Ouverture.
Nous n’avons aujourd’hui ni Lambert, ni Molière, ni M. Ingres, ni M. Delacroix, ni M. Decamps, ni M. Diaz, ni M. Coulure, ni M. Trayon, ni Mlle Rosa Bonheur, ni M. Riesener, ni M. Jules Dupré, ni M. Paul Huet, ni M. Heim, ni M. Barye, ni quelques autres noms célèbres qu’il m’est permis d’oublier, puisqu’ils ne se montrent plus. Mille raisons diverses ont engagé ou forcé des artistes éminents à se tenir à l’écart et à rester hors du concours. Les uns se reposent de leurs travaux et de leurs années; les autres décorent nos édifices publics, et leurs ouvrages sont des immeubles. M. Delacroix, qui vient d’entrer à l’Institut comme Henri IV dans son Paris, est malade: il n’a pas même pu assister aux délibérations du jury. M. Riesener est malade aussi depuis la décision du jury. Deux ou trois peintres brillants boudent la critique et ne veulent plus livrer leurs tableaux à la discussion des hommes. Les expositions lucratives de la rue Laffitte et les succès de l’hôtel Drouot nous ont privés de plusieurs toiles qu’on aimerait à voir aux Champs-Élysées. La mort a pris sa part; elle a eu ses expositions, qui font tort à la nôtre. Roqueplan, Chassériau, Delaroche, viennent d’obtenir leur dernier succès, qu’ils n’ont pas vu. Ziégler, David, Rude, Simart|, Gayrard, soldats morts entre deux batailles, n’enverront plus rien au Salon.
Et cependant le monde marche! Et si vous voulez bien me suivre où je vous conduis, je me fais fort de vous prouver que le progrès ne s’arrête pas au seuil des Beaux-Arts. Les amateurs que l’été a laissés à Paris assisteront à un spectacle intéressant. Des lutteurs que nous avions crus fatigués reviennent, frais et dispos, remplacer ceux qui se reposent. De grands talents, gâtés par des défauts qui semblaient incorrigibles, se sont dépouillés de leurs imperfections et de leurs ridicules, comme d’un masque de carnaval. Des jeunes gens pleins de hardiesse et de confiance, souriant au premier rayon de leur gloire naissante, réclament les places que la mort a laissées vides, et succèdent aux maîtres qui ne sont plus.
Mais, si nous voulons être justes envers nous-mêmes, commençons par oublier l’Exposition universelle, et déposons au vestiaire nos souvenirs de 1855.
En ce temps-là, la France avait convoqué l’arrière-ban de ses chefs-d’œuvre pour étaler aux yeux de l’univers un demi-siècle de travail et de gloire. Le palais des Beaux-Arts ressemblait à un château où l’on a convié cérémonieusement des hôtes illustres. Nous y traitions les hauts seigneurs de l’école allemande, les gros bonnets de la Flandre et les barons élégants de la peinture anglaise. En pareille occasion, le châtelain n’épargne rien pour éblouir ses invités, au risque de les humilier un peu. On découvre les vieux lampas et les meubles héréditaires qui dormaient sous la housse; on vide les armoires; on étale les cristaux précieux, les services de Sèvres et les grandes pièces d’orfèvrerie. On va chercher au fond du vivier les poissons les plus énormes; on extrait du caveau réservé les vins les plus respectables.
L’hiver est venu, les visiteurs sont partis, nous sommes chez nous et entre nous. On a étendu une housse sur la Vénus Anadyomène, et la Barque du Dante est remisée au Luxembourg. Nous dînons dans la porcelaine neuve; nous mangeons nos truites de deux ans et nous buvons le vin de l’année. Mais n’ayez pas peur: la maison est bonne. Les plus difficiles se contenteraient de notre ordinaire, et le vin du cru est généreux.
Suivant la coutume établie depuis un siècle, nos artistes ont envoyé plus d’ouvrages que le Salon n’en a reçu. Il est de toute justice qu’on ne s’installe pas dans une maison sans l’agrément du propriétaire. Le jury chargé d’admettre ou d’exclure, et de remplir les fonctions de maître des cérémonies, se compose des membres de l’Institut. L’Institut jouissait de ce privilége il y a dix ans. Entre 1848 et 1857, il l’a partagé avec un certain nombre de connaisseurs et de critiques, et cette association n’a pas exercé sur nos progrès une influence sensible. L’Institut est dépositaire des traditions de l’art sérieux. C’est à lui qu’il appartient de réagir contre le mauvais goût du public et les fantaisies déraisonnables des artistes. La mode, qui gouverne tout, sans excepter l’opinion des critiques, ne trouve aucune prise sur des hommes nourris de l’antique et familiers avec les maîtres. Leurs talents sont de diverse mesure, mais ils n’ont qu’une mesure pour juger le talent d’autrui.
Je me souviens du temps où l’iniquité du jury passait en proverbe, et où le dernier barbouilleur de toile se croyait victime de la jalousie de l’Institut. Ces doléances bruyantes ont été pendant plusieurs années une des formes de l’opposition: nous ne les entendons plus aujourd’hui. Le jury de 1857 ne peut être accusé que de bienveillance et d’indulgence. Il a commencé par ouvrir la porte à deux battants pour faire entrer les bonnes choses. Après quoi, considérant que les chefs-d’œuvre sont rares, et qu’il ne faut décourager personne, il a laissé passage aux œuvres médiocres. Peut-être a-t-il refusé quelques tableaux d’une originalité dangereuse, où des défauts énormes se cachaient derrière des qualités brillantes. Enfin, je ne sais quel jour on a oublié de tourner la clef dans la serrure, mais il s’est glissé çà et là quelques tableaux furtifs qui serviront à rehausser le mérite de leurs voisins.
Tous les ouvrages admis au Salon reçoivent la même lumière, et le soleil y luit pour tout le monde à travers des vitraux dépolis. La seule inégalité à laquelle on n’ait pu porter remède, c’est que certains tableaux sont plus près de terre, et certains autres plus près du ciel. Tout serait pour le mieux si l’indulgence du jury n’avait reçu quelques ouvrages de plus que les salles n’en peuvent contenir. Cet excédant s’est répandu dans les galeries latérales.
