La Comédie de la Mort

Théophile Gautier

PORTAIL

Ne trouve pas étrange, homme du monde, artiste,

Qui que tu sois, de voir par un portail si triste

S’ouvrir fatalement ce volume nouveau.

 

Hélas ! tout monument qui dresse au ciel son faîte,

Enfonce autant les pieds qu’il élève la tête.

Avant de s’élancer tout clocher est caveau,

 

En bas, l’oiseau de nuit, l’ombre humide des tombes ;

En haut, l’or du soleil, la neige des colombes,

Des cloches et des chants sur chaque soliveau ;

 

En haut, les minarets et les rosaces frêles,

Où les petits oiseaux s’enchevêtrent les ailes,

Les anges accoudés portant des écussons ;

 

L’acanthe et le lotus ouvrant sa fleur de pierre

Comme un lis séraphique au jardin de lumière ;

En bas, l’arc surbaissé, les lourds piliers saxons ;

 

Les chevaliers couchés de leur long, les mains jointes,

Le regard sur la voûte et les deux pieds en pointes ;

L’eau qui suinte et tombe avec de sourds frissons.

 

Mon œuvre est ainsi faite, et sa première assise

N’est qu’une dalle étroite et d’une teinte grise

Avec des mots sculptés que la mousse remplit.

 

Dieu fasse qu’en passant sur cette pauvre pierre,

Les pieds des pèlerins n’effacent pas entière

Cette humble inscription et ce nom qu’on y lit.

 

Pâles ombres des morts, j’ai pour vos promenades,

Filé patiemment la pierre en colonnades ;

Dans mon Campo­Santo je vous ai fait un lit !

 

Vous avez près de vous, pour compagnon fidèle,

Un ange qui vous fait un rideau de son aile,

Un oreiller de marbre et des robes de plomb.

 

Dans le jaspe menteur de vos tombes royales,

On voit s’entre­baiser les sœurs théologales

Avec leur auréole et leur vêtement long.

 

De beaux enfants tout nus, baissant leur torche éteinte,

Poussent autour de vous leur éternelle plainte ;

Un lévrier sculpté vous lèche le talon.

 

L’arabesque fantasque, après les colonnettes,

Enlace ses rameaux et suspend ses clochettes

Comme après l’espalier fait une vigne en fleur.

 

Aux reflets des vitraux la tombe réjouie,

Sous cette floraison toujours épanouie,

D’un air doux et charmant sourit à la douleur.

 

La mort fait la coquette et prend un ton de reine,

Et son front seulement sous ses cheveux d’ébène,

Comme un charme de plus garde un peu de pâleur.

 

Les émaux les plus vifs scintillent sur les armes,

L’albâtre s’attendrit et fond en blanches larmes ;

Le bronze semble avoir perdu sa dureté.

 

Dans leur lit les époux sont arrangés par couples,

Leurs têtes font ployer les coussins doux et souples,

Et leur beauté fleurit dans le marbre sculpté.

 

Ce ne sont que festons, dentelles et couronnes,

Trèfles et pendentifs et groupes de colonnes

Où rit la fantaisie en toute liberté.

 

Aussi bien qu’un tombeau, c’est un lit de parade,

C’est un trône, un autel, un buffet, une estrade ;

C’est tout ce que l’on veut selon ce qu’on y voit.

 

Mais pourtant si poussé de quelque vain caprice,

Dans la nef, vers minuit, par la lune propice,

Vous alliez soulever le couvercle du doigt,

 

Toujours vous trouveriez, sous cette architecture,

Au milieu de la fange et de la pourriture

Dans le suaire usé le cadavre tout droit,

 

Hideusement verdi, sans rayon de lumière,

Sans flamme intérieure illuminant la bière

Ainsi que l’on en voit dans les Christs aux tombeaux.

 

Entre ses maigres bras, comme une tendre épouse,

La mort les tient serrés sur sa couche jalouse

Et ne lâcherait pas un seul de leurs lambeaux.

