Copyright © 2020 Frédéric Mistral (domaine public) Première édition : 1926

Édition : BoD – Books on Demand GmbH, 12/14 rond-point des Champs-Élysées, 75008 Paris.

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Norderstedt, Allemagne.

ISBN : 9782322246168

Dépôt légal : septembre 2020

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AVANT-PROPOS

Au cours de sa longue et lumineuse vie (1830-1914), Frédéric Mistral a fait éditer seulement ses grandes œuvres : Mireille (1859) Calendal (1867), Les Îles d’or, édition originale (1876), édition refondue (1889), Nerte (1884), La Reine Jeanne (1890), Le Poème du Rhône (1897), Les Olivades (1912). De 1880 à 1886, il donnait, en outre, par livraisons successives, son grand dictionnaire provençal français, Le Trésor du Félibrige. En 1906, il publiait ses Mémoires et Récits ; en 1910, une traduction de la Genèse en prose provençale. Enfin, à partir de 1896, il organisait à Arles le Museon Arlaten, sanctuaire des traditions provençales.

Les grands poèmes de Mistral sont universellement connus : outre la traduction française qu’il a placée lui-même en regard du texte provençal, dans les éditions publiées en France, on compte de nombreuses traductions en vers et en prose de Mireille, de Calendal, de Nerte, du Poème du Rhône. Rien que pour Mireille, on peut noter trois traductions en catalan, une en castillan, deux en italien, une en roumain, quatre en anglais, deux en allemand, deux en suédois, une en danois, une en polonais, une en russe, une en tchèque… Et la vogue de ce poème est telle qu’une édition critique en provençal, avec notes en français et glossaire provençal-français-allemand en a été publiée à Berlin, en 1900, par le professeur Koschwitz, à l’usage des universités.

Or, en même temps qu’il écrivait ses grands poèmes et qu’il élaborait le Trésor du Félibrige, dont Gaston Paris a dit que c’est l’un des dons les plus magnifiques que l’amour d’une langue et d’un pays ait fait à la science1 et que Camille Jullian met au-dessus du dictionnaire de Littré2, en même temps qu’il se donnait corps et âme à l’organisation de ce Museon Arlaten pour lequel, sans compter, il dépensa ses heures et sa fortune personnelle, Mistral semait à pleines mains d’innombrables pages de prose et quantité de poèmes lyriques qui n’ont pas été rassemblés et se trouvent encore éparpillés, sans traduction française, dans des revues et journaux provençaux, de tirage très restreint, introuvables aujourd’hui.

Recueillir la fleur de ces œuvres mistraliennes encore éparses, les éditer avec une traduction française en regard, leur adjoindre les pages et poèmes qui n’ont jamais été imprimés nulle part, telle est la tâche que s’est fixée Madame Frédéric Mistral, veuve du poète, tâche à laquelle elle nous a fait le grand et périlleux honneur de nous associer.

Ces œuvres éparses peuvent se ranger, d’une manière générale, en quatre grands groupes :

— Le premier comprenant les contes, les « cascarelettes » — facéties et gausseries propres au génie provençal —, les récits, fabliaux et propos divers qui, pendant plus d’un demi-siècle, ont, selon la devise du célèbre Almanach Provençal (Armana Prouvençau), « porté joie, soulas et passe-temps à tout le peuple du Midi »3.

— Le deuxième, réunissant les vers qui n’ont pas été recueillis dans Les Îles d’or et Les Olivades.

— Le troisième, les grands discours et les articles de doctrine.

— Le quatrième, enfin, les poésies et proses légères que Mistral nommait ensemble : Mi Rapugo (mes grapillons, mes glanes).

Nous commençons aujourd’hui la publication des œuvres du premier groupe sous le titre : Prose d’Almanach4.

On connaît peu Mistral prosateur. En lui le poète éclipse tout.

D’ailleurs, la renaissance provençale du XIXe siècle a été si soudainement éblouissante de poésie, qu’on s’est hâté d’affirmer, par esprit d’antithèse, que la langue des félibres ne convenait point à la prose. On a établi ce cliché, qu’en prose, le provençal n’est qu’une traduction, mot pour mot, du français, qu’il n’a point de syntaxe propre ; et qu’enfin, il est inapte à exprimer les idées générales.

