Germinie Lacerteux

Edmond et Jules Goncourt

CHAPITRE I

— Sauvée ! vous voilà donc sauvée, mademoiselle, fit avec un cri

de joie la bonne qui venait de fermer la porte sur le médecin, et, se

précipitant vers le lit où était couchée sa maîtresse, elle se mit avec

une frénésie de bonheur et une furie de caresses à embrasser, par-

dessus les couvertures, le pauvre corps tout maigre de la vieille

femme, tout petit dans le lit trop grand comme un corps d’enfant.

La vieille femme lui prit silencieusement la tête dans ses deux

mains, la serra contre son cœur, poussa un soupir, et laissa échapper :

— Allons ! il faut donc vivre encore !

Ceci se passait dans une petite chambre dont la fenêtre montrait

un étroit morceau de ciel coupé de trois noirs tuyaux de tôle, des

lignes de toits, et au loin, entre deux maisons qui se touchaient

presque, la branche sans feuilles d’un arbre qu’on ne voyait pas.

Dans la chambre, sur la cheminée, posait dans une boîte d’acajou

carrée une pendule au large cadran, aux gros chiffres, aux heures

lourdes. À côté deux flambeaux, faits de trois cygnes argentés

tendant leur col autour d’un carquois doré, étaient sous verre. Près de

la cheminée un fauteuil à la Voltaire, recouvert d’une de ces

tapisseries à dessin de damier que font les petites filles et les vieilles

femmes, étendait ses bras vides. Deux petits paysages d’Italie, dans

le goût de Bertin, une aquarelle de fleurs avec une date à l’encre

rouge au bas, quelques miniatures, pendaient accrochés au mur.

Sur la commode d’acajou, d’un style Empire, un Temps en bronze

noir et courant, sa faux en avant, servait de porte-montre à une petite

montre au chiffre de diamants sur émail bleu entouré de perles. Sur le

parquet, un tapis Pamme allongeait ses bandes noires et vertes. À la

fenêtre et au lit, les rideaux étaient d’une ancienne perse à dessins

rouges sur fond chocolat. À la tête du lit, un portrait s’inclinait sur la

malade, et semblait du regard peser sur elle. Un homme aux traits

durs y était représenté, dont le visage sortait du haut collet d’un habit

de satin vert, et d’une de ces cravates lâches et flottantes, d’une de

ces mousselines mollement nouées autour des têtes par la mode des

premières années de la Révolution. La vieille femme couchée dans le

lit ressemblait à cette figure. Elle avait les mêmes sourcils épais,

noirs, impérieux, le même nez aquilin, les mêmes lignes nettes de

volonté, de résolution, d’énergie. Le portrait semblait se refléter sur

elle comme le visage d’un père sur le visage d’une fille. Mais chez

elle la dureté des traits était adoucie par un rayon de rude bonté, je ne

sais quelle flamme de mâle dévouement et de charité masculine.

Le jour qui éclairait la chambre était un de ces jours que le

printemps fait, lorsqu’il commence, le soir vers cinq heures, un jour

qui a des clartés de cristal et des blancheurs d’argent, un jour froid,

virginal et doux, qui s’éteint dans le rose du soleil avec des pâleurs

de limbes.

Le ciel était plein de cette lumière d’une nouvelle vie,

adorablement triste comme la terre encore dépouillée, et si tendre

qu’elle pousse le bonheur à pleurer.

— Eh bien ! voila ma bête de Germinie qui pleure ? dit au bout

d’un instant la vieille femme en retirant ses mains mouillées sous les

baisers de sa bonne.

— Ah ! ma bonne demoiselle, je voudrais toujours pleurer comme

ça ! c’est si bon ! ça me fait revoir ma pauvre mère… et tout !… si

vous saviez !

— Va, va… lui dit sa maîtresse en fermant les yeux pour écouter,

dis-moi ça…

— Ah ! ma pauvre mère !… La bonne s’arrêta. Puis, avec le flot

de paroles qui jaillit des larmes heureuses, elle reprit, comme si, dans

l’émotion et l’épanchement de sa joie, toute son enfance refluait a

son cœur :

— La pauvre femme ! Je la revois la dernière fois qu’elle est

sortie… pour me mener à la messe… un 21 janvier, je me rappelle…

On lisait dans ce temps-là le testament du roi… Ah ! elle en a eu des

maux pour moi, maman ! Elle avait quarante-deux ans, quand elle a

été pour m’avoir… papa l’a fait assez pleurer ! Nous étions déjà

trois, et il n’y avait pas tant de pain à la maison… Et puis il était fier

comme tout… Nous n’aurions eu qu’une cosse de pois, qu’il n’aurait

jamais voulu des secours du curé… Ah ! on ne mangeait pas tous les

jours du lard chez nous… Ça ne fait rien : pour tout ça, maman

m’aimait un peu plus, et elle trouvait toujours dans des coins un peu

de graisse ou de fromage pour mettre sur mes tartines… Je n’avais

pas cinq ans quand elle est morte… Ce fut notre malheur à tous.