 

À peine, au dernier jour, lèveront­t­ils la tête

Quand les cieux trembleront au cri de la trompette

Et qu’un vent inconnu soufflera les flambeaux.

 

Après le jugement, l’ange en faisant sa ronde

Retrouvera leurs os sur les débris du monde ;

Car aucun de ceux­là ne doit ressusciter.

 

Le Christ lui­même irait comme il fit au Lazare

Leur dire : Levez­vous ! que le sépulcre avare

Ne s’entr’ouvrirait pas pour les laisser monter.

 

Mes vers sont les tombeaux tout brodés de sculptures,

Ils cachent un cadavre, et sous leurs fioritures

Ils pleurent bien souvent en paraissant chanter.

 

Chacun est le cercueil d’une illusion morte ;

J’enterre là les corps que la houle m’apporte

Quand un de mes vaisseaux a sombré dans la mer ;

 

Beaux rêves avortés, ambitions déçues,

Souterraines ardeurs, passions sans issues,

Tout ce que l’existence a d’intime et d’amer.

 

L’océan tous les jours me dévore un navire,

Un récif, près du bord, de sa pointe déchire

Leurs flancs doublés de cuivre et leur quille de fer.

 

Combien j’en ai lancé plein d’ivresse et de joie

Si beaux et si coquets sous leurs flammes de soie.

Que jamais dans le port mes yeux ne reverront !

 

Quels passagers charmants, têtes fraîches et rondes,

Désirs aux seins gonflés, espoirs, chimères blondes ;

Que d’enfants de mon cœur entassés sur le pont !

 

Le flot a tout couvert de son linceul verdâtre,

Et les rougeurs de rose, et les pâleurs d’albâtre,

Et l’étoile et la fleur éclose à chaque front.

 

Le flux jette à la côte entre le corps du phoque,

Et les débris de mâts que la vague entre­choque,

Mes rêves naufragés tout gonflés et tout verts ;

 

Pour ces chercheurs d’un monde étrange et magnifique,

Colombs qui n’ont pas su trouver leur Amérique,

En funèbres caveaux creusez­vous, ô mes vers !

 

Puis montez hardiment comme les cathédrales,

Allongez­vous en tours, tordez­vous en spirales,

Enfoncez vos pignons au cœur des cieux ouverts.

 

Vous, oiseaux de l’amour et de la fantaisie,

Sonnets, ô blancs ramiers du ciel de poésie,

Posez votre pied rose au toit de mon clocher.

 

Messagères d’avril, petites hirondelles,

Ne fouettez pas ainsi les vitres à coups d’ailes,

J’ai dans mes bas­reliefs des trous où vous nicher ;

 

Mes vierges vous prendront dans un pli de leur robe,

L’empereur tout exprès laissera choir son globe,

Le lotus ouvrira son cœur pour vous cacher.

 

J’ai brodé mes réseaux des dessins les plus riches,

Évidé mes piliers, mis des saints dans mes niches,

Posé mon buffet d’orgue et peint ma voûte en bleu.

 

J’ai prié saint Éloi de me faire un calice ;

Le roi mage Gaspard, pour le saint sacrifice,

M’a donné le cinname et le charbon de feu.

 

Le peuple est à genoux, le chapelain s’affuble

Du brocart radieux de la lourde chasuble ;

L’église est toute prête ; y viendrez­vous, mon Dieu ?

LA COMÉDIE DE LA MORT. – LA VIE DANS

LA MORT.

I.

C’était le jour des morts : Une froide bruine

Au bord du ciel rayé, comme une trame fine,

Tendait ses filets gris ;

Un vent de nord sifflait ; quelques feuilles rouillées

Quittaient en frissonnant les cimes dépouillées

Des ormes rabougris ;

Et chacun s’en allait dans le grand cimetière,

Morne, s’agenouiller sur le coin de la pierre

Qui recouvre les siens,

Prier Dieu pour leur âme, et, par des fleurs nouvelles,

Remplacer en pleurant les pâles immortelles

Et les bouquets anciens.

