Théophile Gautier
Ne trouve pas étrange, homme du monde, artiste,
Qui que tu sois, de voir par un portail si triste
S’ouvrir fatalement ce volume nouveau.
Hélas ! tout monument qui dresse au ciel son faîte,
Enfonce autant les pieds qu’il élève la tête.
Avant de s’élancer tout clocher est caveau,
En bas, l’oiseau de nuit, l’ombre humide des tombes ;
En haut, l’or du soleil, la neige des colombes,
Des cloches et des chants sur chaque soliveau ;
En haut, les minarets et les rosaces frêles,
Où les petits oiseaux s’enchevêtrent les ailes,
Les anges accoudés portant des écussons ;
L’acanthe et le lotus ouvrant sa fleur de pierre
Comme un lis séraphique au jardin de lumière ;
En bas, l’arc surbaissé, les lourds piliers saxons ;
Les chevaliers couchés de leur long, les mains jointes,
Le regard sur la voûte et les deux pieds en pointes ;
L’eau qui suinte et tombe avec de sourds frissons.
Mon œuvre est ainsi faite, et sa première assise
N’est qu’une dalle étroite et d’une teinte grise
Avec des mots sculptés que la mousse remplit.
Dieu fasse qu’en passant sur cette pauvre pierre,
Les pieds des pèlerins n’effacent pas entière
Cette humble inscription et ce nom qu’on y lit.
Pâles ombres des morts, j’ai pour vos promenades,
Filé patiemment la pierre en colonnades ;
Dans mon CampoSanto je vous ai fait un lit !
Vous avez près de vous, pour compagnon fidèle,
Un ange qui vous fait un rideau de son aile,
Un oreiller de marbre et des robes de plomb.
Dans le jaspe menteur de vos tombes royales,
On voit s’entrebaiser les sœurs théologales
Avec leur auréole et leur vêtement long.
De beaux enfants tout nus, baissant leur torche éteinte,
Poussent autour de vous leur éternelle plainte ;
Un lévrier sculpté vous lèche le talon.
L’arabesque fantasque, après les colonnettes,
Enlace ses rameaux et suspend ses clochettes
Comme après l’espalier fait une vigne en fleur.
Aux reflets des vitraux la tombe réjouie,
Sous cette floraison toujours épanouie,
D’un air doux et charmant sourit à la douleur.
La mort fait la coquette et prend un ton de reine,
Et son front seulement sous ses cheveux d’ébène,
Comme un charme de plus garde un peu de pâleur.
Les émaux les plus vifs scintillent sur les armes,
L’albâtre s’attendrit et fond en blanches larmes ;
Le bronze semble avoir perdu sa dureté.
Dans leur lit les époux sont arrangés par couples,
Leurs têtes font ployer les coussins doux et souples,
Et leur beauté fleurit dans le marbre sculpté.
Ce ne sont que festons, dentelles et couronnes,
Trèfles et pendentifs et groupes de colonnes
Où rit la fantaisie en toute liberté.
Aussi bien qu’un tombeau, c’est un lit de parade,
C’est un trône, un autel, un buffet, une estrade ;
C’est tout ce que l’on veut selon ce qu’on y voit.
Mais pourtant si poussé de quelque vain caprice,
Dans la nef, vers minuit, par la lune propice,
Vous alliez soulever le couvercle du doigt,
Toujours vous trouveriez, sous cette architecture,
Au milieu de la fange et de la pourriture
Dans le suaire usé le cadavre tout droit,
Hideusement verdi, sans rayon de lumière,
Sans flamme intérieure illuminant la bière
Ainsi que l’on en voit dans les Christs aux tombeaux.
Entre ses maigres bras, comme une tendre épouse,
La mort les tient serrés sur sa couche jalouse
Et ne lâcherait pas un seul de leurs lambeaux.
À peine, au dernier jour, lèveronttils la tête
Quand les cieux trembleront au cri de la trompette
Et qu’un vent inconnu soufflera les flambeaux.
Après le jugement, l’ange en faisant sa ronde
Retrouvera leurs os sur les débris du monde ;
Car aucun de ceuxlà ne doit ressusciter.
Le Christ luimême irait comme il fit au Lazare
Leur dire : Levezvous ! que le sépulcre avare
Ne s’entr’ouvrirait pas pour les laisser monter.
Mes vers sont les tombeaux tout brodés de sculptures,
Ils cachent un cadavre, et sous leurs fioritures
Ils pleurent bien souvent en paraissant chanter.
