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Achim Von Arnim
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Braka, la vieille bohémienne, enveloppée dans la guenille rouge
qui lui servait de manteau, marmottait son troisième pater devant la
fenêtre, et depuis longtemps déjà Bella, répondant au signal, montrait
sa tête charmante et nuageuse ; ses yeux noirs brillaient à la clarté de
la pleine lune qui, rouge comme un fer à demi éteint, sortait des
vapeurs de l’Escaut, pour s’élever de plus en plus claire dans
l’espace.
- Tiens, dit Bella, vois donc l’ange, comme il me sourit.
- Enfant, dit la vieille, que vois-tu donc ?
- C’est la lune, dit Bella, elle est de retour, elle ; mais mon père
n’est pas revenu ; cette fois il reste trop longtemps dehors ; j’ai
pourtant fait de beaux rêves de lui la nuit dernière. Je le voyais assis
sur un trône élevé, en Égypte, et les oiseaux volaient autour de lui ;
cela m’a consolée.
- Pauvre enfant, dit la vieille, si cela était vrai ! Mais as-tu apporté
quelque chose pour dîner ?
- Oh ! oui, répondit Bella ; le voisin a secoué son pommier, et
beaucoup de pommes sont tombées dans le petit ruisseau ; je les ai
recueillies là-bas, au détour, les racines d’un vieil arbre les avaient
arrêtées ; et puis mon père, avant de partir, m’avait laissé un gros
pain.
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- Il a bien fait, dit sourdement la vieille, il n’a plus besoin de pain,
ils lui en ont fait passer le goût.
- Ma bonne vieille, dit Bella, parle, je t’en prie ; dis-moi, mon père
ne se serait-il pas blessé en faisant ses tours de force ? Conduis-moi
auprès de lui ; où est mon père, où est mon duc ?
Bella tremblait en disant cela, et ses larmes tombaient sur le sol
humide, à travers les rayons de la lune.
Si j’eusse été un oiseau, et que j’eusse passé alors, je serais
descendu, j’y aurais trempé mon bec, et je les aurais rapportées au
ciel ces larmes de Bella, tant elles étaient tristes et pénétrantes.
- Regarde là-bas, murmura la vieille ; sur cette montagne, il y a
une potence ; Dieu n’y vient jamais voir, et cela s'appelle le tribunal
de Dieu ; celui qu’on amène devant ce tribunal n’a pas longtemps à
vivre ; la viande que le soleil y fait cuire, on ne la sert sur aucun plat ;
elle reste là jusqu’à ce que nous venions la chercher. Ne crie pas,
pauvre enfant, c’est ton père qui est pendu là-bas. Mais, calme-toi,
reste tranquille : nous allons le chercher cette nuit, et nous le
jetterons dans la rivière avec tous les honneurs dus à son rang, pour
qu’il aille rejoindre ses frères en Égypte, car il est mort en pieux
pèlerinage. Prends ce vin et ce plat de viande, et va, pauvre
orpheline, célébrer en son honneur le repas funèbre.
Bella était si effrayée qu'elle pouvait à peine tenir ce que lui
donnait la vieille.
- Tiens donc, continua la vieille, cela va tomber, et ne pleure pas ;
ainsi pense que maintenant tu es notre seul espoir, que c’est toi qui
dois nous reconduire, lorsque notre vœu sera accompli ; pense aussi
que tu es maintenant maîtresse de tout ce que possédait ton père ; va
voir dans sa chambre, dont voici la clé, tu y trouveras bien des
choses. Ah ! j’oubliais : lorsqu’il m’a donné la clé, il m’a chargé de
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te dire de ne plus avoir peur de son chien noir Simson, que l’animal
savait déjà qu’il devait t’obéir et ne plus te mordre ; il a dit aussi
qu’il ne fallait pas que tu fusses triste ; qu’il avait eu longtemps le
mal du pays, et que maintenant il en était guéri, car il est retourné
dans sa patrie.
Voilà tout ce qu’il a dit. Tu as là un pot de lait que j’ai trait en
cachette dans le pâturage. Cela fait partie du repas funèbre. Bonne
nuit, mon enfant, bonne nuit !
La vieille sortit, et Bella consternée la suivit des yeux comme on
regarde une lettre qui vous annoncerait un grand malheur : on la
rejette loin de soi, et cependant on voudrait savoir tout ce qu’elle
contient. Elle eût volontiers suivi la vieille, mais elle craignait autant
qu’elle l’aimait la rude peuplade dont faisait partie Braka.
