Alexandre Dumas Père
Le 22 mars de l’an de grâce 1718, jour de la mi-carême, un jeune seigneur de haute mine, âgé de vingt-six à vingt-huit ans, monté sur un beau cheval d’Espagne, se tenait, vers les huit heures du matin, à l’extrémité du pont Neuf qui aboutit au quai de l’École. Il était si droit et si ferme en selle, qu’on eût dit qu’il avait été placé là en sentinelle par le lieutenant général de la police du royaume, messire Voyer d’Argenson.
Après une demi-heure d’attente à peu près, pendant laquelle on le vit plus d’une fois interroger des yeux avec impatience l’horloge de la Samaritaine, son regard, errant jusque-là, parut s’arrêter avec satisfaction sur un individu qui, débouchant de la place Dauphine, fit demi-tour à droite et s’achemina de son côté.
Celui qui avait eu l’honneur d’attirer ainsi l’attention du jeune cavalier était un grand gaillard de cinq pieds huit pouces, taillé en pleine chair, portant au lieu de perruque une forêt de cheveux noirs parsemée de quelques poils gris, vêtu d’un habit moitié bourgeois, moitié militaire, orné d’un nœud d’épaule qui primitivement avait été ponceau, et qui, à force d’être exposé à la pluie et au soleil, était devenu jaune-orange. Il était, en outre, armé d’une longue épée passée en verrouil, et qui lui battait formidablement le gras des jambes ; enfin, il était coiffé d’un chapeau autrefois garni d’une plume et d’un galon, et qu’en souvenir sans doute de sa splendeur passée, son maître portait tellement incliné sur l’oreille gauche, qu’il semblait ne pouvoir rester dans cette position que par un miracle d’équilibre. Il y avait au reste dans la figure, dans la démarche, dans le port, dans tout l’ensemble enfin de cet homme, qui paraissait âgé de quarante-cinq à quarante-six ans, et qui s’avançait tenant le haut du pavé, se dandinant sur la hanche, frisant d’une main sa moustache et faisant de l’autre signe aux voitures de passer au large, un tel caractère d’insolente insouciance, que celui qui le suivait des yeux ne put s’empêcher de sourire et de murmurer entre ses dents :
– Je crois que voilà mon affaire !
En conséquence de cette probabilité, le jeune seigneur marcha droit au nouvel arrivant, avec l’intention visible de lui parler. Celui-ci, quoiqu’il ne connût aucunement le cavalier, voyant que c’était à lui qu’il paraissait avoir affaire, s’arrêta en face de la Samaritaine, avança son pied droit à la troisième position, et attendit, une main à son épée et l’autre à sa moustache, ce qu’avait à lui dire le personnage qui venait ainsi à sa rencontre.
En effet, comme l’avait prévu l’homme aux rubans orange, le jeune seigneur arrêta son cheval en face de lui, et portant la main à son chapeau :
– Monsieur, lui dit-il, j’ai cru reconnaître à votre air et à votre tournure que vous étiez gentilhomme. Me serais-je trompé ?
– Non, palsambleu ! monsieur, répondit celui à qui était adressée cette étrange question en portant à son tour la main à son feutre. Je suis vraiment fort aise que mon air et ma tournure parlent si hautement pour moi, car pour peu que vous croyiez devoir me donner le titre qui m’est dû, vous m’appellerez capitaine.
– Enchanté que vous soyez homme d’épée, monsieur, reprit le cavalier en s’inclinant de nouveau. Ce m’est une certitude de plus que vous êtes incapable de laisser un galant homme dans l’embarras.
– Soyez le bienvenu, pourvu que ce ne soit pas cependant à ma bourse que ce galant homme ait recours, car je vous avouerai en toute franchise que je viens de laisser mon dernier écu dans un cabaret du port de la Tournelle.
– Il ne s’agit aucunement de votre bourse, capitaine, et c’est la mienne au contraire, je vous prie de le croire, qui est à votre disposition.
– À qui ai-je l’honneur de parler, demanda le capitaine visiblement touché de cette réponse, et que puis-je faire qui vous soit agréable ?
– Je me nomme le baron René de Valef, répondit le cavalier.
– Pardon, monsieur le baron, interrompit le capitaine, mais je crois avoir, dans les guerres de Flandre, connu une famille de ce nom.
– C’est la mienne, monsieur, attendu que je suis Liégeois d’origine.
Les deux interlocuteurs se saluèrent de nouveau.
– Vous saurez donc, continua le baron de Valef, que le chevalier Raoul d’Harmental, un de mes amis intimes, a ramassé cette nuit, de compagnie avec moi, une mauvaise querelle qui doit finir ce matin par une rencontre ; nos adversaires étaient trois et nous n’étions que deux. Je me suis donc rendu ce matin chez le marquis de Gacé et chez le comte de Surgis, mais par malheur ni l’un ni l’autre n’avait passé la nuit dans son lit : si bien que, comme l’affaire ne pouvait pas se remettre, attendu que je pars dans deux heures pour l’Espagne, et qu’il nous fallait absolument un second ou plutôt un troisième, je suis venu m’installer sur le pont Neuf avec l’intention de m’adresser au premier gentilhomme qui passerait. Vous êtes passé, je me suis adressé à vous.
– Et vous avez, pardieu, bien fait ! Touchez là, baron, je suis votre homme. Et pour quelle heure, s’il vous plaît, est la rencontre ?
– Pour neuf heures et demie, ce matin.
– Où la chose doit-elle se passer ?
– À la porte Maillot.
– Diable ! il n’y a pas de temps à perdre ! Mais vous êtes à cheval et moi à pied : comment allons-nous arranger cela ?
– Il y aurait un moyen, capitaine.
– Lequel ?
– C’est que vous me fissiez l’honneur de monter en croupe.
– Volontiers, monsieur le baron.
– Je vous préviens seulement, ajouta le jeune seigneur avec un léger sourire, que mon cheval est un peu vif.
– Oh ! je le reconnais, dit le capitaine en se reculant d’un pas et jetant sur le bel animal un coup d’œil de connaisseur. Ou je me trompe fort, ou il est né entre les montagnes de Grenade et la Sierra-Morena. J’en montais un pareil à Almanza, et je l’ai plus d’une fois fait coucher comme un mouton quand il voulait m’emporter au galop, et cela rien qu’en le serrant avec mes genoux.
