Cette année, l’on a mis à la porte complétement ou en partie R. Lehmann, Chasseriau, Champmartin, Galimard, Alexandre Hesse, Gigoux, Corot, Odier, Guignet, Boissard, Vidal, Penguilly-L’Haridon, Desgoffe, Haffner, Oscar Gué, Beaume, Pingret, et bien d’autres dont nous ne citons pas les noms, de peur de donner à notre article l’air d’un martyrologe. Les sculpteurs n’ont pas été mieux traités; ils comptent parmi leurs blessés Ottin, Dantan, Gayrard, Mène, Elschoet, Maindron.
On ne fera croire à personne que les ouvrages envoyés par ces artistes recommandables sous tant de rapports, et parfaitement connus du public, n’étaient pas dignes d’être mis sous les yeux.
Sans parler des artistes refusés, il manque au salon beaucoup de maîtres. M. Ingres, qui prend les louanges les plus vives pour des critiques, ne veut pas affronter le grand jour du Louvre; Delaroche n’expose plus; Ary Scheffer, Gleyre, Schnetz, Amaury Duval, Decamps, Cabat, Aligny, Jules Dupré, Meissonier, se sont abstenus. Eh bien! malgré toutes ces absences, volontaires ou forcées, la jeune école française a dans les veines un sang si vivace et d’une pourpre si riche que les vides ne se sentent pas. — Uno avulso, non deficit alter; les élèves tiennent dignement la place des maîtres, et, franchement, il ne serait peut-être pas prudent à ceux-ci de rester trop longtemps éloignés de l’arène; ils pourraient, en y rentrant au bout d’un intervalle, trouver des jouteurs aussi habiles qu’eux à manier le ceste, et d’une vigueur plus juvénile.
Cette exposition, dénuée de l’attrait de la plupart des noms illustres, n’en est pas moins intéressante pour cela. La critique, moins distraite par les célébrités, aura le loisir de s’occuper de talents modestes et de mettre en lumière quelques nouvelles individualités.
Le tableau qui attire invinciblement le premier les regards, c’est l’Orgie romaine de M. Couture, œuvre capitale par l’importance du sujet, la grandeur de la toile, et le mérite de l’exécution.
Sans contestation possible, l’Orgie romaine est le morceau le plus remarquable du Salon de 1847. Depuis longtemps la critique n’avait eu à signaler un début si significatif. — Nous disons début, bien que M. Couture ait déjà exposé l’Amour de l’or et quelques autres toiles qui promettaient un peintre; mais la distance franchie entre ces ouvrages et celui qui nous occupe est si grande, qu’on peut dire que M. Couture se pose pour la première fois devant le public.
Avant toutes choses, dans ce temps de travail à bàtons rompus et de gaspillage intellectuel, il faut savoir gré au jeune artiste du courage avec lequel il s’est enfermé et cloîtré dans son œuvre pendant quatre années, résistant aux tentations des besognes faciles et lucratives, et, ce qui est plus malaisé, à l’entraînement des flatteries dont on entoure les réputations naissantes. Il s’est tenu à l’écart, travaillant selon son cœur, ne reculant devant aucun sacrifice, excepté celui de son originalité, pour amener son tableau à bien. Le plus plein succès a couronné ses efforts. Sa toile immense rayonne à la plus belle place du salon carré, et recouvre les Noces de Cana de Paul Véronèse. Cette fois, l’on ne s’en plaindra pas trop.
Deux vers de Juvénal ont servi de texte à M. Couture:
......... Sævior armis
Luxurla incubuit victumque ulciscitur orbem.
Qu’ils aient été le point de départ de sa composition, ou bien qu’ils soient venus, après coup, expliquer et comme illuminer d’une pensée philosophique des groupes déjà disposés sur la toile, c’est ce qui importe peu. Ils font à l’orgie romaine une préface heureuse, et lui donnent un sens plus profond.