Les bohémiens étaient alors sous le coup de la persécution que les
Juifs, chassés de tous côtés, avaient attirée sur eux en empruntant
leur nom. Bien souvent leur duc Michel s’en était plaint ; bien
souvent il avait employé tous les moyens pour réunir les siens et les
ramener dans leur patrie ; car ils avaient accompli leur vœu de
marcher aussi longtemps qu’ils trouveraient des chrétiens. Ils
revenaient d’Espagne par l’Océan, mais la puissance toujours
croissante des Turcs, la persécution, le manque d’argent rendaient
leur retour impossible. Déjà le duc avait essayé de les faire vivre de
leurs jeux nationaux, - c’est-à-dire porter des tables en équilibre sur
les dents, marcher sur les mains, faire des culbutes, et tout ce qu'ils
montraient sous le nom de tours de force et d’adresse ; mais, chassés
sans cesse d’un pays à l’autre, leurs forces mêmes s’épuisaient, et ils
se voyaient réduits, pour soutenir leur pauvre existence, à manger des
taupes et des hérissons. Ils comprirent bien qu’ils étaient punis
d’avoir repoussé la sainte Mère avec l’enfant Jésus et le vieux
Joseph, lorsqu’ils fuyaient en Égypte ; car dans leur grossière
indifférence ils avaient pris ces divins personnages pour des Juifs ; or
ces derniers, depuis les temps les plus reculés, n’étaient plus revus en
Égypte, parce que, dans leur fuite, ils avaient emporté les vases d’or
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et d’argent qu’on leur avait prêtés.
Mais lorsque plus tard, à sa mort, ils reconnurent ce Sauveur,
qu’ils avaient méconnu pendant sa vie, une partie du peuple voulut
expier cette dureté par un pèlerinage. Ils firent vœu de marcher tant
qu’ils trouveraient des chrétiens. Ils passèrent en Europe par l’Asie
Mineure, et emportèrent toutes leurs richesses avec eux ; tant qu’elles
durèrent, ils furent partout les bienvenus ; mais ensuite... malheur
aux pauvres sur la terre étrangère !
Après cette digression nécessaire à l’intelligence de ce qui va
suivre, revenons à notre histoire.
Une nouvelle troupe, dans laquelle se trouvaient deux individus
nommés Happy et Emler, était arrivée de France depuis huit jours,
sans argent ni ressources. Le duc résolut de se montrer encore une
fois en public pour leur procurer de quoi manger ; il alla avec eux
dans une auberge. Pendant qu’il émerveillait les assistants en portant
une douzaine d’hommes sur ses bras et sur ses épaules, il entendit
répéter de tous côtés qu’Happy avait été pris à voler des coqs dans la
cour, et que les cris de ces animaux l’avaient trahi ; tandis que lui, le
duc, était resté dans la chambre pour occuper la foule et faire
diversion.
Les bourgeois de Gand ne pardonnent jamais un vol ; en vain le
duc feignit-il de vouloir punir Happy, il fut arrêté lui-même ainsi
qu’Emler, et on les condamna à être pendus comme voleurs ; on avait
le droit, à cette époque, de faire périr les bohémiens toutes les fois
qu’ils se laissaient prendre. En vain Michel voulut-il protester de son
innocence et de celle d’Emler.
« On fait avec nous comme on fait avec les souris ; une souris a-t-
elle entamé un fromage, on dit aussitôt : les souris sont là ; on sème
du poison, on tend des pièges pour les tuer toutes ; pour nous, de
même, pauvres bohémiens, nous ne sommes tranquilles qu'une fois
pendus. »
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Il fut condamné en effet à être pendu ; il versa des larmes amères,
en pensant que lui, le dernier héritier mâle de sa noble maison, allait
être mis à mort d’une manière si déshonorante. Bientôt sa bouche fut
fermée jusqu’au jour du jugement, où il élèvera ses plaintes contre la
dureté des riches, pour qui la vie d’un homme est peu de chose à côté
de leurs vains trésors, et ces riches n’iront point dans le royaume du
ciel où Bella retrouvera son père.
Lorsque Bella fut revenue de sa stupeur, elle s’écria :
- Mon rêve voulait donc dire que mon père serait élevé bien haut.