– Alors vous me rassurez. À cheval donc, capitaine, et à la porte Maillot !
– M’y voilà, monsieur le baron.
Et, sans se servir de l’étrier que lui laissait libre le jeune seigneur, d’un seul élan le capitaine se trouva en croupe.
Le baron avait dit vrai : son cheval n’était point habitué à une si lourde charge ; aussi essaya-t-il d’abord de s’en débarrasser ; mais le capitaine non plus n’avait point menti, et l’animal sentit bientôt qu’il avait affaire à plus forts que lui, de sorte qu’après deux ou trois écarts qui n’eurent d’autres résultats que de faire valoir aux yeux des passants l’adresse des deux cavaliers, il prit le parti de l’obéissance, et descendit au grand trot le quai de l’École, qui, à cette époque, n’était encore qu’un port, traversa, toujours du même train, le quai du Louvre et le quai des Tuileries, franchit la porte de la Conférence, et, laissant à gauche le chemin de Versailles, enfila la grande avenue des Champs-Élysées qui conduit aujourd’hui à l’arc de triomphe de l’Étoile. Parvenu au pont d’Antin le baron de Valef ralentit un peu l’allure de son cheval car il vit qu’il avait tout le temps d’arriver à la porte Maillot vers l’heure convenue. Le capitaine profita de ce moment de répit.
– Maintenant, monsieur, sans indiscrétion, dit-il, puis-je vous demander pour quelle raison nous allons nous battre ? J’ai besoin, vous comprenez, d’être instruit de cela pour régler ma conduite envers mon adversaire, et pour savoir si la chose vaut la peine que je le tue.
– C’est trop juste, capitaine, répondit le baron. Voici les faits tels qu’ils se sont passés. Nous soupions hier soir chez la Fillon. Il n’est pas que vous ne connaissiez la Fillon, capitaine ?
– Pardieu ! c’est moi qui l’ai lancée dans le monde, en 1705, avant mes campagnes d’Italie.
– Eh bien ! répondit en riant le baron, vous pouvez vous vanter, capitaine, d’avoir formé là une élève qui vous fait honneur ! Bref, nous soupions donc chez elle tête à tête avec d’Harmental.
– Sans aucune créature du beau sexe ? demanda le capitaine.
– Oh ! mon Dieu ! oui. Il faut vous dire que d’Harmental est une espèce de trappiste, n’allant chez la Fillon que de peur de passer pour n’y point aller, n’aimant qu’une femme à la fois, et amoureux pour le quart d’heure de la petite d’Averne, la femme du lieutenant aux gardes.
– Très bien.
– Nous étions donc là parlant de nos affaires, lorsque nous entendîmes une joyeuse société qui entrait dans le cabinet à côté du nôtre. Comme ce que nous avions à nous dire ne regardait personne, nous fîmes silence et ce fut nous qui, sans le vouloir, écoutâmes la conversation de nos voisins. Or, voyez ce que c’est que le hasard ! nos voisins parlaient justement de la seule chose qu’il aurait fallu que nous n’entendissions pas.
– De la maîtresse du chevalier, peut-être ?
– Vous l’avez dit. Aux premiers mots qui m’arrivèrent de leurs discours, je me levai pour emmener Raoul ; mais, au lieu de me suivre, il me mit la main sur l’épaule et me fit rasseoir.
« – Ainsi donc, disait une voix, Philippe en tient pour la petite d’Averne ?
« – Depuis la fête de la maréchale d’Estrées, où, déguisée en Vénus, elle lui a donné un ceinturon d’épée accompagné de vers où elle le comparait à Mars.
« – Mais il y a déjà huit jours, dit une troisième voix.
« – Oui, répondit la première. Oh ! elle a fait une espèce de défense, soit qu’elle tînt véritablement à ce pauvre d’Harmental, soit qu’elle sût que le régent n’aime que ce qui lui résiste. Enfin, ce matin, en échange d’une corbeille pleine de fleurs et de pierreries, elle a bien voulu répondre qu’elle recevrait ce soir Son Altesse.
– Ah ! ah ! dit le capitaine, je commence à comprendre. Le chevalier s’est fâché ?
– Justement ; au lieu d’en rire, comme nous aurions fait vous ou moi, du moins je l’espère, et de profiter de cette circonstance pour se faire rendre son brevet de colonel, qu’on lui a ôté sous le prétexte de faire des économies, d’Harmental devint si pâle que je crus qu’il allait s’évanouir. Puis, s’approchant de la cloison et frappant du poing pour qu’on fit silence :
« – Messieurs, dit-il, je suis fâché de vous contredire, mais celui de vous qui a avancé que madame d’Averne avait accordé un rendez-vous au régent, ou à tout autre, en a menti.
« – C’est moi, monsieur, qui ait dit la chose et qui la soutiens, répondit la première voix ; et s’il y a en elle quelque chose qui vous déplaise, je me nomme Lafare, capitaine aux gardes.
« – Et moi, Fargy, dit la seconde voix.
« – Et moi, Ravanne, dit la troisième voix.
« – Très bien, messieurs, reprit d’Harmental. Demain, de neuf heures à neuf heures et demie, à la porte Maillot.
« Et il vint se rasseoir en face de moi. Ces messieurs parlèrent d’autre chose, et nous achevâmes notre souper. Voilà toute l’affaire, capitaine, et vous en savez maintenant autant que moi.
Le capitaine fit entendre une espèce d’exclamation qui voulait dire : Tout cela n’est pas bien grave, mais, malgré cette demi-désapprobation de la susceptibilité du chevalier, il n’en résolut pas moins de soutenir de son mieux la cause dont il était devenu si inopinément le champion, quelque défectueuse que cette cause lui parût dans son principe. D’ailleurs, en eût-il eu l’intention, il était trop tard pour reculer. On était arrivé à la porte Maillot, et un jeune cavalier, qui paraissait attendre, et qui avait aperçu de loin le baron et le capitaine, venait de mettre son cheval au galop, et s’approchait rapidement. C’était le chevalier d’Harmental.