Chacun est le cercueil d’une illusion morte ;
J’enterre là les corps que la houle m’apporte
Quand un de mes vaisseaux a sombré dans la mer ;
Beaux rêves avortés, ambitions déçues,
Souterraines ardeurs, passions sans issues,
Tout ce que l’existence a d’intime et d’amer.
L’océan tous les jours me dévore un navire,
Un récif, près du bord, de sa pointe déchire
Leurs flancs doublés de cuivre et leur quille de fer.
Combien j’en ai lancé plein d’ivresse et de joie
Si beaux et si coquets sous leurs flammes de soie.
Que jamais dans le port mes yeux ne reverront !
Quels passagers charmants, têtes fraîches et rondes,
Désirs aux seins gonflés, espoirs, chimères blondes ;
Que d’enfants de mon cœur entassés sur le pont !
Le flot a tout couvert de son linceul verdâtre,
Et les rougeurs de rose, et les pâleurs d’albâtre,
Et l’étoile et la fleur éclose à chaque front.
Le flux jette à la côte entre le corps du phoque,
Et les débris de mâts que la vague entrechoque,
Mes rêves naufragés tout gonflés et tout verts ;
Pour ces chercheurs d’un monde étrange et magnifique,
Colombs qui n’ont pas su trouver leur Amérique,
En funèbres caveaux creusezvous, ô mes vers !
Puis montez hardiment comme les cathédrales,
Allongezvous en tours, tordezvous en spirales,
Enfoncez vos pignons au cœur des cieux ouverts.
Vous, oiseaux de l’amour et de la fantaisie,
Sonnets, ô blancs ramiers du ciel de poésie,
Posez votre pied rose au toit de mon clocher.
Messagères d’avril, petites hirondelles,
Ne fouettez pas ainsi les vitres à coups d’ailes,
J’ai dans mes basreliefs des trous où vous nicher ;
Mes vierges vous prendront dans un pli de leur robe,
L’empereur tout exprès laissera choir son globe,
Le lotus ouvrira son cœur pour vous cacher.
J’ai brodé mes réseaux des dessins les plus riches,
Évidé mes piliers, mis des saints dans mes niches,
Posé mon buffet d’orgue et peint ma voûte en bleu.
J’ai prié saint Éloi de me faire un calice ;
Le roi mage Gaspard, pour le saint sacrifice,
M’a donné le cinname et le charbon de feu.
Le peuple est à genoux, le chapelain s’affuble
Du brocart radieux de la lourde chasuble ;
L’église est toute prête ; y viendrezvous, mon Dieu ?
C’était le jour des morts : Une froide bruine
Au bord du ciel rayé, comme une trame fine,
Tendait ses filets gris ;
Un vent de nord sifflait ; quelques feuilles rouillées
Quittaient en frissonnant les cimes dépouillées
Des ormes rabougris ;
Et chacun s’en allait dans le grand cimetière,
Morne, s’agenouiller sur le coin de la pierre
Qui recouvre les siens,
Prier Dieu pour leur âme, et, par des fleurs nouvelles,
Remplacer en pleurant les pâles immortelles
Et les bouquets anciens.
Moi, qui ne connais pas cette douleur amère,
D’avoir couché làbas ou mon père ou ma mère
Sous les gazons flétris,
Je marchais au hasard, examinant les marbres,
Ou, par une échappée, entre les branches d’arbres,
Les dômes de Paris ;
Et, comme je voyais bien des croix sans couronne,
Bien des fosses dont l’herbe était haute, où personne
Pour prier ne venait,
Une pitié me prit, une pitié profonde
De ces pauvres tombeaux délaissés, dont au monde
Nul ne se souvenait.
Pas un seul brin de mousse à tous ces mausolées,
Cependant, et des noms de veuves désolées,
D’époux désespérés,
Sans qu’un gramen voilât leurs majuscules noires
Étalaient hardiment leurs mensonges notoires
À tous les yeux livrés.
Ce spectacle me fit sourdre au cœur une idée
Dont j’ai, depuis ce temps, toujours l’âme obsédée.
Si c’était vrai, les morts
Tordraient leurs bras noueux de rage dans leur bière
Et feraient pour lever leurs couvercles de pierre
D’incroyables efforts !
Peutêtre le tombeau n’estil pas un asile
Où, sur son chevet dur, on puisse enfin tranquille
Dormir l’éternité,
Dans un oubli profond de toute chose humaine,
Sans aucun sentiment de plaisir ou de peine
D’être ou d’avoir été.
