© 2021, Mimi

Avec la collaboration de Murielle Neveux – Mémoire et portrait

Illustrations : Gabrielle Lacombe

Édition : BoD – Books on Demand GmbH, 12/14 rond-point des Champs-Élysées, 75008 Paris

Impression : BoD – Books on Demand GmbH, Norderstedt, Allemagne

ISBN : 9 782322 231751

Dépôt légal : mars 2021

Ce livre est dédié aux enfants malheureux de partout,
À mes enfants, que j’espère heureux,
Et à mes petits-enfants,
À Christine, partie trop vite pour lire ce récit,
Et à mes sœurs.

Je remercie du fond du cœur ma fille Sarah et Lauréline
pour leur aide, leurs conseils et leur soutien. Sans elles,
ce livre n’aurait pas pu voir le jour.

Bonjour, mon vrai prénom est Marie-Louise et je souhaite vous raconter l’histoire, non pas des quatre filles du docteur March, mais des six filles du père Tonio. Je n’ai pas gardé ce prénom, qui est pour moi celui de ma mère, donc je me fais appeler Mimi ou Marie.

II y a des enfants qui rêvent de parents, moi je rêvais de ne pas connaître les miens. Plus précisément, je désirais que ce fût une erreur faite à la clinique le jour de ma naissance. Il va sans dire que mes parents ne devaient pas tarder à se faire connaître.

J’ai fait des rêves avec des parents idéaux pour mes idées de gamine. Des parents aimants et équilibrés m’ont accompagnée dans mes détresses d’enfant, et aussi dans mes manques terribles. Cela a été un très bon refuge pour moi, lorsque la réalité me paraissait trop dure à supporter. Les contes sortis de mon imagination m’ont sûrement préservé un équilibre mental et aussi un optimisme pour la vie.

J’ai toujours été en quête de bonheur, je ne me suis pas noyée dans le malheur. Avoir cinq petites sœurs m’a obligée à être forte en toutes circonstances et m’a aussi beaucoup aidée. Jamais je n’ai ressenti le besoin d’être fille unique. Seule dans cette vie je n’aurais pas résisté longtemps avant de perdre la tête. Notre chance est d’avoir été ensemble et unies. J’espère que les rêves que nous faisions éveillées toutes les six ont aussi apporté un peu de réconfort à mes sœurs.

En écoutant les psychanalystes et autres décortiqueurs de l’enfance maltraitée, j’ai le tournis. Ils ne comprennent pas tout, ils tirent des conclusions. Ils ne peuvent pas être dans le vrai, ils n’étaient pas là. Sur le papier, les situations sont incomplètes ainsi que les problèmes et le ressenti des personnes. Nous, les six filles, nous n’avons pas les mêmes souvenirs, et nous n’avons pas eu les mêmes réactions au moment des drames. Moi j’ai vite pris le rôle du protecteur, donc j’ai toujours été en première ligne pour les coups.

I
Paris
Mes débuts dans la vie

Notre mansarde

Je suis née en région parisienne. Je me souviens très bien de notre chambre de bonne mansardée. Dans le « logement » il y a mes parents et six filles. Pas d’espace perdu ! Dans cette pièce unique, il y a des lits : un grand pour les parents, un tout petit coincé sous un vasistas, et un lit cage superposé pour les autres enfants avec des barreaux comme dans une prison. Pour le mobilier : des tabourets, une table et une plaque de gaz avec une casserole pour le lait posée dessus. La chambre est éclairée par le petit vasistas donnant sur les toits. Je me souviens d’un grand bâtiment de tri postal sur le trottoir d’en face.

Pour entrer dans notre chez-nous, il faut emprunter des escaliers, nombreux ! Les locataires des chambres de bonne n’ont pas droit à l’ascenseur. Au début, les couloirs sont beaux, avec de petits tapis rouges, et à mesure qu’on monte, ils deviennent moches, très moches. Terminés les beaux décors. La peinture des murs tombe par plaques. Ça sent déjà la pauvreté.