Un large escalier, décoré de bustes et de statues, conduit le public à dix salons carrés, disposés en enfilade, comme l’appartement d’un château. Le salon d’honneur, où l’on entre d’abord, renferme, outre les œuvres capitales, un certain nombre de grandes toiles où le public s’arrête par curiosité. Les portraits de l’Empereur et de l’Impératrice, la guerre de Crimée, le Congrès de Paris, les scènes de l’inondation, sont les premiers objets qui frappent les yeux des visiteurs. Il était facile de prévoir que notre gloire et nos malheurs tiendraient une grande place dans l’exposition de peinture, et il ne fallait pas être prophète pour prédire une inondation de batailles et une bataille d’inondations. Au milieu des souvenirs de la Crimée, en face du maréchal Pélissier, une intention pieuse a placé la statue de Saint-Arnaud.
A droite et à gauche du salon carré, les salles se suivent et se ressemblent, au moins pour le premier coup d’œil. C’est une chose que les jeunes gens eux-mêmes peuvent avoir remarquée; lorsqu’on entre dans une exposition de peinture, on se demande si l’on n’y est pas déjà venu. Les portraits qui se détachent çà et là sont aussi indistincts et aussi confus que les têtes mélangées qu’on voit dans une foule. Les paysages, les batailles, les intérieurs se fondent ensemble; le regard nage dans une pâte de couleurs qui n’a rien de nouveau, et où l’attention ne s’accroche à rien.
Peu à peu la lumière se fait, le regard se pose. On commence à petits pas un voyage d’exploration tout parsemé d’heureuses découvertes. On retrouve les maîtres qu’on aimait; on mesure ce qu’ils ont gagné ou perdu. On se refroidit un peu pour celui-ci; on se réconcilie avec celui-là ; on lui sait gré de ses progrès comme d’une concession qu’il nous aurait faite. On rencontre aussi de nouvelles connaissances qu’on épouse sans hésiter, à la vie, à la mort. En présence de certains tableaux, on se rejette en arrière, comme si l’on avait mis la main dans l’encre; on revient à certains autres pour déguster le dessin, pour savourer le coloris, avec une volupté douce et friande.
Enfin, après quelques jours de cet exercice mêlé de plaisirs et de peines, on rentre au logis, on s’assied, on ferme les yeux, et l’on regarde en soi-même. On a l’esprit tout échantillonné de tableaux, comme un grand mur de l’exposition. On refait pour soi la besogne du jury; on ne garde devant les yeux que ce qui est bien, et l’on passe l’éponge sur le reste, car la critique n’est pas une croisade contre les maladroits, mais la recherche sévère du beau dans les arts. Alors seulement on peut embrasser d’un seul regard toute une époque, la comparer aux précédentes, et lui assigner son rang dans l’histoire. On peut calculer la distance qui nous sépare des grands siècles, observer le mouvement qui nous entraîne, soit en avant, soit en arrière, et classer les artistes contemporains suivant le coup d’épaule que chacun d’eux donne au progrès.
J’essayerai de dire à combien de lieues nous sommes de Raphaël et de Titien, comme les astronomes ont mesuré l’espace qui s’étend entre la terre et le soleil. Je rechercherai parmi les artistes vivants ceux qui ont une part, petite ou grande, dans l’héritage des maîtres. Je ne dirai rien de ceux qui n’ont rien: la pauvreté n’est pas un vice.
Les critiques ont pris l’habitude de ranger les peintres de tout talent dans deux catégories: on est coloriste ou dessinateur. J’ai remarqué depuis longtemps que tous les maîtres anciens étaient l’un et l’autre, et que la plupart des peintres modernes ne sont ni l’un ni l’autre. Je tenterai donc une autre classification, qui s’appliquera à la statuaire aussi bien qu’à la peinture.
Je n’ose pas espérer de contenter tout le monde, mais je serai plus que content si je gagne mon procès devant les artistes sérieux.
Le soleil éclaire le beau et le laid; il sème indifféremment les splendeurs de sa lumière sur la Vénus de Milo qui est au Louvre et sur la maman Pomone que M. Gatteaux a plantée dans un bosquet des Tuileries. Entre les guenilles d’un chiffonnier et le manteau d’hermine d’un roi, le Dieu à l’arc d’argent fait peu de différence.
Tout ce qui s’étale sous le soleil est du domaine de la peinture; mais tous les peintres ne sont pas des dieux. Mettez-en quatre devant une figure nue ou habillée, sous un beau rayon de soleil. L’un remarquera la quantité et la qualité de la lumière réfléchie par le modèle; le second sera médiocrement frappé de la couleur, mais il attachera son attention aux masses d’ombre et de lumière qui dessinent les formes de l’objet; un troisième, plus complet et mieux doué, saisira d’un seul coup d’œil la forme, la couleur, le mouvement, et le caractère de la figure que vous lui avez montrée; le quatrième, excellent homme d’ailleurs, et à qui je ne veux aucun mal, s’écarquillera les yeux et ne verra pas grand’chose.
Le premier est coloriste par tempérament, le second est du bois dont on fait les dessinateurs; le plus complet appartient à la famille des maîtres; le dernier pourra devenir un peintre et obtenir des commandes, si ses parents l’ont mis dans un bon atelier, au lieu de lui faire apprendre les mathématiques.
Certains critiques à système vous représenteront le dessin et la couleur comme deux puissances égales et rivales, qui se disputent l’empire de la peinture, de même qu’Osiris et Typhon, Arimane et Oromaze, le mal et le bien, se disputaient autrefois l’empire du monde. Cette théorie manichéenne est en contradiction avec tous les faits connus; elle donne à la couleur cent fois plus d’importance quelle n’en peut avoir. La couleur est la joie des yeux, le charme des prunelles; mais le dessin est tout. Le dessin est le corps même de toutes les œuvres d’art, en peinture, en statuaire et en architecture; la couleur est un agrément particulier à la peinture, un charme qui relève le mérite du beau dessin. Le dessin, sans couleur, existe par lui-même; j’en prends à témoin la gravure, la lithographie et la photographie. Essayez de vous représenter la couleur veuve du dessin!