Ah ! oui, maintenant il est élevé dans le ciel, où il pense à nous.
Le chien noir quitta alors, contre son habitude, la porte de la
chambre, s’étendit aux pieds de la jeune fille, et poussa un hurlement
plaintif.
- Toi aussi, tu le sais donc, Simson ? lui dit-elle.
Le chien secoua la tête.
- Veux-tu me servir fidèlement ?
Le chien secoua de nouveau la tête, courut vers la fenêtre, et se
mit à gratter ; Bella leva les yeux, le battant était resté ouvert : elle vit
à travers l’obscurité de la nuit le cadavre de son père se balancer,
puis tout d’un coup tomber.
- Maintenant, dit-elle, ils l’ont enlevé, ils lui donnent un festin
d'honneur ; moi aussi, je vais lui donner son repas funèbre.
Munie de son pain et de sa cruche de vin, et suivie du chien noir,
elle entra dans le jardin. La maison était abandonnée depuis dix ans
par peur des revenants ; pendant tout ce temps, les bohémiens en
avaient fait leur résidence, et avaient eu soin d’en éloigner le
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propriétaire, riche marchand de la ville, qui l’avait achetée pour y
venir passer l’été.
À la suite d’une banqueroute, il avait été mis en prison, et ses
biens étaient administrés par ses créanciers ; on pense de quelle
manière.
Quoique la crainte des revenants fit respecter cette retraite, les
bohémiens n’osaient cependant pas s’y montrer pendant le jour, mais
la nuit, les voyageurs se détournaient de leur route pour ne pas passer
près de la maison. La belle et pâle enfant se dirigea vers la porte du
jardin. Elle ressemblait à un spectre ; et le gardien, effrayé, courut se
réfugier dans une chapelle éloignée pour implorer la protection de la
foi. La pauvre Bella ! elle ne se doutait pas qu’elle fût si terrible !...
La douleur causée par la perte de son seul espoir, de son père,
l’avait tellement ébranlée, qu'elle n’avait plus qu’une seule idée, celle
d’exécuter les ordres de la vieille Braka ; c’était sa plus douce
consolation, de pouvoir rendre encore un dernier honneur à son père.
Selon l’usage établi chez les siens pour les repas funèbres, elle
étendit son voile sur une pierre ; elle mit deux verres, deux assiettes,
partagea le pain en deux, puis elle versa du vin dans les deux
gobelets et les choqua ; elle vida le sien et versa celui du mort dans le
ruisseau, qui, à quelque distance de la maison, se perdait dans
l’Escaut. Comme elle répandait dans l’eau cette première offrande,
les flots, tout d’un coup, mugirent et se soulevèrent, comme si un
gros poisson, qui n'aurait pas eu de place dans ce lit étroit, était
remonté à la surface ; en ce moment, la lune s’éleva au-dessus de la
maison, derrière laquelle elle était restée cachée jusque-là, et Bella
vit l’image pâle de son père ; sur sa tête était la couronne qu’y
avaient placée les bohémiens avant de le lancer dans le fleuve ; et
comme les flots tourbillonnaient avec leur précieux fardeau, la tête
tourna à la pauvre enfant ; elle crut que son père vivait encore, et
qu’il cherchait à sortir de l’eau ; elle s’y jeta pour le saisir ; mais le
chien noir la retint par sa robe, et s’arc-boutant sur le bord,
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l’empêcha de ramener le cadavre et en même temps d’être emportée
avec lui dans la mer.
Enfin Braka revint ; ayant trouvé la porte de la maison fermée,
elle était entrée dans le jardin. Elle resta comme pétrifiée à ce
spectacle étrange : le puissant Michel dans son linceul, avec sa
brillante couronne d’argent ; au-dessus de lui la blanche jeune fille,
entourée de ses vêtements de deuil, et retenue, grâce à sa robe, par le
chien noir dont les yeux lançaient des flammes.
La vieille se mit à rire, comme c’était son habitude quand il
arrivait quelque chose d’extraordinaire ; puis elle s’élança, ramena
avec peine la jeune fille sur le bord, et lui dit :
- Laisse-le aller, il sait mieux son chemin que toi.
À ces mots, les flots reprirent tranquillement leur course, la lune
disparut derrière les nuages, et Bella tomba dans les bras de la vieille.