– Mon cher chevalier, dit le baron de Valef en échangeant avec lui une poignée de main, permets qu’à défaut d’un ancien ami, je t’en présente un nouveau. Ni Surgis ni Gacé, n’étaient à la maison ; j’ai fait rencontre de monsieur sur le pont Neuf, je lui ai exposé notre embarras et il s’est offert à nous en tirer avec une merveilleuse grâce.
– C’est donc une double reconnaissance que je te dois, mon cher Valef, répondit le chevalier en jetant sur le capitaine un regard dans lequel perçait une légère nuance d’étonnement, et à vous, monsieur, continua-t-il, des excuses de ce que je vous jette ainsi tout d’abord et pour faire connaissance dans une si méchante affaire ; mais vous m’offrirez un jour ou l’autre l’occasion de prendre ma revanche, je l’espère, et je vous prie, le cas échéant, de disposer de moi comme j’ai disposé de vous.
– Bien dit, chevalier, répondit le capitaine en sautant à terre, et vous avez des manières avec lesquelles on me ferait aller au bout du monde. Le proverbe a raison : il n’y a que les montagnes qui ne se rencontrent pas.
– Quel est cet original ? demanda tout bas d’Harmental à Valef, tandis que le capitaine marquait des appels du pied droit pour se remettre les jambes.
– Ma foi ! je l’ignore, dit Valef ; mais ce que je sais, c’est que sans lui nous étions fort empêchés. Quelque pauvre officier de fortune, sans doute, que la paix a mis à l’écart comme tant d’autres. D’ailleurs, nous le jugerons tout à l’heure à la besogne.
– Eh bien ! dit le capitaine, s’animant à l’exercice qu’il prenait, où sont nos muguets, chevalier ? Je me sens en veine ce matin.
– Quand je suis venu au-devant de vous, répondit d’Harmental, ils n’étaient point encore arrivés ; mais j’apercevais au bout de l’avenue une espèce de carrosse de louage qui leur servira d’excuse s’ils sont en retard. Au reste, ajouta le chevalier en tirant de son gousset une très belle montre garnie de brillants, il n’y a point de temps perdu, car à peine s’il est neuf heures et demie.
– Allons donc au-devant d’eux, dit Valef en descendant à son tour de cheval et en jetant la bride aux mains du valet de d’Harmental ; car, s’ils arrivaient au rendez-vous tandis que nous bavardons ici, c’est nous qui aurions l’air de nous faire attendre.
– Tu as raison, dit d’Harmental.
Et, mettant pied à terre à son tour, il s’avança vers l’entrée du bois, suivi de ses deux compagnons.
– Ces messieurs ne commandent rien ? demanda le propriétaire du restaurant, qui se tenait sur la porte, attendant pratique.
– Si fait, maître Durand, répondit d’Harmental, qui ne voulait pas, de peur d’être dérangé, avoir l’air d’être venu pour autre chose que pour une promenade. Un déjeuner pour trois ! Nous allons faire un tour d’allée et nous revenons.
Et il laissa tomber trois louis dans la main de l’hôtelier.
Le capitaine vit reluire l’une après l’autre les trois pièces d’or, et calcula avec la rapidité d’un amateur consommé ce que l’on pouvait avoir au bois de Boulogne pour soixante-douze livres ; mais comme il connaissait celui à qui il avait affaire, il jugea qu’une recommandation de sa part ne serait point inutile ; en conséquence, s’approchant à son tour du maître d’hôtel :
– Ah çà ! gargotier mon ami, lui dit-il, tu sais que je connais la valeur des choses, et que ce n’est point à moi qu’on peut en faire accroire sur le total d’une carte ? Que les vins soient fins et variés, et que le déjeuner soit copieux, ou je te casse les os ! Tu entends ?
– Soyez tranquille, capitaine, répondit maître Durand ; ce n’est pas une pratique comme vous que je voudrais tromper.
– C’est bien. Il y a douze heures que je n’ai mangé : règle-toi là-dessus.
L’hôtelier s’inclina en homme qui savait ce que cela voulait dire et reprit le chemin de sa cuisine, commençant à croire qu’il avait fait une moins bonne affaire qu’il n’avait d’abord espéré. Quant au capitaine, après lui avoir fait un dernier signe de recommandation moitié amical, moitié menaçant, il doubla le pas et rejoignit le chevalier et le baron, qui s’étaient arrêtés pour l’attendre.
Le chevalier ne s’était pas trompé à l’endroit du carrosse de louage. Au détour de la première allée, il aperçut ses trois adversaires qui en descendaient : c’étaient, comme nous l’avons déjà dit, le marquis de Lafare, le comte de Fargy et le chevalier de Ravanne.
Que nos lecteurs nous permettent de leur donner quelques courts détails sur ces trois personnages, que nous verrons plusieurs fois reparaître dans le cours de cette histoire.
Lafare, le plus connu des trois, grâce aux poésies qu’il a laissées, et à la carrière militaire qu’il a parcourue, était un homme de trente-six à trente-huit ans, de figure ouverte et franche, d’une gaieté et d’une bonne humeur intarissables, toujours prêt à tenir tête à tout venant à table, au jeu et aux armes, sans rancune et sans fiel, fort couru du beau sexe et fort aimé du régent, qui l’avait nommé son capitaine des gardes, et qui, depuis dix ans qu’il l’admettait dans son intimité, l’avait trouvé son rival quelquefois, mais son fidèle serviteur toujours. Aussi le prince, qui avait l’habitude de donner des surnoms à tous ses roués et à toutes ses maîtresses, ne le désignait-il jamais que par celui de bon enfant. Cependant, depuis quelque temps, la popularité de Lafare, si bien établie qu’elle fût par de recommandables antécédents, baissait fort parmi les femmes de la cour et les filles de l’opéra. Le bruit courait tout haut qu’il se donnait le ridicule de devenir un homme rangé. Il est vrai que quelques personnes, afin de lui conserver sa réputation, disaient tout bas que cette conversion apparente n’avait d’autre cause que la jalousie de mademoiselle de Conti, fille de madame la duchesse et petite-fille du grand Condé, laquelle assurait-on, honorait le capitaine des gardes de monsieur le régent d’une affection toute particulière. Au reste, sa liaison avec le duc de Richelieu, qui passait de son côté pour être l’amant de mademoiselle de Charolais, donnait une nouvelle consistance à ce bruit.