Je dis les choses comme je m’en souviens, mais je ne suis pas du tout malheureuse alors, la joie est chez nous très présente à cette période de ma vie. Pour moi, pas de tristesse. J’ai l’impression que l’immeuble m’appartient. Surtout quand je dévale les escaliers en faisant tout trembler sur mon passage. C’est amusant de prendre l’ascenseur qui nous est interdit. Encore mieux de faire du bruit dans les beaux escaliers, puis dans les moches. C’est un vrai plaisir, je suis comme une tornade toute joyeuse et très bruyante. Je tiens cela de mon père, il est gai et me paraît jeune – pourtant je suis née en 1951, et mon père en 1904, il y a des années-lumière entre nous. Je suis dans mon monde, celui de l’enfance.

Dans ce temps-là, rien de dramatique. Nous sommes pauvres, moi, je ne le sais pas, et je ne vois pas les disputes que ma mère subit à cause de nos chahuts et de nos cris de petites filles, mon père ne la tape pas devant nous.

Je me trouve aujourd’hui enfermée dans le lit cage de mes petites sœurs. C’est une situation fréquente. Ma mère nous laisse là sans soucis, lorsqu’elle désire sortir seule l’après-midi. Elle part vadrouiller après la tétée de la petite, pendant que mon père travaille. Bien sûr, mon père ne doit pas l’apprendre car elle va voir des « copains ». Je suis enfermée car je suis capable de faire des cascades et autres galipettes ! Ma mère ne veut pas courir le risque que je fasse des bêtises. Moi je reste avec mes rêveries. Mes sœurs dorment. Je m’ennuie un peu alors je cherche des amusements, des choses à faire. Une fois j’ai joué avec un tube de pommade. J’y ai même goûté. J’ai vomi, beurk, pas bon ! Et puis je finis par m’endormir aussi, comme les autres.

Je me souviens d’une très longue journée. La pièce est petite, la table est à portée de main. Sur cette table il y a des bananes. Elles me fascinent de plus en plus. Je suis très gourmande – affamée, déjà ? Non, pas encore, je ne pense pas… Je revois d’ailleurs, en permanence sur la table, un saladier de fruits frais, rempli de bananes et de pommes en général. Il me semble que la faim viendra seulement plus tard, à la Cité Danton ; ma mère alors ne laissera plus jamais traîner de nourriture. En attendant, je me contorsionne pour attraper les bananes, et je passe la tête entre les barreaux du lit. Je touche presque les fruits du bout des doigts… J’ai réussi, je les ai en mains ! Mais, hélas, ma tête est coincée entre ces fichus barreaux. Impossible de me délivrer ! Je me tourne de tous les côtés… Rien à faire. Je me revois encore prise au piège.

J’ai dû m’endormir. Lorsque je me réveille, Maman est là avec notre grand voisin qui me semble très gentil. Ils discutent de la façon de me libérer. Le voisin fait une suggestion : scier les barreaux du lit. Maman refuse tout net, car mon père se mettra en colère s’il apprend que ses enfants restent seules, enfermées toute l’après-midi. Il saura pour les sorties de sa femme. Les colères de mon père ne sont pas des rigolades ! Maman se fait souvent attraper par les cheveux, et il y a des hurlements dans la maison.

Le grand voisin s’approche de moi et me donne de grands coups de genoux sur la tête. Enfin je suis délivrée ! Si je puis dire. Je fais maintenant le rapprochement entre cet épisode douloureux et mes migraines.

Je me rappelle, une fois Maman se fait rouspéter par mon père. Elle court dans le couloir et j’entends des bruits de verre cassé puis le voisin discuter avec eux. Plus tard, il dit que Maman a failli passer par le vasistas. Drôle de se rappeler cette scène car je n’étais pas vieille.