 

Moi, qui ne connais pas cette douleur amère,

D’avoir couché là­bas ou mon père ou ma mère

Sous les gazons flétris,

Je marchais au hasard, examinant les marbres,

Ou, par une échappée, entre les branches d’arbres,

Les dômes de Paris ;

 

Et, comme je voyais bien des croix sans couronne,

Bien des fosses dont l’herbe était haute, où personne

Pour prier ne venait,

Une pitié me prit, une pitié profonde

De ces pauvres tombeaux délaissés, dont au monde

Nul ne se souvenait.

Pas un seul brin de mousse à tous ces mausolées,

Cependant, et des noms de veuves désolées,

D’époux désespérés,

Sans qu’un gramen voilât leurs majuscules noires

Étalaient hardiment leurs mensonges notoires

À tous les yeux livrés.

 

Ce spectacle me fit sourdre au cœur une idée

Dont j’ai, depuis ce temps, toujours l’âme obsédée.

Si c’était vrai, les morts

Tordraient leurs bras noueux de rage dans leur bière

Et feraient pour lever leurs couvercles de pierre

D’incroyables efforts !

 

Peut­être le tombeau n’est­il pas un asile

Où, sur son chevet dur, on puisse enfin tranquille

Dormir l’éternité,

Dans un oubli profond de toute chose humaine,

Sans aucun sentiment de plaisir ou de peine

D’être ou d’avoir été.

Peut­être n’a­t­on pas sommeil ! Et quand la pluie

Filtre jusques à vous, l’on a froid, l’on s’ennuie

Dans sa fosse tout seul.

Oh ! que l’on doit rêver tristement dans ce gîte

Où pas un mouvement, pas une onde n’agite

Les plis droits du linceul !

 

Peut­être aux passions qui nous brûlaient, émue,

La cendre de nos cœurs vibre encore et remue

Par­delà le tombeau,

Et qu’un ressouvenir de ce monde dans l’autre,

D’une vie autrefois enlacée à la nôtre,

Traîne quelque lambeau.

 

Ces morts abandonnés sans doute avaient des femmes,

Quelque chose de cher et d’intime ; des âmes

Pour y verser la leur ;

S’ils étaient éveillés au fond de cette tombe,

Où jamais une larme avec des fleurs ne tombe,

Quelle affreuse douleur !

Sentir qu’on a passé sans laisser plus de marque

Qu’au dos de l’océan le sillon d’une barque ;

Que l’on est mort pour tous ;

Voir que vos mieux aimés si vite vous oublient,

Et qu’un saule pleureur aux longs bras qui se plient

Seul se plaigne sur vous.

 

Au moins, si l’on pouvait, quand la lune blafarde,

Ouvrant ses yeux sereins aux cils d’argent regarde

Et jette un reflet bleu

Autour du cimetière, entre les tombes blanches,

Avec le feu follet dans l’herbe et sous les branches,

Se promener un peu !

 

S’en revenir chez soi, dans la maison, théâtre

De sa première vie, et frileux, près de l’âtre,

S’asseoir dans son fauteuil,

Feuilleter ses bouquins et fouiller son pupitre

Jusqu’au moment où l’aube illuminant la vitre,

Vous renvoie au cercueil.

Mais non ; il faut rester sur son lit mortuaire,

N’ayant pour se couvrir que le lin du suaire,

N’entendant aucun bruit,

Sinon le bruit du ver qui se traîne et chemine

Du côté de sa proie, ouvrant sa sourde mine,

Ne voyant que la nuit.

 

Puis, s’ils étaient jaloux, les morts, tout ce que Dante

A placé de tourments dans sa spirale ardente

Près des leurs seraient doux.