Peutêtre n’aton pas sommeil ! Et quand la pluie
Filtre jusques à vous, l’on a froid, l’on s’ennuie
Dans sa fosse tout seul.
Oh ! que l’on doit rêver tristement dans ce gîte
Où pas un mouvement, pas une onde n’agite
Les plis droits du linceul !
Peutêtre aux passions qui nous brûlaient, émue,
La cendre de nos cœurs vibre encore et remue
Pardelà le tombeau,
Et qu’un ressouvenir de ce monde dans l’autre,
D’une vie autrefois enlacée à la nôtre,
Traîne quelque lambeau.
Ces morts abandonnés sans doute avaient des femmes,
Quelque chose de cher et d’intime ; des âmes
Pour y verser la leur ;
S’ils étaient éveillés au fond de cette tombe,
Où jamais une larme avec des fleurs ne tombe,
Quelle affreuse douleur !
Sentir qu’on a passé sans laisser plus de marque
Qu’au dos de l’océan le sillon d’une barque ;
Que l’on est mort pour tous ;
Voir que vos mieux aimés si vite vous oublient,
Et qu’un saule pleureur aux longs bras qui se plient
Seul se plaigne sur vous.
Au moins, si l’on pouvait, quand la lune blafarde,
Ouvrant ses yeux sereins aux cils d’argent regarde
Et jette un reflet bleu
Autour du cimetière, entre les tombes blanches,
Avec le feu follet dans l’herbe et sous les branches,
Se promener un peu !
S’en revenir chez soi, dans la maison, théâtre
De sa première vie, et frileux, près de l’âtre,
S’asseoir dans son fauteuil,
Feuilleter ses bouquins et fouiller son pupitre
Jusqu’au moment où l’aube illuminant la vitre,
Vous renvoie au cercueil.
Mais non ; il faut rester sur son lit mortuaire,
N’ayant pour se couvrir que le lin du suaire,
N’entendant aucun bruit,
Sinon le bruit du ver qui se traîne et chemine
Du côté de sa proie, ouvrant sa sourde mine,
Ne voyant que la nuit.
Puis, s’ils étaient jaloux, les morts, tout ce que Dante
A placé de tourments dans sa spirale ardente
Près des leurs seraient doux.
Amants, vous qui savez ce qu’est la jalousie,
Ce qu’on souffre de maux à cette frénésie,
Un cadavre jaloux !
Impuissance et fureur ! Être là, dans sa fosse,
Quand celle qu’on aimait de tout son amour, fausse
Aux beaux serments jurés,
En se raillant de vous, dans d’autres bras répète
Ce qu’elle vous disait, rouge et penchant la tête
Avec des mots sacrés.
Et ne pouvoir venir, quelque nuit de décembre,
Pendant qu’elle est au bal, se tapir dans sa chambre,
Et lorsque, de retour,
Rieuse, elle défait au miroir sa toilette,
Dans le cristal profond réfléchir son squelette
Et sa poitrine à jour,
Riant affreusement, d’un rire sans gencive,
Marbrer de baisers froids sa gorge convulsive,
Et, tenaillant sa main,
Sa main blanche et rosée avec sa main osseuse,
Faire râler ces mots d’une voix caverneuse
Qui n’a plus rien d’humain :
« Femme, vous m’avez fait des promesses sans nombre.
Si vous oubliez, vous, dans ma demeure sombre,
Moi je me ressouviens.
Vous avez dit à l’heure où la mort me vint prendre,
Que vous me suivriez bientôt ; lassé d’attendre,
Pour vous chercher je viens ! »
Dans un repli de moi, cette pensée étrange
Est là comme un cancer qui m’use et qui me mange ;
Mon œil en devient creux ;
Sur mon front nuager de nouveaux plis se fouillent,
De cheveux et de chair mes tempes se dépouillent,
Car ce serait affreux !
La mort ne serait plus le remède suprême ;
L’homme, contre le sort, dans la tombe ellemême
N’aurait pas de recours,
Et l’on ne pourrait plus se consoler de vivre,
Par l’espoir tant fêté du calme qui doit suivre
L’orage de nos jours.
Dans le fond de mon âme, agitant ma pensée,
Je restais là rêveur et la tête baissée
Debout contre un tombeau.