Tout ça vous plante le décor et l’ambiance à la maison !

*

En aparté…

Je ne sais pas encore si j’écris un livre. À chaque fois que je raconte des histoires de mon enfance, les gens m’écoutent. Souvent on me dit qu’avec ce que j’ai vécu je devrais en écrire un… Alors je tente. Et si je ne fais pas un livre, les pages noircies pourront rester dans un tiroir, à la portée des curieux.

Il n’est pas toujours facile de se replonger dans le passé. Pour un récit court ou une période précise d’accord, mais pour tout un pan de vie, voilà qui devient plus ardu. Petite, l’envie de tenir un journal me prenait parfois. Comme je regrette de ne pas l’avoir fait ! Il me serait très utile maintenant !

Je vais essayer d’organiser le récit de mon enfance, mais certains souvenirs sont imprécis dans le temps et je ne pourrai pas toujours respecter la chronologie des faits. Des ambiances peuvent aussi être liées entre elles dans mon esprit, sans rapport avec le déroulement des événements. Il y a en plus des souvenirs très marquants, hélas ! Et puis, une idée peut en entraîner une autre…

Comment aussi raconter mes souvenirs sans lasser le lecteur ? Moi j’aime les histoires qui commencent tout de suite, et qui captivent, mais ce n’est pas si simple pour celui qui écrit !

Et comment raconter mon passé sans donner au lecteur – surtout à mes sœurs, les actrices, et même à moi-même – l’impression ou le sentiment de faire de la délation, de me venger en quelque sorte, à retardement ? Là n’est pas mon but ! C’était notre vie, et il y a les circonstances de la vie !

Je ressens le besoin de sortir mes souvenirs d’enfance au grand jour pour ne pas partir avec le moment venu. Je ne veux pas de mauvais mystères, surtout avec mes enfants. Bien entendu, je me suis déjà racontée à mes proches, mais je veux maintenant prendre le temps de poser mon vécu sur le papier et d’y mettre un peu d’ordre, sans toutefois me tordre l’esprit et chercher à savoir le pourquoi du comment : je livre mes souvenirs, et non un commentaire sur mon passé.

Ce livre, c’est surtout un cri du cœur, un appel pour que les enfants soient entendus. Le monde n’était à mon époque que pour les parents, contrairement aux bonbons Haribo ! De nos jours, les choses ont-elles vraiment changé ? Il me semble que les enfants et les adolescents ne parviennent pas souvent à se faire entendre lorsqu’ils ont des problèmes. La voix des adultes prime sur la leur. Certes, un changement se fait, mais trop lentement. Il faut respecter tout le monde, même les plus faibles, les plus vulnérables, et donner à tous le droit de s’expliquer.

*

Retour chez nous

Nous revoici au 53 boulevard de Strasbourg, métro Château d’Eau. Une grande porte cochère en bois épais avec une poignée brillante est notre entrée. La porte s’ouvre manuellement et aussitôt la sonnette se déclenche. Bien sûr la concierge surgit de la loge. Je me demande encore si un fil ne relie pas la sonnette à son bras, car elle est toujours là lorsque la porte s’ouvre avant même que la sonnette ait retenti.

Notre concierge est grande et grosse, monumentale à mes yeux de fillette. Son mari est petit et maigre. J’ai souvent vu des concierges grosses – ou bien des grosses dames qui avaient l’air de concierges. En fin de matinée, une fois les escaliers nettoyés, les rampes astiquées, elles sortent toutes devant les portes cochères. Pas une porte sans sa gardienne ! Elles ont toutes le verbe haut et de la bonne humeur à répandre partout. Elles se racontent des histoires de ménage, de patrons aussi. Elles me font penser aux escargots après la pluie. Où sont-elles maintenant ?