Amants, vous qui savez ce qu’est la jalousie,

Ce qu’on souffre de maux à cette frénésie,

Un cadavre jaloux !

 

Impuissance et fureur ! Être là, dans sa fosse,

Quand celle qu’on aimait de tout son amour, fausse

Aux beaux serments jurés,

En se raillant de vous, dans d’autres bras répète

Ce qu’elle vous disait, rouge et penchant la tête

Avec des mots sacrés.

 

Et ne pouvoir venir, quelque nuit de décembre,

Pendant qu’elle est au bal, se tapir dans sa chambre,

Et lorsque, de retour,

Rieuse, elle défait au miroir sa toilette,

Dans le cristal profond réfléchir son squelette

Et sa poitrine à jour,

 

Riant affreusement, d’un rire sans gencive,

Marbrer de baisers froids sa gorge convulsive,

Et, tenaillant sa main,

Sa main blanche et rosée avec sa main osseuse,

Faire râler ces mots d’une voix caverneuse

Qui n’a plus rien d’humain :

 

« Femme, vous m’avez fait des promesses sans nombre.

Si vous oubliez, vous, dans ma demeure sombre,

Moi je me ressouviens.

Vous avez dit à l’heure où la mort me vint prendre,

Que vous me suivriez bientôt ; lassé d’attendre,

Pour vous chercher je viens ! »

 

Dans un repli de moi, cette pensée étrange

Est là comme un cancer qui m’use et qui me mange ;

Mon œil en devient creux ;

Sur mon front nuager de nouveaux plis se fouillent,

De cheveux et de chair mes tempes se dépouillent,

Car ce serait affreux !

 

La mort ne serait plus le remède suprême ;

L’homme, contre le sort, dans la tombe elle­même

N’aurait pas de recours,

Et l’on ne pourrait plus se consoler de vivre,

Par l’espoir tant fêté du calme qui doit suivre

L’orage de nos jours.

II.

Dans le fond de mon âme, agitant ma pensée,

Je restais là rêveur et la tête baissée

Debout contre un tombeau.

C’était un marbre neuf, et sur la blanche épaule

D’un génie éploré, les longs cheveux d’un saule

Tombaient comme un manteau.

 

La bise feuille à feuille emportait la couronne

Dont les débris jonchaient le fût de la colonne ;

On aurait dit les pleurs

Que sur la jeune fille, au printemps moissonnée,

Pauvre fleur du matin, avant midi fanée,

Versaient les autres fleurs.

La lune entre les ifs faisait luire sa corne ;

De grands nuages noirs couraient sur le ciel morne

Et passaient par­devant ;

Les feux follets valsaient autour du cimetière,

Et le saule pleureur secouait sa crinière

Éparpillée au vent.

 

On entendait des bruits venus de l’autre monde,

Des soupirs de terreur et d’angoisse profonde,

Des voix qui demandaient

Quand donc à leurs tombeaux l’on mettrait des fleurs neuves,

Comment allait la terre, et pourquoi donc leurs veuves

Aussi longtemps tardaient ?

 

Tout à coup… j’ose à peine en croire mon oreille,

Sous le marbre entr’ouvert, ô terreur ! ô merveille !

J’entendis qu’on parlait.

C’était un dialogue, et, du fond de la fosse,

À la première voix, une voix aigre et fausse

Par instant se mêlait.

 

Le froid me prit. Mes dents d’épouvante claquèrent ;

Mes genoux chancelants sous moi s’entrechoquèrent.

Je compris que le ver

Consommait son hymen avec la trépassée,

Éveillée en sursaut dans sa couche glacée,

Par cette nuit d’hiver.

LA TRÉPASSÉE

Est­ce une illusion ? Cette nuit tant rêvée,

La nuit du mariage elle est donc arrivée ?

C’est le lit nuptial.

