L’aube du 1er novembre 1871 se levait pâle et glacée, blanchissant le faîte des toits. Une lueur livide et furtive glissait, comme au fond d’un puits, le long des murs humides de l’étroite cour de l’Hôtel des Folies.
Déjà montaient ces rumeurs confuses qui annoncent le réveil de Paris, dominées par le roulement sonore des voitures de laitiers, par le fracas des portes brutalement refermées, par le claquement clair des pas hâtifs sur le bitume des trottoirs.
Maxence avait ouvert sa fenêtre et s’y était accoudé mais bientôt il fut pris d’un frisson. Il referma la fenêtre, jeta du bois dans la cheminée, et s’allongea sur son fauteuil, présentant les pieds à la flamme.
C’était un événement énorme qui venait de tomber dans son existence, et autant qu’il était en lui, il s’efforçait d’en mesurer la portée et d’en calculer les conséquences dans l’avenir.
Il ne pouvait revenir du récit de cette fille étrange, de sa franchise hautaine à dérouler certaines phases de sa vie, de son effrayante impassibilité, de l’implacable mépris de l’humanité que trahissait chacune de ses paroles.
Où avait-elle appris cette dignité si simple et si noble, ce langage mesuré, cet admirable respect de soi qui lui avait permis de traverser les cloaques sans y recevoir une éclaboussure ?
Et encore sous l’impression de son attitude, de son accent et de son regard :
– Quelle femme ! murmurait-il.
Avant de la connaître, il l’aimait.
Maintenant, il était bouleversé par une de ses passions exclusives qui s’emparent de l’être entier.
Même, il se sentait déjà à ce point sous le charme, subjugué, dominé, fasciné, il comprenait si bien qu’il allait cesser de s’appartenir, que son libre arbitre lui échappait, que sa volonté serait entre les mains de Mlle Lucienne comme le bloc de cire entre les doigts du modeleur, il se voyait si bien à la discrétion d’une énergie supérieure à la sienne, que la peur le prenait presque.
– C’est mon avenir que je risque ! pensait-il.
Et il n’était pas de moyen terme.
Il lui fallait, ou fuir sur-le-champ, sans attendre le réveil de Mlle Lucienne, fuir sans détourner la tête... ou rester, et alors accepter tous les hasards d’une incurable passion pour une femme qui ne l’aimerait peut-être jamais...
Et il restait pantelant entre ces deux partis, comme un voyageur qui, tout à coup, verrait se bifurquer la route inconnue où il marche, et qui ne saurait laquelle prendre des deux voies ouvertes devant lui, sachant que l’une conduit au but et l’autre à un abîme.
Seulement, le voyageur, s’il se trompe et s’il le reconnaît, est toujours libre de rebrousser chemin.
L’homme, dans la vie, ne peut plus revenir à son point de départ. Chaque pas qu’il fait est définitif. S’il s’est trompé, s’il s’est engagé sur la route fatale, tant pis !...
– Ah ! n’importe ! s’écria Maxence. Il ne sera pas dit que, par lâcheté, j’aurai laissé s’envoler le bonheur qui passe à ma portée. Je reste...
Et aussitôt, il se mit à examiner ce que raisonnablement il était en droit d’attendre.
Car il ne se méprenait pas aux intentions de Mlle Lucienne.
En lui disant : « – Voulez-vous être amis ? » C’est bien cela qu’elle avait prétendu et voulu dire : uniquement amis.
– Et cependant, songeait Maxence, si je ne lui avais pas inspiré un intérêt réel, se serait-elle si entièrement confiée à moi ? Elle n’ignore pas que je l’aime, et elle sait trop la vie pour supposer que je cesserai de l’aimer lorsqu’elle m’aura permis une certaine intimité.
À cette idée, des bouffées d’espérance lui montaient au cerveau.
– Ma maîtresse, jamais, évidemment, se disait-il. Mais ma femme... pourquoi pas ?...
Mais presque aussitôt, le plus amer découragement s’emparait de lui. Il réfléchissait que Mlle Lucienne avait peut-être, à le choisir ainsi pour confident, quelque intérêt décisif qu’il ne soupçonnait pas. Et pourquoi non ?
Elle lui avait dit la vérité, il en était sûr, il l’eût juré.
Lui avait-elle dit toute la vérité ?
Assurément non, puisqu’elle lui avait tu les explications de l’officier de paix. Quelles étaient-elles ?
À se résigner au rôle que lui avait imposé Van-Klopen, qu’avait-elle gagné ? Était-elle plus avancée ? Avait-elle réussi à soulever un coin du voile qui recouvrait sa naissance ? Était-elle sur les traces de ses ennemis et avait-elle découvert le mobile de leur haine ?
– Ne serais-je, pensait Maxence, qu’un des pions de la partie qu’elle joue ? Qui me dit que si elle la gagne, elle ne me plantera pas là ?...
Peu à peu, malgré tout, le sommeil le gagnait, et lorsqu’il croyait calculer, déjà il dormait, en murmurant le nom de Lucienne.
Le grincement de sa porte qui s’ouvrait l’éveilla en sursaut.
Il se dressa sur ses jambes.
Mlle Lucienne entra.
– Comment ! lui dit-elle, vous ne vous êtes pas couché ?...
– Vous m’aviez recommandé de réfléchir, répondit-il, j’ai réfléchi...
Il consulta sa montre, elle marquait midi.
– Ce qui n’empêche, ajouta-t-il, que je me suis endormi sur mon fauteuil...
Tous les doutes qui l’assiégeaient au moment où le sommeil s’était emparé de lui, se représentaient à son esprit avec une douloureuse vivacité.
– Et non seulement j’ai dormi, reprit-il, mais j’ai rêvé.
La jeune fille arrêta sur lui ses grands yeux noirs, et gravement :
– Pouvez-vous me dire votre rêve ? interrogea-t-elle.
Il hésita. S’il eût eu une minute seulement de réflexion, peut-être n’eût-il pas parlé.
Mais il était pris à l’improviste.