J’avais un grand frère qui était blanc comme un linge, avec une barbe

toute jaune… et bon ! vous n’avez pas d’idée… Tout le monde

l’aimait. On lui avait donné des noms… Les uns l’appelaient Boda,

je ne sais pas pourquoi… Les autres Jésus-Christ… Ah ! c’était un

ouvrier, celui-là ! Il avait beau avoir une santé de rien du tout… au

petit jour il était toujours à son métier… parce que nous étions

tisserands, faut vous dire… et il ne démarrait pas avec sa navette,

jusqu’au soir… Et honnête avec ça, si vous saviez ! On venait de

partout lui apporter son fil, et toujours sans peser… Il était très ami

avec le maître d’école, et c’était lui qui faisait les sentences au

carnaval. Mon père, lui, c’était autre chose : il travaillait un moment,

une heure, comme ça… et puis il s’en allait dans les champs… et

puis quand il rentrait, il nous battait, et fort… Il était comme fou…

on disait que c’était d’être poitrinaire. Heureusement qu’il y avait là

mon frère : il empêchait ma seconde sœur de me tirer les cheveux, de

me faire du mal… parce qu’elle était jalouse. Il me prenait toujours

par la main pour aller voir jouer aux quilles… Enfin il soutenait à lui

seul la maison… Pour ma première communion, en donna-t-il de ces

coups de battant ! Ah ! il en abattit de l’ouvrage pour que je fusse

comme les autres avec une petite robe blanche où il y avait un

tuyauté, et un petit sac a main, on portait alors de ça… Je n’avais pas

de bonnet : je m’étais fait, je me souviens, une jolie couronne avec

des faveurs et de la moelle blanche qu’on retire en écorçant de la

canette : il y en a beaucoup chez nous dans les places où on met rouir

le chanvre… Voilà un de mes bons jours ce jour-là… avec le tirage

des cochons à Noël… et les fois où j’allais aider pour accoler la

vigne… c’est au mois de juin, vous savez… Nous en avions une

petite au haut de Saint-Hilaire… Il y eut ces années-là une année bien

dure… vous vous rappelez, mademoiselle ?… La grêle de 1828 qui

perdit tout… Ça alla jusqu’à Dijon, et plus loin… on fut obligé de

faire du pain avec du son… Mon frère alors s’abîma de travail…

Mon père, qui était à présent toujours dehors à courir dans les

champs, nous rapportait quelquefois des champignons… C’était de la

misère tout de même… on avait plus souvent faim qu’autre chose…

Moi, quand j’étais dans les champs, je regardais si on ne me voyait

pas, je me coulais tout doucement sur les genoux, et quand j’étais

sous une vache, j’ôtais un de mes sabots, et je me mettais à la

traire… Dam ! il n’aurait pas fallu qu’on me prît !… Ma plus grande

sœur était en service chez le maire de Lenclos, et elle envoyait à la

maison ses quatre-vingts francs de gages… c’était toujours autant. La

seconde travaillait à la couture chez les bourgeois ; mais ce n’étaient

pas les prix d’à présent alors : on allait de six heures du matin

jusqu’à la nuit pour huit sous. Avec ça elle voulait mettre de côté

pour s’habiller à la fête le jour de Saint-Rémi… Ah ! voilà comme on

est chez nous : il y en a beaucoup qui mangent deux pommes de terre

par jour pendant six mois pour s’avoir une robe neuve ce jour-là…

Les mauvaises chances nous tombaient de tous les côtés… Mon père

vint à mourir… Il avait fallu vendre un petit champ et un homme de

vigne qui tous les ans nous donnait un tonneau de vin… Les notaires,

ça coûte… Quand mon frère fut malade, il n’y avait rien à lui donner

à boire que du râpé sur lequel on jetait de l’eau depuis un an… Et

puis il n’y avait plus de linge pour le changer : tous nos draps de

l’armoire, où il y avait une croix d’or dessus, du temps de maman,

c’était parti… et la croix aussi… Là-dessus, avant d’être malade

alors, mon frère s’en va à la fête de Clefmont. Il entend dire que ma

sœur a fait sa faute avec le maire où elle était : il tombe sur ceux qui

disaient cela… il n’était guère fort… Eux, ils étaient beaucoup, ils le

jetèrent par terre, et quand il fut par terre, ils lui donnèrent des coups

de sabots dans le creux de l’estomac… On nous le rapporta comme

mort… Le médecin le remit pourtant sur pied, et nous dit qu’il était

guéri. Mais il ne fit plus que traîner… Je voyais qu’il s’en allait, moi,

quand il m’embrassait… Quand il fut mort, le pauvre cher pâlot, il

fallut que Cadet Ballard y mît toutes ses forces pour m’enlever de

dessus le corps. Tout le village, le maire et tout, alla à son

enterrement. Ma sœur n’ayant pu garder sa place chez ce maire à

cause des propos qu’il lui tenait, et étant partie se placer à Paris, mon

autre sœur la suivit… Je me trouvai toute seule… Une cousine de ma

mère me prit alors avec elle à Damblin ; mais j’étais toute déplantée

là, je passais les nuits à pleurer, et quand je pouvais me sauver, je

retournais toujours à notre maison. Rien que de voir, de l’entrée de

notre rue, la vieille vigne à notre porte, ça me faisait un effet ! il me

poussait des jambes… Les braves gens qui avaient acheté la maison

me gardaient jusqu’à ce qu’on vînt me chercher ; on était toujours sûr

de me retrouver là. À la fin, on écrivit à ma sœur de Paris, que si elle

ne me faisait pas venir auprès d’elle, je pourrais bien ne pas faire de

vieux os… Le fait que j’étais comme de la cire… On me

recommanda au conducteur d’une petite voiture qui allait tous les

mois de Langres à Paris. J’avais alors quatorze ans… Je me rappelle

que, pendant tout le voyage, je couchai tout habillée, parce que l’on

me faisait coucher dans la chambre commune. En arrivant j’étais

couverte de poux…

CHAPITRE II

La vieille femme resta silencieuse : elle comparait sa vie à celle de

sa bonne.

