PIÈCE HISTORIQUE, EN CINQ ACTES, HUIT TABLEAUX
Représentée pour la première fois à Strasbourg, sur le Théâtre municipal, le 17 février 1886.
DU MÊME AUTEUR
DENIS PAPIN, drame en cinq actes, huit tableaux, in-18, chez Calmann Lévy, éditeur (1882).—Prix: 1 fr. 50.
LES SIX PARTIES DU MONDE, pièce en cinq actes, huit tableaux, in-18, chez Tresse et Stock, éditeurs, 2e édition (1885).—Prix: 1 fr.
GUTENBERG
PIÈCE HISTORIQUE
EN CINQ ACTES, HUIT TABLEAUX
PAR
M. LOUIS FIGUIER
PARIS
TRESSE & STOCK, ÉDITEURS
8, 9, 10, 11, GALERIE DU THÉÂTRE-FRANÇAIS
Palais-Royal
1886
Droits de traduction et de reproduction réservés.
1er | Tableau. | —Le départ de Mayence (1440). |
2e | " | —L'imagerie de Laurent Coster, à Harlem (1445). |
3e | " | —Le couvent de Saint-Arbogast, à Strasbourg (1452). |
4e | " | —La peste à Paris (1460). |
5e | " | —Archevêque et soldat (1462). |
6e | " | —La prise de Mayence. |
7e | " | —Jours de misère. |
8e | " | —Le retour à Mayence (1465). |
L'action se passe en Allemagne, en Hollande et à Paris.
JEAN GUTENBERG | MM. | Lucien Jazon. |
LAURENT COSTER | Francis. | |
JEAN FUST | Thorsigny. | |
PIERRE SCHEFFER | E. Petit. | |
ANDRÉ DRITZEN | Krafft. | |
CONRAD HUMMER | Davoise. | |
DIETHER D'YSSEMBOURG, archevêque de Mayence | Mendez. | |
FRIÉLO | Rivey. | |
ZUM | Valery. | |
LE PETIT ZUM | Jardin. | |
MEYER, cabaretier | Robert. | |
CORNÉLIUS, maître d'école | Dumesnil. | |
LE DUC DE LA TRÉMOUILLE | Fleury. | |
UN JUGE CRIMINEL | Osmont. | |
UN JUGE ECCLÉSIASTIQUE | Vorms. | |
ANNETTE DE LA-PORTE-DE-FER | Mmes | D'Askhoff. |
MARTHA, fille de Laurent Coster | Félicia Mallet. | |
HÉBÈLE, sœur de Gutenberg | Forval. | |
MARGUERITE MEYER | Carlin. | |
UNE DAME | Julia. |
LE DÉPART DE MAYENCE
Une place publique, à Mayence.—À gauche, une boutique d'orfèvre, avec cette enseigne: Jean Gutenberg, orfèvre.—Sur la façade de la maison est sculptée une tête de taureau, avec cet exergue: Rien ne me résiste.—À droite, une boutique de marchand d'estampes, avec cette enseigne: Pierre Grimmel, marchand d'estampes.
HÉBÈLE, FRIÉLO
FRIÉLO, arrivant par la droite, pendant qu'Hébèle sort de la boutique d'orfèvre, à gauche.
Damoiselle Hébèle, mon maître va rentrer; il voudrait vous parler.
HÉBÈLE, descendant en scène[A].
Je l'attendrai... Mais sais-tu ce que mon frère veut me dire?
FRIÉLO.
Non, damoiselle.
HÉBÈLE.
Comment, toi, son frère de lait, tu n'es pas son confident?
FRIÉLO.
Mon Dieu, non! Depuis qu'il est devenu le premier orfèvre de Mayence, maître Jean ne fait plus grand cas de moi... pauvre apprenti.... Mais il ne devrait pas se méfier de ça!... (Il frappe sur son cœur.) Un orphelin recueilli par une noble et sainte famille, comme la vôtre, doit avoir un bon cœur; et Dieu m'en a donné un si grand que malgré la place qu'y tiennent déjà tous les Gensfleisch, de Mayence, je sens bien que la femme de mon maître, les enfants et petits-enfants à venir, trouveraient encore à s'y loger.
HÉBÈLE.
Bon Friélo!
FRIÉLO.
Mon métier, ma vie, je dois tout à mon maître; et il n'a pas confiance en moi, qui me ferais hacher pour lui!... Car il se méfie de moi, damoiselle.
HÉBÈLE.
Vraiment!
FRIÉLO.