– J’ai rêvé, répondit-il, que nous étions amis, dans l’acception la plus pure et la plus noble de ce mot. Intelligence, cœur, volonté, ce que je suis et ce que je puis, je mettais tout à vos pieds. Vous acceptiez le dévouement le plus entier qui fût jamais, le plus respectueux et le plus tendre. Oui, nous étions bien amis, et sur une espérance à peine entrevue, et jamais exprimée, je bâtissais tout un avenir de bonheur...
Il s’arrêta.
– Eh bien ? interrogea-t-elle.
– Eh bien ! au moment où je croyais toucher à la réalisation de mes espérances, il arrivait que tout à coup le mystère de votre naissance vous était révélé... Vous retrouviez une famille, noble, puissante, riche... Vous qui n’avez pas de nom, vous repreniez le nom illustre qu’on vous avait volé... Vos ennemis étaient écrasés, et tous vos droits vous étaient rendus... Ce n’était plus le huit ressorts de chez Brion qui s’arrêtait devant la porte de l’Hôtel des Folies, mais une voiture largement armoriée... Cette voiture, timbrée à vos armes, était la vôtre, et elle vous attendait pour vous conduire à votre hôtel du faubourg Saint-Germain ou à votre château patrimonial... Vous y preniez place...
Il s’interrompit encore.
– Et vous ? demanda la jeune fille.
Maxence maîtrisa un de ces spasmes nerveux qui se résolvent en larmes, et d’un air sombre :
– Moi, répondit-il, debout sur le bord du trottoir, j’attendais de vous un souvenir, un mot, un regard... Vous aviez oublié jusqu’à mon existence... Votre cocher enleva ses chevaux qui partirent au galop, et bientôt je vous perdis de vue... Et une voix alors, la voix inexorable de la réalité, me cria : « Tu ne la reverras jamais !... »
D’un mouvement superbe Mlle Lucienne s’était redressée.
– Ce n’est pas avec votre cœur, je l’espère, que vous me jugez, monsieur Maxence Favoral, prononça-t-elle.
Il trembla de l’avoir offensée, et vivement :
– Je vous en conjure... commença-t-il.
Mais elle poursuivait, d’une voix où vibrait toute son âme :
– Je ne suis pas de ceux qui lâchement renient leur passé. Le jour où l’officier de paix m’a tirée des prisons de Versailles, je lui ai dit que j’allais y rentrer, s’il ne me donnait pas sa parole de faire pour mon amie tout ce qu’il eût fait pour moi. Votre rêve ne se réalisera jamais, on ne voit de ces choses-là que dans les drames du boulevard. S’il se réalisait pourtant, si la voiture armoriée s’arrêtait à la porte, le compagnon des mauvais jours, l’ami qui pour payer ma dette m’a offert l’argent de son mois, y aurait une place à mes côtés...
C’était plus de bonheur que n’osait en rêver Maxence. Il eût voulu parler, inventer, pour traduire sa reconnaissance, des expressions nouvelles, de ces mots qui semblent manquer aux situations excessives. Mais il suffoquait, et, accumulées par tant d’émotions successives, les larmes montaient à ses yeux...
D’un mouvement passionné, il saisit la main de Mlle Lucienne, et, la portant à ses lèvres, il la couvrit de baisers...
Doucement, mais résolument elle se dégagea, et arrêtant sur lui son beau regard clair :
– Amis ! prononça-t-elle.
Il eût suffi de son accent pour dissiper, s’il en eût eu, les illusions présomptueuses de Maxence. Mais il n’avait pas d’illusions.
– Uniquement amis, répondit-il, jusqu’au jour où vous serez ma femme. Vous ne pouvez me défendre d’espérer. Vous n’aimez personne ?...
– Personne.
– Eh bien ! puisque nous allons marcher dans la vie, du même pas et la main dans la main, laissez-moi croire que nous trouverons l’amour à un détour de la route...
Elle ne répondit pas.
Et ainsi se trouva scellé entre eux un traité d’amitié auquel ils devaient rester si exactement fidèles, que jamais le mot d’amour ne monta jusqu’à leurs lèvres.
En apparence leur existence n’en fut pas modifiée.
Chaque matin, comme par le passé, dès sept heures, Mlle Lucienne se rendait chez M. Van-Klopen, et une heure plus tard, Maxence partait pour son bureau.
Le soir, ils se retrouvaient, et comme l’hiver était venu, ils passaient leur soirée sous la même lampe, au coin du feu.
Mais ce qu’il était aisé de prévoir arriva.
Nature indécise et faible, Maxence ne tarda pas à subir l’influence du caractère énergique et obstiné de la jeune fille. Elle lui infusa, en quelque sorte dans les veines, un sang plus généreux et plus chaud. Petit à petit, elle le pénétra de ses idées, et de sa volonté lui en fit une.
Il lui avait dit, en toute sincérité, son histoire, les misères de la maison paternelle, les rigueurs exagérées et la parcimonie de M. Favoral, la timidité soumise de sa mère, le caractère déterminé de Mlle Gilberte.
Il ne lui avait rien dissimulé de son passé, de ses erreurs ni de ses folies, s’accusant même de celles de ses actions dont le souvenir lui était le plus pénible, comme d’avoir, par exemple, abusé de l’affection de sa mère et de sa sœur, pour leur extorquer tout l’argent qu’elles gagnaient.
Il lui avait avoué, enfin, qu’il ne travaillait qu’à son corps défendant, contraint et forcé par la nécessité, qu’il n’était rien moins que riche, que, bien qu’il prît son repas du soir chez ses parents, ses appointements lui suffisaient à peine, et que même il avait des dettes.
Mais il espérait bien, ajoutait-il, qu’il n’en serait pas toujours ainsi, qu’il verrait le terme de tant de misères et de privations.
– Mon père a, pour le moins, cinquante mille livres de rentes, disait-il, tôt ou tard je serai riche.
Loin de sourire à Mlle Lucienne, cette perspective lui fit froncer le sourcil.
