, un je suis engagée bien sec fut toute la réponse qu’il obtint. Notre étourdi, qui s’y attendait, feignit de ne pas avoir entendu, et répondit: «Je vous remercie.» Il fit quelques pas là-dessus, et madame Delaunay courut après lui pour lui dire qu’il se trompait. «En ce cas, demanda-t-il aussitôt, quelle contredanse me donnerez-vous?» Elle rougit, et, n’osant refuser, feuilletant un petit livret de bal où ses danseurs étaient inscrits: «Ce livret me trompe, dit-elle en hésitant; il y a une quantité de noms que je n’ai pas encore effacés, et qui me troublent la mémoire.» C’était bien le cas de tirer le portefeuille à portrait; Valentin n’y manqua pas: «Tenez, dit-il, écrivez mon nom sur la première page de cet album. Il me sera plus cher encore.»
Madame Delaunay se reconnut cette fois; elle prit le portefeuille, regarda son portrait, et écrivit à la première page le nom de Valentin; après quoi, en lui rendant le portefeuille, elle lui dit assez tristement: «Il faut que je vous parle, j’ai deux mots nécessaires à vous dire; mais je ne puis pas danser avec vous.»
Elle passa alors dans une chambre voisine où l’on jouait, et Valentin la suivit: Elle paraissait excessivement embarrassée. «Ce que j’ai à vous demander, dit-elle, va peut-être vous sembler très ridicule, et je sens moi-même que vous aurez raison de le trouver ainsi. Vous m’avez fait une visite ce matin, et vous m’avez. pris la main, ajouta-t-elle timidement. Je ne suis ni assez enfant, ni assez sotte pour ignorer que si peu de chose ne fâche personne ni ne signifie rien. Dans le grand monde, dans celui où vous vivez, ce n’est qu’une simple politesse; cependant nous nous trouvions seuls, et vous n’arriviez ni ne partiez; vous conviendrez, ou, pour mieux dire, vous comprendrez peut-être par amitié pour moi.»
Elle s’arrêta, moitié par crainte, et moitié par ennui de l’effort qu’elle faisait. Valentin, à qui ce préambule causait une frayeur mortelle, attendait qu’elle continuât, lorsqu’une idée subite lui traversa l’esprit. Il ne réfléchit pas à ce qu’il faisait, et, cédant à un premier mouvement, il s’écria:
–Votre mère l’a vu?
–Non, répondit la veuve avec dignité; non, Monsieur, ma mère n’a rien vu. Comme elle achevait ces mots, la contredanse commença, son danseur vint la chercher, et elle disparut dans la foule.
Valentin attendit impatiemment, comme vous pouvez croire, que la contredanse fût finie. Ce moment désiré arriva enfin; mais madame Delaunay retourna à sa place, et, quoi qu’il fit pour l’approcher, il ne put lui parler. Elle ne semblait pas hésite sur ce qui lui restait à dire, mais penser comment elle le dirait. Valentin se faisait mille questions qui toutes aboutissaient au même résultat: «Elle veut me prier de ne plus revenir chez elle.» Une pareille défense, cependant, sur un aussi léger prétexte, le révoltait. Il y trouvait plus que du ridicule; il y voyait ou une sévérité déplacée, ou une fausse vertu prompte à se faire valoir. «C’est une bégueule ou une coquette,» se dit-il. Voilà, madame, comme on juge à vingt-cinq ans.
Madame Delaunay comprenait parfaitement ce qui se passait dans la tête du jeune homme. Elle l’avait bien un peu prévu; mais, en le voyant, elle perdait courage. Son intention n’était pas tout à fait de défendre sa porte à Valentin; mais, tout en n’ayant guère d’esprit, elle avait beaucoup de cœur, et elle avait vu clairement, le matin, qu’il ne s’agissait pas d’une plaisanterie, et qu’elle allait être attaquée. Les femmes ont un certain tact qui les avertit de l’approche du combat. La plupart d’entre elles s’y exposent ou parce qu’elles se sentent sur leurs gardes, ou parce qu’elles prennent plaisir au danger. Les escarmouches amoureuses sont le passe-temps des belles oisives. Elles savent se défendre, et ont, quand elles veulent, l’occasion de se distraire. Mais madame Delaunay était trop occupée, trop sédentaire, elle voyait trop peu de monde, elle travaillait trop aux ouvrages d’aiguille qui laissent rêver et font quelquefois rêver; elle était trop pauvre, en un mot, pour se laisser baiser la main. Non pas qu’aujourd’hui elle se crût en .péril; mais qu’allait-il arriver demain, si Valentin lui parlait d’amour, et si, après-demain, elle lui fermait sa maison, et si, le jour suivant, elle s’en repentait? L’ouvrage irait-il pendant ce temps-là? Y aurait-il le soir le nombre de points voulu? (Je vous expliquerai ceci plus tard.) Mais qu’allait-on dire, en tout cas? Une femme qui vit presque seule est bien plus exposée qu’une autre. Ne doit-elle pas être plus sévèr? Madame Delaunay se disait qu’au risque d’être ridicule, il fallait éloigner Valentin avant que son repos fût troublé. Elle voulait donc parler, mais elle était femme, et il était là; le droit de présence est le plus fort de tous, et le plus difficile à combattre.