Le comte de Fargy, que l’on appelait habituellement le beau Fargy, en substituant l’épithète qu’il avait reçue de la nature au titre que lui avaient légué ses pères, était cité, comme l’indique son nom, pour le plus beau garçon de son époque : ce qui, dans ce temps de galanterie, imposait des obligations devant lesquelles il n’avait jamais reculé, et dont il s’était toujours tiré avec honneur. En effet, il était impossible d’être mieux pris dans sa taille que ne l’était Fargy. C’était à la fois une de ces natures élégantes et fortes, souples et vivaces, qui semblent douées des qualités les plus opposées des héros de roman de ces temps-là. Joignez à cela une tête charmante qui réunissait les beautés les plus opposées, c’est-à-dire des cheveux noirs et des yeux bleus, des traits fortement arrêtés et un teint de femme. Ajoutez à cet ensemble de l’esprit, de la loyauté, du courage autant qu’homme du monde, et vous aurez une idée de la haute considération dont devait jouir Fargy auprès de la société de cette folle époque, si bonne appréciatrice de ces différents genres de mérite.
Quant au chevalier de Ravanne, qui nous a laissé sur sa jeunesse des mémoires si étranges que, malgré leur authenticité, on est toujours tenté de les croire apocryphes, c’était alors un enfant à peine hors de page, riche et de grande maison, qui entrait dans la vie par sa porte dorée, et qui courait droit au plaisir qu’elle promet avec toute la fougue, l’imprudence et l’avidité de la jeunesse. Aussi outrait-il, comme on a l’habitude de le faire à dix-huit ans, tous les vices et toutes les qualités de son époque. On comprend donc facilement quel était son orgueil de servir de second à des hommes comme Lafare et Fargy dans une rencontre qui devait avoir quelque retentissement dans les ruelles et dans les petits soupers.
Aussitôt que Lafare, Fargy et Ravanne virent déboucher leurs adversaires à l’angle de l’allée, ils marchèrent de leur côté au-devant d’eux. Arrivés à dix pas les uns des autres, tous mirent le chapeau à la main et se saluèrent avec cette élégante politesse qui était, en pareille circonstance, un des caractères de l’aristocratie du dix-huitième siècle, et firent quelques pas ainsi, tête nue et le sourire sur les lèvres, si bien qu’aux yeux d’un passant qui n’aurait point été informé de la cause de leur réunion, ils auraient eu l’air d’amis enchantés de se rencontrer.
– Messieurs, dit le chevalier d’Harmental, à qui la parole appartenait de droit, j’espère que ni vous ni moi n’avons été suivis ; mais il commence à se faire un peu tard, et nous pourrions être dérangés ici ; je crois donc qu’il serait bon de gagner tout d’abord un endroit plus écarté où nous soyons plus à notre aise pour vider la petite affaire qui nous rassemble.
– Messieurs, dit Ravanne, j’ai ce qu’il vous faut : à cent pas d’ici à peine, une véritable chartreuse ; vous vous croirez dans la Thébaïde.
– Alors, suivons l’enfant, dit le capitaine ; l’innocence mène au salut !
Ravanne se retourna et toisa des pieds à la tête notre ami au ruban orange.
– Si vous n’avez d’engagement avec personne, mon grand monsieur, dit le jeune page d’un ton goguenard, je réclamerai la préférence.
– Un instant, un instant, Ravanne, interrompit Lafare. J’ai quelques explications à donner à monsieur d’Harmental.
– Monsieur Lafare, répondit le chevalier, votre courage est si parfaitement connu que les explications que vous m’offrez sont une preuve de délicatesse dont, croyez-moi bien, je vous sais un gré parfait ; mais ces explications ne feraient que nous retarder inutilement, et nous n’avons, je crois, pas de temps à perdre.
– Bravo ! dit Ravanne ; voilà ce qui s’appelle parler, chevalier ; une fois que nous nous serons coupé la gorge, j’espère que vous m’accorderez votre amitié. J’ai fort entendu parler de vous en bon lieu, et il y a longtemps que je désirais faire votre connaissance.
Les deux hommes se saluèrent de nouveau.
– Allons, allons, Ravanne, dit Fargy, puisque tu t’es chargé d’être notre guide, montre-nous le chemin.
Ravanne sauta aussitôt dans le bois comme un jeune faon. Ses cinq compagnons le suivirent. Les chevaux de main et le carrosse de louage restèrent sur la route.
Au bout de dix minutes de marche, pendant lesquelles les six adversaires avaient gardé le plus profond silence, soit de peur d’être entendus, soit par ce sentiment naturel qui fait qu’au moment de courir un danger l’homme se replie un instant sur lui-même, on se trouva au milieu d’une clairière entourée de tous côtés d’un rideau d’arbres.
– Eh bien ! messieurs, dit Ravanne en jetant un regard satisfait autour de lui, que dites-vous de la localité ?
– Je dis que si vous vous vantez de l’avoir découverte, dit le capitaine, vous me faites l’effet d’un drôle de Christophe Colomb ! Vous n’aviez qu’à me dire que c’était ici que vous vouliez aller, et je vous y aurais conduit les yeux fermés, moi.
– Eh bien ! monsieur, répondit Ravanne, nous tâcherons que vous en sortiez comme vous y seriez venu.
– Vous savez que c’est à vous que j’ai affaire, monsieur de Lafare, dit d’Harmental en jetant son chapeau sur l’herbe.
– Oui, monsieur, répondit le capitaine des gardes en suivant l’exemple du chevalier ; et je sais aussi que rien ne pouvait me faire tout à la fois plus d’honneur et de peine qu’une rencontre avec vous, surtout pour un pareil motif.
D’Harmental sourit en homme pour qui cette fleur de politesse n’était point perdue, mais il n’y répondit qu’en mettant l’épée à la main.
– Il paraît, mon cher baron, dit Fargy s’adressant à Valef, que vous êtes sur le point de partir pour l’Espagne ?
– Je devais partir cette nuit même, mon cher comte, répondit Valef, et il n’a fallu rien moins que le plaisir que je me promettais à vous voir ce matin pour me déterminer à rester jusqu’à cette heure, tant j’y vais pour choses importantes.
– Diable ! voilà qui me désole, reprit Fargy en tirant son épée ; car si j’avais le malheur de vous retarder, vous êtes homme à m’en vouloir mal de mort.