– Ah ! votre père est millionnaire ! interrompit-elle. Eh bien ! je m’explique comment, à vingt-cinq ans, après avoir refusé toutes les positions qui vous ont été offertes, vous n’avez pas de position. Vous comptiez sur votre père et non sur vous. Jugeant qu’il travaillait assez pour deux, vous vous êtes bravement croisé les bras, attendant que vous échoie la fortune qu’il amasse, que vous considérez comme vôtre, et dont il ne vous paraît que l’administrateur...
Cette morale devait sembler un peu roide à Maxence.
– Je pense, commença-t-il, que du moment où l’on est le fils d’une famille riche...
– On a le droit d’être inutile, n’est-ce pas ? acheva la jeune fille.
– Certainement non, mais...
– Il n’y a pas de mais qui tienne. Et la preuve que votre calcul a été mauvais, c’est qu’il vous a conduit là où vous êtes, et qu’il vous a enlevé votre libre arbitre et le droit de faire votre volonté. Se mettre à la discrétion d’un autre, cet autre fût-il un père, est toujours niais, et on est à la discrétion de celui dont on attend de l’argent qu’on n’a pas gagné. Croyez bien que votre père n’eût pas été si dur s’il eût été bien convaincu que vous ne sauriez pas vous passer de lui...
Il voulait discuter, elle l’arrêta.
– Vous faut-il la preuve que vous êtes à la merci de M. Favoral ? reprit-elle. Soit ! Vous avez parlé de m’épouser...
– Ah ! si vous vouliez !...
– Eh bien, allez donc en parler à votre père !...
– Je suppose...
– Vous ne supposez pas, vous êtes parfaitement sûr qu’il vous refuserait tout net et sans réplique son consentement...
– Je saurais m’en passer...
– Vous lui feriez des sommations respectueuses, voulez-vous dire, et vous passeriez outre. Je l’admets. Mais lui, savez-vous ce qu’il ferait ? il s’arrangerait de telle sorte que jamais vous n’auriez un centime de sa fortune...
Maxence n’avait jamais songé à cela.
– Donc, reprit gaiement la jeune fille, bien qu’il ne soit encore aucunement question de mariage, sachez vous assurer l’indépendance, c’est-à-dire de quoi vivre, et pour ce..., travaillons !...
C’est de ce moment que Mme Favoral put remarquer en son fils ce changement qui l’avait si fort étonnée.
Sous l’inspiration, sous l’impulsion de Mlle Lucienne, Maxence avait été soudainement pris d’une ardeur de travail et d’un désir de gagner dont jamais on ne l’eût cru capable.
Il n’arrivait plus trop tard à son bureau maintenant et n’avait plus à la fin de chaque mois des dix et quinze francs d’amende à payer.
Sitôt levée, tous les matins, Mlle Lucienne venait frapper à sa porte.
– Allons, debout ! lui criait-elle.
Et vite il sautait à bas de son lit, et il s’habillait pour pouvoir la saluer avant qu’elle ne partît.
Le soir, sitôt la dernière bouchée de son dîner avalée, il accourait se mettre à copier les rôles qu’il se procurait chez le successeur de Me Chapelain.
Et souvent il travaillait fort avant dans la nuit, pendant que, près de lui, Mlle Lucienne s’appliquait à quelque ouvrage de broderie où elle excellait, ouvrage bien rétribué, d’ailleurs, car la mode commençait à venir, pour les femmes, de ces vêtements brodés à la main, si élégants et si coûteux.
La jeune fille était le caissier de l’association, et elle apportait à l’administration du capital social une si habile et une si sévère économie, que Maxence eut bientôt achevé de désintéresser ses créanciers.
– Savez-vous, lui disait-elle, à la fin de décembre, qu’à nous deux, ce mois-ci, nous avons gagné plus de six cents francs !
Le dimanche, seulement, après une semaine dont pas une minute n’avait été perdue, ils se permettaient quelques distractions.
Si le temps n’était pas trop mauvais, ils sortaient ensemble, dînaient dans quelque modeste restaurant, et terminaient leur journée au théâtre, à l’Opéra-Comique, le plus souvent, car Mlle Lucienne avait gardé une véritable passion pour la musique, de ce temps où, aux Batignolles, elle avait pour voisin un vieux compositeur.
Ayant ainsi une existence commune, jeunes tous deux, libres, n’ayant leurs chambres séparées que par la largeur du palier, il était difficile que l’on crût à l’innocence de leurs relations.
Les propriétaires de l’Hôtel des Folies y croyaient moins que personne.
Mais comme le jour où la Fortin s’était avisée de dire son avis à ce sujet, Maxence furieux l’avait menacée de donner congé, elle n’en soufflait plus mot devant lui, et se contentait de rire aux larmes avec ses autres locataires, de ce qui leur paraissait la plus inutile et la plus ridicule des hypocrisies.
Ils n’étaient pas seuls de leur avis.
Mlle Lucienne ayant continué de se montrer au bois les jours où l’après-midi était belle, le nombre n’avait fait que croître des imbéciles qui l’obsédaient, qui la suivaient ou qui la faisaient suivre.
Parmi les plus obstinés se distinguait M. Costeclar, lequel se plaisait à déclarer, sur sa parole d’honneur, avoir perdu le sommeil et le goût des affaires depuis le jour où, en compagnie de M. Saint-Pavin, il avait aperçu Mlle Lucienne.
Les démarches de son valet de chambre et les lettres qu’il avait écrites étant demeurées stériles, M. Costeclar avait fini par prendre le parti d’agir de sa personne, et galamment il était venu se poster de faction devant l’Hôtel des Folies.
Sa stupeur fut grande lorsqu’il en vit sortir Mlle Lucienne donnant le bras à Maxence, et son dépit fut plus grand encore.
– Cette fille est stupide, pensa-t-il, de me préférer un garçon qui n’a pas dix louis par mois à dépenser. Mais rira bien qui rira le dernier...