Dans un moment où tous les motifs que je viens d’indiquer brièvement se présentaient à elle avec force, elle se leva. Valentin était en face d’elle, et leurs regards se rencontrèrent; depuis une heure, le jeune homme réfléchissait, seul, à l’écart, et lisait aussi de son côté dans les grands yeux de madame Delaunay chaque pensée qui l’agitait. A sa première impatience avait succédé la tristesse. Il se demandait si en effet c’était là une prude ou une coquette; et plus il cherchait dans ses souvenirs, plus il examinait le visage timide et pensif qu’il avait devant lui, plus il se sentait saisi d’un certain respect. Il se disait que son étourderie était peut-être plus grave qu’il ne l’avait cru. Quand madame Delaunay vint à lui, il savait ce qu’elle allait lui demander. Il voulait lui en éviter la peine; mais il la trouva trop belle et trop émue, et il aima. mieux la laisser parler.
Ce ne fut pas sans trouble qu’elle s’y décida, et qu’elle en vint à tout expliquer. La fierté féminine, en cette circonstance, avait une rude atteinte à subir. Il fallait avouer qu’on était sensible, et cependant ne pas le laisser voir; il fallait dire qu’on avait tout compris, et cependant paraître ne rien comprendre. Il fallait dire enfin qu’on avait peur, dernier mot que prononce une femme; et la cause de cette crainte était si légère! Dès ses premières paroles, madame Delaunay sentit qu’il n’y avait pour elle qu’un moyen de n’être ni faible ni prude, ni coquette ni ridicule; c’était d’être vraie. Elle parla donc, et tout son discours pouvait se réduire à cette phrase: «Éloignez-vous; j’ai peur de vous aimer.»
Quand elle se tut, Valentin la regarda à la fois avec étonnement, avec chagrin et avec un inexprimabte plaisir. Je ne sais quel orgueil le saisissait; il y a toujours de la joie à se sentir battre le cœur. Il ouvrait les lèvres pour répondre, et cent réponses lui venaient en même temps; il s’enivrait de son émotion et de la présence d’une femme qui osait lui parler ainsi. Il voulait lui dire qu’il l’aimait, il voulait lui promettre de lui obéir, il voulait lui jurer de ne la jamais quitter, il voulait la remercier de son bonheur, il voulait lui parler de sa peine; enfin– mille idées contradictoires, mille tourments et mille délices lui traversaient l’esprit, et, au milieu de tout cela, il était sur le point de s’écrier malgré lui: «Mais vous m’aimez!»
Pendant toutes ces hésitations, on dansait un galop dans le salon: c’était la mode en1825; quelques groupes s’étaient lancés et faisaient le tour de l’appartement; la veuve se leva; elle attendait toujours la réponse du jeune homme. Une singulière tentation s’empara de lui, en voyant passer la joyeuse promenade: «Eh bien! oui, dit-il, je vous le jure, vous me voyez pour la dernière, fois.» En parlant ainsi, il entoura de son bras la taille de madame Delaunay. Ses yeux semblaient dire: «Cette fois encore, soyons amis, imitons-les.» Elle se laissa entraîner en silence, et bientôt, comme deux oiseaux, ils s’envolèrent au bruit de la musique.
Il était tard, et le salon était presque vide; les tables de jeu étaient encore garnies; mais il faut savoir que la salle à manger du notaire faisait un retour sur l’appartement, et qu’elle se trouvait alors complètement déserte. Les galopeurs n’allaient pas plus loin; ils tournaient autour de la table, puis revenaient au salon. Il arriva que, lorsque Valentin et madame Delaunay passèrent à leur tour dans –cette salle à manger, aucuns danseurs ne les suivaient; ils se trouvèrent donc tout à coup seuls, au milieu du bal. Un regard rapide, jeté en arrière, convainquit Valentin qu’aucune glace, aucune porte ne pouvait le trahir; il serra la jeune veuve sur son cœur, et, sans lui dire une parole, posa ses lèvres sur son épaule nue.