Notre concierge a l’air très sévère. Pourtant elle n’est pas méchante avec nous. Au contraire, elle nous parle gentiment et me met en garde contre les méchants qu’il ne faut pas suivre, même s’ils donnent des bonbons. Elle me lit des faits divers très inquiétants sur des histoires affreuses d’enfants tués ou disparus. Il faut dire que France Soir est vendu à la criée à la sortie du métro. Notre porte cochère est à deux pas. Nous avons tous les jours des nouvelles fraîches et croustillantes. Le vendeur les crie très fort dans la rue. Je l’entends chaque fois que je sors de la maison. Avec tous ces gros titres qu’il hurle et les histoires de la concierge, il y a de quoi faire dans mon imagination déjà bien riche.

Dehors il y a les grands boulevards, noirs. Je n’ai pas le souvenir de voitures nombreuses. La circulation est rare encore.

Je me revois me promenant avec mon père dans mon youpala. Nous faisons souvent des balades ensemble car je marche bien avec mon engin, que j’abandonne vite. Papa achète une carafe de lait. Il boit seul, moi le lait, je ne me vois pas en boire, peut-être parce que maintenant il m’est impossible d’y tremper les lèvres. Il lui en reste toujours une belle moustache blanche. Il doit finir son lait car il n’y a pas de bouchon, juste un opercule en aluminium. Nous mangeons aussi une baguette viennoise sur un banc public. Je dois le faire très souvent car mes souvenirs sont très nets.

Je ressens encore le calme, le charme de ces sorties. Nous sommes alors simplement bien et heureux d’un rien.

Je ne vois pas de couleurs sombres à cette époque. L’ambiance, les choses autour de nous, rien ne dégage de tristesse. Notre maison ne me reste en souvenir ni sale, ni morose.

Je me rappelle avoir composé à cette époque une petite chanson, plutôt un couplet, avec l’air et les paroles bien sûr :

« Un jour tu verras, ce sera bien mieux que ça,

Tu verras les violons

Et les accordéons

Mais non, tu ne veux pas

Aller au cinéma

Alors, tu ne verras jamais ça. »

Je vous remercie pour votre indulgence, car je ne dois avoir que cinq ou six ans lorsque je compose cette œuvre. Un génie en herbe !

Quand plus tard j’entendrai la chanson Un jour, tu verras de Marcel Mouloudji, je penserai un peu à une triche de la part de l’artiste. Jugez par vous-mêmes :

« Un jour, tu verras, on se rencontrera,

Quelque part, n’importe où, guidés par le hasard,

Nous nous regarderons et nous nous sourirons,

Et, la main dans la main, par les rues nous irons.

Le temps passe si vite, le soir cachera bien nos cœurs,

Ces deux voleurs qui gardent leur bonheur ;

Puis nous arriverons sur une place grise

Où les pavés seront doux à nos âmes grises. »

J’ai un souvenir étrange qui m’est resté intact et qui date de la mansarde à Paris.

Une nuit, je me réveille, il règne un silence parfait dans la pièce, et que vois-je ? Par terre, il y a des animaux. Sans doute sont-ils assez petits car ils n’ont pas l’air à l’étroit dans notre espace réduit. Je vois des chiens, des chats, des singes… Il y en a qui boivent du lait dans un de nos bols. Il y a aussi des gens assis que je ne connais pas. Tout le monde est très calme et semble heureux. Des bêtes plus petites, oiseaux et écureuils, occupent le haut des murs, juste en dessous du plafond mansardé. On dirait un aquarium. Chacun reste à sa place sans faire de bruit et sans déranger les autres. Tout a l’air suspendu. Je n’ai pas peur, je ne ressens aucune gêne. Mais je suis très étonnée. J’ouvre et referme les yeux, mais à chaque fois apparaît le même tableau. C’est vraiment étrange.

Au matin, je crois à un rêve, mais j’aperçois le bol avec un restant de lait à la même place que dans ma nuit. J’en parle à ma sœur, qui a vu le même spectacle que moi.