Et comme il était homme d’expédients, il s’en alla, dès le lendemain, flâner aux environs du Comptoir du crédit mutuel, et ayant rencontré, par hasard, M. Favoral, il lui raconta que son fils, Maxence, se ruinait pour une demoiselle dont les toilettes faisaient scandale, lui insinuant délicatement qu’il était de son devoir, à lui, père de famille, de mettre ordre à cela.
C’était l’époque, précisément, où Maxence songeait à se faire admettre dans les bureaux du Comptoir de crédit mutuel.
Il est vrai que l’idée n’était pas de lui, et que même, il l’avait très vivement repoussée, quand, pour la première fois, Mlle Lucienne la lui avait offerte.
– Être employé dans la même administration que mon père ! s’était-il écrié. Retrouver à mon bureau le despotisme intolérable de la maison paternelle ! J’aimerais mieux casser des pierres sur les chemins.
Mais la jeune fille n’était pas d’une trempe à renoncer aisément à un projet conçu par elle, et longuement médité.
Elle revint à la charge, avec cet art infini des femmes, qui s’entendent si merveilleusement à tourner la volonté qui, de front, leur résiste.
De quelque côté que se rejetât Maxence, il se trouva comme cerné par cette idée, qui sembla, dès lors, se dégager spontanément, et plus pressante chaque fois, des moindres incidents de l’existence quotidienne.
Qu’il lui échappât une plainte de la situation actuelle, ou qu’il s’oubliât à bâtir dans l’avenir quelque château en Espagne, la réponse de Mlle Lucienne était la même :
– Nous aurions tort de nous plaindre, car malgré l’exiguïté de nos ressources, notre position s’est améliorée... mais nous aurions tort également de nous bercer d’espérances riantes, car nos gains sont si modestes, qu’il nous faudra des années avant d’amasser le capital indispensable à la plus humble entreprise.
Conclusion : il faudrait chercher autre chose que cet emploi de chemin de fer qui ne rapporte que deux cents francs par mois...
Si dominé que fût Maxence, les continuelles attaques de la jeune fille ne pouvaient lui échapper.
– Ah çà ! pensait-il, pourquoi, diable ! tient-elle si fort à me voir, avec mon père, dans les bureaux de M. de Thaller ?
Ce qui n’empêche, que peu à peu, il finit par se persuader que ce parti était le seul raisonnable, le seul pratique, le seul qui lui offrît quelques chances de fortune. Et un soir, surmontant ses dernières répugnances :
– Je vais en parler à mon père, dit-il à Mlle Lucienne.
Mais soit que véritablement il eût été influencé par la courageuse révélation de M. Costeclar, soit pour tout autre motif, M. Favoral rejeta bien loin la requête de son fils, disant qu’il était impossible de confier un emploi à un garçon qui était en train de gâter son avenir pour une créature perdue.
Maxence était devenu cramoisi de colère, en entendant traiter ainsi une femme qu’il aimait éperdûment, et qui bien loin de le perdre, le sauvait. Il avait essayé de la défendre, mais bien inutilement, et il était revenu à l’Hôtel des Folies dans un état d’exaspération indescriptible.
– Voilà où a abouti la démarche que vous m’avez conseillée, dit-il à Mlle Lucienne, après lui avoir raconté ce qui venait de se passer.
Elle n’en parut ni surprise ni irritée.
– C’est bien ! répondit-elle simplement.
Mais Maxence ne pouvait prendre si placidement son parti d’une si cruelle déception, et, à mille lieues de soupçonner M. Costeclar :
– Voilà pourtant, ajouta-t-il, le résultat des cancans de tous ces boutiquiers stupides, qui, dès que vous sortez en voiture, accourent sur le seuil de leur porte...
Dédaigneusement la jeune fille haussa les épaules.
– Je l’avais prévu, fit-elle, le jour où j’ai accepté les offres de M. Van-Klopen.
– Tout le monde vous croit ma maîtresse.
– Que m’importe, puisque ce n’est pas !
Ce que Maxence n’osait avouer, c’est que c’était là précisément ce qui redoublait sa colère ; c’est que songeant à ce terrible « qu’en dira-t-on », qui est la boussole des imbéciles et des faibles, il se demandait ce qu’on penserait de lui, si la vérité venait à être connue, et s’il ne serait pas couvert de ridicule.
– Nous devrions déménager, reprit-il.
– À quoi bon ! Partout où nous irions, ce serait la même chose. Nos relations offrent trop de prise à la calomnie pour qu’elle nous épargne. Je tiens à ce quartier, d’ailleurs...
– Et moi je suis trop votre ami pour ne pas vous avouer que vous y êtes absolument perdue de réputation...
– Je n’ai de comptes à rendre à personne...
– Sauf à votre ami le commissaire de police, cependant.
Un pâle sourire effleura les lèvres de la jeune fille.
– Oh ! lui, prononça-t-elle, il sait la vérité.
– Vous l’avez donc revu ?
– Plusieurs fois.
– Depuis que nous nous connaissons ?
– Oui.
– Et vous ne me l’avez pas dit !
– Je n’ai pas cru que ce fût nécessaire.
Maxence n’insista pas, mais à la douleur aiguë qui le mordit au cœur, il comprit combien Mlle Lucienne lui était chère.
– Elle a des secrets pour moi, se disait-il, pour moi qui me serais fait un crime d’en avoir pour elle !
Quels secrets ? Lui avait-elle dissimulé qu’elle poursuivait un but qui était, en quelque sorte, devenu celui de sa vie ? Lui avait-elle caché que soutenue, stimulée et servie par son ami l’officier de paix, devenu le commissaire de police du quartier, elle espérait pénétrer le mystère de sa naissance et se venger des misérables qui par trois fois avait essayé de se défaire d’elle ?
Jamais elle n’avait reparlé de ses projets, mais il était évident qu’elle ne les avait pas abandonnés, car elle eût du même coup renoncé à ses exhibitions au bois de Boulogne, qui lui étaient un abominable supplice.
Mais la passion ne raisonne ni ne discute :
– Elle se défie de moi, qui donnerais ma vie pour elle ! répétait Maxence.