– Non point. Je saurais que c’est par pure amitié, mon cher comte, répondit Valef. Ainsi, faites de votre mieux et tout de bon, je vous prie, car je suis à vos ordres.
– Allons donc, allons donc, monsieur, dit Ravanne au capitaine, qui pliait proprement son habit et le posait près de son chapeau ; vous voyez bien que je vous attends.
– Ne nous impatientons pas, mon beau jeune homme, dit le vieux soldat en continuant ses préparatifs avec le flegme goguenard qui lui était naturel. Une des qualités les plus essentielles sous les armes, c’est le sang-froid. J’ai été comme vous à votre âge, mais au troisième ou quatrième coup d’épée que j’ai reçu, j’ai compris que je faisais fausse route, et je suis revenu dans le droit chemin. Là ! ajouta-t-il en tirant enfin son épée, qui, nous l’avons dit, était de la plus belle longueur.
– Peste, monsieur ! dit Ravanne en jetant un coup d’œil sur l’arme de son adversaire, que vous avez là une charmante colichemarde ! Elle me rappelle la maîtresse-broche de la cuisine de ma mère, et je suis désolé de ne pas avoir dit au maître d’hôtel de me l’apporter pour faire votre partie.
– Votre mère est une digne femme, et sa cuisine une bonne cuisine ; j’ai entendu parler de toutes deux avec de grands éloges, monsieur le chevalier, répondit le capitaine avec un ton presque paternel. Aussi je serais désolé de vous enlever à l’une et à l’autre pour une misère comme celle qui me procure l’honneur de croiser le fer avec vous. Supposez donc tout bonnement que vous prenez une leçon avec votre maître d’armes, et tirez à fond.
La recommandation était inutile ; Ravanne était exaspéré de la tranquillité de son adversaire, à laquelle, malgré son courage, son sang jeune et ardent ne lui laissait pas l’espérance d’atteindre. Aussi se précipita-t-il sur le capitaine avec une telle furie que les épées se trouvèrent engagées jusqu’à la poignée.
Le capitaine fit un pas en arrière.
– Ah ! vous rompez, mon grand monsieur, s’écria Ravanne.
– Rompre n’est pas fuir, mon petit chevalier, répondit le capitaine ; c’est un axiome de l’art que je vous invite à méditer. D’ailleurs, je ne suis pas fâché d’étudier votre jeu. Ah ! vous êtes élève de Berthelot à ce qu’il me paraît. C’est un bon maître, mais il a un grand défaut : c’est de ne pas apprendre à parer. Tenez, voyez un peu, continua-t-il en ripostant par un coup de seconde à un coup droit, si je m’étais fendu, je vous enfilais comme une mauviette.
Ravanne était furieux, car effectivement il avait senti sur son flanc la pointe de l’épée de son adversaire, mais si légèrement posée qu’il eût pu la prendre pour le bouton d’un fleuret. Aussi sa colère redoubla de la conviction qu’il lui devait la vie, et ses attaques se multiplièrent plus pressées encore qu’auparavant.
– Allons, allons, dit le capitaine, voilà que vous perdez la tête maintenant, et que vous cherchez à m’éborgner. Fi donc ! jeune homme, fi donc ! À la poitrine, morbleu ! Ah ! vous revenez à la figure ? Vous me forcerez de vous désarmer ! Encore ? Allez ramasser votre épée, jeune homme, et revenez à cloche-pied, cela vous calmera.
Et d’un violent coup de fouet, il fit sauter le fer de Ravanne à vingt pas de lui.
Cette fois, Ravanne profita de l’avis ; il alla lentement ramasser son épée et revint lentement au capitaine, qui l’attendait la pointe de la sienne sur le soulier. Seulement le jeune homme était pâle comme sa veste de satin, sur laquelle apparaissait une légère goutte de sang.
– Vous avez raison, monsieur, lui dit-il, et je suis encore un enfant ; mais ma rencontre avec vous aidera, je l’espère, à faire de moi un homme. Encore quelques passes, s’il vous plaît, afin qu’il ne soit pas dit que vous ayez eu tous les honneurs.
Et il se remit en garde.
Le capitaine avait raison : il ne manquait au chevalier que du calme pour en faire sous les armes un homme à craindre. Aussi, au premier coup de cette troisième reprise, vit-il qu’il lui fallait apporter à sa propre défense toute son attention ; mais lui-même avait dans l’art de l’escrime une trop grande supériorité pour que son jeune adversaire pût reprendre avantage sur lui. Les choses se terminèrent comme il était facile de le prévoir : le capitaine fit sauter une seconde fois l’épée des mains de Ravanne ; mais, cette fois, il alla la ramasser lui-même et avec une politesse dont au premier abord on l’aurait cru incapable :
– Monsieur le chevalier, lui dit-il en la lui rendant, vous êtes un brave jeune homme ; mais, croyez-en un vieux coureur d’académies et de tavernes, qui a fait, avant que vous ne fussiez né, les guerres de Flandre ; quand vous étiez au berceau, celles d’Italie, et quand vous étiez aux pages, celles d’Espagne : changez de maître ; laissez là Berthelot, qui vous a montré tout ce qu’il sait ; prenez Bois-Robert, et je veux que le diable m’emporte si dans six mois vous ne m’en remontrez pas à moi-même !
– Merci de la leçon, monsieur, dit Ravanne en tendant la main au capitaine, tandis que deux larmes, qu’il n’était point le maître de retenir, coulaient le long de ses joues ; elle me profitera, je l’espère.
Et, recevant son épée des mains du capitaine, il fit ce que celui-ci avait déjà fait, il la remit au fourreau.
Tous deux reportèrent alors les yeux sur leurs compagnons pour voir où en étaient les choses. Le combat était fini. Lafare était assis sur l’herbe, le dos appuyé à un arbre : il avait reçu un coup d’épée qui devait lui traverser la poitrine ; mais heureusement, la pointe du fer avait rencontré une côte et avait glissé le long de l’os, de sorte que la blessure paraissait au premier abord plus grave qu’elle ne l’était en effet ; il n’en était pas moins évanoui, tant la commotion avait été violente. D’Harmental, à genoux devant lui, épongeait le sang avec son mouchoir.
