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Molière
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Comédie
Mêlée de musique et de danses
Représentée pour la première fois sur le Théâtre de la salle du
PalaisRoyal le 10 février 1673 par la Troupe du Roi.
Personnages
Argan, malade imaginaire.
Béline, seconde femme d’Argan.
Angélique, fille d’Argan, et amante de Cléante.
Louison, petite fille d’Argan, et sœur d’Angélique.
Béralde, frère d’Argan.
Cléante, amant d’Angélique.
Monsieur Diafoirus, médecin.
Thomas Diafoirus, son fils, et amant d’Angélique.
Monsieur Purgon, médecin d’Argan.
Monsieur Fleurant, apothicaire.
Monsieur Bonnefoy, notaire.
Toinette, servante.
La scène est à Paris.
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Après les glorieuses fatigues et les exploits victorieux de notre
auguste monarque, il est bien juste que tous ceux qui se mêlent
d’écrire travaillent ou à ses louanges, ou à son divertissement. C’est
ce qu’ici l’on a voulu faire, et ce prologue est un essai des louanges
de ce grand prince, qui donne entrée à la comédie du Malade
imaginaire, dont le projet a été fait pour le délasser de ses nobles
travaux.
(La décoration représente un lieu champêtre fort agréable.)
En musique et en danse.
Flore, Pan, Climène, Daphné, Tircis, Dorilas, deux Zéphirs, troupe
de Bergères et de Bergers.
FLORE
Quittez, quittez vos troupeaux,
Venez, Bergers, venez, Bergères,
Accourez, accourez sous ces tendres ormeaux :
Je viens vous annoncer des nouvelles bien chères,
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Et réjouir tous ces hameaux.
Quittez, quittez vos troupeaux,
Venez, Bergers, venez, Bergères,
Accourez, accourez sous ces tendres ormeaux.
CLIMÈNE et DAPHNÉ
Berger, laissons là tes feux,
Voilà Flore qui nous appelle.
TIRCIS et DORILAS
Mais au moins dismoi, cruelle,
TIRCIS
Si d’un peu d’amitié tu payeras mes vœux ?
DORILAS
Si tu seras sensible à mon ardeur fidèle ?
CLIMÈNE et DAPHNÉ
Voilà Flore qui nous appelle.
TIRCIS et DORILAS
Ce n’est qu’un mot, un mot, un seul mot que je veux.
TIRCIS
Languiraije toujours dans ma peine mortelle ?
DORILAS
Puisje espérer qu’un jour tu me rendras heureux ?
CLIMÈNE et DAPHNÉ
Voilà Flore qui nous appelle.
Entrée de ballet
Toute la troupe des Bergers et des Bergères va se placer en
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cadence autour de Flore.
CLIMÈNE
Quelle nouvelle parmi nous,
Déesse, doit jeter tant de réjouissance ?
DAPHNÉ
Nous brûlons d’apprendre de vous
Cette nouvelle d’importance.
DORILAS
D’ardeur nous en soupirons tous.
TOUS
Nous en mourons d’impatience.
FLORE
La voici : silence, silence !
Vos vœux sont exaucés, Louis est de retour,
Il ramène en ces lieux les plaisirs et l’amour,
Et vous voyez finir vos mortelles alarmes.
Par ses vastes exploits son bras voit tout soumis :
Il quitte les armes,
Faute d’ennemis.
TOUS
Ah ! quelle douce nouvelle !
Qu’elle est grande ! qu’elle est belle !
Que de plaisirs ! que de ris ! que de jeux !
Que de succès heureux !
Et que le Ciel a bien rempli nos vœux !
Ah ! quelle douce nouvelle !
Qu’elle est grande, qu’elle est belle !
Entrée de Ballet
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Tous les Bergers et Bergères expriment par des danses les
transports de leur joie.
FLORE
De vos flûtes bocagères
Réveillez les plus beaux sons :
Louis offre à vos chansons
La plus belle des matières.
Après cent combats,
Où cueille son bras,
Une ample victoire,
Formez entre vous
Cent combats plus doux,
Pour chanter sa gloire.
TOUS
Formons entre nous
Cent combats plus doux,
Pour chanter sa gloire.
FLORE
Mon jeune amant, dans ce boi
Des présents de mon empire
Prépare un prix à la voix
Qui saura le mieux nous dire
Les vertus et les exploits
Du plus auguste des rois.
CLIMÈNE
Si Tircis a l’avantage,
DAPHNÉ
Si Dorilas est vainqueur
CLIMÈNE
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À le chérir je m’engage.
DAPHNÉ
Je me donne à son ardeur.
TIRCIS
Ô très chère espérance !
DORILAS
Ô mot plein de douceur !
TOUS DEUX
Plus beau sujet, plus belle récompense
Peuventils animer un cœur ?
Les violons jouent un air pour animer les deux Bergers au
combat, tandis que Flore, comme juge, va se placer au pied de
l’arbre, avec deux Zéphirs, et que le reste, comme spectateurs, va
occuper les deux coins du théâtre.