Depuis quelque temps, il me renvoie de son atelier. Il s'y enferme pendant de longues heures; et lorsqu'il en sort, il est tout préoccupé. J'ai aperçu, l'autre jour, par la porte restée ouverte, des outils, dont je ne peux comprendre l'usage... Tout cela n'est pas naturel. Et tenez, (Il montre les feuillets du marchand d'estampes.) voyez-vous ces feuilles de papier sur lesquelles sont tracés des mots que n'a point écrits une main humaine? C'est une de ses inventions. J'ai bien peur que la fantaisie qu'il a eue d'exposer là ces singulières pages d'écriture, ne lui attire quelque méchante affaire... Mais, silence, le voici.
Les Mêmes, GUTENBERG
Gutenberg fait un signe à Friélo, qui sort, par la droite.
HÉBÈLE[A].
Tu désires me parler, mon frère?
GUTENBERG, prenant la main d'Hébèle.
Ce que j'ai à te dire est grave, Hébèle. Il s'agit de tout mon avenir.
HÉBÈLE.
Tu sais, Jean, que depuis la mort de nos parents, je t'ai considéré comme le chef de la famille. Je suis persuadée que tu ne peux vouloir rien que de bon et d'honnête. Parle donc.
GUTENBERG.
Notre père, tu le sais, était praticien de la ville; mais il était sans fortune. En mourant, il ne nous laissa pour tout bien que cette maison, la maison du Taureau noir, et le nom, sans tache, de Gensfleisch. Dans notre libre cité de Mayence, la noblesse n'exclut pas le travail. Je n'ai donc pas hésité, pour soutenir notre famille, à choisir une profession; et je suis devenu orfèvre et bijoutier. Mon métier nous fait vivre; mais depuis deux ans, chère sœur, une grande ambition s'est emparée de moi: non cette ambition vulgaire, qui vise à des trésors ou à des honneurs, mais la noble et sainte aspiration de l'homme qui veut doter son pays d'un bienfait nouveau. Au lieu de fabriquer ici des bijoux inutiles, je veux, dès aujourd'hui, consacrer ma vie à une invention destinée à éclairer et à régénérer l'esprit humain.
HÉBÈLE.
Bien dit, mon frère!
GUTENBERG.
As-tu jamais songé à la triste vie de ces pauvres copistes, qui passent leurs journées courbés sur des parchemins, et dont l'existence entière ne suffit pas à transcrire une bible ou un psautier? N'as-tu jamais regretté qu'il n'y eût aucun procédé mécanique pour remplacer le travail de leur main?
HÉBÈLE.
Mais, mon frère, c'est impossible!
GUTENBERG.
Impossible! non! car je veux créer moi-même cet art nouveau.
HÉBÈLE.
Si cet art existait, le peuple pourrait lire et s'instruire; ce qui n'est aujourd'hui que le privilège des gens assez riches pour payer les manuscrits au poids de l'or.
GUTENBERG.
Sans doute! aussi cette idée me prive-t-elle de sommeil, de repos!... Depuis un an j'essaie toutes sortes de moyens pour reproduire les manuscrits par un art mécanique. À la mort de notre mère, je dus me rendre à Gutenberg, pour hériter de son petit domaine. Là, je trouvai, dans un grenier, une vieille presse à images; et l'idée me vint de l'employer à la fabrication des manuscrits. Le résultat que j'obtins dépassa mes espérances. J'ai résolu, dès lors, d'abandonner mon métier d'orfèvre, pour me vouer, corps et âme, à cette entreprise.
HÉBÈLE.
Mais songes-tu aux difficultés... aux dépenses?...
GUTENBERG.
Mon courage sera à la hauteur de mon œuvre... Mais tu le sais, il y a ici une jeune fille, noble, riche et dévouée, à qui j'avais donné mon cœur et promis ma main...
HÉBÈLE.
Annette de la-Porte-de-Fer.
GUTENBERG.
Je ne veux pas l'associer aux difficultés, aux dangers qui m'attendent dans l'accomplissement de ma tâche; je veux quitter Mayence et partir seul. Je viens donc te prier, chère Hébèle, de faire connaître à Annette de la-Porte-de-Fer le sacrifice que je suis obligé de faire de mon bonheur au succès de mon art.
HÉBÈLE.
Ce sera pour elle un coup cruel et inattendu... Mais je n'ai pas à discuter les motifs de ta résolution, ni à sonder les sentiments de ton cœur. La mission dont tu me charges, frère, je l'accomplirai.
GUTENBERG.
Merci, chère Hébèle, je n'attendais pas moins de toi... (Il fait passer Hébèle sur le seuil de la porte de la boutique d'orfèvre.) Et maintenant, rentrons. Je veux mettre sous ta garde ma vieille presse et mes premiers outils.