Le dessin d’un objet, c’est sa forme qui ne change pas. La couleur varie à tout instant, au gré des nuages qui traversent le ciel, au caprice de tout ce qui passe en jetant un reflet. Elle est, suivant l’expression de Platon, dans un perpétuel devenir.
Chez l’artiste, le dessin est la science, et, pour ainsi dire, la possession de la nature. C’est le fruit du travail, du temps et de l’expérience: il n’y a point de dessinateurs à vingt ans, mais j’ai connu des coloristes au collége. C’est une affaire d’instinct. Les coloristes trouvent la couleur comme les nègres du Brésil trouvent les diamants de cent carats, ou comme certains animaux, sans aucune étude préalable et en vertu d’un tempérament heureux, déterrent les truffes.
Si vous m’accordez que, dans la nature visible, la couleur est un accessoire de la forme, et que, dans l’Art, le dessin existe par lui-même, indépendamment du coloris, vous conviendrez sans difficulté qu’il est aussi absurde de diviser les peintres en dessinateurs et en coloristes, que de diviser les hommes en philosophes et en joueurs de quilles.
La couleur est donc un luxe, mais un luxe admirable, que presque tous les maîtres se sont donné. Le dessin, est l’essence de l’art, la condition sine quâ non de la peinture. Je dénie formellement la qualité de peintre à l’homme qui ne dessine pas. Quant aux coloristes purs, s’il s’en rencontre, ils prendront rang à la droite des teinturiers.
Mais le dessin est un mot sur lequel on ne s’entend guère: permettez-moi de le définir et de l’expliquer.
Le dessin est l’art de simuler le relief sur une surface plane par des lumières et des ombres. Ce n’est pas, comme on le pense au collége et en quelques autres lieux, l’art de tracer un contour avec la pointe d’un clou.
Lorsqu’un écolier vient passer le dimanche dans sa famille, et qu’il apporte, dans un rouleau de papier gris, un joli petit âne dessiné au trait, les bons parents se rassemblent autour de ce chef-d’œuvre plein de promesses. On l’étudie de près; on reconnaît que le contour est bien celui d’un âne, que les jambes sont à leur place, que les oreilles ont la longueur voulue, et qu’il faudrait être aveugle-né pour prétendre que l’enfant n’a pas réussi à faire un âne. Le père jette un regard de satisfaction sur son héritier, et dit en se frottant les mains: Il a du goût pour le dessin; nous le mettrons artiste.
Car enfin, il reste bien peu de chose à faire du moment où le petit sait dessiner un trait. L’année prochaine, il apprendra à faire des hachures et à noircir agréablement l’espace enfermé dans ce contour. Un an plus tard sa tante lui fera présent d’une boîte d’aquarelle, et il peindra en gris-perle le pauvre animal qui n’en peut mais. Enfin, on le retirera du collége au moment où il pourrait y apprendre quelqué chose, et on le conduira dans un atelier pour faire de l’huile.
Menez-le chez M. Ingres, ou chez M. Delacroix, ou chez un des vingt artistes français qui savent dessiner. Le premier soin du maître sera de lui faire désapprendre son âne. Ensuite on emploiera la dixième partie d’un siècle à lui inculquer la vraie théorie du dessin.
Un homme vient à nous sur une grande route. Dès l’instant où il apparaît, fût-il à deux cents pas, nous saisissons l’aspect général et les lignes principales de son corps. C’est un promeneur indolent qui s’avance à petits pas, les bras ballants, ou un coureur emporté comme une feuille au vent du nord, ou, un portefaix écrasé sous son fardeau comme Atlas sous le poids du monde. Laissez-le venir plus près, et regardez toujours. Son corps est dessiné d’un côté par une masse d’ombre, de l’autre par une masse de lumière. S’il approche jusqu’à dix pas, les masses d’ombre et de lumière qui dessinent sa figure nous donnent une idée générale de sa personne. Cinq pas de plus, et nous entrons dans le détail. Certains méplats qui nous avaient échappé complètent la première idée que nous avions conçue. Et maintenant, si nous le regardons jusque sous le nez, nous pourrons compter les poils de sa moustache, dont la masse nous avait frappés d’abord.
Voilà comment dessine la nature. Elle nous montre d’abord le mouvement et l’aspect général d’une figure vivante. Elle indique ensuite par des masses. d’ombre et de lumière les formes principales du corps. Enfin elle nous fait voir par le menu les dernières particularités des objets et les moindres détails des moindres choses.
Tous les maîtres dessinent d’après nature, avec un respect religieux. Chez les grands artistes de l’Italie, quand le modèle avait jeté ses guenilles pour monter sur la table de l’atelier, le maître, avant de prendre ses pinceaux, se découvrait pieusement devant le corps qu’il allait peindre. Ce qu’il saluait, ce n’était ni Thomas l’Ours, ni Seveau, ni Mme Hercule; c’était la divine nature, dans un de ses plus beaux ouvrages.
Non-seulement les maîtres dessinent d’après la nature, mais ils dessinent comme elle: ils lui empruntent ses procédés; ils descendent, comme elle, de l’ensemble au détail, du général au particulier. Je vous ai montré cet homme qui s’avançait vers nous sur une grande route. Priez un grand dessinateur de nous faire son portrait. Du plus loin qu’il apercevra le modèle, il ébauchera par quelques lignes hardies l’aspect général de son corps. M. Ingres disait à ses élèves: «Lorsqu’un couvreur tombe d’un toit, profitez du moment où il est encore en l’air pour prendre votre crayon et dessiner les quatre lignes.» A mesure que le modèle approche, les masses se dessinent, le portrait avance. Arrêtez l’homme à moitié chemin, le portrait ne sera qu’ébauché, mais c’est déjà un portrait. Donnez au peintre le temps d’achever son ouvrage, le portrait ne change pas; l’ensemble est trouvé, les détails n’y gâtent rien. On vous peindra, si vous le désirez, tous les poils de la barbe, et le grain de la peau, et le reflet d’une fenêtre dans la prunelle de l’œil. Du moment où l’on a saisi et rendu les masses, le dessin peut être impunément peu ou beaucoup fini: c’est un vrai dessin. Mais il est plus facile de disserter sur les masses que de les peindre. Il y avait en Grèce une ville appelée Corinthe: on en parlait beaucoup, mais tout le monde n’y arrivait pas.