Et cette idée lui était si pénible, qu’il résolut de s’en éclaircir coûte que coûte, préférant le pire malheur à l’angoisse qui le déchirait.
Et dès qu’il se retrouva seul avec Mlle Lucienne, s’armant de tout ce qu’il avait de courage, et la regardant bien dans les yeux :
– Vous ne me parlez plus de vos ennemis ? lui dit-il d’un ton brusque.
Elle dut deviner ce qui se passait en lui, et doucement :
– C’est que je n’en entends plus parler moi-même, répondit-elle, c’est qu’ils ne donnent plus signe de vie...
– Alors vous avez renoncé à vos desseins ?
– Aucunement.
– Quelles sont donc vos espérances, et où en sont-elles ?
– Si extraordinaire que cela doive vous paraître, je vous avouerai que je n’en sais rien. Mon ami le commissaire de police a son plan, j’en suis sûre, et il le poursuit avec une obstination que rien ne lasse, mais il ne me l’a pas confié. Je ne suis entre ses mains qu’un instrument docile. Jamais je ne prends une détermination sans le consulter, et ce qu’il me dit de faire, je le fais.
Maxence tressauta sur sa chaise.
– Est-ce donc lui, fit-il d’un accent d’amère ironie, qui vous a suggéré l’idée de notre association... fraternelle ?
Les sourcils de la jeune fille se froncèrent. Le ton de cette espèce d’interrogatoire la blessait visiblement.
– Il ne l’a pas désapprouvée du moins, fit-elle.
Mais cette réponse était juste assez évasive pour irriter l’inquiétude de Maxence.
– Est-ce de lui aussi, poursuivit-il, que vous est venue cette belle inspiration de me faire entrer au Comptoir de crédit mutuel ?
– Oui, c’est lui.
– Dans quel but ?
– Il ne me l’a pas expliqué.
– Pourquoi ne m’avoir pas prévenu ?
– Parce qu’il m’avait priée de ne pas vous prévenir.
De rouge qu’il était au début, Maxence devint fort pâle.
– Ainsi, reprit-il, c’est cet homme de police qui décidément est l’arbitre de ma destinée, et si demain il vous commandait de rompre avec moi...
Mlle Lucienne se dressa.
– Assez ! interrompit-elle, d’une voix brève, assez ! Il n’est pas dans ma vie un acte qui donne à mon plus cruel ennemi le droit de suspecter ma loyauté, et voici que vous m’accusez d’une lâche trahison ! Qu’avez-vous à me reprocher ? N’ai-je pas été toujours fidèle au pacte d’alliance juré entre nous ? N’ai-je pas été toujours pour vous le meilleur des camarades et le plus dévoué des amis ? Je me suis tue quand l’homme en qui j’avais toute confiance me priait de me taire, mais il savait que si vous m’interrogiez, je parlerais, il était prévenu. M’avez-vous interrogée ?... Et maintenant que vous faut-il de plus ? Que je me justifie d’une accusation absurde, que je m’abaisse jusqu’à calmer les soupçons de votre esprit malade ? C’est ce que je ne ferai pas...
Elle n’avait peut-être pas absolument raison. Mais Maxence avait tort, il le reconnut, il pleura, il implora un pardon qui lui fut accordé, et cette explication ne fit que resserrer les liens déjà si forts qui l’attachaient.
Il est vrai qu’à dater de ce jour, usant de la permission qui lui avait été donnée, il s’informa sans cesse des démarches et des espérances de Mlle Lucienne.
Elle lui apprit que son ami le commissaire s’était livré, à Louveciennes, aux plus minutieuses investigations.
Elle lui apprit que désormais le valet de pied qui l’accompagnait au bois n’était pas un valet de pied de chez Brion, mais bien un agent de la sûreté.
Et enfin un jour :
– Mon ami le commissaire, dit-elle, prétend qu’il tient enfin la bonne piste.
Telle était exactement la situation de Maxence et de Mlle Lucienne, ce samedi soir du mois d’avril 1872, où la police se présenta rue Saint-Gilles pour arrêter M. Vincent Favoral, accusé de détournements et de faux.
Si terrible fut le coup, si soudain et si imprévu, que Maxence, tout d’abord, en perdit jusqu’à la faculté de réfléchir.
Mais lorsqu’il eut assuré l’évasion de son père, après que le commissaire de police eut achevé ses perquisitions, dès que se furent retirés les anciens amis du caissier du Crédit mutuel, M. Chapelain, M. et Mme Desclavettes et le papa Désormeaux, c’est vers Mlle Lucienne que s’élancèrent toutes les pensées de Maxence.
Elle avait pris sur lui un si complet empire, il s’était si invinciblement accoutumé à se reposer sur elle, à la consulter en tout, à n’agir que d’après ses inspirations, que séparé d’elle, au moment d’une crise affreuse, il était comme un corps sans âme.
Il brûlait de courir jusqu’à l’Hôtel des Folies, raconter à Mlle Lucienne ce qui se passait, en lui demandant des consolations, du courage et des conseils.
Sur les instances de Mme Favoral et de Mlle Gilberte, il resta rue Saint-Gilles.
Et c’était un cruel sacrifice, car il songeait que Mlle Lucienne l’attendait. Ils devaient, ce soir-là, aller ensemble au théâtre, et ils avaient projeté de passer à la campagne la journée du lendemain. Et il se disait :
– Que va-t-elle imaginer, en ne me voyant pas rentrer ?...
Aussi, le lendemain, lorsqu’il vit sa mère s’apprêter pour sortir et se rendre, avec M. Chapelain, chez le Directeur du Comptoir de Crédit mutuel, il n’y tint plus.
Et, sans se préoccuper des inconvénients qu’il pouvait y avoir à laisser sa sœur seule à la maison, il partit comme un fou.
Il était désespéré, déchiré d’angoisses, mais au-dessus de tout, se dressait le souvenir de Mlle Lucienne.