Ils rentrent dans la boutique.
[A] Hébèle, Gutenberg.
ANNETTE, FRIÉLO, des feuillets à la main[A]
Ils arrivent par le fond au moment où Gutenberg et Hébèle entrent dans la boutique d'orfèvre.
FRIÉLO.
Comme je vous le dis, damoiselle Annette, c'est votre fiancé qui a composé ces pages d'écriture mécanique qui vont ameuter tous les manants de la ville... Cela nous portera malheur!... Continuer son bon état d'orfèvre, vous épouser, et avoir une demi-douzaine de beaux enfants, telle aurait été la conduite d'un homme sensé. Mais depuis le jour où il a eu la malheureuse idée d'imiter les manuscrits, je ne reconnais plus mon maître! Il est devenu taciturne, rêveur; et je vous assure qu'en ce moment, il ne songe guère aux femmes, ni au mariage. Si chacun l'imitait, le monde finirait bientôt... Heureusement il n'oblige personne à penser comme lui. Voici l'heure où la petite Rosette, la jolie blonde, m'attend à la fontaine, et si vous n'avez rien à me commander...
ANNETTE.
Va, mon garçon, va...
Friélo sort, en courant, par le fond, droite.
[A] Annette, Friélo.
ANNETTE, seule
La découverte d'un art nouveau serait le motif des préoccupations de Jean?... Mais alors je peux encore faire de son amour le but et l'orgueil de ma vie; car au lieu d'une rivale, je rencontre une ambition qui servira mes projets. Enfant, je partageais sa joie et ses chagrins; femme, je partagerai ses travaux et sa gloire.
HÉBÈLE, sortant de la boutique d'orfèvre; ANNETTE
ANNETTE, à Hébèle, qui a traversé la scène, d'un air pensif[A].
Comme te voilà pensive et préoccupée, Hébèle!
HÉBÈLE.
C'est que j'ai à te faire une communication grave.
ANNETTE.
Une communication grave?... Et de la part de qui?
HÉBÈLE.
De la part de mon frère, de ton fiancé.
ANNETTE.
Ah!
HÉBÈLE.
Mon frère veut partir, il veut quitter Mayence.
ANNETTE.
Partir? et pourquoi?
HÉBÈLE.
Il a résolu de consacrer sa vie à la création d'un art utile à l'humanité, et il te prie de lui rendre sa liberté.
ANNETTE.
Que dis-tu?
HÉBÈLE.
L'amour tient peu de place dans le cœur d'un homme absorbé par le travail et l'étude. Que pourrait t'offrir mon frère, dans la vie de labeur et de mécomptes qui l'attend!... (Elle lui prend la main.) Je t'afflige, ma bonne Annette, mais je serais coupable de te laisser un espoir, que je n'ai plus.
ANNETTE.
Depuis que je me connais, Hébèle, je me regarde comme l'épouse de Jean. N'a-t-il pas mis à mon doigt l'anneau des fiançailles?... Tu le sais, de pareils serments sont sacrés. Pourquoi serait-il parjure? Je suis jeune et noble. Ai-je cessé d'être honnête? (Mouvement d'Hébèle.) Si je tire quelque vanité des biens que la providence m'a accordés, c'est parce qu'il m'est permis de les offrir à celui que j'aime. Oui, Hébèle, j'aime ton frère, et rien ne me fera renoncer à lui.
HÉBÈLE.
Il est des occasions où les femmes doivent sacrifier leur bonheur à la gloire de ceux qu'elles aiment. Cède à notre prière, Annette; et rends à mon frère une liberté, sans laquelle il ne pourra réaliser ses projets.
ANNETTE.
Et pourquoi mon influence serait-elle contraire à son avenir? Pourquoi ma présence, mon aide et mes encouragements, ne lui seraient-ils pas salutaires? Le devoir d'une femme n'est pas d'abandonner celui qu'elle aime aux difficultés de la vie, mais de lutter à côté de lui, avec lui, contre l'adversité. Si Gutenberg est appelé à la gloire, il l'est aussi à la souffrance, et je veux être l'appui, la consolation, la tendresse, que son cœur réclamera dans les moments de doute et de défaillance.
HÉBÈLE.
Le sacrifice, chère Annette, n'est-il pas aussi de l'amour?... Mais voici Gutenberg. Je voulais seulement te préparer à l'entendre. Je te quitte. (Fausse sortie.) Mon frère t'expliquera mieux que moi les motifs de son départ.
Elle sort par le fond, droite.
[A] Annette, Hébèle.
ANNETTE, puis GUTENBERG[A]
ANNETTE, reste un moment pensive, puis, avec résolution.