La scène se passe dans une vaste salle soutenue par des colonnes d’ordre corinthien, qui se détachent sur le ciel pâle du matin, qu’on aperçoit au fond, à travers les interstices de l’architecture; des statues, aux physionomies sévères, aux attitudes solennelles, représentant les grands Romains des époques glorieuses, assistent, témoins impassibles, du haut de leur piédestal, aux débauches de leurs descendants dégénérés; on dirait qu’un éclair d’indignation brille dans leurs yeux blancs, et qu’un sarcasme de marbre crispe leurs lèvres sculptées. Cette rangée de spectateurs à l’éloquence muette est d’une invention poétique, et, chose rare, tout à fait dans les moyens de la peinture, peu apte à rendre des subtilités. Un des plus ivres de la bande grimpe sur le socle d’une des statues, et, comme pour dérider la gravité de ces pâles fantômes, porte aux lèvres du Paul-Émile ou du Brutus sa coupe pleine de vin; moyen ingénieux qui relie les Romains de marbre aux Romains de chair, les aïeux aux petits-fils, et précise l’insulte faite à ces nobles images par l’orgie qui se vautre à leurs pieds.
Un lit de repos couvert d’étoffes précieuses et des plus riches nuances supporte, suivant l’usage antique, plusieurs groupes de convives plus ou moins abattus par la débauche; car le moment choisi par le peintre est celui où le plaisir devient une fatigue et l’orgie une lutte, la période où la langue s’épaissit, où le sommeil pèse invinciblement sur les yeux, où les joues se martèlent, où la nature révoltée se refuse à de nouveaux excès, et se cabre comme un cheval à qui un maître insensé veut faire franchir un précipice.
Ils sont là couchés la tête basse, les bras pendants, les muscles dénoués, inertes et somnolents, vaincus par le vice, eux dont les ancêtres ont vaincu le monde. Le vin et les courtisanes ont été plus forts que les barbares: ces fronts que ne pouvaient faire plier les casques d’airain aux cimiers monstrueux penchent sous le poids des couronnes de fleurs; les coupes échappent à ces mains tremblantes qui autrefois se serraient si énergiques autour du pommeau des épées. Un jeune débauché encore peu aguerri à ces luttes s’est hissé sur le socle d’une statue, et rumine la malsaine mélancolie de l’ivresse dans la solitude qu’il s’est créée au milieu du tumulte. Plus loin, des esclaves emportent par les bras et les pieds, comme un corps mort, un naufragé de l’orgie qui a trop compté sur la puissance de son estomac; une femme à moitié nue étire ses bras et cambre son torse dans une espèce de bâillement nerveux qui fait craquer ses membres robustes, mais lassés par les fatigues de cette nuit orageuse. Ce mouvement de satiété et d’ennui est rendu avec une audace superbe et une trivialité magistrale, dignes des plus grands éloges.
Tous ne sont pas dominés à ce point. L’orgie comme la guerre a ses héros. Il est des natures de marbre que rien ne fatigue ni ne souille, à qui la débauche laisse leur fraîcheur et qui se relèvent de leur couche impure aussi reposées que la vierge qui, l’aube venue, hasarde son pied rose hors de son chaste petit lit.
Au milieu de la toile, au centre du thalamus, le coude appuyé sur le genou d’un homme richement vêtu et qui semble l’amphitryon de la fête, une grande femme, qu’on pourrait prendre pour la personnification de Rome, s’allonge nonchalamment dans une pose qui rappelle les sculptures du Parthénon. Son beau corps, à l’exception des bras et de la poitrine, est couvert d’une de ces draperies blanches à petits plis ondoyants et fripés, que Phidias fait moutonner comme une écume autour de ses figures.