C’est à elle qu’il pensait, lorsque arrivaient jusqu’à lui, comme des éclaboussures, les réflexions injurieuses des gens qui le regardaient passer.
C’est d’elle qu’il s’inquiétait, en lisant dans un journal qu’il venait d’acheter au coin de la rue Charlot, les détails scandaleux du crime de son père...
Et lorsqu’il fut arrivé à l’Hôtel des Folies, c’est avec d’atroces palpitations de cœur qu’il montait l’escalier, lorsqu’il reconnut la voix de la jeune fille.
– Elle chante ! murmura-t-il. Elle ne sait rien, la Fortin ne lui a rien dit.
Elle était, en tout cas, fort irritée, il le reconnut à son accent, quand, ayant frappé à la porte de sa chambre, elle lui cria qu’elle achevait de s’habiller, qu’il n’avait qu’à rentrer chez lui, qu’elle ne tarderait pas à l’y rejoindre.
Il gagna donc sa chambre, et c’est en proie au plus sombre découragement qu’il se laissa tomber dans son fauteuil, meuble ami, où tant de fois il s’était oublié en ces vagues rêveries d’avenir qui consolent des misères présentes...
Mlle Lucienne avait repris sa chanson, dont les paroles lui arrivaient comme une amère raillerie :
Elle disait de sa voix claire :
Espoir, mot doux et trompeur,
Trop fausse monnaie,
Bien fou qui de toi se paie,
Et fait crédit au bonheur...
Au-dessus de sa boutique,
Chacun t’accroche et fait bien,
Ô vieille enseigne ironique :
« On rase demain pour rien !... »
C’est joli de courir,
Mais mieux vaut encor tenir !...
– Que va-t-elle dire, songeait Maxence, quand elle apprendra l’horrible désastre !
Et il sentait comme une sueur glacée lui perler aux tempes, en se rappelant l’orgueil de Mlle Lucienne, et que l’honneur était sa seule croyance et la planche de salut où désespérément elle s’était cramponnée, au plus fort des orages de sa vie. Si elle allait s’éloigner de lui, maintenant que le nom qu’il portait était déshonoré !
Mais un pas rapide et léger, sur le palier, le tira de ses sombres réflexions.
Sa porte s’ouvrit presque aussitôt, et Mlle Lucienne entra...
Elle avait dû se hâter, car elle achevait d’agrafer sa robe, dont la simplicité semblait une coquetterie, tant merveilleusement elle accusait la souplesse de sa taille, les splendeurs de son corsage et les rares perfections de ses épaules et de son col...
Un vif mécontentement se lisait sur son beau visage ; mais dès qu’elle eut aperçu Maxence, sa physionomie changea.
Et il ne fallait, en effet, que voir le morne affaissement de l’infortuné, le désordre de ses vêtements, sa pâleur livide et l’éclat sinistre de ses yeux pour comprendre qu’un grand malheur le frappait.
D’une voix dont le trouble trahissait quelque chose de plus que l’inquiétude et la compassion d’une amie :
– Qu’avez-vous ? Que vous arrive-t-il ? interrogea la jeune fille.
– Ah ! je suis bien malheureux !... répondit-il.
Mais il hésitait. Il eut voulu pouvoir dire tout d’un coup. Et il ne savait comment commencer.
– Je vous ai dit, reprit-il, que ma famille était très riche...
– Oui...
– Eh bien : nous ne possédons plus rien... plus rien exactement.
Elle parut respirer plus librement, et d’un accent où perçait une amicale ironie :
– Et c’est la perte de votre fortune, fit-elle, qui vous désespère ainsi ?...
Péniblement il se dressa sur ses jambes, et tout bas, d’une voix sourde :
– C’est que l’honneur aussi est perdu ! prononça-t-il.
– L’honneur ?
– Oui. Mon père a volé, mon père a fait des faux !...
Elle était devenue plus blanche que sa collerette.
– Votre père !... balbutia-t-elle.
– Depuis des années, il puisait à la caisse qui lui était confiée, à pleines mains, sans mesure, follement, tel qu’un homme pris de vertige... Il y a puisé douze millions...
– Mon Dieu !
– Et malgré l’énormité de cette somme, il était en ces derniers mois réduit aux plus misérables expédients, il s’en allait, de porte en porte, dans notre quartier, demander qu’on lui confiât des fonds à faire valoir, il en était venu à escroquer bassement cinq cents francs à une pauvre marchande de journaux...
– Mais c’est insensé !...
– Oui, c’est à douter si on veille ou si on rêve...
– Et comment avez-vous su ?...
– Hier soir, on est venu pour l’arrêter... Par bonheur, nous étions prévenus, et j’ai pu le faire fuir par une fenêtre de la chambre de ma sœur, qui donne sur la cour d’une maison voisine...
– Et où est-il, maintenant ?
– Qui le sait !
– Avait-il de l’argent ?
– Tout le monde est persuadé qu’il emporte des millions... je ne le crois pas. Il n’a même pas voulu prendre les quelques mille francs que M. de Thaller lui avait apportés pour faciliter sa fuite.
La jeune fille tressaillit.
– Vous avez vu M. de Thaller ? interrogea-t-elle.
– Il est venu à la maison quelques moments avant l’arrivée du commissaire de police, et il y a eu, entre mon père et lui, une scène terrible.
– Que disait-il ?
– Que mon père le ruinait.
– Et votre père ?
– Il balbutiait des phrases incohérentes. Il était comme un homme qui vient de recevoir un coup de massue...
La contraction des traits de Mlle Lucienne trahissait l’effort de sa pensée.
– Et ces sommes énormes, reprit-elle, où ont-elles passé ?
Maxence hocha la tête.
– Nous ne pouvons que le soupçonner, répondit-il. Mais nous avons découvert des choses inouïes. Mon père, si sévère à la maison, et si parcimonieux, menait ailleurs joyeuse vie, et dépensait sans compter. C’est pour une femme, qu’il pillait sa caisse...
– Et... cette femme, savez-vous qui elle est ?