Lorsqu’il s’agit de peindre, non pas un portrait isolé, mais une réunion d’hommes, une assemblée, une foule, une bataille, la nature, avant de nous montrer les individus, nous fait voir des masses d’hommes. La foule se modèle exactement comme une figure isolée; elle a des traits généraux, une physionomie qui se dessine par des ombres et des lumières. Est-ce un paysage qui se déroule sous nos yeux, vous apercevez avant tout certaines grandes lignes qui sont les mouvements du pays, comme les bras étendus et la jambe levée sont les mouvements d’un homme. Une vallée entrevue par la portière d’un wagon peut s’ébaucher en quatre lignes, comme le couvreur qui tombe d’un toit. Si le train s’arrête, si vous descendez de voiture pour examiner les choses plus à loisir, vous verrez le terrain se modeler par masses d’ombre et de lumière.
Libre à vous d’entrer plus avant dans le détail des choses. Approchez de la foule au point de distinguer les traits des personnages. Établissez-vous dans le paysage assez longtemps pour compter les arbres de la forêt et les feuilles des arbres. Je n’y vois pas de mal, si toutefois vous vous souvenez de subordonner les détails à l’ensemble, si vous travaillez comme la nature qui nous montre la foule avant l’individu, la forêt avant l’arbre, l’arbre avant la feuille. Un beau dessin poussé jusqu’aux derniers détails est une œuvre parfaite: arrêté à mi-chemin, c’est déjà une belle ébauche. Léonard conduit le dessin aussi loin qu’il peut aller; Rubens s’arrête quelquefois en route; il n’en est pas moins grand dessinateur, parce qu’il saisit le mouvement et les masses. Un portrait exécuté à dix pas du modèle, péchera sans doute par l’omission de certains détails; ce n’est pas à dire qu’il sera un mauvais portrait. M. Delacroix ne prend pas toujours le temps d’arrêter les contours de ses figures. Au milieu de ses tableaux les plus faits, il laisse des parties d’ébauche qui font hurler tous les ignorants; M. Delacroix n’en est pas moins, comme Rubens, un grand dessinateur.
Le public appelle bien dessiné tout ce qui lui semble fini. Mais, bonnes gens, ce n’est pas la fin qui fait les dessins remarquables; c’est le commencement. J’ai rencontré sur le quai Voltaire une gravure anglaise représentant une revue d’infanterie. Il y a là dix ou douze mille hommes: on pourrait les compter. L’artiste, qui se piquait de dessiner correctement, n’a omis ni un pompon, ni une aiguillette, ni un bouton de guêtre. Les soldats du troisième plan sont équipés aussi scrupuleusement que ceux du premier, et le capitaine d’habillement y retrouverait son compte. Voilà ce qui s’appelle un dessin fini. Par malheur, il n’est pas commencé. Chaque soldat dans le rang est indépendant de ses voisins, et les douze mille individus qui s’alignent à la file ne font pas une masse d’hommes. Chaque nez garde au milieu du visage une indépendance honorable; pour un oui ou pour un non, il pourrait se transporter ailleurs.
Les Anglais qui visitent le Louvre se font servir par le gardien un petit tableau de Gérard Dow connu sous le nom de la Femme hydropique. Ce Gérard Dow est le peintre qui a fini le plus de tableaux et qui en a le moins commencé. Aucun homme ne fut plus habile à tracer le contour d’une petite tête, nul n’a compté plus exactement les cils qui bordent une paupière, nul n’a su comme lui encadrer une fenêtre dans la prunelle d’un œil. Lorsqu’il dessine une larme sur une joue, il n’oublie pas qu’une goutte d’eau, si microscopique qu’elle puisse être, possède en propre une ombre et un reflet. Quel dessinateur! Pas du tout; sa place n’est pas dans le catalogue des artistes, mais dans le calendrier des saints. La patience est une vertu, le génie est un don. Gérard Dow est un héros de la force du stylite Siméon; il a gagné le ciel, et rien de plus. La précision avec laquelle il exécute un morceau de nature morte lui donne un faux air de Van Ostade; son incapacité à saisir l’ensemble et le mouvement d’une figure le met dans le voisinage d’Hornung.
Les masses sont dans l’art du dessin ce que les idées générales sont en littérature. Il n’y a de livres bien faits que ceux où tout se rattache à une idée générale. Le discours de Bossuet sur l’histoire universelle est massé comme la Cène de Léonard de Vinci, ou comme un paysage de Poussin. Le Télémaque est dessiné par masses comme une Sainte Famille de Raphaël; il est aussi fini dans les derniers détails.
Tout va par masses dans la statuaire. La beauté de l’exécution, le serré du travail, la perfection des morceaux est subordonnée à la construction des masses. Les Grecs nous ont laissé une myriade de terres cuites et de petits bronzes ébauchés qui sont à cent lieues des marbres de Canova et de Bosio: à cent lieues au-dessous pour le poli des détails. à cent lieues au-dessus par la largeur de la conception et le sentiment des masses. De nos jours, M. Etex a fait un groupe admirable, dessiné comme la plupart des tableaux de M. Delacroix, par masses.
Les grands partis sont en architecture ce que les masses sont dans la peinture et la statuaire, ce que les idées générales sont en littérature. Si l’église Saint-Pierre de Rome est un des chefs-d’œuvre de l’art, ce n’est ni par le fini de l’exécution, ni par le bon goût des détails, mais par la grandenr du plan et la majesté souveraine des masses.
Je pourrais aller plus loin et démontrer que nos oreilles, comme notre esprit et nos yeux, ont besoin de relier leurs perceptions à certains ensembles qui sont, pour ainsi parler, des masses musicales; mais j’en ai dit assez long si vous m’avez compris, et je reviens au dessin.