Elle est tranquille et sereine au milieu du déchaînement général; deux rivières de cheveux bruns coulent en ondes crépelées le long de ses tempes; ses yeux baignés d’ombre s’épanouissent comme deux fleurs noires dans la pâleur mate de son visage, qu’échauffe aux pommettes une imperceptible vapeur rose. Toute sa beauté a quelque chose de nocturne, de voluptueux et de puissant. Quels baisers pourraient rougir cette chair de marbre, quels bras ployer ces flancs inassouvis? Ah! tout l’amour, tout l’or et tout le sang du monde ne viendraient pas à bout de la rassasier, cette belle au regard de sphinx, à la poitrine de statue, cette calme Messaline qui laisse pendre paresseusement son bras cerclé d’un serpent d’or, et sa main aux doigts étoilés de bagues.
Quel rêve d’impossible passe en ce moment sous ce front marmoréen? à quelle volupté irréalisable songe-t-elle après cette nuit aux fureurs orgiaques? Nul ne peut le savoir et n’oserait l’écrire s’il le savait.
Aux pieds de cette figure, point central de la composition, un jeune homme attire vers lui une belle fille aux chairs satinées, à la chevelure blonde comme le miel, qui se renverse en arrière avec un mouvement de molle résistance; de jeunes folles s’élancent après la couronne que leur tient haute un jeune convive à la grâce efféminée; des lèvres se cherchent et se joignent dans les demi-teintes du second plan; de gros hommes à faces de Vitellius s’épanouissent sous leurs couronnes de lierre et de tilleul, vermeils, illuminés, dans toute la gloire de leurs joues bouffies et de leurs mentons à triples cascades, tandis que d’autres plus jeunes, une peau de panthère jetée sur un coin de l’épaule, chantent Io Pœan! en soulevant leur patère.
Dans le coin, à droite, se tiennent adossés aux colonnes deux personnages d’aspect rébarbatif et sévère, habillés modestement, un philosophe stoïcien sans doute, et un poëte satirique, Juvénal, si vous le voulez, venus là pour observer et pour moraliser, car ils ont l’air de juges et non d’acteurs dans la saturnale qui se déroule devant eux.
Deux amphores sculptées, l’une renversée et l’autre debout, qu’enroulent des guirlandes de fleurs d’une fraîcheur admirable, garnissent les vides du premier plan, amusent les regards par leur éclat harmonieux et les invitent à pénétrer dans la toile.
Nous avons tâché, autant qu’il est en nous et que les mots le permettent, de donner une idée de la composition de M. Couture avant de passer à l’appréciation des qualités et des défauts qu’elle renferme; soin inutile sans doute pour les lecteurs de Paris, mais dont nous sauront gré ceux qui, plus éloignés, n’ont pu voir cette grande page.
La localité générale du tableau de M. Couture est grise, mais d’un beau gris argenté, perlé, qui boit la lumière et la garde, d’un gris de Paul Véronèse, qui se dore, s’azure ou s’empourpre avec une égale facilité ; coloriste, au gré des gens qui veulent des bleus tout vifs, des rouges tout crus, M. Couture ne l’est pas; mais si une gamme de tons habilement soutenue, si le rapport des nuances entre elles peuvent gagner ce titre, il appartient à l’auteur de l’Orgie romaine. Toutefois, en fait de couleurs, il nous a paru avoir plus d’harmonie encore que de mélodie: c’est clair, léger, agréable à la vue; point de trous ni de taches, la perspective aérienne est parfaitement gardée; il semble que l’on pourrait entrer dans la toile et aller s’asseoir sur le triclinium à côté de cette belle femme au regard mystérieux. L’architecture, admirablement traitée, ajoute beaucoup à l’illusion. Plusieurs figures ont un relief singulier, et se détachent complètement du fond.