Plus ou moins acceptables pour les auteurs médiocres, qui possèdent mal nos deux grands idiomes littéraires, ces assertions deviennent des erreurs prof ondes si on les applique aux bons écrivains provençaux. On voit bien, d’ailleurs, qu’elles reposent sur la parenté naturelle et évidente de syntaxe qui existe entre toutes les langues issues du latin ; mais cette parenté est aussi marquée, sinon davantage, entre l’italien et le provençal qu’entre le provençal et le français : dira-t-on pourtant que les syntaxes de ces trois langues sont identiques et superposables5 ?

Quant à l’impuissance du provençal à exprimer les idées générales, c’est un préjugé qui ne soutient pas l’examen. Il suffit de lire dans leur texte les discours et articles de Mistral pour reconnaître sans délai que son Vulgaire Illustre excelle au contraire, à vêtir les idées générales de formes nettes et originales, supérieurement appropriées, distinctes des formes correspondantes du français, plus riches quelles en général, plus variées.

La Prose d’Almanach de Mistral est une merveille de justesse et de pittoresque sobre ; elle saisit sur le vif le langage même du peuple, le magnifie, en illustre les idiotismes et les tournures propres. Le poète applique à la transcription du conte et de la « sornette », la méthode géniale qui lui sert à revivifier la chanson populaire : après qu’il les a maniés, contes et chansons deviennent des types essentiels, expriment de façon définitive les élans et les aspirations, les tristesses et les joies de l’âme populaire.

On sait comment, à l’âge de quinze ans, Mistral rencontra Roumanille à l’institution Dupuy d’Avignon. Dans ses Mémoires et Récits, ainsi que dans la préface de la première édition des Îles d’or, il nous a conté lui-même tout le détail de cette rencontre, et comment, après avoir entendu l’auteur des Sounjarello (Songeuses) et des Margarideto (Pâquerettes), il s’était écrié : « Voilà l’aube que mon âme attendait pour s’éveiller à la lumière ! »

Roumanille a vingt-sept ans, Mistral quinze ; et tous deux sont emplis d’une sorte de piété religieuse pour la langue de leurs mères ; ils l’aiment d’un immense amour attendri ; ils en recherchent les titres de noblesse historique, en découvrent avec ravissement les formes pures et légitimes, l’expurgent des barbarismes et des scories dont on la souille, la revêtent d’une orthographe à la fois traditionnelle, logique et simple.

Mistral a donc senti profondément, dès son adolescence, que la langue est la tradition primordiale d’un peuple, sa manifestation en quelque sorte physiologique, et il s’attache aussitôt à tout ce qui fait corps avec cette tradition essentielle : il entend sa langue gazouiller en chansons d’amour sur les lèvres des belles filles, illustrer joliment les dictons, les proverbes, les contes et fabliaux, vêtir de naïve magnificence les vieux Noëls et les cantiques des aïeux, égayer les semences et les moissons, déchaîner les farandoles, rire sur les berceaux, pleurer et prier sur les tombes. Il sait, à quinze ans, que cette langue est l’expression millénaire et inégalable des choses de la terre et du peuple de Provence. Et ces choses, il va les posséder à un degré prodigieux.

Dès l’enfance, il s’y passionne ardemment. On garde à Maillane un gros cahier d’écolier qu’il entama à cette époque et où il nota les chansons, les coutumes, les dictons, les légendes. Ce cahier brouillon, où les morceaux, plus ou moins fragmentaires, sont jetés successivement et au hasard, Mistral y est revenu toute sa vie, pour en corriger, compléter les versions, y noter les variantes de lieu à lieu, y adjoindre des renseignements divers. Et rien n’est touchant, à la fois, et instructif comme ces notes tracées à diverses époques, d’encre et d’écriture diverses, à côté du premier texte jauni par le temps, qui date de l’adolescence du poète.

À dix-huit ans, (en 1848) il achève son premier poème : Les Moissons, en quatre chants (qu’il n’a pas voulu publier de son vivant mais qui est déjà si riche de langue et de poésie), et il l’envoie à Roumanille avec une lettre où apparaît pittoresquement sa méthode : « …En entreprenant, écrit-il, cette œuvre de patience, mon dessein a été de traiter le sujet au sérieux, de copier les mœurs de nos provençaux telles quelles sont, de peindre les querelles, les jalousies, les amours, les farces, enfin toutes les scènes, que j’ai pu saisir au milieu des moissonneurs, en un mot de prendre la nature sur le fait. Aussi ne me suis-je épargné ni fatigues, ni démarches ; en dînant avec eux, j’ai étudié leurs repas, en liant leurs gerbes, j’ai ouï chanter la glaneuse6 ; en les suivant partout, pendant un mois, à l’ardeur du soleil, au travail, à l’ombre des saules, à la sieste, au tibanèu (tente), j’ai pu recueillir les quelques expressions qui ravivent un peu la pâle teinte de mes vers… »7