Mlle de Varandeuil était née en 1782. Elle naissait dans un hôtel

de la rue Royale, et Mesdames de France la tenaient sur les fonts

baptismaux. Son père était de l’intimité du comte d’Artois, dans la

maison duquel il avait une charge. Il était de ses chasses et des

familiers devant lesquels, à la messe qui précédait les chasses, celui

qui devait être Charles X pressait l’officiant en lui disant à mi-voix :

— Psit ! psit ! curé, avale vite ton bon Dieu !

M. de Varandeuil avait fait un de ces mariages auxquels son temps

était habitué : il avait épousé une façon d’actrice, une cantatrice qui,

sans grand talent, avait réussi au Concert Spirituel, à côté de Mme

Todi, de Mme Ponteuil et de Mlle Saint-Huberti. La petite fille, née

de ce mariage en 1782, était de pauvre santé, laide avec un grand nez

déjà ridicule, le nez de son père, dans une figure grosse comme le

poing. Elle n’avait rien de ce qu’aurait voulu d’elle la vanité de ses

parents. Sur un fiasco qu’elle fit à cinq ans au forté-piano, à un

concert donné par sa mère dans son salon, elle fut reléguée parmi la

domesticité. Elle n’approchait qu’une minute, le matin, sa mère, qui

se faisait embrasser par elle sous le menton, pour qu’elle ne

dérangeât pas son rouge. Quand la Révolution arrivait, M. de

Varandeuil était, grâce à la protection du comte d’Artois, payeur des

rentes.

Mme de Varandeuil voyageait en Italie, où elle s’était fait envoyer

sous le prétexte de soigner sa santé, abandonnant à son mari le soin

de sa fille et d’un tout jeune fils. Les soucis sévères du temps, les

menaces grondant contre l’argent et les familles maniant l’argent,

– M. de Varandeuil avait un frère fermier général, – ne laissaient

guère à ce père très égoïste et très sec le loisir de cœur nécessaire

pour s’occuper de ses enfants. Par là-dessus, la gêne commençait à

entrer dans son intérieur. Il quittait la rue Royale et venait habiter

l’hôtel du Petit-Charolais, appartenant à sa mère encore vivante, qui

le laissait s’y établir. Les événements marchaient ; on était au

commencement des années de guillotine, lorsqu’un soir, dans le rue

Saint-Antoine, il marchait derrière un colporteur criant le journal

Aux voleurs ! Aux voleurs ! Le colporteur, selon l’habitude du temps,

faisait l’annonce des articles du numéro : M. de Varandeuil entendit

son nom mêlé à des b… et à des j… f… Il acheta le journal et y lut

une dénonciation révolutionnaire.

Quelque temps après, son frère était arrêté et enfermé à l’hôtel

Talaru avec les autres fermiers généraux. Sa mère, prise de terreur,

avait vendu follement, pour le prix des glaces, l’hôtel du Petit-

Charolais où il logeait : payée en assignats, elle était morte de

désespoir devant la baisse croissante du papier. Heureusement, M. de

Varandeuil obtenait des acquéreurs, qui ne trouvaient pas à louer, la

permission d’habiter les chambres servant autrefois aux gens

d’écurie.

Il se réfugiait là, sur les derrières de l’hôtel, dépouillait son nom,

affichait à la porte, selon qu’il était ordonné, son nom patronymique

de Roulot, sous lequel il enterrait le de Varandeuil et l’ancien

courtisan du comte d’Artois. Il y vécut solitaire, effacé, enfoui,

cachant sa tête, ne sortant pas, rasé dans son trou, sans domestique,

servi par sa fille et lui laissant tout faire. La Terreur se passa pour eux

dans l’attente, le tressaillement, l’émotion suspendue de la mort.

Tous les soirs, la petite allait écouter par une lucarne grillée les

condamnations du jour, la Liste des gagnants à la loterie de sainte

Guillotine. À chaque coup frappé à la porte, elle allait ouvrir, en

croyant qu’on venait prendre son père pour le mener sur la place de

la Révolution, où son oncle avait été déjà mené. Vint le moment où

l’argent, l’argent si rare, ne donna plus le pain : il fallut l’enlever

presque de force à la porte des boulangers ; il fallut le conquérir par

des heures passées dans le froid et le vif des nuits, dans la presse et

l’écrasement des foules, faire queue dès trois heures du matin. Le

père ne se souciait pas de se risquer dans cet amas de peuple. Il avait

peur d’être reconnu, de se compromettre avec une de ces foucades

qui auraient échappé n’importe où à la fougue de son caractère. Puis

il reculait devant l’ennui et la dureté de la corvée. Le petit garçon

était encore trop petit, on l’eût écrasé : ce fut à la fille que revint la

charge de gagner chaque jour le pain des trois bouches. Elle le gagna.