Je n’y comprends rien encore de nos jours. Nous avons peut-être bu un médicament qui nous a donné des hallucinations.

*

En vadrouille avec Papa

Je grandis… Je vais à l’école maintenant. Au réveil, je me lave dans une cuvette avec de l’eau chaude. Pendant ce temps, le lait chauffe dans la casserole entourée d’un verre épais pour qu’il ne déborde pas. Pour le petit déjeuner, nous mangeons souvent le pain de la veille avec le lait. Après le petit déjeuner, mon père m’accompagne à l’école. En chemin, nous passons souvent à la boulangerie. Dans mon sac de goûter, une sorte de sac polochon avec une corde de serrage, plastifié à l’intérieur, j’ai des bananes. Elles sont tristes parfois au fond du sac ! Alors nous complétons. Papa m’achète bien souvent un chausson recouvert de sucre glace, avec de la crème pâtissière. C’est drôle car je n’aime pas trop cela aujourd’hui ! Parfois il m’achète un biscuit avec des lunettes gravées dessus et fourré à la confiture de framboises. Puis il m’emmène à l’école, et il vient me chercher à la sortie. Maman reste avec mes sœurs, qui ne sont pas encore scolarisées.

Souvent, nous nous promenons dans les rues de Paris avec Papa. Il travaillait à cette époque. Comment s’organisait-il ? Il me fait découvrir des jeux qui ne me passionnent pas et de temps à autre nous allons voir les bouquinistes, qui se trouvent assez loin, histoire de traîner plus longtemps. Les gens discutent entre eux. J’apprécie la bonne ambiance, et puis je suis curieuse de tout et contente d’être à l’air libre. La chanson d’Yves Montand, Les grands boulevards, résume bien notre état d’esprit du moment, à mon père et à moi.

Dans les rues, il y a des guitounes où l’on vend des billets de loterie. Elles sont fixes, elles restent toute l’année sur le trottoir et elles sont bâchés la nuit comme les stands des bouquinistes. Je ne sais pas d’où viennent les vendeuses, petites, ratatinées, souvent bossues, avec un visage triste et sévère. Elles me reviennent toujours en mémoire avec un air de vieilles filles revêches. Les pauvres ! Je me rends compte aujourd’hui que les enfants jugent très sévèrement les adultes. À la loterie, on joue avec des anneaux, des sortes d’anneaux de rideau en bois. On en prend plusieurs puis on les pose autour des numéros choisis. La roue tourne et si le numéro sort, on prend un lot.

Nous ne remportons jamais les supers lots avec mon père. Nous gagnons du sucre, du café, une petite gamelle, ou des jeux pour enfants que mon père ne prend pas, à mon grand désespoir ! Pas de poupées, nous c’est du sucre, du sucre !

Après une bonne heure passée à jouer, nous repartons avec cinq kilos de sucre sous le bras, enveloppé dans du papier kraft, les boîtes de sucre de l’époque. Ces jeux sont lassants pour moi. Mon envie de faire pipi, très souvent, me sauve d’une interminable attente devant les loteries. Une fois sorti de son jeu, mon père pense à autre chose, ouf !

Mon père aime tellement se balader dans Paris et amuser les autres… Vu de l’extérieur, il est très drôle. Il bouge beaucoup, fait des mimiques à la Louis de Funès, et il raconte de bonnes histoires aux gens qui n’en finissent pas de rire !

Un jour, au cours d’une de nos sorties, il y a une grosse pluie, qui tombe seulement d’un côté de la rue. D’un côté les gens s’abritent sous les stores des grands magasins et de l’autre les passants marchent tranquillement. Bien entendu, vers le côté beau temps il y a la ruée. Ensuite, nous avons droit à un superbe arc-en-ciel qui n’est pas encore passé dans mon souvenir. Depuis ce jour, j’apprécie ces rayons de lumière colorés.