Fargy et Valef avaient fait coup fourré : l’un avait la cuisse traversée, l’autre le bras à jour. Tous deux se faisaient des excuses et se promettaient de n’en être que meilleurs amis à l’avenir.
– Tenez, jeune homme, dit le capitaine à Ravanne en lui montrant les différents épisodes du champ de bataille, regardez cela et méditez ; voilà le sang de trois braves gentilshommes qui coule probablement pour une drôlesse !
– Ma foi ! répondit Ravanne tout à fait calmé, je crois que vous avez raison, capitaine, et vous pourriez bien être le seul de nous tous qui ayez le sens commun.
En ce moment, Lafare ouvrit les yeux et reconnut d’Harmental dans l’homme qui lui portait secours.
– Chevalier, lui dit-il, voulez-vous suivre un conseil d’ami ? Envoyez-moi une espèce de chirurgien que vous trouverez dans la voiture, et que j’ai amené à tout hasard ; puis, gagnez Paris au plus vite, montrez-vous ce soir au bal de l’opéra, et si l’on vous demande de mes nouvelles, dites qu’il y a huit jours que vous ne m’avez vu. Quant à moi, vous pouvez être parfaitement tranquille, votre nom ne sortira point de ma bouche. Au reste, s’il vous arrivait quelque mauvaise discussion avec la connétable, faites-le-moi savoir au plus tôt, et nous nous arrangerions de manière que la chose n’eût pas de suite.
– Merci, monsieur le marquis, répondit d’Harmental ; je vous quitte parce que je sais vous laisser en meilleures mains que les miennes ; autrement, croyez-moi, rien n’aurait pu me séparer de vous avant que je vous visse couché dans votre lit.
– Bon voyage, mon cher Valef ! dit Fargy, car je ne pense pas que ce soit cette égratignure qui vous empêche de partir. À votre retour, n’oubliez pas que vous avez un ami, place Louis-le-Grand, n° 14.
– Et vous, mon cher Fargy, si vous avez quelque commission pour Madrid, vous n’avez qu’à le dire, et vous pouvez compter qu’elle sera faite avec l’exactitude et le zèle d’un bon camarade.
Et les deux amis se donnèrent une poignée de main, comme s’il ne s’était absolument rien passé.
– Adieu, jeune homme, adieu, dit le capitaine à Ravanne. N’oubliez pas le conseil que je vous ai donné : laissez là Berthelot et prenez Bois-Robert ; surtout soyez calme, rompez dans l’occasion, parez à temps, et vous serez une des plus fines lames du royaume de France. Ma colichemarde dit bien des choses agréables à la maîtresse-broche de madame votre mère.
Ravanne, quelle que fût sa présence d’esprit, ne trouva rien à répondre au capitaine ; il se contenta de le saluer, et s’approcha de Lafare, qui lui parut le plus malade des deux blessés.
Quant à d’Harmental, à Valef et au capitaine, ils gagnèrent l’allée où ils retrouvèrent le carrosse de louage, et dans le carrosse le chirurgien qui faisait un somme. D’Harmental le réveilla et lui annonça, en lui montrant le chemin qu’il devait suivre, que le marquis de Lafare et le comte de Fargy avaient besoin de ses services. Il ordonna en outre à son valet de descendre de cheval et de suivre le chirurgien, afin de lui servir d’aide ; puis, se retournant vers le capitaine :
– Capitaine, lui dit-il, je crois qu’il ne serait pas prudent d’aller manger le déjeuner que nous avions commandé ; recevez donc tous mes remerciements pour le coup de main que vous m’avez donné, et, en souvenir de moi, comme vous êtes à pied, à ce qu’il me paraît, veuillez accepter un de mes deux chevaux. Vous pouvez prendre au hasard : ce sont de bonnes bêtes ; la plus mauvaise des deux ne vous laissera pas dans l’embarras quand vous n’aurez besoin que de lui faire faire huit à dix lieues en une heure.
– Ma foi ! chevalier, répondit le capitaine en jetant de côté un regard sur le cheval qui lui était offert si généreusement, il ne fallait rien pour cela ; entre gentilshommes, le sang et la bourse sont choses qui se prêtent tous les jours. Mais vous faites les choses de si bonne grâce que je ne saurais vous refuser. Si vous aviez jamais besoin de moi pour quelque chose que ce fût, souvenez-vous, en revanche, que je suis à votre service.
– Et le cas échéant, monsieur, où vous retrouverai-je ? demanda en souriant d’Harmental.
– Je n’ai pas de domicile bien arrêté, chevalier ; mais vous aurez toujours de mes nouvelles en allant chez la Fillon, en demandant la Normande, et en vous informant à elle du capitaine Roquefinette.
Et comme les deux jeunes gens remontaient chacun sur son cheval, le capitaine en fit autant, non sans remarquer en lui-même que le chevalier d’Harmental lui avait laissé le plus beau des trois.
Alors, comme ils étaient près d’un carrefour, chacun prit sa route et s’éloigna au grand galop.
Le baron de Valef rentra par la barrière de Passy et se rendit droit à l’Arsenal, prit les commissions de la duchesse du Maine, de la maison de laquelle il était, et partit le même jour pour l’Espagne.
Le capitaine Roquefinette fit trois ou quatre tours au pas, au trot et au galop dans le bois de Boulogne, afin d’apprécier les différentes qualités de sa monture, et ayant reconnu que c’était, comme l’avait dit le chevalier, un animal de belle et bonne race, il revint fort satisfait chez maître Durand, où il mangea à lui seul le déjeuner qui était commandé pour trois.
Le même jour, il conduisit son cheval au marché aux chevaux, et le vendit soixante louis. C’était la moitié de ce qu’il valait, mais il faut savoir faire des sacrifices quand on veut réaliser promptement.
Quant au chevalier d’Harmental, il prit l’allée de la Muette, regagna Paris par la grande avenue des Champs-Élysées, et trouva en rentrant chez lui, rue de Richelieu, deux lettres qui l’attendaient.