Son petit corps maigre perdu dans un grand gilet de tricot à son

père, un bonnet de coton enfoncé jusqu’aux yeux, les membres serrés

pour retenir un reste de chaleur, elle attendait en grelottant, les yeux

meurtris de froid, au milieu des bousculades et des poussées,

jusqu’au moment où la boulangère de la rue des Francs-Bourgeois lui

mettait dans les mains un pain que ses petits doigts, raides d’onglée,

avaient peine à saisir. À la fin, cette pauvre petite fille qui revenait

tous les jours, avec sa figure de souffrance et sa maigreur qui

tremblait, apitoyait la boulangère. Avec la bonté d’un cœur de

peuple, aussitôt que la petite apparaissait dans la longue queue, elle

lui envoyait par son garçon le pain qu’elle venait chercher. Mais un

jour, comme la petite allait le prendre, une femme jalouse du passe-

droit et de la préférence donnait à l’enfant un coup de sabot qui la

retint près d’un mois au lit : Mlle de Varandeuil en porta la marque

toute sa vie.

Pendant ce mois, la famille fût morte de faim, sans une provision

de riz qu’avait eu la bonne idée de faire une de leurs connaissances,

la comtesse d’Auteuil, et qu’elle voulut bien partager avec le père et

les deux enfants.

M. de Varandeuil se sauvait ainsi du Tribunal révolutionnaire, par

l’obscurité d’une vie enterrée. Il y échappait encore par les comptes

de sa place qu’il devait rendre, et qu’il avait eu le bonheur de faire

ajourner et remettre de mois en mois.

Puis, aussi, il repoussait la suspicion par des animosités

personnelles contre de grands personnages de la cour, par des haines

que beaucoup de serviteurs de princes avaient puisées auprès des

frères du Roi contre la Reine. Toutes les fois qu’il avait eu occasion

de parler de la malheureuse femme, il avait eu des paroles violentes,

amères, injurieuses, d’un accent si passionné et si sincère qu’elles lui

avaient presque donné l’apparence d’un ennemi de la royauté ; en

sorte que ceux pour lesquels il n’était que le citoyen Roulot le

regardaient comme un patriote, et que ceux qui le connaissaient sous

son ancien nom, l’excusaient presque d’avoir été ce qu’il avait été :

un noble, l’ami d’un prince du sang, et un homme en place.

La République en était aux soupers patriotiques, à ces repas de

toute une rue dans la rue dont Mlle de Varandeuil, dans ses souvenirs

brouillés qui mêlaient leurs terreurs, voyait les tables rue Pavée, le

pied dans le ruisseau de sang de Septembre sorti de la Force ! Ce fut

à un de ces soupers que M. de Varandeuil eut une invention qui

acheva de lui assurer la vie sauve. Il raconta à deux de ses voisins de

table, chauds patriotes, dont l’un était lié avec Chaumette, qu’il se

trouvait dans un grand embarras, que sa fille n’avait été qu’ondoyée,

qu’elle manquait d’état civil, qu’il serait bien heureux si Chaumette

voulait la faire inscrire sur les registres de la municipalité et

l’honorer d’un nom choisi par lui dans le calendrier républicain de la

Grèce ou de Rome. Chaumette fixait bientôt un rendez-vous à ce père

qui était « si bien à la hauteur », comme on disait alors.

Séance tenante, on faisait entrer Mlle de Varandeuil dans un

cabinet où elle trouvait deux matrones chargées de s’assurer de son

sexe, et auxquelles elle montrait sa poitrine. On la ramenait alors

dans la grande salle des Déclarations, et là, après une allocution

métaphorique, Chaumette la baptisait Sempronie ; un nom que

l’habitude devait conserver à Mlle de Varandeuil et qu’elle ne quitta

plus.

Un peu couverte et rassurée par-là, la famille traversa les terribles

jours qui précédèrent la chute de Robespierre. Enfin arrivait le 9

Thermidor et la délivrance. Mais la pauvreté restait grande et

pressante au logis. On n’avait vécu tout ce dur temps de la

Révolution, on n’allait vivre tout le misérable temps du Directoire

qu’avec une ressource bien inattendue, un argent de Providence

envoyé par la Folie. Les deux enfants et le père n’avaient guère

subsisté qu’avec le revenu de quatre actions du Vaudeville, un

placement que M. de Varandeuil avait eu l’inspiration de faire en

1791 et qui se trouva être la meilleure affaire de ces années de mort

où l’on avait besoin d’oublier la mort tous les soirs, de ces jours

suprêmes où chacun voulait rire de son dernier rire à la dernière

chanson. Bientôt ces actions, se joignant au recouvrement de

quelques créances, donnèrent mieux que du pain à la famille. La

famille sortait alors des combles de l’hôtel du Petit-Charolais et

prenait un petit appartement dans le Marais, rue du Chaume.