Il écrit ces lignes à dix-huit ans. Et cinquante-huit ans plus tard, parlant des moissonneurs, il nous dira dans ses Mémoires : « Voilà les gens, les braves enfants de la nature qui ont été mes modèles, mes maîtres en poésie. » C’est ainsi que Mistral arrive d’abord à tout connaître, en profondeur, dans son terroir. Puis cette connaissance inspirée s’étend de proche en proche à toutes les terres où sonne la langue d’oc. Et, servie par une excellente culture classique et un suprême bon sens, elle va permettre au poète des Moissons de se hausser, dans l’illumination de son génie, à Mireille et à Calendal, au Trésor du Félibrige et au Poème du Rhône. Œuvres capitales où palpitent, avec la légende et l’histoire de Provence, toute la tradition, toute la poésie d’une race.

Magnifiquement exaltées dans les grands poèmes mistraliens, les coutumes, les légendes, l’histoire de Provence forment aussi presque toute la trame des pages de Prose d’Almanach, que nous avons rassemblées.

Ces contes, ces récits, ces gausseries, Mistral les a entendus, enfant, aux lèvres de sa mère ; il les a suivis dans les veillées d’hiver du temps passé dont il nous donne un tableau saisissant dans ses Mémoires (ch. VIII). Il s’est toujours mêlé au peuple : « les anciens du terroir» l’ont vu hanter les sentiers de Maillane. Il marchait parfois à grands pas dans les allées de cyprès et d’aubépines, où il concevait, composait ses poèmes. On le suivait le long des valats où, enfant, il cueillait la fleur de glais. Au coin d’un champ, il s’arrêtait, écoutait clabauder la noria, causait avec les travailleurs de la terre, apprenait deux mille choses qui se transfiguraient en poésie dans son âme, et leur enseignait, en revanche, la plus merveilleuse philosophie du monde, faite de bonhomie souriante, de gentillesse, d’adaptation aux faits et au destin, de courage, de ténacité, d’énergie. Ah ! que ce grand poète dissipait par sa seule présence tous les brouillards de l’utopie ! Qu’on voyait clair quand il était là !

De cette philosophie mistralienne, on trouvera quelques leçons graves ou joyeuses dans les morceaux de prose d’almanach que nous publions. Non point leçons didactiques et solennelles, mais leçons de choses familières dont le sens se dégage de façon charmante ; facéties du Cascarelet, enseignements substantiels de Gui de Montpavon, sornettes de ma mère l’Oie, propos souriants qui sentent bon la moisson, la prairie et la vigne en fleur, oui, vraiment, en notre temps de malaise général, il doit jaillir de là des sources rafraîchissantes de « joie, soulas et passetemps » pour tout le peuple de France, aussi bien du Nord que du Midi. C’est pourquoi nous en présentons une version en français en regard du texte provençal.

Certes, rendre le goût du verbe mistralien dans une autre langue, fût-elle, comme l’est le français, la sœur du provençal, est une entreprise dont nous ne savons que trop la témérité. Notre propos plus modeste a été de serrer d’aussi près que possible le texte afin d’en faciliter l’intelligence directe aux lecteurs peu familiarisés avec la langue provençale.

Si nous avons pu, d’ailleurs, accomplir, vaille que vaille, notre tâche, nous le devons beaucoup à la sûre direction et aux conseils de madame Frédéric Mistral, à son inlassable obligeance. Elle nous a ouvert à deux battants les portes de lestùdi sacré, elle nous a confié les papiers inédits et les notes du poète, nous a communiqué de lui des souvenirs infiniment précieux, porteurs de belles leçons.

Qu’elle soit donc ici hautement remerciée. Et quelle nous permette de reporter une part de notre gratitude sur sa fidèle Marie Bonnefoy, Marie du poète, en qui règne d’une manière émouvante la mémoire du Maître ; et qui l’a fait si souvent revivre à nos yeux, dans ses récits imagés.