Un mois s’était déjà écoulé dans l’affliction et la douleur ; la
vieille, dans l’intérêt de leur propre sûreté, ne pouvait venir tous les
jours, et Bella passait son temps avec le chien qui dormait toujours.
Lorsqu’il avait mangé, il remuait la queue, se léchait et se grattait ;
c’était là toute son occupation. Elle finit enfin par se décider à ce que
les héritiers font d’habitude tout d’abord ; elle voulut voir ce qu’avait
laissé le défunt...
Elle ouvrit la chambre secrète avec une crainte mêlée de respect ;
mais son attente fut trompée ; il n’y avait ni brillants vêtements, ni
trésors, mais seulement quelques paquets d’herbes, des sacs pleins de
racines, des pierres et différents objets dont elle ne connaissait pas
l’usage, car son père ne lui avait jamais fait connaître cette chambre
mystérieuse. Enfin elle trouva dans une cachette quelques écrits
qu’elle parcourut ; plusieurs, ornés de riches cachets, étaient écrits
sur très beau papier dans une langue étrangère qu’elle ne connaissait
pas. Mais d’autres étaient en allemand des Pays-Bas, langue qu’elle
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savait très bien lire et écrire, parce que sa mère, descendante d’une
ancienne maison des comtes de Hogstraaten, et qui s’était fait enlever
par le duc Michel, avait appris cette langue qu’elle aimait à son mari
et à sa fille.
Elle prit les livres et lut toute la nuit, car elle dormait le jour pour
éviter de faire aucun bruit. Au matin, Braka lui envoya sa chouette
apprivoisée pour lui faire savoir qu’elle désirait entrer ; Bella quitta
son livre avec dépit, et lorsque la vieille se présenta, elle resta
silencieuse devant elle ; alors Braka, appliquant ses deux mains sur
les pages du livre, lui dit :
- Maintenant, plus d’amitiés, plus de baisers ! Lorsque les enfants
sont petits, ils ne croient jamais être assez reconnaissants du moindre
service ; mais aussitôt qu’ils commencent à grandir, ils n’ont plus
d’oreille pour tout le bien qu’on leur fait. Tu n’auras pas de gâteau
aujourd’hui si tu ne me le demandes pas comme il faut ; j’ai passé
une demi-heure chez le boulanger pour l’avoir ; il devait aller chez le
prince, et a fait attendre toutes ses pratiques.
- Même quand je ne t’en demande point, tu n’as pas de repos que
je n’aie mangé de ton gâteau : donne-le donc et ne sois plus
méchante comme cela. J’ai examiné aujourd’hui les livres de mon
père, et j’y ai trouvé de si belles histoires, si belles et si
merveilleuses, que cela me donnerait envie d’être revenant.
La vieille regarda dans le livre.
- C’est étonnant, dit-elle, que moi qui suis si vieille je ne sache pas
lire, et toi qui n’as pas encore vécu, tu lises si bien et si couramment.
Maintenant écoute-moi ; puisque tu as si envie d’être revenant, tu
peux te satisfaire ; c’est une idée qui me vient, et nous pouvons en
profiter.
- Qu’est-ce donc, dit Bella, tu as l’air d’hésiter ?
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- Voici ce que c’est ; il n’y a pas à plaisanter dans ce que je vais te
dire.
Le prince Charles passait à cheval, hier, devant cette maison, avec
son précepteur Cenrio ; il demanda d’où venait que cette maison fût
ainsi fermée et abandonnée. Cenrio lui raconta comme quoi les
revenants avaient écarté tous les acheteurs et tous les locataires ;
mais le prince, au lieu de s’en effrayer, jura qu’il voulait passer tout
seul une nuit dans cette maison, et qu’il saurait bien en chasser les
esprits. Tu comprends qu’il peut à tout moment venir ici, et ses gens
garderont si bien les issues, qu’aucun de nous ne pourra entrer ni
sortir.
- Quoi, Braka, dit la jeune fille, je pourrais donc voir le prince ;
j’ai si souvent entendu parler de lui, on dit qu’il est si beau, si noble,
qu’il monte si bien à cheval !
- Tu penses beaucoup au prince et pas à notre salut, continua la
vieille ; es-tu capable de jouer le revenant ? Cela nous sauvera.
- Pourquoi pas, dit Bella ; mais comment faire ?
Et elle continua sa lecture.