Du reste, rien n’était changé aux habitudes de l’intérieur. La fille

continuait à servir son père et son frère.

M. de Varandeuil s’était peu à peu accoutumé à ne plus voir en

elle que la femme de son costume et de l’ouvrage qu’elle faisait. Les

yeux du père ne voulaient plus reconnaître une fille sous l’habit et les

basses occupations de cette servante. Ce n’était plus quelqu’un de

son sang, quelqu’un qui avait l’honneur de lui appartenir : c’était une

domestique qu’il avait là sous la main ; et son égoïsme se fortifiait si

bien dans cette dureté et cette idée, il trouvait tant de commodités à

ce service filial, affectueux, respectueux, et ne coûtant rien, qu’il eut

toutes les peines du monde à y renoncer plus tard, quand un peu plus

d’argent fit retour à la maison : il fallut des batailles pour lui faire

prendre une bonne qui remplaçât son enfant et épargnât à la jeune

fille les travaux les plus humiliants de la domesticité.

On était sans nouvelles de Mme de Varandeuil, qui s’était refusée

à venir retrouver son mari à Paris pendant les premières années de la

Révolution ; bientôt l’on apprenait qu’elle s’était remariée en

Allemagne, en produisant comme l’acte de décès de son mari l’acte

de décès de son beau-frère guillotiné, dont le prénom avait été

changé. La jeune fille grandit donc, abandonnée, sans caresses, sans

autre mère qu’une femme morte à tous les siens et dont son père lui

enseignait le mépris. Son enfance s’était passée dans une anxiété de

tous les instants, dans les privations qui rognent la vie, dans la

fatigue d’un travail épuisant ses forces d’enfant malingre, dans une

attente de la mort qui devenait à la fin une impatience de mourir : il y

avait eu des heures où la tentation était venue à cette fille de treize

ans de faire comme des femmes de ce temps, d’ouvrir la porte de

l’hôtel et de crier dans la rue : Vive le Roi ! pour en finir. Sa jeunesse

continuait son enfance avec des ennuis moins tragiques. Elle avait à

subir les violences d’humeur, les exigences, les âpretés, les tempêtes

de son père, un peu matées et contenues jusque-là par le grand orage

du temps. Elle restait vouée aux fatigues et aux humiliations d’une

servante. Elle demeurait comprimée et rabaissée, isolée auprès de son

père, écartée de ses bras, de ses baisers, le cœur gros et douloureux

de vouloir aimer et de n’avoir rien à aimer. Elle commençait à

souffrir du vide et du froid que fait autour d’une femme une jeunesse

qui n’attire pas et ne séduit pas, une jeunesse déshéritée de beauté et

de grâce sympathique. Elle se voyait inspirer une espèce de

commisération avec son grand nez, son teint jaune, sa sécheresse, sa

maigreur. Elle se sentait laide et d’une laideur pauvre dans ses

misérables costumes, ses tristes robes de lainage qu’elle faisait elle-

même et dont son père lui payait l’étoffe en rechignant : elle ne put

obtenir de lui une petite pension pour sa toilette qu’à l’âge de trente-

cinq ans.

Que de tristesses, que d’amertumes, que de solitude pour elle,

dans cette vie avec ce vieillard morose, aigri, toujours grondant et

bougonnant au logis, n’ayant d’amabilité que pour le monde, et qui la

laissait tous les soirs pour aller dans les maisons rouvertes sous le

Directoire et au commencement de l’Empire !

À peine s’il la sortait de loin en loin, et quand il la sortait, c’était

toujours pour la mener à cet éternel Vaudeville où il avait des loges.

Encore sa fille avait-elle une terreur de ces sorties. Elle tremblait tout

le temps qu’elle était avec lui ; elle avait peur de son caractère si

violent, du ton que ses colères avaient gardé de l’ancien régime, de sa

facilité à lever sa canne sur l’insolence de la canaille. Presque chaque

fois, c’étaient des scènes avec le contrôleur, des prises de langue avec

des gens du parterre, des menaces de coups de poing qu’elle arrêtait

en faisant tomber dessus la grille de la loge. Cela continuait dans la

rue, jusque dans le fiacre, avec le cocher qui ne voulait pas rouler

pour le prix de M. de Varandeuil, le laissait attendre une heure, deux

heures, sans marcher, parfois d’impatience dételait et le laissait dans

la voiture avec sa fille qui le suppliait vainement de céder et de payer.

Jugeant que ces plaisirs devaient suffire à Sempronie, jaloux

d’ailleurs de l’avoir toute à lui et toujours sous la main, M. de

Varandeuil ne la laissait se lier avec personne. Il ne l’emmenait pas

dans le monde ; il ne la menait chez leurs parents revenus de

l’émigration qu’aux jours de réception officielle et d’assemblée de

famille. Il la tenait liée à la maison : ce fut seulement à quarante ans

qu’il la jugea assez grande personne pour lui donner la permission de

sortir seule. Ainsi nulle amitié, nulle relation pour soutenir la jeune

fille : elle n’avait plus même à côté d’elle son jeune frère parti pour

les États-Unis et engagé au service de la marine américaine.