Un artiste nourri de bonnes études arrive en peu d’années à saisir les aspects généraux de la nature et à ébaucher largement un portrait ou un tableau. Mais on en compte bien peu qui soient capables de finir un tableau sans gâter leur ébauche, et de diviser les masses sans les effacer. Cependant on n’est un grand dessinateur qu’à ce prix.
Le talent du dessinateur, si grand qu’il soit, n’arrivera jamais à égaler le modèle, et l’art à son plus haut degré de perfection sera toujours le très-humble valet de la nature. Il y avait plus de beauté dans les nains difformes de Charles V que dans le plus admirable portrait de Vélasquez.
Les maîtres le savaient bien; et quoiqu’on n’eût jamais prononcé devant eux le mot barbare de réalisme, ils s’escrimaient à transporter sur leur toile tout ce qu’ils pouvaient prendre à la réalité. Ils ne songeaient ni à refaire ni à corriger la nature, mais à l’imiter de leur mieux. Si vous pouviez placer devant un même modèle Raphaël et Holbein, Titien et Vélasquez, Rubens et Léonard Vinci, ils feraient six portraits différents; mais pourquoi? Ce n’est pas parce que chacun d’eux ajouterait quelque chose à la beauté du modèle; c’est parce que chacun n’en pourrait saisir qu’un côté. L’un prendrait la force et l’autre la grâce; l’un exprimerait la santé, l’autre l’intelligence; car il y a de tout dans l’homme, et dans le modèle le plus incomplet on trouve encore de quoi choisir.
Ce qu’on appelle le style chez les dessinateurs, c’est leur aptitude à saisir tel ou tel côté de la nature. Ce n’est pas le don de transformer les objets, c’est la faculté de s’en approprier une part, et de les exposer aux yeux de la foule sous l’aspect que l’artiste a le mieux compris. Le style n’est donc pas un don d’en haut, un privilége des artistes de génie. Et la preuve, c’est que M. Grosclaude a un style à lui, ni plus ni moins que M. Ingres. Le choix systématique d’une seule qualité de la nature, une préférence marquée pour un certain côté pris dans les objets, et non dans la fantaisie de l’homme, voilà le style. C’est cette assimilation préférée qui marque en bien ou en mal l’originalité des artistes et qui est le sceau de leur talent ou de leur ignorance. Une figure où il ne manquerait rien du modèle, un paysage où les arbres se réfléchiraient comme dans un miroir, ne seraient pas ce qu’on appelle des œuvres de style, et le connaisseur le plus expérimenté ne pourrait inscrire au bas que le nom de la nature. Les œuvres sans défaut de la Grèce antique ne portent aucun nom d’auteur, car il est impossible d’y reconnaître l’originalité, c’est-à-dire l’imperfection d’un homme.
Je rassemblerai dans une même catégorie les peintres et les statuaires qui, les yeux tournés vers la nature, suivent la tradition de ces grands dessinateurs qu’on appelle les maîtres. La liste ne sera pas longue.
Raphaël et Titien, comme Racine et Shakspeare, ont serré la nature d’aussi près qu’ils ont pu: chacun d’eux a transporté dans ses ouvrages une somme énorme de réalité ; aucun d’eux ne s’est avisé d’écrire sur un drapeau sale le mot barbare de réalisme.
Raphaël, ce prince des dessinateurs, a saisi ce qu’il y a de plus important et de plus réel dans la nature visible: la forme. Titien, né sous un autre ciel et avec d’autres yeux, a jeté sur un dessin parfait les trésors d’une palette aussi riche que l’Orient des vieilles fables. Racine a dessiné ses personnages comme les portraits de Raphaël, ou plutôt comme les marbres de Phidias. Phèdre, Monime, Roxane, pâles figures, aussi belles et aussi incolores que les antiques du Louvre, ont traversé deux siècles, et en traverseront mille sans rien perdre de leur réalité. On admirera toujours en elles le fond immuable de la nature humaine que les temps, les lieux, les circonstances colorent diversement sans jamais l’altérer. Elles ne sont ni grecques ni françaises, ni anciennes ni modernes: elles sont femmes, et à ce titre elles intéresseront les lecteurs de tous les temps. Les personnages de Shakspeare ont le même fond, avec quelque couleur de plus. Othello et Hamlet, Shylock et Falstaff sont avant tout des hommes, mais en outre ils sont tels hommes. L’artiste a mis l’individualité par-dessus la nature humaine, comme Titien jetait la couleur sur son dessin. Il brode plus richement que Racine, et ses grandes tapisseries ont infiniment plus d’éclat; mais le canevas qu’il emploie est le même. C’est un grand dessinateur qui, par surcroît, s’est trouvé coloriste.
Descendons cinq ou six cents degrés de l’échelle des talents, et relisons ensemble les Scènes populaires de M. Henri Monnier. Tel, qui ne trouve aucune réalité dans les tragédies de Racine, proclamera hautement que M. Henri Monnier a pris la nature sur le fait. D’où vient cela, je vous prie? C’est qu’il n’est pas plus facile au vulgaire de démêler la nature humaine à travers les actions des hommes, que de percevoir nettement les formes des objets. M. Henri Monnier, homme d’esprit et doué d’une certaine finesse d’observation, a pris ce qu’il a pu de la réalité, sans toutefois écrire sur son chapeau le nom de réaliste. Il a représenté des portiers, comme Racine et Shakspeare ont représenté des hommes. Ses héros ont bien le costume, le geste et le langage de leur emploi. Si vous vous arrêtez à la surface, vous serez satisfait de l’ouvrage; ainsi fait le gros du public. Gardez-vous de fouiller plus avant; ce serait peine perdue. Vous ne trouveriez pas cette éternelle et immuable nature humaine que les grands artistes savent représenter partout, même sous l’écorce des portiers.
Je ne doute pas que M. Henri Monnier n’eût préféré faire mieux, s’il l’avait pu. Ce réaliste sans prétention s’était mis bravement à la poursuite de la nature: il l’a saisie par un côté, comme l’enfant qui court après un lézard et qui l’attrape par la queue.