– Non, mais je le saurai... Dans ce journal, que voici, et qui rend compte de notre désastre, un rédacteur dit qu’il la connaît... Lisez plutôt...
Mlle Lucienne prit le journal que lui tendait Maxence, mais c’est à peine si elle daigna y jeter un coup d’œil.
– En fin de compte, reprit-elle, et pour nous résumer, avez-vous une idée ?
– Oui.
– Laquelle ?...
– Je ne crois pas que mon père soit innocent, mais je crois qu’il est des gens plus coupables que lui, des gredins habiles et prudents dont il n’a été que l’homme de paille, des misérables qui digéreront tranquillement leur part des millions, la plus grosse, nécessairement, tandis qu’il ira au bagne...
Une fugitive rougeur colora les joues de Mlle Lucienne.
– Cela étant, interrompit-elle, que comptez-vous faire ?...
– Venger mon père, s’il se peut, et livrer ses complices s’il en a...
La jeune fille lui tendit la main.
– Bien, cela ! fit-elle. Mais comment vous y prendrez-vous ?...
– C’est ce que je ne sais pas encore. Je vais toujours courir aux bureaux de ce journal demander l’adresse de la femme.
Mais Mlle Lucienne l’arrêta.
– Non, prononça-t-elle, ce n’est pas là qu’il faut aller.
– Cependant...
– Il faut venir avec moi, chez mon ami le commissaire de police.
C’est par un mouvement de stupeur, presque d’effroi, que Maxence accueillit la proposition de la jeune fille.
– Songez-vous bien à ce que vous me dites ? s’écria-t-il.
– Parfaitement !
– Quoi ! mon père s’est soustrait au mandat d’amener lancé contre lui, il est poursuivi, recherché, traqué, si on le prend, c’est le bagne, peut-être, et vous voulez que j’aille, moi, choisir pour confident de mes démarches et de mes espérances, un commissaire de police, un homme dont le devoir serait de courir l’arrêter s’il apprenait où il se cache !...
Mais il s’interrompit et demeura un moment la bouche béante et les yeux écarquillés, comme si tout à coup la vérité lui fût apparue, éblouissante d’évidence.
– Car mon père n’a pas gagné l’étranger, reprit-il, c’est à Paris qu’il se cache, je le parierais, j’en suis sûr, vous l’avez vu !...
Positivement Mlle Lucienne crut que Maxence devenait fou.
– J’ai vu votre père, moi ? fit-elle.
– Oui, hier soir... Mon Dieu ! où donc avais-je tête d’oublier cela... Pendant que vous m’attendiez en bas, dans la loge des Fortin, entre onze heures et onze heures et demie, un homme d’un certain âge, grand, maigre, vêtu d’une longue redingote, est venu me demander, et a paru très contrarié quand on lui a répondu que je n’étais pas rentré...
– Je me rappelle, en effet...
– Vous avez quitté la loge, cet homme est sorti presque sur vos talons, et dans la cour, il vous a parlé.
– C’est vrai.
– Que vous a-t-il dit ?
Elle hésita, faisant un appel à sa mémoire : puis :
– Rien, répondit-elle, rien qu’il n’eût déjà dit devant les Fortin : qu’il était très malheureux pour lui de ne vous pas trouver, parce qu’il s’agissait d’une affaire assez grave. Ce qui m’étonnait un peu, c’est qu’il semblait me connaître et savoir qu’il s’adressait à une amie à vous. J’ai pensé, ensuite, que c’était quelqu’un de vos collègues du chemin de fer, à qui vous aviez parlé de moi...
Mais à mesure qu’elle racontait, quantité de petites circonstances qui ne l’avaient pas éclairée sur le moment, se représentaient à son esprit.
Se frappant le front :
– Peut-être avez-vous raison ! poursuivit-elle. Peut-être cet homme était-il votre père... Attendez donc !... Oui, assurément, il était fort troublé, et, à chaque moment, il tournait la tête du côté de l’entrée... Il m’a dit qu’il lui serait impossible de revenir, mais que vous sauriez pourquoi, qu’il vous écrirait, qu’il aurait sans doute besoin de vous et qu’il comptait sur votre dévouement...
Maxence trépignait sur place.
– Vous voyez-bien ! s’écria-t-il.
– Quoi ?
– Que c’était mon père, qu’il m’écrira sûrement, qu’il reviendra peut-être, et que dans de telles conditions, m’adresser au commissaire de police, appeler sur moi son attention serait une insigne folie, presque une trahison...
Elle secouait la tête.
– Je crois, prononça-t-elle, que c’est une raison de plus de suivre mon conseil.
– Oh !
– Vous êtes-vous jamais repenti de m’avoir écoutée ?
– Non. Mais vous pouvez vous tromper.
– Je ne me trompe pas.
Elle s’exprimait d’un tel accent d’absolue certitude, que Maxence, dans le désordre de son esprit, ne savait plus qu’imaginer ni que croire.
– Pour me presser ainsi, reprit-il, vous avez des raisons ?...
– J’en ai.
– Pourquoi ne pas me les dire ?
– Parce que je n’aurais pas de preuves à vous fournir de mes assertions. Parce qu’il me faudrait entrer dans des détails que vous ne comprendriez pas. Parce qu’enfin, j’obéis à un de ces pressentiments inexplicables qui ne sauraient mentir...
Elle ne voulait pas, c’était clair, découvrir toute sa pensée, et cependant Maxence se sentait terriblement ébranlé.
– Songez à mon désespoir, fit-il, si j’allais livrer mon père...
– Le mien serait-il donc moindre ? Un malheur peut-il vous atteindre qui ne m’atteigne moi-même ?
Et comme il ne répondait pas, déchiré qu’il était par les plus affreuses perplexités :
– Raisonnons un peu, poursuivit la jeune fille. Que me disiez-vous, il n’y a qu’un instant ? Que certainement votre père n’est pas si coupable qu’on croit, qu’il ne l’est pas seul, en tous cas, qu’il n’a été que l’instrument de coquins plus habiles et plus puissants que lui, et qu’il n’a eu qu’une bien faible part des douze millions volés au Comptoir de crédit mutuel.