C’était un marbre neuf, et sur la blanche épaule
D’un génie éploré, les longs cheveux d’un saule
Tombaient comme un manteau.
La bise feuille à feuille emportait la couronne
Dont les débris jonchaient le fût de la colonne ;
On aurait dit les pleurs
Que sur la jeune fille, au printemps moissonnée,
Pauvre fleur du matin, avant midi fanée,
Versaient les autres fleurs.
La lune entre les ifs faisait luire sa corne ;
De grands nuages noirs couraient sur le ciel morne
Et passaient pardevant ;
Les feux follets valsaient autour du cimetière,
Et le saule pleureur secouait sa crinière
Éparpillée au vent.
On entendait des bruits venus de l’autre monde,
Des soupirs de terreur et d’angoisse profonde,
Des voix qui demandaient
Quand donc à leurs tombeaux l’on mettrait des fleurs neuves,
Comment allait la terre, et pourquoi donc leurs veuves
Aussi longtemps tardaient ?
Tout à coup… j’ose à peine en croire mon oreille,
Sous le marbre entr’ouvert, ô terreur ! ô merveille !
J’entendis qu’on parlait.
C’était un dialogue, et, du fond de la fosse,
À la première voix, une voix aigre et fausse
Par instant se mêlait.
Le froid me prit. Mes dents d’épouvante claquèrent ;
Mes genoux chancelants sous moi s’entrechoquèrent.
Je compris que le ver
Consommait son hymen avec la trépassée,
Éveillée en sursaut dans sa couche glacée,
Par cette nuit d’hiver.
Estce une illusion ? Cette nuit tant rêvée,
La nuit du mariage elle est donc arrivée ?
C’est le lit nuptial.
Voici l’heure où l’époux, jeune et parfumé, cueille
La beauté de l’épouse, et sur son front effeuille
L’oranger virginal.
Cette nuit sera longue, ô blanche trépassée,
Avec moi, pour toujours, la mort t’a fiancée ;
Ton lit c’est le tombeau.
Voici l’heure où le chien contre la lune aboie,
Où le pâle vampire erre et cherche sa proie,
Où descend le corbeau.
Mon bienaimé, viens donc ! l’heure est déjà passée
Oh ! tiensmoi sur ton cœur, entre tes bras pressée.
J’ai bien peur, j’ai bien froid.
Réchauffe à tes baisers ma bouche qui se glace.
Oh ! viens, je tâcherai de te faire une place
Car le lit est étroit !
Cinq pieds de long sur deux de large. La mesure
Est prise exactement ; cette couche est trop dure,
L’époux ne viendra pas.
Il n’entend pas tes cris. Il rit dans quelque fête.
Allons, sur ton chevet repose en paix ta tête
Et recroise tes bras.
Quel est donc ce baiser humide et sans haleine,
Cette bouche sans lèvres estce une bouche humaine,
Estce un baiser vivant ?
Ô prodige ! À ma droite, à ma gauche, personne.
Mes os craquent d’horreur, toute ma chair frissonne
Comme un tremble au grand vent.
Ce baiser c’est le mien : je suis le ver de terre ;
Je viens pour accomplir le solennel mystère.
J’entre en possession ;
Me voilà ton époux, je te serai fidèle.
Le hibou tout joyeux fouettant l’air de son aile
Chante notre union.
Oh ! si quelqu’un passait auprès du cimetière !
J’ai beau heurter du front les planches de ma bière,
Le couvercle est trop lourd !
Le fossoyeur dort mieux que les morts qu’il enterre.
Quel silence profond ! la route est solitaire ;
L’écho luimême est sourd.
À moi tes bras d’ivoire, à moi ta gorge blanche,
À moi tes flancs polis avec ta belle hanche
À l’ondoyant contour ;
À moi tes petits pieds, ta main douce et ta bouche,
Et ce premier baiser que ta pudeur farouche
Refusait à l’amour.
C’en est fait ! c’en est fait ! Il est là ! sa morsure
M’ouvre au flanc une lame et profonde blessure ;
Il me ronge le cœur.
Quelle torture ! Ô Dieu, quelle angoisse cruelle !
Mais que faitesvous donc lorsque je vous appelle,
Ô ma mère, ô ma sœur ?
Dans leur âme déjà ta mémoire est fanée,
Et pourtant sur ta fosse, ô pauvre abandonnée,
L’oranger est tout frais.
La tenture funèbre à peine repliée,
Comme un songe d’hier elles t’ont oubliée,
Oubliée à jamais.