Mais que penseriez-vous du bambin présomptueux à qui la queue du lézard est restée dans la main, et qui va dire en colportant son trophée: «Voici le lézard réel et véritable! personne ne l’avait trouvé avant moi. Ceux qui vous ont fait voir des lézards complets, avec la tête, le corps et les pattes, ont abusé de votre bonne foi; il n’y a de réel dans le lézard que ce tronçon de queue!» Telle est pourtant la doctrine qu’un certain nombre d’esprits peu cultivés ont arborée de notre vivant.
Excusez-moi d’appliquer le nom de doctrine à une infirmité morale, une épidémie, une épizootie qui s’est abattue sur l’art et sur la littérature. Le réalisme est si peu une doctrine, que toutes les fois que ses inventeurs ont entrepris d’ânonner une exposition de principes ou une simple définition du mot, ils se sont arrêtés tout court. J’ai toujours eu l’intention de leur venir en aide.
Le réalisme de 1857 est une coalition de ceux qui ne savent ni dessiner ni écrire pour nier l’orthographe et le dessin. Voilà le mot défini, si je ne me trompe. Quant aux principes, nous y viendrons plus tard. Jusqu’à ce jour, le réalisme ne s’est point propagé par enseignement, mais par enrôlements volontaires. «Soyez réalistes!» disent les chefs. —«Nous le sommes!» répondent les écoliers. Et l’on s’en va bras-dessus, bras dessous, sans savoir où, chantant des chansons réalistes, et écrasant sous le talon des sabots tous les chefs-d’œuvre anciens et modernes. Est-ce à dire qu’il n’y ait aucun talent dans ce petit bataillon de la Moselle? Je ne vais pas si loin, et je pense quelle succès de certains réalistes s’explique par d’autres raisons que par le scandale et le bruit. Les paysans de nos campagnes frappent sur un chaudron pour attirer les essaims d’abeilles; il faut quelque chose de plus pour attirer et retenir l’attention des hommes. Je citerai avec plaisir des peintres et des écrivains réalistes qui possèdent à un degré éminent des qualités secondaires. On peut dire d’excellentes choses dans un livre mal écrit; on peut peindre divinement une toile mal dessinée. Ce n’est pas une raison pour jeter des pierres à ceux qui savent écrire ou dessiner.
Voici comment le drapeau du réalisme s’est levé sur le monde. Il y a huit ans, en 1849, un jeune peintre robuste et bien nourri saisit la nature par un côté, casse la queue du lézard. Il trouve le moyen de transporter sur la toile la solidité des corps visibles. Habile à manipuler les ingrédients de la peinture, solide dans son talent plutôt que brillant et fougueux, il se voue à la représentation des solides. Malheureusement il s’enivre de cette heureuse découverte que tous les maîtres avaient faite avant lui. Il prend la queue du lézard pour l’animal entier, et se persuade qu’il n’a plus rien à apprendre. Du moment où personne ne peut lui contester le titre de peintre, il tient en médiocre estime le nom de dessinateur. De tous les objets qui s’offrent à lui dans la nature, il choisit les plus propres à faire valoir son talent. Que craint-il? Sa brosse est impeccable et sa pâte excellente. Il n’est rien de si dur qu’il ne soit capable de peindre. Il a tâté la nature, et il sait qu’elle n’est pas plus ferme que sa couleur. Plein de cette idée qui s’accorde à merveille avec son tempérament et son éducation première, il monte sur les toits et crie à l’univers entier: Il n’y a ici-bas que la matière, et la matière n’a qu’une propriété, c’est d’être solide à casser un marteau. Tout ce qui cède, tout ce qui plie, tout ce qui ondule, tout ce qui chatoie, tout ce qui brille par l’élégance, la grâce et la souplesse appartient au pays des rêves. Quand vous voudrez savoir si une chose est réelle, prenez un briquet et frappez dessus!
Suivant cette théorie, les tas de cailloux qu’on écrase sur les routes sont plus réels que les marbres du Parthénon; un maçon est plus réel que Phidias, une servante d’auberge qu’une duchesse du faubourg, un sabot qu’un soulier, une casquette de loutre qu’un chapeau de Panama, un rosbiff qu’un gâteau de Savoie: boire et manger sont des actions réelles; aimer, penser, souffrir, des chimères
Ne vous moquez pas trop tôt: il y a du bon là-dessous. Premièrement, tout homme qui a la prétention d’être réaliste ne copie ni les anciens ni les contemporains; il s’adresse directement à la nature. En second lieu, si peu qu’on prenne de la réalité, on n’est pas tout à fait un pauvre: mieux vaux tenir à deux mains la queue d’un lézard que de se promener les mains vides. Enfin, l’étude des procédés matériels de la peinture a été si souvent négligée, que l’artiste qui cherche à bien peindre est un homme de bon exemple.
La sottise consiste à prendre la partie pour le tout et l’accessoire pour le principal; à tâter la nature au lieu de la regarder; à nier ce qu’on ne voit pas, à mépriser ce qu’on ne comprend pas, et à croire que le monde a six pieds de long parce qu’on est myope.
Toute école qui se fonde cherche à recruter quelques patrons parmi les maîtres anciens. Les réalistes, au contraire, affichent la prétention de n’avoir pas d’ancêtres. Le fait est qu’ils n’en ont pas de connus. Jordaens, Ribeira, Téniers, Holbein ont copié la nature jusque dans ses grossièretés. Les verrues ne leur faisaient pas peur, et ils ne croyaient pas qu’un portrait fût déshonoré par la cicatrice des écrouelles. Mais, entre ces illustres amants de la réalité et nos soi-disant réalistes, il y a le dessin.
Cependant je suppose qu’il s’est rencontré dans tous les temps des artistes incomplets qui, sans savoir dessiner, ont saisi quelque côté de la nature. Nous en avons un grand nombre aujourd’hui qui se promènent dans tous les sens, une queue de lézard à la main. Tous ne s’affublent pas du nom de réalistes, mais tous étudient la nature dans la limite de leurs moyens. L’un trouve la solidité, l’autre le coloris; celui-ci excelle à rendre la fraîcheur, celui-là l’opulence plantureuse des paysages. Leur commun caractère est une bonne facture et un mauvais dessin. Il en est parmi eux de tellement habiles que s’ils savaient dessiner ils seraient grands.