Ce qui constitue l’originalité de ce tableau, c’est le mélange de vérité et de recherche du style. — Le talent de M. Couture est naturellement trivial: qu’on ne donne à ce mot aucune mauvaise signification, trivial à la façon de Rembrandt, d’André del Sarte, de Jordaëns, de l’Espagnolet et de tous les maîtres plus curieux du vrai que du beau, du réel que de l’idéal; son génie, et c’est là sa force, est essentiellement moderne; cependant il a fait, comme il en avait le droit, son rêve romain; il a étudié les statues, les bas-reliefs, les plâtres, et revêtu de son exécution vivace et flamboyante des silhouettes souvent antiques, académiques parfois. Le contraste de ce dessin et de cette couleur forme un contraste piquant; tout cela est peint avec une fougue et un entrain que ne dépasseraient pas les plus chaudes esquisses. La touche est d’une sûreté magistrale et d’un aplomb étonnant; ici la toile est à peine couverte, là elle disparaît sous de vigoureux empâtements; un morceau du plus grand fini avoisine une portion martelée par une brosse furieuse; c’est un mélange de choses suaves et brutales, de rusticités et de délicatesses, qui ne contrarient en rien l’harmonie générale; car, vu à quelques pas, le tableau semble fait tout de la même palette.
Nous avons fait d’abord la part des beautés. Elle est grande, car nous sommes plus sensible à une qualité qu’à dix défauts. Un critique plus frappé des taches que des rayons aurait à faire plus d’une remarque sur le tableau de M. Couture. — Il rappelle, dans son ordonnance, la Cléopâtre essayant des poisons de Gigoux, œuvre remarquable à plusieurs titres. On peut alléguer, pour excuse, que la disposition du triclinium amène naturellement cette ressemblance. On aurait aussi le droit de demander au jeune peintre pourquoi il a oublié une chose assez importante dans une orgie, la table et les mets; à l’exception des deux grands vases de pierre, plus aptes à contenir des fleurs que du vin, il n’y a dans cette vaste toile, peuplée de gens ivres, ni amphores, ni vases, ni aiguières, ni plats d’or ou d’argent, ni chair, ni poisson, ni fruits, ni pain, ni gâteaux, rien de ce qu’il faut pour banqueter à la manière antique ou moderne. Véronèse approvisionnait mieux ses festius que cela. — Aussi a-t-on dit, en riant, que c’était une orgie de peintre, et qu’on s’y nourrissait de beaux tons.
Nous reprocherons en outre à M. Couture d’avoir une tendance à fouetter de rouge les coudes, les genoux, les talons et les mains de ses figures; ces martelages roses sur les gris nacrés des chairs, dont ils réveillent trop brusquement la froideur, malgré leur coquetterie apparente, ôtent de l’élégance et de la distinction aux figures. — D’ailleurs, les débauchés et les voluptueuses ont les chairs blanches et les mains pâles. Ces teintes vermeilles indiquent l’innocence, la virginité, la jeunesse dans sa fleur; la vertu a les bras rouges, c’est un diagnostic bien connu, et M. Couture n’a pas eu l’intention de représenter des sages et des vestales. Ces nuances vermillonnées ont de plus le désavantage d’indiquer un pays froid. Dans les climats chauds, une seule teinte mate revêt les corps des pieds à la tête: il est vrai que la lumière qui baigne les personnages de M. Couture semble tomber plutôt du ciel gris du nord que de la coupole de saphir du midi; ce qui n’empêche pas son tableau d’être une fort belle chose et d’éteindre toutes les toiles qui l’environnent.
Avec ses qualités et ses défauts, M. Couture est parvenu à une chose bien difficile aujourd’hui, à produire une vive impression sur les artistes et sur le public. Homme du monde ou rapin, nul ne passe indifférent devant l’Orgie romaine, et ceux mêmes qui la voudraient plus antique lui reconnaissent un mérite hors ligne et un grand caractère.
Le jeune maître a gagné devant l’opinion publique la bataille décisive pour laquelle il avait appelé le ban et l’arrière-ban de ses forces.