Le mariage lui était défendu par son père, qui n’admettait pas

qu’elle eût seulement l’idée de se marier, de l’abandonner : tous les

partis qui auraient pu se présenter, il les combattait et les repoussait

d’avance, de façon à ne pas même laisser à sa fille le courage de lui

parler, si jamais une occasion s’offrait à elle.

Cependant nos victoires étaient en train de déménager l’Italie. Les

chefs-d’œuvre de Rome, de Florence, de Venise, se pressaient à

Paris. L’art italien effaçait tout. Les collectionneurs ne s’honoraient

plus que de tableaux de l’école italienne. L’occasion d’une fortune

apparut là, dans ce mouvement de goût, à M. de Varandeuil. Lui aussi

avait été pris de ce dilettantisme artistique qui fut une des délicates

passions de la noblesse avant la Révolution. Il avait vécu dans la

société des artistes, des curieux : il aimait les tableaux. Il songea à

rassembler une galerie d’italiens et à la vendre. Paris était encore

plein des ventes et des dispersions d’objet d’art faites par la Terreur.

M. de Varandeuil se mit à battre le pavé, c’était alors le marché des

grandes toiles, – et à chaque pas il trouva ; chaque jour, il acheta.

Bientôt le petit appartement s’encombra, à ne pas laisser la place aux

meubles, de vieux tableaux noirs si grands pour la plupart qu’ils ne

pouvaient tenir aux murs avec leurs cadres. Tout cela était baptisé

Raphaël, Vinci, André del Sarte ; ce n’étaient que chefs-d’œuvre

devant lesquels le père tenait souvent sa fille pendant des heures, lui

imposait ses admirations, la lassait de ses extases.

Il montait d’épithètes en épithètes, se grisait, délirait, finissait par

croire qu’il était en marché avec un acheteur idéal, débattait le prix

du chef-d’œuvre, criait :

— Cent mille livres, mon Rosso ! oui, monsieur, cent mille

livres !… Sa fille, effrayée de tout l’argent que ces grandes vilaines

choses, où étaient de grands affreux hommes tous nus, prenaient au

ménage, essayait des représentations, voulait arrêter cette ruine : M.

de Varandeuil s’emportait, s’indignait en homme honteux de trouver

si peu de goût dans son sang, lui disait que plus tard ce serait sa

fortune, qu’elle verrait s’il était un imbécile. À la fin, elle le décidait

à réaliser. La vente eut lieu : ce fut un désastre, un des plus grands

écroulements d’illusions qu’ait vus la salle vitrée de l’hôtel Bullion.

Blessé à fond, furieux de cet échec qui n’était pas seulement une

perte d’argent, un accroc à sa petite fortune, mais une défaite du

connaisseur, un soufflet donné à ses connaissances sur la joue de ses

Raphaël, M. de Varandeuil déclara à sa fille qu’ils étaient désormais

trop pauvres pour rester à Paris et qu’il fallait aller vivre en province.

Elevée et bercée par un siècle qui formait peu les femmes à l’amour

de la campagne, Mlle de Varandeuil essaya vainement de combattre

la résolution de son père : elle fut obligée de le suivre où il voulait

aller et de perdre, en quittant Paris, la société, l’amitié de deux jeunes

parentes auxquelles, dans de trop rares entrevues, elle s’était à demi

ouverte et dont elle avait senti le cœur venir à elle comme à une sœur

aînée.

C’était à l’Isle-Adam que M. de Varandeuil louait une petite

maison. Il se trouvait là près d’anciens souvenirs, dans l’air d’une

ancienne petite cour, à proximité de deux ou trois châteaux qui

commençaient à se repeupler et dont il connaissait les maîtres. Puis

sur cette terre des Conti était venu s’établir, depuis la Révolution, un

petit monde de gros bourgeois, de commerçants enrichis. Le nom de

M. de Varandeuil sonnait haut à l’oreille de tous ces braves gens. On

le saluait très bas, on se disputait l’honneur de l’avoir, on écoutait

respectueusement, presque religieusement, les histoires qu’il contait

de l’ancienne société. Et flatté, caressé, honoré comme un reste de

Versailles, il avait le haut bout et la place d’un seigneur dans ce

monde. Quand il dînait chez Mme Mutel, une ancienne boulangère,

riche de quarante mille livres de rentes, la maîtresse de maison se

levait de table, en robe de soie, pour aller frire elle-même les salsifis :

M. de Varandeuil ne les aimait que de sa façon. Mais ce qui avait

décidé avant tout la retraite de M. de Varandeuil à l’Isle-Adam, ce

n’étaient point ces agréments, c’était un projet. Il y était venu

chercher le loisir d’un grand travail. Ce qu’il n’avait pu faire pour

l’honneur et la gloire de l’art italien par sa collection, il voulait le

faire par l’histoire. Il avait appris un peu d’italien avec sa femme ; il

se mit en tête de donner la Vie des peintres de Vasari au public

français, de la traduire en se faisant aider par sa fille qui, toute petite,

avait entendu parler italien à la femme de chambre de sa mère et

retenu quelques mots.