Pierre Devoluy


1 Gaston Paris, Penseurs et Poètes.

2 Camille Jullian, Discours de réception à l’Académie française.

3 L’Armana Prouvençau fut le premier organe du groupe des jeunes poètes provençaux qui fondèrent le Félibrige, le 21 mai 1854, au castelet de Font-Ségugne, non loin d’Avignon. Roumanille et Mistral en assurèrent très vite le succès. Le tirage en monta rapidement de 500 à 10 000 exemplaires, et, à partir de l’année 1860, cette publication, faite d’abord exclusivement« pour la Provence et le Comtat », pouvait s’adresser fièrement à «tout le peuple du Midi ». Roumanille et Mistral y partagèrent le pseudonyme de Cascarelet. Mistral usa d’ailleurs toute sa vie de nombreux pseudonymes dont les plus connus sont : le felibre calu, le felibre de Belle-Viste, le felibre du mas, Gui de Montpavon, Maître Franc, Michel Gai, le cuisinier Macari, Jean-Chaple- Venne, etc. L’Armana prouvençau demeure encore aujourd’hui la grande revue annuelle du Félibrige et paraît toujours chez Roumanille à Avignon.

4 Ce titre nous est fourni par Mistral lui-même dans la traduction française de ses Mémoires et Récits (ch. XIII). Mistral a, d’ailleurs, publié dans cet ouvrage un certain nombre de contes et cascarelettes dont voici les titres : Les Hantises de la nuit (ch. III) ; Les Notaires de Maillane (ch. VIII) ; Les trois beaux Moissonneurs (ch. IX) ; Jarjaye au Paradis, La Grenouille de Narbonne, La Montelaise, L’homme populaire, La Légende de saint Eloi (ch. XIII).

5 Voir à ce sujet, le lumineux Essai de syntaxe des parlers provençaux de Jules Ronjat. (Protat, Mâcon, 1913).

6 Dans Les Moissons, la glaneuse chante « La chanson de la Belle d’août » qui a été recueillie dans Les Îles d’Or.

7 Extrait d’une lettre de Mistral à Roumanille (1848), qu’a bien voulu nous communiquer Mme Thérèse Boissière, ancienne reine du Felibrige, fille de l’illustre auteur des Margarideto (Pâquerettes).

PREMIÈRE GERBE

L’homme juste

I

Un homme, une fois, eut un enfant et, ayant cet enfant, lui voulut pour parrain, un homme juste. Mais où le trouver ? Cherche… tu chercheras !

Il va rencontrer saint Pierre et saint Pierre lui dit :

— Que cherchez-vous tant, brave homme ?

— Je cherche un parrain pour mon petit.

— Si vous voulez que je vous le tienne, moi ?8

— C’est que, répond l’homme, je voudrais un homme juste.

— Vous ne pouvez pas mieux tomber, lui dit saint Pierre.

— Et qui êtes-vous, vous ?

— Je suis saint Pierre.

— Saint Pierre ? Qui portez les clefs ? Vous n’êtes pas juste ; pour quelques mauvais péchés de plus ou de moins, vous mettez les uns au paradis et les autres en enfer… Vous n’êtes pas l’homme que je veux. Adieu !

II

Et marche… tu marcheras ! Et cherche… tu chercheras ! Il rencontre le bon Dieu :

— Que cherchez-vous tant, brave homme ?

— Je cherche un parrain pour mon petit.

— Si vous voulez que je vous le tienne, lui fait le bon Dieu, je suis à votre service.

— C’est que, répond l’homme, je voudrais un homme juste.

— Vous ne pouvez pas mieux tomber.

— Et qui êtes-vous, vous ?

— Je suis le bon Dieu.

— Le bon Dieu !… Ah ! non, non, vous n’êtes pas le parrain que je cherche.

— Comment, misérable pécheur, tu trouves que je ne suis pas juste ?

— Vous, juste, seigneur Dieu ? Vous envoyez des riches, vous envoyez des pauvres ; vous faites des sages, vous faites des fous ; vous en créez de droits, vous en créez de boiteux ; à l’un, vous donnez la science, à l’autre l’ignorance ; à celui-ci, le bonheur, à celui-là le malheur… Non, vous n’êtes pas le parrain qu’il me faut.

III

Et marche… tu marcheras ! Et cherche… tu chercheras ! Il rencontre la Mort, et la Mort lui dit :

— Que cherchez-vous tant, brave homme ?

— Je cherche un parrain pour mon petit.

— Si vous me voulez, lui dit la Mort, je suis à votre service.

— C’est que, répond l’homme, je voudrais un homme juste.