Que le succès de l’Orgie romaine ne nous fasse pas oublier de dire que M. Couture a exposé deux magnifiques portraits: celui d’un homme, d’une singulière puissance de relief; et celui d’une femme drapée dans un châle, peinture pleine de réalité, de souplesse et de vie.
Le Sabbat des Juifs à Constantine, tableau refusé de M. Théo dore Chasseriau. — MM. Gérôme, — Horace Vernet, — Ziégler, — Laëmlein, — Hippolyte Flandrin.
Sans la niaise férocité du jury qui a refusé M. Théodore Chasseriau, il se serait établi une lutte bien intéressante entre l’Orgie romaine et son Sabbat des juifs à Constantine, toile de sept mètres, composition immense, de la plus audacieuse originalité, où le jeune peintre, encore tout doré du soleil d’Afrique, a renfermé une éblouissante vision d’Orient dans ce fin contour grec qu’il semble avoir emprunté aux artistes de Pompeï et d’Herculanum, et qui en faisait l’élève chéri du maître le plus sévère. Rien n’est à la fois plus barbare et plus pur, plus arrêté et plus flamboyant; on dirait un rêve peint; mais ce rêve si éclatant, si bigarré, si splendide, si plein de rayons de soleil et d’yeux de diamant, c’est la vérité, c’est la vie. Nous qui avons passé par cette rue dont les maisons s’étagent sur des escaliers renversés, qui pouvons saluer comme des connaissances ces belles têtes au vague sourire, au regard chargé de mystère, nous nous sommes cru transporté sur l’aile de l’oiseau-roc ou sur le tapis des quatre Fakardins dans le nid de vautours d’Achmet-Bey.
N’est-ce pas une honte et une infamie que quelques membres de l’Institut, dont les noms sont inconnus et les œuvres risibles, aient eu l’outrecuidance de rejeter un tableau de cette importance, qui, outre le mérite qu’il renferme, est le premier où l’Orient moderne soit représenté avec les proportions et le style de l’histoire? Est-il national de fermer les portes du Louvre à un ouvrage dont l’étrangeté même témoigne de notre gloire? En effet, ces figures chimériquement réelles, ces costumes fabuleusement vrais, ces maisons d’une exactitude invraisemblable, tout cela est devenu une ville française. Ces fantômes bariolés sont nos compatriotes. Le tableau ne fùt-il pas — ce qu’il est — de première force, cette idée de révéler à la France les physionomies de l’Afrique, de lui présenter, comme en un bouquet, les plus purs types de ces belles races qui nous sont maintenant soumises, ne valait-elle pas d’être prise en considération, et d’amener à l’indulgence les esprits timides ou retardataires qu’auraient pu alarmer la fierté du dessin et la fougue de l’exécution?
Est-ce qu’ils savent d’ailleurs ce qu’ils veulent, ces juges iniques ou absurdes, et souvent l’un et l’autre? N’ont-ils pas repoussé, l’année dernière, une Cléopâtre se faisant piquer par l’aspic, du même peintre, sujet classique s’il en fut, et traité avec une élévation de style, une correction de dessin, une fermeté de pinceau et une puissance de couleur admirables? Ce cadre, l’un des plus beaux de l’école moderne, semblait un carton de M. Ingres coloré par Titien.
Heureusement pour M. Chasseriau, sa belle chapelle de Sainte-Marie-l’Égyptienne, dans l’église de Saint-Merry, et ses gigantesques peintures murales au palais du quai d’Orsay, qui ne contiennent pas moins de deux cent trente figures, et qu’il vient d’ouvrir au public, cassent violemment l’arrêt du tribunal prévaricateur; les juges prévenus auront beau lui fermer le Louvre, personne ne croira que l’auteur de la Vénus Aphrodite, des Troyennes au bord de la mer, du Christ descendant du jardin des Olives, ne mérite pas un coin dans une exposition où M. Heim, l’un des juges, obtient un succès de fou-rire, par la peinture la plus grotesque qui ait jamais fait la grimace entre quatre morceaux de bois doré.