- Écoute, mon enfant ; il ne peut passer la nuit que dans la grande
chambre noire, sur laquelle donne le cabinet secret de ton père, car
toutes les autres ont plusieurs entrées, ce qui serait moins sûr pour
lui, et de plus c’est la seule où il y ait un lit. Maintenant, suppose-le
bien tranquille et bien endormi ; tu te glisses hors du cabinet, et tu te
places à côté de lui dans le lit ; je te jure qu’il se sauvera bien vite de
frayeur, et qu’il ne reviendra plus. Mais si par hasard il ne s’effrayait
pas, et qu’il te retint, il ne t’en coûtera qu’un mensonge ; tu diras que
c’est l’amour qui t’a poussée à te glisser ainsi auprès de lui, et qu’il
peut faire ton bonheur.
- Oui, dit Bella en continuant de lire, tu as une bonne idée.
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- Mais dis-moi donc où tu as trouvé ce maudit livre ; lorsque je te
parle des choses les plus importantes, tu ne penses qu’à ton livre.
- Je l’ai trouvé dans la chambre de mon père, dit Bella ; il y en a
encore plusieurs, prends-en un aussi.
- Puisque tu le permets, répondit la vieille, je vais y entrer ; je n’ai
jamais osé y aller du vivant de ton père.
- Va, dit Bella, tu ne trouveras pas grand-chose.
La vieille se dirigea vers le cabinet avec une curiosité mêlée de
crainte ; lorsqu’elle ouvrit la porte, elle pria Bella de rappeler le
chien noir qui se tenait toujours couché en travers, et qui ne laissait
entrer personne que Bella.
Bella appela le chien, et la vieille pénétra aussitôt dans la
chambre. Lorsqu’elle y fut entrée, Bella, voulut se divertir, rappela le
chien, le fit coucher de nouveau devant la porte, et se cacha pour
jouir à son aise de la frayeur de la vieille ; c’était une plaisanterie de
noble fille.
Quelques minutes après, la vieille reparut avec un sac et un gros
paquet d’herbes, mais le chien lui faisait une paire d’yeux
flamboyants, et lui montrait les dents ; elle resta clouée sur le seuil, et
appela Bella en tremblant ; en ce moment, elles entendirent devant la
porte un bruit inaccoutumé de chevaux, des hommes armés
marchaient dans la cour. Bella, effrayée, se réfugia avec la lumière et
le chien dans le cabinet où se trouvait déjà la vieille ; elles fermèrent
la porte, et attendirent en silence pour voir si c’était par hasard le
prince qui venait pour combattre les esprits.
Elles ne s’étaient pas trompées ; c’était Charles, le brillant et
puissant héritier d’un empire où le soleil ne se couchait pas. Il entra
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dans la chambre abandonnée comme l’avait prévu la vieille. Bella
pouvait le regarder à son aise par une fente de la porte ; elle n’avait
jamais rien vu de pareil ; elle ne s’était encore trouvée qu’en face de
noirs bohémiens bruyants et grossiers, tandis que lui marchait avec
tant de noblesse ; il avait l’air si doux et si fort en même temps,
qu’elle avait reconnu le maître, bien avant que ceux qui
l’accompagnaient l'eussent appelé prince. Charles jeta avec vivacité
son chapeau sur la table, étendit son manteau sur le lit, et dit à Cenrio
de faire cerner la maison avec soin, et de lui laisser deux flambeaux
allumés ; que pour le reste il pouvait être tranquille.
Cenrio lui recommanda de ne pas manquer de tirer un coup de
pistolet s’il avait besoin de quelqu’un, et si le coup manquait, il
n’aurait qu’à appeler ; un soldat serait placé sous la fenêtre, et lui-
même, Cenrio, veillerait non loin de là.
Le prince lui répondit qu’il se passerait bien de toutes ses
précautions et de toutes ses sentinelles, qu’avec sa cotte de maille et
son épée il ne craignait personne, et que ce n’étaient pas les contes de
revenants qui pouvaient l’effrayer.
Cenrio sorti, le prince s’accouda sur la table et chanta un lied pour
se tenir éveillé. Puis, il s’étendit sur le lit, et continua de chanter en
s’assoupissant peu à peu. Comme le lit était en face du cabinet, Bella
pouvait voir et entendre parfaitement le prince.