TIRCIS
Quand la neige fondue enfle un torrent fameux,
Contre l’effort soudain de ses flots écumeux
Il n’est rien d’assez solide ;
Digues, châteaux, villes, et bois,
Hommes et troupeaux à la fois,
Tout cède au courant qui le guide :
Tel, et plus fier, et plus rapide,
Marche Louis dans ses exploits.
Ballet
Les Bergers et Bergères de son côté dansent autour de lui, sur
une ritournelle, pour exprimer leurs applaudissements.
DORILAS
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Le foudre menaçant, qui perce avec fureur
L’affreuse obscurité de la nue enflammée,
Fait d’épouvante et d’horreur
Trembler le plus ferme cœur :
Mais à la tête d’une armée
Louis jette plus de terreur.
Ballet
Les Bergers et Bergères de son côté font de même que les autres.
TIRCIS
Des fabuleux exploits que la Grèce a chantés,
Par un brillant amas de belles vérités
Nous voyons la gloire effacée,
Et tous ces fameux demidieux
Que vante l’histoire passée
Ne sont point à notre pensée
Ce que Louis est à nos yeux.
Ballet
Les Bergers et Bergères de son côté font encore la même chose.
DORILAS
Louis fait à nos temps, par ses faits inouïs,
Croire tous les beaux faits que nous chante l’histoire
Des siècles évanouis :
Mais nos neveux, dans leur gloire,
N’auront rien qui fasse croire
Tous les beaux faits de LOUIS.
Ballet
Les Bergers et Bergères de son côté font encore de même, après
quoi les deux partis se mêlent.
PAN, suivi des Faunes.
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Laissez, laissez, Bergers, ce dessein téméraire.
Hé ! que voulezvous faire ?
Chanter sur vos chalumeaux
Ce qu’Apollon sur sa lyre,
Avec ses chants les plus beaux,
N’entreprendroit pas de dire,
C’est donner trop d’essor au feu qui vous inspire,
C’est monter vers les cieux sur des ailes de cire,
Pour tomber dans le fond des eaux.
Pour chanter de LOUIS l’intrépide courage,
Il n’est point d’assez docte voix,
Point de mots assez grands pour en tracer l’image :
Le silence est le langage
Qui doit louer ses exploits.
Consacrez d’autres soins à sa pleine victoire ;
Vos louanges n’ont rien qui flatte ses désirs ;
Laissez, laissez là sa gloire,
Ne songez qu’à ses plaisirs.
TOUS
Laissons, laissons là sa gloire,
Ne songeons qu’à ses plaisirs.
FLORE
Bien que, pour étaler ses vertus immortelles,
La force manque à vos esprits,
Ne laissez pas tous deux de recevoir le prix :
Dans les choses grandes et belles
Il suffit d’avoir entrepris.
Entrée de Ballet
Les deux Zéphirs dansent avec deux couronnes de fleurs à la
main, qu’ils viennent ensuite donner aux deux bergers.
CLIMÈNE et DAPHNÉ, en leur donnant la main.
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Dans les choses grandes et belles
Il suffit d’avoir entrepris.
TIRCIS et DORILAS
Ha ! que d’un doux succès notre audace est suivie !
Ce qu’on fait pour LOUIS, on ne le perd jamais.
LES QUATRE AMANTS
Au soin de ses plaisirs donnonsnous désormais.
FLORE et PAN
Heureux, heureux qui peut lui consacrer sa vie !
TOUS
Joignons tous dans ces bois
Nos flûtes et nos voix,
Ce jour nous y convie ;
Et faisons aux échos redire mille fois :
« LOUIS est le plus grand des rois ;
Heureux, heureux qui peut lui consacrer sa vie ! »
Dernière et grande entrée de Ballet
Faune, Bergers et Bergères, tous se mêlent, et il se fait entre eux
des jeux de danse, après quoi ils se vont préparer pour la Comédie.
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Le théâtre représente une forêt.
L’ouverture du théâtre se fait par un bruit agréable
d’instruments. Ensuite une Bergère vient se plaindre tendrement de
ce qu’elle ne trouve aucun remède pour soulager les peines qu’elle
endure. Plusieurs Faunes et Aegipans, assemblés pour des fêtes et
des jeux qui leur sont particuliers rencontrent la Bergère. Ils
écoutent ses plaintes et forment un spectacle trèsdivertissant.
PLAINTE DE LA BERGÈRE
Votre plus haut savoir n’est que pure chimère,
Vains et peu sages médecins ;
Vous ne pouvez guérir par vos grands mots latins
La douleur qui me désespère :
Votre plus haut savoir n’est que pure chimère.
Hélas ! je n’ose découvrir
Mon amoureux martyre
Au Berger pour qui je soupire,
Et qui seul peut me secourir.
Ne prétendez pas le finir,
Ignorants médecins, vous ne sauriez le faire :
Votre plus haut savoir n’est que pure chimère.
Ces remèdes peu sûrs dont le simple vulgaire
Croit que vous connoissez l’admirable vertu,
Pour les maux que je sens n’ont rien de salutaire ;
Et tout votre caquet ne peut être reçu…
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Que d’un Malade imaginaire.