L’herbe pousse plus vite au cœur que sur la fosse ;
Une pierre, une croix, le terrain qui se hausse,
Disent qu’un mort est là.
Mais quelle croix fait voir une tombe dans l’âme !
Oubli ! seconde mort, néant que je réclame,
Arrivez, me voilà !
Consoletoi. – La mort donne la vie. – Éclose
À l’ombre d’une croix l’églantine est plus rose
Et le gazon plus vert.
La racine des fleurs plongera sous tes côtes ;
À la place où tu dors les herbes seront hautes ;
Aux mains de Dieu tout sert !
Un mort qu’ils réveillaient les pria de se taire ;
Un pâle éclair parti non du ciel mais de terre
Me fit dans leurs tombeaux
Voir tous les trépassés cadavres ou squelettes,
Avec leurs os jaunis ou leurs chairs violettes,
S’en allant par lambeaux ;
Les jeunes et les vieux, peuple du cimetière,
Pauvres morts oubliés n’entendant sur leur pierre
Gémir que l’ouragan,
Et dévorés d’ennui dans leur froide demeure,
De leurs yeux sans regard cherchant à savoir l’heure
À l’éternel cadran.
Puis tout devint obscur, et je repris ma route,
Pâle d’avoir tant vu, plein d’horreur et de doute,
L’esprit et le corps las ;
Et me suivant partout, mille cloches fêlées,
Comme des voix de mort me jetaient par volées
Les râlements du glas.
Et je rentrai chez moi. – De lugubres pensées
Tournaient devant mes yeux sur leurs ailes glacées
Et me rasaient le front.
Comme on voit sur le soir autour des cathédrales,
Des essaims de corbeaux dérouler leurs spirales
Et voltiger en rond.
Dans ma chambre, où tremblait une jaune lumière,
Tout prenait une forme horrible et singulière,
Un aspect effrayant.
Mon lit était la bière et ma lampe le cierge,
Mon manteau déployé le drap noir qu’on asperge
Sous la porte en priant.
Dans son cadre terni, le pâle Christ d’ivoire
Cloué les bras en croix sur son étoffe noire,
Redoublait de pâleur ;
Et comme au Golgotha, dans sa dure agonie,
Les muscles en relief de sa face jaunie
Se tordaient de douleur.
Les tableaux ravivant leurs nuances éteintes
Aux reflets du foyer prenaient d’étranges teintes,
Et, d’un air curieux,
Comme des spectateurs aux loges d’un théâtre,
Vieux portraits enfumés, pastels aux tons de plâtre,
Ouvraient tout grands leurs yeux.
Une tête de mort sur nature moulée
Se détachait en blanc, grimaçante et pelée,
Sous un rayon blafard.
Je la vis s’avancer au bord de la console ;
Ses mâchoires semblaient rechercher leur parole
Et ses yeux leur regard.
De ses orbites noirs où manquaient les prunelles,
Jaillirent tout à coup de fauves étincelles
Comme d’un œil vivant.
Une haleine passa par ses dents déchaussées…
Les rideaux à plis droits tombaient sur les croisées ;
Ce n’était pas le vent.
Faible comme ces voix que l’on entend en rêve,
Triste comme un soupir des vagues sur la grève
J’entendis une voix.
Or, comme ce jourlà j’avais vu tant de choses,
Tant d’effets merveilleux dont j’ignorais les causes,
J’eus moins peur cette fois.
Je suis le Raphaël, le Sanzio, le grand maître !
Ô frère, dislemoi, peuxtu me reconnaître
Dans ce crâne hideux ?
Car je n’ai rien parmi ces plâtres et ces masques,
Tous ces crânes luisants, polis comme des casques,
Qui me distingue d’eux.
Et pourtant c’est bien moi ! Moi, le divin jeune homme,
Le roi de la beauté, la lumière de Rome,
Le Raphaël d’Urbin !
L’enfant aux cheveux bruns qu’on voit aux galeries,
Mollement accoudé, suivre ses rêveries,
La tête dans sa main.
Ô ma Fornarina ! ma blanche bien aimée,
Toi qui dans un baiser pris mon âme pâmée
Pour la remettre au ciel ;
Voilà donc ton amant, le beau peintre au nom d’ange,
Cette tête qui fait une grimace étrange :
Eh bien, c’est Raphaël !
Si ton ombre endormie au fond de la chapelle
S’éveillait et venait à ma voix qui t’appelle,
Oh ! je te ferais peur !