Il enfonça la jeune fille dans Vasari, enferma son temps et sa

pensée dans les grammaires, les dictionnaires, les commentateurs,

tous les scholiastes de l’art italien, la tint voûtée sur l’ingrat travail,

sur l’ennui et la fatigue de traduire des mots à tâtons. Tout le livre

retomba sur elle ; quand il lui avait taillé sa besogne, la laissant en

tête-à-tête avec les volumes reliés en vélin blanc, il partait se

promener, rendait des visites aux environs, allait jouer dans un

château ou dîner chez les bourgeois de sa connaissance, auxquels il

se plaignait pathétiquement de l’effort et du labeur que lui coûtait

l’énorme entreprise de sa traduction. Il rentrait, écoutait la lecture du

morceau traduit, faisait ses observations, ses critiques, dérangeait une

phrase pour y mettre un contresens que sa fille ôtait quand il était

parti ; puis il reprenait sa promenade, ses courses, comme un homme

qui a bien gagné sa journée, portant haut, marchant, son chapeau sous

le bras, en fins escarpins, jouissant de lui-même, du ciel, des arbres,

du Dieu de Rousseau, doux à la nature et tendre aux plantes. De

temps en temps des impatiences d’enfant et de vieillard le prenaient :

il voulait tant de pages pour le lendemain, et il forçait sa fille à veiller

une partie de la nuit.

Deux ou trois ans se passèrent dans ce travail, où finirent par

s’abîmer les yeux de Sempronie.

Elle vivait ensevelie dans le Vasari de son père, plus seule que

jamais, éloignée par une native répugnance hautaine des bourgeoises

de l’Isle-Adam et de leurs façons à la Mme Angot, trop

misérablement vêtue pour aller dans les châteaux. Point de plaisir,

point d’amusement pour elle qui ne fût traversé et tourmenté par les

singularités et les taquineries de son père. Il arrachait les fleurs

qu’elle plantait en cachette dans le jardinet. Il n’y voulait que des

légumes et les cultivait lui-même en débitant de grandes théories

utilitaires, des arguments qui auraient pu servir à la Convention pour

convertir les Tuileries en champ de pommes de terre. Tout ce qu’elle

avait de bon, c’était de loin en loin une semaine pendant laquelle son

père lui accordait la permission de recevoir une de ses deux jeunes

amies, une semaine qui aurait été huit jours de paradis pour

Sempronie, si son père n’en avait empoisonné les joies, les

distractions, les fêtes, avec ses manies toujours menaçantes, ses

humeurs toujours armées, des difficultés à propos d’un rien, d’un

flacon d’eau de Cologne que Sempronie demandait pour la chambre

de son amie, d’un entremets pour son dîner, d’un endroit où elle

voulait la mener.

À l’Isle-Adam, M. de Varandeuil avait pris une domestique qui

presque aussitôt était devenue sa maîtresse. De cette liaison un enfant

était né que le père, dans le cynisme de son insouciance, avait

l’impudeur de faire élever sous les yeux de sa fille. Avec les années,

cette bonne avait pris pied dans la maison.

Elle finissait par gouverner l’intérieur, le père et la fille. Un jour

arriva où M. de Varandeuil voulut la faire asseoir à sa table, et la faire

servir par Sempronie. C’en était trop, Mlle de Varandeuil se révolta

sous l’outrage et se redressa de toute la hauteur de son indignation.

Sourdement, silencieusement, dans le malheur, l’isolement, la dureté

des choses et des gens autour d’elle, la jeune fille s’était formée une

âme droite et forte ; les larmes l’avaient trempée au lieu de l’amollir.

Sous la docilité et l’humilité filiales, sous l’obéissance passive, sous

une douceur apparente, elle cachait un caractère de fer, une volonté

d’homme, un de ces cœurs que rien ne plie et qui ne fléchissent pas.

À la bassesse que son père exigeait d’elle, elle se releva sa fille,

ramassa toute sa vie, lui en jeta, en un flot de paroles, la honte et le

reproche à la face, et finit en lui disant que si cette femme ne sortait

pas de la maison le soir même, ce serait elle qui en sortirait, et que,

Dieu merci ! elle ne serait pas embarrassée de vivre n’importe où,

avec les goûts simples qu’il lui avait donnés. Le père, stupéfait et

tout abasourdi de la révolte, cédait et renvoyait la domestique, mais il

gardait à sa fille une lâche rancune du sacrifice qu’elle lui avait

arraché. Son ressentiment se trahissait en mots aigres, en paroles

agressives, en remerciements ironiques, en sourires d’amertume.