Où iront-ils? Quelle sera la récompense de leur travail et l’avenir de leur talent? Leurs œuvres sont-elles destinées à vivre ou à mourir? Auront-elles au bout de cent ans une place dans les musées? Les graveurs du siècle prochain prendront-ils la peine de les reproduire?
Il y a telle qualité qui n’est appréciée que des artistes et que le public admire par contre-coup. Telle autre plaît aujourd’hui, et l’on s’en lasse demain. La mode est aux paysages frais; sous le règne de M. Decamps on ne voulait que des murs écaillés par la sécheresse. Les intérieurs de mansarde ont succédé aux scènes de la vie gothique, et les Rigolettes de 1843 ont fait bien du tort aux châtelaines de 1824. Les châtelaines avaient détrôné les Romains de 1812, qui avaient expulsé les bergers de 1780. Nous nous sommes pris d’enthousiasme pour et contre les coloristes. La peinture d’histoire, après avoir régné en souveraine, a laissé le champ libre à la peinture de genre. Tout est soumis à la mode, excepté ce qui est éternellement beau; je veux dire le dessin. On accepte ceci, on rejette cela: le dessin n’est pas plus sujet à contestation que la nature elle-même: il s’impose. La Femme hydropique de Gérard Dow est arrivée chez nous en trois bateaux. On avait pris soin de la sceller dans plusieurs boîtes, comme le corps d’un souverain qu’on porte à Saint-Denis; elle finira peut-être dans un grenier. Je ne crains pas un pareil accident pour la Famille de Van Ostade.
Et je conclus qu’il faut prendre le lézard par la tête, et qu’un artiste, fût-il aussi solide que M. Courbet, aussi recherché que M. Meissonnier, aussi suave que M. Daubigny, aussi nerveux que M. Cordier, doit s’appliquer à l’art du dessin pour mettre en sûreté sa gloire.
Mais gardez-vous du joli dessin comme de la peste. La nature n’a pas de plus mortels ennemis que ceux qui ont la prétention de l’embellir.
Il s’en trouve dans tous les arts, et surtout dans la peinture et la statuaire. La grande majorité de nos artistes se propose non pas de représenter ce qui est, mais de le raccommoder. L’école idéaliste a donné et donne encore des exemples d’autant plus dangereux qu’ils ont plus d’éclat, de charme et de séduction. Elle a des complices partout, dans le passé et dans le présent, parmi les hommes de génie qui mènent l’humanité, et parmi le vulgaire ignorant qui se laisse mener par les yeux comme un cheval par la longe. Elle a une théorie éloquente et spécieuse, un système tout fait et bien fait. Permettez-moi de l’exposer avant de le combattre, et ne craignez pas que j’imite l’artifice de ces rhéteurs qui placent des sottises dans la bouche de leurs adversaires pour se donner beau jeu à les réfuter. La parole est aux partisans de l’idéal.
«La nature, disent-ils, n’est point parfaite, et dans le monde que nous habitons, les plus belles choses pèchent par quelque endroit. Refaites le voyage de Dumont d’Urville, passez en revue tous les pays et tous les peuples de la terre; je me porte garant que vous ne rencontrerez ni un corps sans défaut, ni un paysage sans tache. Il y a de beaux modèles dans les ateliers de nos sculpteurs; il n’y en a pas un qui soit une statue toute faite. On rencontre en Italie des coins de terre où toutes les splendeurs de la nature sont ramassées comme à dessein; mais n’espérez pas y trouver des paysages tout faits.
«Je suppose que l’industrie photographique, qui a fait de si grands pas en si peu d’années, parvienne finalement à son but. Elle transportera sur la toile les hommes, les arbres, les rochers tels qu’ils sont, avec toutes les couleurs que. le soleil laisse tomber de sa palette. Une mécanique ingénieuse nous fabriquera des tableaux pareils à la nature: le cadre seul sera changé. Nous pourrons emporter sous le bras, dans un miroir fidèle, l’image précise et colorée des hommes et des choses.
«Tout l’univers tombera en admiration et s’écriera que le secret de la peinture est enfin trouvé. Cette découverte sera l’orgueil de notre siècle, avec les machines à vapeur, l’éclairage au gaz et le télégraphe électrique. Mais cinq ou six mille personnes passeront devant les tableaux de fabrique avec une curiosité indifférente. La vue des plus beaux objets transportés mécaniquement sur la toile nous laissera froids. Nous sentirons au fond de l’âme quelque chose d’inassouvi, un besoin du mieux, une soif de perfection.
«Il faut une aptitude et une éducation particulières pour trouver à redire aux choses de la nature, pour regretter ce qui leur manque, pour désirer que toutes les beautés éparses autour de nous viennent se réunir et se fondre en un tout harmonieux. Un beau bras attaché à une épaule bossue, une belle tête sur un pauvre corps, une jambe bien faite au bas d’un torse difforme, nous causent un chagrin artistique, et nous reprochons à la nature d’avoir éparpillé des fragments de chefs-d’œuvre, lorsqu’il lui coûtait si peu de les réunir.
«Les Grecs, peuple artiste, expliquaient spirituellement l’imperfection dont il étaient choqués. Ils comparaient le monde à un édifice immense construit sur un plan magnifique par des maçons maladroits. Impossible de nier le génie de l’architecte; mais les ouvriers méritaient d’être battus. Platon disait aux statuaires de son temps: «Il y a quelque part, loin d’ici, dans un monde qui n’est pas le nôtre, une statue d’homme parfaite et sans défaut. Elle a servi de modèle aux ouvriers qui nous ont bâtis. Les malheureux! ont-ils gâché leur besogne! Nous sommes faits en dépit du sens commun. Alcibiade est un des mieux réussis, mais il y a bien à reprendre dans la beauté d’Alcibiade. Mes amis, c’est à vous de donner une leçon à ces artisans maladroits. Allez chercher au gymnase les hommes les moins mal faits; menez-les dans votre atelier; tâchez. de démêler, à travers les imperfections de leur corps, le type divin, Le modèle céleste d’après lequel nous devions être créés; et, quand vous l’aurez trouvé, empoignez la terre glaise: copiez la tête d’Alcibiade, le bras de Phèdre, le torse de Phédon, mais surtout regardez de temps en temps là-haut. C’est là-haut que Dieu a gardé le vrai modèle.»