Que le marbre entr’ouvert sur ta tête retombe.
Ne viens pas ! ne viens pas et garde dans ta tombe
Le rêve de ton cœur.
Analiseurs damnés, abominable race,
Hyènes qui suivez le cortège à la trace
Pour déterrer le corps ;
Aurezvous bientôt fait de déclouer les bières,
Pour mesurer nos os et peser nos poussières ;
Laissez dormir les morts !
Mes maîtres, savezvous, qui donc a pu le dire ?
Ce qu’on sent quand la scie avec ses dents déchire
Nos lambeaux palpitants.
Savezvous si la mort n’est pas une autre vie,
Et si quand leur dépouille à la tombe est ravie
Les aïeux sont contents ?
Ah ! vous venez fouiller de vos ongles profanes
Nos tombeaux violés, pour y prendre nos crânes,
Vous êtes bien hardis.
Ne craignez vous donc pas qu’un beau jour, pâle et blême,
Un trépassé se lève et vous dise : Anathème !
Comme je vous le dis.
Vous imaginez donc, dans cette pourriture,
Surprendre les secrets de la mère nature
Et le travail de Dieu ?
Ce n’est pas par le corps qu’on peut comprendre l’âme.
Le corps n’est que l’autel, le génie est la flamme ;
Vous éteignez le feu !
Ô mes EnfantsJésus ! Ô mes brunes madones !
Ô vous qui me devez vos plus fraîches couronnes,
Saintes du paradis !
Les savants font rouler mon crâne sur la terre,
Et vous souffrez cela sans prendre le tonnerre,
Sans frapper ces maudits !
Il est donc vrai ! Le ciel a perdu sa puissance.
Le Christ est mort, le siècle a pour Dieu, la science,
Pour foi, la liberté.
Adieu les doux parfums de la rose mystique ;
Adieu l’amour ; adieu la poésie antique ;
Adieu sainte beauté !
Vos peintres auront beau, pour voir comme elle est faite,
Tourner entre leurs mains et retourner ma tête,
Mon secret est à moi.
Ils copieront mes tons, ils copieront mes poses,
Mais il leur manquera ce que j’avais, deux choses,
L’amour avec la foi !
Dites qui d’entre vous, fils de ce siècle infâme,
Peut rendre saintement la beauté de la femme ;
Aucun, hélas ! aucun.
Pour vos petits boudoirs, il faut des priapées ;
Qui vous jette un regard, ô mes vierges drapées,
Ô mes saintes ! Pas un.
L’aiguille a fait son tour. Votre tâche est finie,
Comme un pâle vieillard le siècle à l’agonie
Se lamente et se tord.
L’ange du jugement embouche la trompette
Et la voix va crier : Que justice soit faite,
Le genre humain est mort !
Je n’entendis plus rien. L’aube aux lèvres d’opale,
Tout endormie encor, sur le vitrage pâle
Jetait un froid rayon,
Et je vis s’envoler, comme on voit quelque orfraye,
Que sous l’arceau gothique une lueur effraye,
L’étrange vision !
La mort est multiforme, elle change de masque
Et d’habit plus souvent qu’une actrice fantasque ;
Elle sait se farder,
Et ce n’est pas toujours cette maigre carcasse,
Qui vous montre les dents et vous fait la grimace
Horrible à regarder.
Ses sujets ne sont pas tous dans le cimetière,
Ils ne dorment pas tous sur des chevets de pierre
À l’ombre des arceaux ;
Tous ne sont pas vêtus de la pâle livrée,
Et la porte sur tous n’est pas encor murée
Dans la nuit des caveaux.
Il est des trépassés de diverse nature,
Aux uns la puanteur avec la pourriture,
Le palpable néant,
L’horreur et le dégoût, l’ombre profonde et noire,
Et le cercueil avide entr’ouvrant sa mâchoire
Comme un monstre béant.
Aux autres, que l’on voit sans qu’on s’en épouvante
Passer et repasser dans la cité vivante
Sous leur linceul de chair,
L’invisible néant, la mort intérieure
Que personne ne sait, que personne ne pleure,
Même votre plus cher.
Car, lorsque l’on s’en va dans les villes funèbres
Visiter les tombeaux inconnus ou célèbres,
De marbre ou de gazon ;
Qu’on ait ou qu’on n’ait pas quelque paupière amie
Sous l’ombrage des ifs à jamais endormie,