Sempronie le soignait mieux, plus doucement, plus patiemment, pour

toute vengeance. Une dernière épreuve attendait son dévouement : le

vieillard était frappé d’une attaque d’apoplexie qui lui laissait tout un

côté du corps raidi et mort, une jambe boiteuse, l’intelligence

endormie avec la conscience vivante de son malheur et de sa

dépendance vis-à-vis de sa fille. Alors, tout ce qu’il y avait de

mauvais au fond de lui s’exaspéra et se déchaîna. Il eut des férocités

d’égoïsme. Sous le tourment de sa souffrance et de sa faiblesse, il

devint une espèce de fou méchant. Mlle de Varandeuil voua ses jours

et ses nuits à ce malade qui semblait lui en vouloir de ses attentions,

être humilié de ses soins comme d’une générosité et d’un pardon,

souffrir au fond de lui de voir toujours à ses côtés, infatigable et

prévenante, cette figure du Devoir. Quelle vie pourtant ! Il fallait

combattre l’incurable ennui du malheureux, être toujours à lui tenir

compagnie, le promener, le soutenir toute la journée. Il fallait le faire

jouer quand il était à la maison, et ne le faire ni trop perdre ni trop

gagner. Il fallait se disputer avec ses envies, ses gourmandises, lui

retirer les plats, essuyer pour tout ce qu’il voulait, des plaintes, des

reproches, des injures, des larmes, des désespoirs furieux, les rages

d’enfant colère qu’ont les vieux impotents. Et cela dura dix ans ! dix

ans, pendant lesquels Mlle de Varandeuil n’eut d’autre récréation et

d’autre soulagement que de laisser aller les tendresses, les chaleurs

d’une affection maternelle, sur une de ses deux jeunes amies et

parentes nouvellement mariée, sa poule, comme elle l’appelait. Le

bonheur de Mlle de Varandeuil fut d’aller tous les quinze jours passer

un peu de temps dans l’heureux ménage.

Elle embrassait dans son berceau le joli enfant que le sommeil

embrassait déjà ; elle dînait au pas de course ; au dessert elle

envoyait chercher une voiture, et se sauvait avec la hâte d’un

collégien en retard. Encore, aux dernières années de la vie de son

père, n’eut-elle plus la permission du dîner : le vieillard n’autorisait

plus une si longue absence et la retenait presque continuellement

auprès de lui, en lui répétant qu’il savait bien que ce n’était pas

amusant de garder un vieil infirme comme lui, mais qu’elle en serait

bientôt débarrassée. Il mourait en 1818, et ne trouvait, avant de

mourir, que ces mots pour dire adieu à celle qui avait eté sa fille

pendant quarante ans : « Va, je sais bien que tu ne m’as jamais

aimé ! »

Deux ans avant la mort de son père, le frère de Sempronie était

revenu d’Amérique. Il en ramenait une femme de couleur qui l’avait

soigné et sauvé de la fièvre jaune, et deux filles déjà grandes qu’il

avait eues de cette femme avant de l’épouser. Tout en ayant les idées

de l’ancien régime sur les noirs, et quoiqu’elle regardât cette femme

de couleur sans instruction, avec son parler nègre, ses rires de bête,

sa peau qui graissait son linge, absolument comme une singesse,

Mlle de Varandeuil avait combattu l’horreur et la résistance de son

père à recevoir sa bru ; et c’était elle qui l’avait décidé, dans les

derniers jours de sa vie à laisser son frère lui présenter sa femme. Son

père mort, elle songea que ce ménage était tout ce qui lui restait de

famille.

M. de Varandeuil, auquel le comte d’Artois avait fait payer, à la

rentrée des Bourbons, les arrérages de sa place, laissait à peu près dix

mille livres de rente à ses enfants. Le frère n’avait, avant cette

succession, qu’une pension de quinze cents francs des Etats-Unis.

Mlle de Varandeuil estima que cinq à six mille livres de rentes ne

suffiraient pas à I’aisance de ce ménage où il y avait deux enfants, et

tout de suite il lui vint la pensée de mettre là sa part de succession.

Elle proposa cet apport le plus naturellement et le plus simplement

du monde. Son frère accepta ; et elle vint habiter avec lui un joli petit

appartement du haut de la rue de Clichy, au quatrième d’une des

premières maisons bâties sur le terrain, presque vague encore, où

l’air de la campagne passait gaiement à travers l’ébauche des

constructions blanches. Elle continua là sa vie modeste, ses toilettes

humbles, ses habitudes d’épargne, contente de la plus mauvaise

chambre de l’appartement et ne dépensant pour elle pas plus de dix-

huit cents à deux mille francs par an. Mais bientôt une sourde

jalousie, lentement couvée, perçait chez la mulâtresse. Elle prenait

ombrage de cette amitié du frère et de la sœur, qui semblait lui retirer

son mari des bras. Elle souffrait de cette communion que faisaient

entre eux la parole, l’esprit, le souvenir ; elle souffrait de ces

causeries auxquelles elle ne pouvait se mêler, de ce qu’elle entendait

dans leurs voix sans le comprendre. Le sentiment de son infériorité

lui mettait au cœur les colères et le feu des haines qui brûlent sous le

tropique.

Elle prit ses enfants pour se venger, les poussa, les excita, les

aiguillonna contre sa belle-sœur. Elle les encouragea à en rire, a s’en

moquer. Elle applaudit à cette mauvaise petite intelligence d’enfants

chez qui l’observation commence par la méchanceté. Une fois

lâchées, elle les laissa rire de tous les ridicules de leur tante, de son

physique, de son nez, de ses toilettes dont la misère pourtant faisait

leur élégance, à toutes deux. Ainsi dressées et soutenues, les petites

arrivèrent vite à l’insolence. Mlle de Varandeuil avait la vivacité de

sa bonté. Chez elle, la main appartenait, aussi bien que le cœur, au

premier mouvement. Puis sur la manière d’élever les enfants, elle

pensait comme son temps. Elle toléra bien sans rien dire deux ou