L’une de ces deux lettres était d’une écriture si bien connue à lui qu’il tressaillit de tout son corps en la regardant, et qu’après y avoir porté la main avec la même hésitation que s’il allait toucher un charbon ardent, il l’ouvrit avec un tremblement qui décelait l’importance qu’il y attachait. Elle contenait ce qui suit :
« Mon cher chevalier,
« On n’est pas maître de son cœur, vous le savez, et c’est une des misères de notre nature que de ne pouvoir longtemps aimer ni la même personne ni la même chose. Quant à moi, je veux au moins avoir sur les autres femmes le mérite de ne pas tromper celui qui a été mon amant. Ne venez donc pas à votre heure accoutumée car on vous dirait que je n’y suis pas, et je suis si bonne que je ne voudrais pas risquer l’âme d’un valet ou d’une femme de chambre en leur faisant faire un si gros mensonge.
« Adieu, mon cher chevalier ; ne gardez point de moi un trop mauvais souvenir, et faites que je pense encore de vous dans dix ans ce que j’en pense à cette heure, c’est-à-dire que vous êtes un des plus galants gentilshommes de France.
« Sophie d’Averne. »
– Mordieu ! s’écria d’Harmental en frappant du poing sur une charmante table de Boulle qu’il mit en morceaux, si j’avais tué ce pauvre Lafare, je ne m’en serais consolé de ma vie !
Après cette explosion, qui le soulagea quelque peu, le chevalier se mit à marcher de sa porte à sa fenêtre d’un air qui prouvait que le pauvre garçon avait encore besoin de quelques déceptions de ce genre pour être à la hauteur de la morale philosophique que lui prêchait la belle infidèle. Puis, après quelques tours, il aperçut à terre la seconde lettre, qu’il avait complètement oubliée. Deux ou trois fois encore il passa près d’elle en la regardant avec une superbe indifférence ; enfin, comme il pensa qu’elle ferait peut-être diversion à la première, il la ramassa dédaigneusement, l’ouvrit avec lenteur, regarda l’écriture, qui lui était inconnue, chercha la signature, qui était absente, et, ramené par cet air de mystère à quelque curiosité, il lut ce qui suit :
« Chevalier,
« Si vous avez dans l’esprit le quart du romanesque et dans le cœur la moitié du courage que vos amis prétendent y reconnaître, on est prêt à vous offrir une entreprise digne de vous et dont le résultat sera à la fois de vous venger de l’homme que vous détestez le plus au monde et de vous conduire à un but si brillant que, dans vos plus beaux rêves, vous n’avez jamais rien espéré de pareil. Le bon génie qui doit vous mener par ce chemin enchanté, et auquel il faut vous fier entièrement, vous attendra ce soir, de minuit à deux heures, au bal de l’Opéra. Si vous y venez sans masque, il ira à vous ; si vous y venez masqué, vous le reconnaîtrez à un ruban violet qu’il portera sur l’épaule gauche. Le mot d’ordre est : Sésame, ouvre-toi ! Prononcez-le hardiment, et vous verrez s’ouvrir une caverne bien autrement merveilleuse que celle d’Ali-Baba. »
– À la bonne heure ! dit d’Harmental ; et si le génie au ruban violet tient seulement la moitié de sa promesse, ma foi ! il a trouvé son homme !
Le chevalier Raoul d’Harmental, avec qui, avant de passer outre, il est nécessaire que nos lecteurs fassent plus ample connaissance, était l’unique rejeton d’une des meilleures familles du Nivernais. Quoique cette famille n’eût jamais joué un rôle important dans l’histoire, elle ne manquait pas cependant d’une certaine illustration, qu’elle avait acquise, soit par elle-même, soit par ses alliances. Ainsi, le père du chevalier, le sire Gaston d’Harmental, étant venu en 1682 à Paris, et ayant eu la fantaisie de monter dans les carrosses du roi, avait fait, haut la main, ses preuves de 1399, opération héraldique qui, s’il faut en croire un mémoire du parlement, aurait fort embarrassé plus d’un duc et pair. D’un autre côté, son oncle maternel, monsieur de Torigny, ayant été nommé chevalier de l’Ordre, à la promotion de 1694, avait avoué, en faisant reconnaître ses seize quartiers que le plus beau de son visage, comme on le disait alors, était fait des d’Harmental, avec qui ses ancêtres étaient en alliance depuis trois cents ans. En voilà donc assez pour satisfaire aux exigences aristocratiques de l’époque sur laquelle nous écrivons.
Le chevalier n’était ni pauvre ni riche, c’est-à-dire que son père en mourant lui avait laissé une terre située dans les environs de Nevers, laquelle lui rapportait quelque chose comme vingt-cinq ou trente mille livres de rente. C’était de quoi vivre fort grandement dans sa province ; mais le chevalier avait reçu une excellente éducation, et il se sentait une grande ambition dans le cœur ; il avait donc, à sa majorité, c’est-à-dire vers 1711, quitté sa province, et était accouru à Paris.
Sa première visite avait été pour le comte de Torigny, sur lequel il comptait fort pour le mettre en cour. Malheureusement, à cette époque, le comte de Torigny n’y était pas lui-même. Mais comme il se souvenait toujours avec grand plaisir, ainsi que nous l’avons dit, de la famille d’Harmental, il recommanda son neveu au chevalier de Villarceaux, et le chevalier de Villarceaux qui n’avait rien à refuser à son ami le comte de Torigny, conduisit le jeune homme chez madame de Maintenon.
Madame de Maintenon avait une qualité : c’était d’être restée l’amie de ses anciens amants. Elle reçut parfaitement le chevalier d’Harmental, grâce aux vieux souvenirs qui le recommandaient auprès d’elle, et quelques jours après le maréchal de Villars étant venu lui faire sa cour, elle lui dit quelques mots si pressants en faveur de son jeune protégé, que le maréchal, enchanté de trouver une occasion d’être agréable à cette reine in partibus, répondit qu’à compter de cette heure il attachait le chevalier d’Harmental à sa maison militaire, et s’empresserait de lui offrir toutes les occasions de justifier la bonne opinion que son auguste protectrice voulait bien avoir de lui.
Ce fut une grande joie pour le chevalier que de se voir ouvrir une pareille porte. La campagne qui allait avoir lieu était définitive.