Votre plus haut savoir n’est que pure chimère,
Vains et peu sages médecins ;
Vous ne pouvez guérir par vos grands mots latins
La douleur qui me désespère ;
Votre plus haut savoir n’est que pure chimère.
Le théâtre change et représente une chambre.
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Argan, seul dans sa chambre assis, une table devant lui, compte des
parties, d’apothicaire avec des jetons ; il fait, parlant à luimême, les
dialogues suivants.
ARGAN
Trois et deux font cinq, et cinq font dix, et dix font vingt. Trois et
deux font cinq. « Plus, du vingtquatrième, un petit clystère
insinuatif, préparatif, et rémollient, pour amollir, humecter, et
rafraîchir les entrailles de Monsieur. » Ce qui me plaît de Monsieur
Fleurant, mon apothicaire, c’est que ses parties sont toujours fort
civiles : « les entrailles de Monsieur, trente sols. » Oui, mais,
Monsieur Fleurant, ce n’est pas tout que d’être civil, il faut être aussi
raisonnable, et ne pas écorcher les malades. Trente sols un lavement :
Je suis votre serviteur, je vous l’ai déjà dit. Vous ne me les avez mis
dans les autres parties qu’à vingt sols, et vingt sols en langage
d’apothicaire, c’estàdire dix sols ; les voilà, dix sols. « Plus, dudit
jour, un bon clystère détersif, composé avec catholicon double,
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rhubarbe, miel rosat, et autres, suivant l’ordonnance, pour balayer,
laver, et nettoyer le basventre de Monsieur, trente sols. » Avec votre
permission, dix sols. « Plus, dudit jour, le soir, un julep hépatique,
soporatif, et somnifère, composé pour faire dormir Monsieur, trente
cinq sols. » Je ne me plains pas de celuilà, car il me fit bien dormir.
Dix, quinze, seize et dixsept sols, six deniers. « Plus, du
vingtcinquième, une bonne médecine purgative et corroborative,
composée de casse récente avec séné levantin, et autres, suivant
l’ordonnance de Monsieur Purgon, pour expulser et évacuer la bile
de Monsieur, quatre livres. » Ah ! Monsieur Fleurant, c’est se
moquer ; il faut vivre avec les malades. Monsieur Purgon ne vous a
pas ordonné de mettre quatre francs. Mettez, mettez trois livres, s’il
vous plaît. Vingt et trente sols. « Plus, dudit jour, une potion anodine
et astringente, pour faire reposer Monsieur, trente sols. » Bon, dix et
quinze sols. « Plus, du vingtsixième, un clystère carminatif, pour
chasser les vents de Monsieur, trente sols. » Dix sols, Monsieur
Fleurant. « Plus, le clystère de Monsieur réitéré le soir, comme
dessus, trente sols. » Monsieur Fleurant, dix sols. « Plus, du vingt
septième, une bonne médecine composée pour hâter d’aller, et
chasser dehors les mauvaises humeurs de Monsieur, trois livres. »
Bon, vingt et trente sols : je suis bien aise que vous soyez
raisonnable. « Plus, du vingthuitième, une prise de petitlait clarifié,
et dulcoré, pour adoucir, lénifier, tempérer, et rafraîchir le sang de
Monsieur, vingt sols. » Bon, dix sols. « Plus, une potion cordiale et
préservative, composée avec douze grains de bézoard, sirops de
limon et grenade, et autres, suivant l’ordonnance, cinq livres. » Ah !
Monsieur Fleurant, tout doux, s’il vous plaît ; si vous en usez comme
cela, on ne voudra plus être malade : contentezvous de quatre francs.
Vingt et quarante sols. Trois et deux font cinq, et cinq font dix, et dix
font vingt. Soixante et trois livres, quatre sols, six deniers. Si bien
donc que de ce mois j’ai pris une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept
et huit médecines ; et un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit,
neuf, dix, onze et douze lavements ; et l’autre mois il y avoit douze
médecines, et vingt lavements. Je ne m’étonne pas si je ne me porte
pas si bien ce moisci que l’autre. Je le dirai à Monsieur Purgon, afin
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qu’il mette ordre à cela. Allons, qu’on m’ôte tout ceci. Il n’y a
personne : j’ai beau dire, on me laisse toujours seul ; il n’y a pas
moyen de les arrêter ici. (Il sonne une sonnette pour faire venir ses
gens.) Ils n’entendent point, et ma sonnette ne fait pas assez de bruit.
Drelin, drelin, drelin : point d’affaire. Drelin, drelin, drelin : ils sont
sourds. Toinette ! Drelin, drelin, drelin : tout comme si je ne sonnois
point. Chienne, coquine ! Drelin, drelin, drelin : j’enrage. (Il ne
sonne plus mais il crie.) Drelin, drelin, drelin : carogne, à tous les
diables ! Estil possible qu’on laisse comme cela un pauvre malade
tout seul ? Drelin, drelin, drelin : voilà qui est pitoyable ! Drelin,
drelin, drelin : ah, mon Dieu ! ils me laisseront ici mourir. Drelin,
drelin, drelin.
Toinette, Argan