N’y a-t-il pas en outre une absurdité patente à ce qu’un jeune homme chargé, par la direction des Beaux-Arts, du travail le plus vaste de ce temps-ci, et à la plus belle place qui existe peut-être à Paris, soit jugé indigne d’appendre une toile sur la tenture verte, à côté de ces affreux portraits de bourgeois et de cucurbitacées pour lesquels le jury montre toujours la plus paternelle indulgence?
On dit qu’effrayés des clameurs qu’ils soulèvent et de la réprobation publique dont ils sont poursuivis, ces inquisiteurs de l’art, ces faiseurs d’exécutions secrètes, qui ont, pour noyer les jeunes réputations, un canal Orfano sous un pont des Soupirs, ont pris, à la fin, leur triste besogne en aversion; à leur chevet d’assassins se dressent, la nuit, les spectres des tableaux tués par eux, et, comme le meurtre d’une pensée est tout aussi grave que celui d’un corps, et qu’il vaut tout autant prendre la vie à quelqu’un que lui prendre la gloire, ils sont en proie à des insomnies amères et à des remords cuisants; ils vont, à ce que l’on assure, adresser une pétition au roi pour le supplier de les débarrasser de ces fonctions d’exécuteurs des basses œuvres. S’ils se repentent, à tout péché miséricorde...
Puisque nous sommes malheureusement privé du plaisir de rendre compte du Sabbat des juifs à Constantine, félicitons-nous de ce que le jury ait laissé passer, par distraction apparemment, un charmant tableau plein de finesse et d’originalité d’un jeune homme dont nous entendons parler pour la première fois, et dont c’est le début si nous ne nous trompons: nous voulons dire les Jeunes Grecs faisant battre des coqs, de M. Gérôme.
Ce sujet, tout vulgaire en apparence, a pris sous le fin crayon et le pinceau délicat de M. Gérôme une élégance rare et une distinction exquise; ce n’est pas, comme on pourrait le croire, au choix du thème adopté par l’artiste, une toile de petite dimension, comme cela est habituel pour de semblables fantaisies. Les figures sont de grandeur naturelle, et traitées d’une façon tout historique.
Il faut beaucoup de talent et de ressources pour élever une scène si épisodique au rang d’une composition noble, et que ne désavouerait aucun maître.
Au pied du socle d’une fontaine tarie où s’adosse un sphinx de marbre au profil écorné, et qu’entourent les végétations des pays chauds, arbousiers, myrtes, lauriers-roses, dont les feuilles métalliques se découpent sur l’azur tranquille de la mer, séparée de l’azur du ciel par la crête violâtre d’un promontoire, sont groupés deux adolescents, une vierge et un éphèbe, qui font battre les courageux oiseaux de Mars.
La jeune fille s’accoude sur la cage, qui a contenu les belliqueux volatiles, dans une pose pleine de grâce et d’élégance. ’Ses mains effilées et pures s’entre-croisent et s’arrangent heureusement; un de ses bras presse légèrement sa gorge naissante, et le torse prend cette ligne serpentine si cherchée par les anciens; la cuisse, vue en raccourci, est dessinée savamment; la tête, coiffée avec un goût exquis d’une couronne de cheveux blond-cendré, dont les tons fins et doux tranchent à peine sur la peau, a une mignonnerie enfantine, une suavité virginale; les yeux baissés, la bouche entr’ouverte par un sourire de victoire, car son coq paraît avoir l’avantage, la jeune fille suit la lutte avec cette attention distraite d’un parieur sûr de son fait.
Rien n’est plus joli que cette figure couverte seulement d’un bout de draperie blanche et jaune que retient sur le glissant du contour un léger cordon de pourpre; cet assemblage de tons très-doux et très harmonieux fait valoir la blancheur dorée du corps de la jeune Grecque.