Non, personne ne m'enlèvera le cœur de Gutenberg. Mais le voici... du calme! (À Gutenberg, qui sort de la boutique d'orfèvre.) D'après ce qu'Hébèle vient de me dire, tu comptes quitter bientôt Mayence?
GUTENBERG.
Ah!... Hébèle t'a appris ma résolution, mes projets...
ANNETTE.
Et ta fiancée, Jean? Le temps où tu jurais de me prendre pour femme, est-il déjà si loin de ton souvenir? As-tu oublié la Pâques-Fleurie de 1437? C'était la foire de Mayence. Tu m'achetas une bague d'argent, en me disant: «Ennel, voilà l'anneau des fiançailles. Je le remplacerai bientôt par l'anneau d'or du mariage.» Trois ans se sont écoulés, et tu ne m'as plus donné le doux surnom d'Ennel!... Tu pars, et tu ne parles plus de m'épouser.
GUTENBERG.
Tu sais bien, Annette, qu'une ambition généreuse fait maintenant battre mon cœur. Tu sais que je ne suis plus libre, que j'ai juré de me vouer, corps et âme, à mon art... Oublions nos rêves d'enfance.
ANNETTE.
Oublier, dis-tu? La fleur oublie-t-elle la rosée qui la désaltère, l'oiseau le nid qui lui sert de refuge, et l'homme le soleil qui l'éclaire? Nous ne pouvons davantage oublier notre amour; car il a rafraîchi nos cœurs, abrité nos jeunes ans, et porté la lumière en nos âmes. Tes serments t'ont lié à ma vie, et tu ne saurais les renier sans nous léguer, à toi la honte, à moi le désespoir.
GUTENBERG.
Nous devons nous incliner sous la fatalité qui nous sépare. Pour atteindre le but auquel j'aspire, il me faut résister à la voix de l'amour. Épargne donc à mon cœur le regret d'un parjure.
ANNETTE.
Je suis prête à m'immoler à ta gloire. Pars, puisque tu le veux. Je ne retiendrai pas le noble élan qui te pousse vers une destinée inconnue. Mais avant de t'engager dans une voie nouvelle, ne veux-tu pas me dire, une fois encore, ce que tu m'as répété si souvent?
GUTENBERG.
Que désires-tu, Annette? Parle. Si c'est en mon pouvoir, je te l'accorderai sur-le-champ.
ANNETTE.
Ce que je désire est bien simple, Jean. Donne-moi par écrit la promesse de m'épouser, que tu me fis il y a cinq ans... (Mouvement de Gutenberg.) Tu ne réponds rien!... Hésiterais-tu à ratifier avec la plume un serment fait avec le cœur?
GUTENBERG.
Ma vie s'annonce trop aventureuse pour que j'ose t'enchaîner à mon avenir. En vérité, je ne puis t'accorder ce que tu me demandes.
ANNETTE.
Une autre te reprocherait tes serments et ton abandon; une autre te poursuivrait de ses lamentations et de son ressentiment. Je ne te demande, moi, que quelques lignes de ta main!... (Jean regarde Annette, fait quelques pas, hésite et revient.) Auras-tu la cruauté de refuser cette consolation à celle dont ton départ va briser le cœur, à celle qui avait mis en toi son espoir et sa vie?...
GUTENBERG.
Tout engagement est sacré. Je ne puis faire une promesse que je ne saurais tenir.
ANNETTE.
C'est ton honneur qui est ici en jeu. L'homme n'est véritablement libre que par le devoir accompli. Mets-toi donc en règle avec le passé, pour que le ciel bénisse tes efforts à venir. Tu veux devenir un homme illustre: commence par être un honnête homme!...
GUTENBERG.
Allons! qu'il soit fait selon ton désir.
Il entre dans la maison.
ANNETTE, haletante, ne le perd pas de vue.
Enfin!... Dieu soit loué! Je n'avais pas trop présumé de son cœur! Je n'aurai pas invoqué en vain les souvenirs de notre enfance!
GUTENBERG, revient, avec un parchemin, qu'il remet à Annette.
Voici la promesse de mariage que tu désires, Annette. Puissions-nous n'avoir à nous repentir jamais, toi de l'avoir exigée, moi de te l'avoir accordée!
ANNETTE, mettant le parchemin dans son escarcelle, après l'avoir lu.
Maintenant, je puis te dire adieu. Pars, je me considère comme ta femme. De loin mon cœur suivra le tien; il ressentira tes joies et tes souffrances... Adieu!
Elle sort par la droite, deuxième plan.
[A] Gutenberg, Hébèle.
GUTENBERG, seul, puis FRIÉLO
GUTENBERG[A].