Louis XIV en était arrivé à la dernière période de son règne, à l’époque des revers. Tallard et Marsin avaient été battus à Hochstett, Villeroy à Ramillies, et Villars lui-même, le héros de Friedlingen, venait de perdre la fameuse bataille de Malplaquet contre Marlborough et Eugène. L’Europe, un instant étouffée sous la main de Colbert et de Louvois, réagissait tout entière contre la France. La situation des affaires était extrême ; le roi, comme un malade désespéré qui change à chaque heure de médecin, changeait chaque jour de ministres. Mais chaque essai nouveau révélait une impuissance nouvelle. La France ne pouvait plus soutenir la guerre et ne pouvait pas parvenir à faire la paix. Vainement elle offrait d’abandonner l’Espagne et de restreindre ses frontières : ce n’était point assez d’humiliation. On exigeait que le roi donnât passage aux armées ennemies à travers la France pour aller chasser son petit-fils du trône de Charles II, et qu’il livrât comme places de sûreté Cambrai, Metz, La Rochelle et Bayonne, à moins qu’il n’aimât mieux, dans un an pour tout délai, le détrôner lui-même à force ouverte. Voilà à quelles conditions une trêve était accordée au vainqueur des Dunes, de Senef, de Fleurus, de Steinkerque et de la Marsaille ; à celui qui, jusque-là, avait tenu dans le pan de son manteau royal la paix et la guerre ; à celui qui s’intitulait le distributeur des couronnes, le châtieur des nations, le grand, l’immortel ; à celui enfin pour lequel, depuis un demi-siècle, on taillait le marbre, on fondait le bronze, on mesurait l’alexandrin, on épuisait l’encens.
Louis XIV avait pleuré en plein conseil.
Ces larmes avaient produit une armée, et cette armée avait été donnée à Villars.
Villars marcha droit à l’ennemi, dont le camp était à Denain, et qui, les yeux fixés sur l’agonie de la France, s’endormait dans sa sécurité. Jamais responsabilité plus grande n’avait chargé une tête. Sur un coup de dé, Villars allait jouer le salut de la France.
Les alliés avaient établi, entre Denain et Marchiennes, une ligne de fortifications que, dans leur orgueil anticipé, Albemarle et Eugène appelaient la grande route de Paris. Villars résolut d’enlever Denain par surprise, et, Albemarle battu, de battre Eugène.
Il fallait, pour réussir dans une si audacieuse entreprise, tromper non seulement l’armée ennemie, mais l’armée française, le succès de ce coup de main étant dans son impossibilité même.
Villars proclama bien haut son intention de forcer les lignes de Landrecies. Une nuit, à une heure convenue, toute son armée s’ébranle et marche dans la direction de cette ville. Tout à coup l’ordre est donné d’obliquer à gauche ; le génie jette trois ponts sur l’Escaut. Villars franchit le fleuve sans obstacle, se jette dans les marais que l’on croyait impraticables, et où le soldat s’avance ayant de l’eau jusqu’à la ceinture ; il marche droit aux premières redoutes, et les emporte presque sans coup férir, s’empare successivement d’une lieue de fortifications, atteint Denain, franchit le fossé qui l’entoure, pénètre dans la ville, et, en arrivant sur la place, trouve son jeune protégé, le chevalier d’Harmental, qui lui présente l’épée d’Albemarle, qu’il venait de faire prisonnier.
En ce moment, on annonce l’arrivée d’Eugène. Villars se retourne, atteint avant lui le pont sur lequel ce dernier doit passer, s’en empare et attend. Là, le véritable combat s’engage, car la prise de Denain n’a été qu’une escarmouche. Eugène pousse attaque sur attaque, revient sept fois à la tête de ce pont briser ses meilleures troupes contre l’artillerie qui le protège et contre les baïonnettes qui le défendent ; enfin ayant ses habits criblés de balles, tout sanglant de deux blessures, monte sur son troisième cheval, et le vainqueur de Hochstett et de Malplaquet se retire en pleurant de rage et en mordant ses gants de colère. En six heures tout a changé de face : la France est sauvée, et Louis XIV est toujours le grand roi.
D’Harmental s’était conduit en homme qui d’un seul coup veut gagner ses éperons. Villars, en le voyant tout couvert de sang et de poussière, se rappela par qui il avait été recommandé, et le fit approcher de lui, pendant qu’au milieu du champ de bataille même il écrivait sur un tambour le résultat de la journée. En voyant d’Harmental, Villars interrompit sa lettre.
– Êtes-vous blessé ? lui demanda-t-il.
– Oui, monsieur le maréchal, mais si légèrement que cela ne vaut pas la peine d’en parler.
– Vous sentez-vous la force de faire soixante lieues à cheval à franc étrier sans vous reposer une heure, une minute, une seconde ?
– Je me sens capable de tout, monsieur le maréchal, pour le service du roi et le vôtre.
– Alors, partez à l’instant même, descendez chez madame de Maintenon, dites-lui de ma part ce que vous venez de voir, et annoncez-lui le courrier qui en apportera la relation officielle. Si elle veut vous conduire chez le roi, laissez-vous faire.
D’Harmental comprit l’importance de la mission dont on le chargeait, et, tout poudreux, tout sanglant, sans débotter, il sauta sur un cheval frais et gagna la première poste ; douze heures après, il était à Versailles.
Villars avait prévu ce qui devait arriver. Aux premiers mots qui sortirent de la bouche du chevalier, madame de Maintenon le prit par la main et le conduisit chez le roi. Le roi travaillait avec Voisin dans sa chambre, contre l’habitude, car il était un peu malade. Madame de Maintenon ouvrit la porte, poussa le chevalier d’Harmental aux pieds du roi, et levant les deux mains au ciel :
– Sire, dit-elle, remerciez Dieu ; car, Votre Majesté le sait, nous ne sommes rien par nous-mêmes, et c’est de Dieu que nous vient toute grâce.
– Qu’y a-t-il, monsieur ? parlez ! dit vivement Louis XIV, étonné de voir à ses pieds ce jeune homme qu’il ne connaissait pas.
– Sire, répondit le chevalier, le camp de Denain est pris ; le comte d’Albemarle est prisonnier, le prince Eugène est en fuite ; le maréchal de Villars met sa victoire aux pieds de Votre Majesté.
Malgré la puissance qu’il avait sur lui-même, Louis XIV pâlit ; il sentit que les jambes lui manquaient, et il s’appuya à la table pour ne pas tomber sur son fauteuil.