Il n’y a pas que des souvenirs joyeux dans ces sorties. Le perçage de mes oreilles, par exemple. Mon père connaît un bijoutier, nous allons lui rendre visite. Ils discutent en hongrois entre eux, je ne comprends rien, mais l’ami n’a pas l’air content. Puis je m’installe sur une table et on me perce les oreilles. À moi, la petite fille, on n’a rien demandé ni expliqué ! Le bijoutier me glisse une plaque de métal sous l’oreille pour faire le trou. Il me met des boucles en or avec une perle de culture au milieu et fait une soudure pour éviter que les boucles ne s’ouvrent. Mon père m’a emmenée dans cette boutique sans rien me dire de la suite des événements. Il a toujours de bonnes idées ! Heureusement que je ne déteste pas les Hongrois après cette expérience un peu traumatisante pour la petite fille que je suis !

Lorsque je prends le métro avec mon père, les publicités défilent devant mes yeux, dans les tunnels, au rythme de la machine. Je me rappelle encore trois affiches mises à l’affilée sur les parois des tunnels entre deux stations, « Dubo » – « Dubon » – « Dubonnet », d’après une marque de vermouth aromatisé très fameux à l’époque.

J’ai encore dans la bouche, quand j’y songe, le goût du pigeon. Mon père braconne dur à Paris ! Pas vu, pas pris, et encore en bonne santé ! Imaginez manger les pigeons de Paris aujourd’hui ! Cette volaille embaume la chambre. Nous avons un menu de roi : petits pois au pigeon ! Nous mangeons avec grand appétit et avec nos doigts. Un vrai régal !

Papa a des goûts artistiques, il adore la musique classique, Bach, Mozart, Beethoven… Il aime surtout la musique viennoise. Il ne passe pas un seul jour sans musique. Il connaît la biographie des compositeurs classiques. Nous avons des disques pour enfants avec leur vie racontée en musique. Mais mon père ne fait pas dans la dentelle. Parce qu’il n’aime que la grande musique, il nous interdit les chanteurs à la mode : « Des sauvages ! » hurle-t-il. Nous avons interdiction de nous trémousser sur des airs à la mode, comme font les jeunes. À croire qu’il n’a jamais été jeune.

Papa ressent une très grande nostalgie pour sa Hongrie natale et aussi pour sa famille, qu’il a perdue pendant la guerre, ou après. Je ne sais pas tout de sa famille, mais il la vénère et nous raconte souvent son enfance choyée, ou réinventée. C’est difficile de démêler le vrai du faux avec Papa car il a un côté clownesque et raconte tout sur le ton de la blague.

Mon père a beaucoup d’amour pour tous ses enfants.

Ma mère a six filles, mais n’en aime qu’une. Ce n’est pas moi, je n’en suis pas jalouse. Je trouve toutes mes sœurs très mignonnes, et moi aussi je vous rassure. Pourquoi ces différences ? Pour nous ce n’est pas simple du tout à comprendre. Mais c’est Maman, « Elle est comme ça » !

Ma mère aime manger et ne rien faire. Elle traîne et discute avec des copines. Elle n’a jamais envie de laver, dommage avec tous ses enfants ! Plus tard on voudra m’expliquer qu’elle est en dépression… Je ne garde pas de souvenirs de cajoleries de ma mère, pour aucune de nous, même pas pour la favorite. Je ne la revois pas avec un enfant sur ses genoux sauf la plus petite pour lui donner le biberon.

Paris reste une période somme toute heureuse. Grâce à mon père, avec qui je sors souvent. Il a une cinquantaine d’années à cette époque. Il aime beaucoup la capitale et ses nombreux habitants étrangers et connaît beaucoup de personnes qui ne parlent pas français. Il adore parler dans toutes les langues et prendre des nouvelles de son pays. Après notre départ, il retournera souvent à Paris, où il a ses amis.

II
Mes parents
Retour sur le mariage du siècle

Ma mère, l’indigente

M