«Il aurait pu, tandis qu’il y était, dire aux peintres d’Athènes: «Enfants, je sais une belle galerie de paysages que je voudrais bien vous montrer, mais je n’en ai ici que de mauvaises copies. Travaillez cependant. Voici un platane assez bien pris, sur la rive de l’Ilissus: il serait de toute beauté, sans cette grosse branche qui le gâte. L’eau transparente où nous baignons nos pieds nus n’est pas trop maladroite: je crois cependant qu’elle tombait de plus haut: il faudrait voir le modèle Ces lignes de montagnes font bien au fond du tableau; le Pentélique s’élève là-bas comme le fronton d’un temple, mais l’Hymette est trop rond; ce n’est pas ainsi que le grand artiste l’avait tourné. Prenez vos pinceaux, installez-vous en face de la copie, et refaites-moi l’original.»
«Les maîtres de tous les temps ont été platoniciens en ceci: ils ont reproduit la nature en cherchant à la faire plus belle. La représentation des formes constitue l’art du dessin. La refonte laborieuse des matériaux qui sont sous nos yeux, la recherche de la perfection, la lutte de l’artiste contre les défauts de la nature, l’aspiration vers des beautés complètes dont nous n’avons pas de modèles sur cette terre, voilà le style. Sans le dessin et sans le style, il n’y a ni grands peintres ni grands sculpteurs.»
J’ose espérer que mes adversaires ne m’accuseront pas de travestir leur doctrine et de mettre dans leur bouche un langage indigne d’eux. Je leur laisse la liberté de dire qu’il vaut mieux être dans le faux avec Platon que dans le vrai avec moi. J’ajouterai, sans qu’ils le demandent, que leur erreur s’appuie sur l’autorité d’un amateur illustre appelé Cicéron. Je ferai plus, je soutiendrai que les idéalistes ne se rendent pas justice lorsqu’ils prétendent que le gros du public n’est pas pour eux. Les ignorants de toutes les classes sont travaillés secrètement d’un certain amour du mieux, et les moins connaisseurs brûlent leur petit grain d’encens sur l’autel de l’idéal. La plus belle photographie, fût-elle coloriée par le soleil en personne, obtiendrait moins de succès en exposition publique que les peintures idéalisées de M. Dubufe et de M. Winterhalter.
Lorsqu’une jolie personne, tant femme d’esprit soit-elle, va poser pour son portrait chez un artiste en renom, elle ne manquera jamais de lui dire: «Monsieur le peintre, j’entends être représentée telle que je suis; je ne suis pas venue chez vous pour être flattée. D’ailleurs, je déteste les compliments qu’on fait en face, et un portrait flatté n’est pas autre chose. Cependant, si j’ai quelques traits passables, libre à vous d’insister là-dessus; si je suis laide par quelque côté, passez vite: je ne demande pas une caricature, mais un portrait ressemblant. Vous voyez que je ne suis pas régulièrement belle; mais on est assez indulgent pour m’accorder de la physionomie et de la distinction.»
«Femmes! femmes! femmes!» comme disait Figaro; vous nous faites accepter tout ce que vous voulez, la crinoline et la distinction. La distinction de qui? la distinction de quoi? Il existe dans presque tous les pays civilisés une classe distinguée des autres sous le nom d’aristocratie. Dans cette variété de l’espèce humaine, les femmes ont les mains petites et blanches, parce qu’elles ne travaillent pas et qu’elles portent des gants; le teint mat, parce qu’elles ne sortent point au soleil; l’air maladif et la figure allongée, parce qu’elles vont au bal pendant quatre mois d’hiver. Il suit de là que la distinction se compose d’un teint mat, d’un air maladif, d’une paire de mains pâles, d’une figure allongée. Les Vierges de Raphaël ne sont pas distinguées, et la Vénus de Milo manque de distinction!
J’ai connu un honnête homme de peintre qui gagnait quelque argent à vendre des portraits détestables. C’était tant pour la tête, et quelque chose de plus si l’on voulait des mains. La sœur de l’artiste avait des mains admirables; aussi les modèles ne posaient que pour la tête. Les mains étaient au service de tout le monde; on les prêtait à la bouchère, peut-être même au boucher. Comme si les mains, la tête et le corps ne formaient pas un tout indivisible! En attachant la main d’un homme au bras d’un autre, on crée un être aussi monstrueux que la bête d’Horace, dans les premiers vers de l’Epître aux Pisons.
Les partisans de la beauté à tout prix font une entreprise insensée, soit qu’ils essayent d’émonder la nature en raccourcissant un nez trop long, soit qu’ils veuillent la refaire de toutes pièces en greffant le nez d’Antinous sur le masque bosselé d’un satyre. Dessinez le portrait d’Antinoüs si vous êtes assez heureux pour rencontrer l’original, et peignez hardiment des magots si vous en avez à peindre. Rembrandt l’a fait, qui vous valait bien. Quoi! vous savez qu’à blanchir un nègre on perd son savon, et il faut encore vous apprendre qu’à redresser les bossus on perd sa peine! Tout est beau dans la nature. Hors de là, point de salut.
On a fait de jolis tours de force dans l’école idéaliste. Paul Delaroche était non-seulement un caractère honorable, mais un homme de grand talent. Il avait des idées, du savoir, de la main. Il composait vigoureusement un tableau; il était éminemment dramatique. Il serait l’égal de M. Ingres s’il avait su entrer dans l’intimité de la nature; s’il avait été capable de dessiner un doigt dans un portrait. Il a passé bien près de la perfection le jour où il a peint l’assassinat du duc de Guise; mais que de fois il s’est trompé ! la règle lui manquait.