Viens, chère nuit noire,
Et imprime les étoiles étincelantes
Comme le sceau de ta force,
Comme les marques de mon infimité
Dans mon coeur courageux,
Afin que tous leurs rayons
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Enchâssés dans ma couronne à venir,
Me soutiennent, car je suis fatigué de servir.
Elle est assise sur un trône encore obscur.
On porte sur un coussin de nuages
Sa couronne éternellement resplendissante.
Oh ! si je pouvais baiser cet objet aimé ;
Et que l’étoile de Vénus me fit
Pour une seule nuit son maître,
Alors je pourrais m’emparer de la terre
Avec toutes, avec toutes ses couronnes.
- Celui-là m’a l’air assez impatient d’arriver au trône, dit tout bas
la vieille à Bella.
Bientôt le prince ferma les yeux, sa tête s’inclina ; il était endormi,
et Bella restait immobile à le regarder, sans pouvoir se rassasier.
Comme le pistolet et l’épée du prince étaient par terre devant le
lit, Bella devait d’abord les enlever sans bruit, et ensuite jouer son
rôle de spectre en venant se coucher à côté du prince ; la jeune fille,
après quelques hésitations, se décida à ôter ses souliers et ses bas,
pour ne pas faire de bruit en marchant, et à quitter sa robe, dans la
crainte de renverser quelque chose, et pour pouvoir plus vite se
sauver vers la porte qu’elle devait laisser ouverte. Bella n’avait
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aucune inquiétude ; elle était heureuse de pouvoir s’approcher du
prince, et ne réfléchissait pas si l’entreprise de la vieille était
raisonnable ou non.
Elle se dirigea avec précaution vers le lit du prince ; il dormait si
profondément qu’elle put facilement lui ôter ses armes. La vieille les
regardait tous deux avec joie. Bella, selon l’usage des bohémiennes,
avait une longue chemise de toile bleue, retenue par une boucle d’or :
elle s’approchait tout doucement du prince, tendant vers lui ses bras
blancs et ronds ; ses cheveux tombaient en mille mèches de jais. Elle
le regarda avec des yeux pleins d’amour ; mais bientôt elle n’y tint
plus et ses lèvres vinrent s’appuyer sur celles du prince.
Jusque-là tout s’était bien passé ; mais le prince, réveillé par ce
baiser, les yeux encore pleins des visions du sommeil, sauta du lit
avec précipitation, et tout haletant s’enfuit en criant dans la chambre
voisine ; son pistolet, son épée, il avait tout oublié : de telles frayeurs
se rencontrent souvent dans les cœurs les mieux trempés ; ils ont
horreur de ce monde inconnu et effroyable qui échappe à toutes nos
recherches.
Bella était si étonnée de cette fuite qu’elle tomba presque
évanouie dans les bras de la vieille, qui l’emporta aussitôt dans le
cabinet. Le prince arriva bientôt avec Cenrio et quelques soldats, qui,
à la vérité, auraient mieux aimé rester dehors que d’entrer dans cette
chambre. Le prince, plus brave qu’eux tous, s'avança et s’écria :
- Malgré les noirs serpents qui couvraient sa tête, je n’ai jamais vu
un plus beau visage ; le spectre était très grand, il portait sur la
poitrine un point brillant, et... Par la sainte Mère de Dieu, je crois
qu’il est encore auprès du lit. Personne ne veut donc entrer ici, je vais
y entrer moi-même.
Il n’y a plus rien. Où est donc le revenant ? Cenrio, si je savais
seulement ce qu’il me voulait ! Pardieu ! je reste ici ! Mes lèvres ne
sont pas brûlées, n’est-ce pas ? et cependant, je vous le jure, il m’a
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donné un baiser qui a fait battre mon cœur de plaisir. Cenrio, je veux
rester ici, pour lui demander ce qu’il veut de moi.
Cenrio jura qu’après une telle frayeur il ne le laisserait pas
exécuter ce projet ; que le prince lui-même ne devait pas se faire
prier plus longtemps et donner, en se retirant, une preuve de son bon
sens ; qu’il pouvait sans honte quitter cette maison, où les plus braves
tremblaient au moindre bruit.
La vieille n’était pas très contente de cet arrangement ; cependant
elle en comprit tout de suite les avantages. C’était un moyen de
rendre la maison encore plus sûre pour elle et pour les siens ; aussi,
dès que ses hôtes audacieux eurent quitté la chambre, elle sortit de sa