– C’est ma conviction.
– Et vous voudriez livrer à la justice les misérables qui ont profité du crime de votre père, et qui se croient assurés de l’impunité ?...
– Je ne sais ce que je donnerais pour y parvenir.
– Eh bien ! comment y parviendrez-vous, isolé comme vous l’êtes, suspect fatalement, sans moyens d’action, sans appui, sans relations, sans argent...
Une larme de rage jaillit des yeux de Maxence.
– Voulez-vous donc m’enlever mon courage ! murmura-t-il.
– Non, mais vous démontrer la nécessité de la démarche que je vous conseille. Qui veut la fin veut les moyens, et nous n’avons pas le choix. Venez, c’est à un honnête homme que je veux vous conduire, à un ami éprouvé. Ne craignez rien. S’il se souvient qu’il est commissaire de police, ce sera pour nous être utile et non pas pour vous nuire. Vous hésitez !... Peut-être à cette heure, en sait-il déjà plus que nous n’en savons nous-mêmes...
La résolution de Maxence était prise.
– Soit, dit-il, partons...
En moins de cinq minutes ils furent prêts et ils partirent ; et même, pour sortir, il leur fallut déranger la Fortin, qui devant la porte de son hôtel, était en grande conférence avec deux ou trois boutiquiers du voisinage.
Dès que Maxence et Mlle Lucienne se furent éloignés, remontant le boulevard du Temple :
– Vous voyez ce jeune homme, dit à ses interlocuteurs l’honorable propriétaire de l’Hôtel des Folies, eh bien ! c’est le fils de ce fameux caissier qui vient de décamper en emportant douze millions et en mettant mille familles sur la paille. Vous croyez peut-être que ça le gêne ? Ah ! bien oui !... Le voilà qui va passer une bonne journée avec sa maîtresse, et lui payer un bon dîner avec l’argent du papa !...
Maxence et Mlle Lucienne, cependant, arrivaient à la maison du commissaire. Il était chez lui, ils entrèrent. Et dès qu’ils parurent :
– Je vous attendais ! s’écria-t-il.
C’était un homme d’un certain âge, déjà, mais alerte encore et vigoureux. Il avait l’air d’un notaire, avec sa cravate blanche, sa redingote noire et ses guêtres. Bénigne était l’expression de sa physionomie, mais il eût été naïf de s’y fier, on le devinait à l’éclat de ses petits yeux gris et à la mobilité de ses narines.
– Oui, je vous attendais, poursuivit-il, s’adressant autant à Maxence, pour le moins, qu’à Mlle Lucienne. C’est l’affaire du Crédit mutuel qui vous amène ?...
Maxence s’avança.
– Je suis le fils de Vincent Favoral, monsieur, répondit-il. J’ai encore ma mère, et une sœur... notre situation est affreuse. Mlle Lucienne m’a fait espérer que vous consentiriez à me donner un conseil, et nous voici...
Le commissaire sonna, et un garçon de bureau s’étant présenté :
– Je n’y suis pour personne, dit-il.
Après quoi, revenant à Maxence :
– Mlle Lucienne a bien fait de vous amener, lui dit-il, car il se pourrait bien que tout en lui rendant un grand service, à elle, que j’estime et que j’aime... je vous en rende un, à vous aussi, qui êtes un brave garçon... Mais, je n’ai pas de temps à perdre, asseyez-vous et contez-moi votre affaire...
C’est avec la plus scrupuleuse exactitude, qu’après avoir dit l’histoire de sa famille, Maxence exposa les scènes, dont depuis vingt-quatre heures, la maison de la rue Saint-Gilles avait été le théâtre.
Pas une seule fois le commissaire ne l’interrompit, mais lorsqu’il eut achevé :
– Redites-moi, demanda-t-il, l’entrevue de votre père et de M. de Thaller, et surtout, n’omettez rien de ce que vous avez entendu et vu, ni un mot ni un geste, ni un mouvement de physionomie.
Et Maxence ayant obéi :
– Maintenant, reprit le commissaire, répétez-moi tout ce qu’a dit votre père, au moment de fuir.
Ce fut fait. Le commissaire de police prit quelques notes, puis :
– Quelles étaient, demanda-t-il, les relations de votre famille et de la famille de Thaller ?
– Nous n’avions pas de relations.
– Quoi ! jamais Mme ni Mlle de Thaller ne venaient chez vous ?
– Jamais.
– Connaissez-vous le marquis de Trégars. ?
Maxence ouvrit de grands yeux.
– Trégars !... répéta-t-il. C’est la première fois que j’entends prononcer ce nom.
Les justiciables ordinaires du commissaire de police eussent hésité à le reconnaître, tant, peu à peu, s’était détendue sa roideur professionnelle, tant sa réserve glaciale avait fait place à la plus encourageante bonhomie.
– Cela étant, reprit-il, laissons là le marquis de Trégars, et occupons-nous de la femme qui, selon vous, aurait causé la perte de M. Favoral...
Sur la table, devant lui, Maxence apercevait, tout ouvert, le journal qu’il avait acheté le matin, et où il avait lu, avec des convulsions de rage, le terrible article intitulé : Encore un désastre financier.
– Je ne sais rien de cette femme, répondit-il, mais apprendre qui elle est ne doit pas être difficile, puisqu’un rédacteur du journal que voilà prétend la connaître...
Au léger sourire qui passa sur les lèvres du commissaire, il fut aisé de voir que sa foi à la chose imprimée n’était pas précisément absolue.
– Oui, j’ai lu, fit-il.
– On pourrait envoyer au bureau de ce journal, proposa Mlle Lucienne.
– J’y ai envoyé, mon enfant.
Et sans paraître remarquer la stupeur de Maxence et de la jeune fille, il sonna et demanda si son secrétaire était rentré.
Il l’était, et parut aussitôt.
– Eh bien ? interrogea le commissaire.
Comptoir de crédit mutuel