Voici l’heure où l’époux, jeune et parfumé, cueille

La beauté de l’épouse, et sur son front effeuille

L’oranger virginal.

LE VER.

Cette nuit sera longue, ô blanche trépassée,

Avec moi, pour toujours, la mort t’a fiancée ;

Ton lit c’est le tombeau.

Voici l’heure où le chien contre la lune aboie,

Où le pâle vampire erre et cherche sa proie,

Où descend le corbeau.

LA TRÉPASSÉE.

Mon bien­aimé, viens donc ! l’heure est déjà passée

Oh ! tiens­moi sur ton cœur, entre tes bras pressée.

J’ai bien peur, j’ai bien froid.

Réchauffe à tes baisers ma bouche qui se glace.

Oh ! viens, je tâcherai de te faire une place

Car le lit est étroit !

LE VER.

Cinq pieds de long sur deux de large. La mesure

Est prise exactement ; cette couche est trop dure,

L’époux ne viendra pas.

Il n’entend pas tes cris. Il rit dans quelque fête.

Allons, sur ton chevet repose en paix ta tête

Et recroise tes bras.

LA TRÉPASSÉE.

Quel est donc ce baiser humide et sans haleine,

Cette bouche sans lèvres est­ce une bouche humaine,

Est­ce un baiser vivant ?

Ô prodige ! À ma droite, à ma gauche, personne.

Mes os craquent d’horreur, toute ma chair frissonne

Comme un tremble au grand vent.

LE VER.

Ce baiser c’est le mien : je suis le ver de terre ;

Je viens pour accomplir le solennel mystère.

J’entre en possession ;

Me voilà ton époux, je te serai fidèle.

Le hibou tout joyeux fouettant l’air de son aile

Chante notre union.

LA TRÉPASSÉE.

Oh ! si quelqu’un passait auprès du cimetière !

J’ai beau heurter du front les planches de ma bière,

Le couvercle est trop lourd !

Le fossoyeur dort mieux que les morts qu’il enterre.

Quel silence profond ! la route est solitaire ;

L’écho lui­même est sourd.

LE VER.

À moi tes bras d’ivoire, à moi ta gorge blanche,

À moi tes flancs polis avec ta belle hanche

À l’ondoyant contour ;

À moi tes petits pieds, ta main douce et ta bouche,

Et ce premier baiser que ta pudeur farouche

Refusait à l’amour.

LA TRÉPASSÉE.

C’en est fait ! c’en est fait ! Il est là ! sa morsure

M’ouvre au flanc une lame et profonde blessure ;

Il me ronge le cœur.

Quelle torture ! Ô Dieu, quelle angoisse cruelle !

Mais que faites­vous donc lorsque je vous appelle,

Ô ma mère, ô ma sœur ?

LE VER.

Dans leur âme déjà ta mémoire est fanée,

Et pourtant sur ta fosse, ô pauvre abandonnée,

L’oranger est tout frais.

La tenture funèbre à peine repliée,

Comme un songe d’hier elles t’ont oubliée,

Oubliée à jamais.

LA TRÉPASSÉE.

L’herbe pousse plus vite au cœur que sur la fosse ;

Une pierre, une croix, le terrain qui se hausse,

Disent qu’un mort est là.

Mais quelle croix fait voir une tombe dans l’âme !

Oubli ! seconde mort, néant que je réclame,

Arrivez, me voilà !

LE VER.

Console­toi. – La mort donne la vie. – Éclose

À l’ombre d’une croix l’églantine est plus rose

Et le gazon plus vert.

La racine des fleurs plongera sous tes côtes ;

À la place où tu dors les herbes seront hautes ;

Aux mains de Dieu tout sert !

 

Un mort qu’ils réveillaient les pria de se taire ;

Un pâle éclair parti non du ciel mais de terre

Me fit dans leurs tombeaux

Voir tous les trépassés cadavres ou squelettes,

Avec leurs os jaunis ou leurs chairs violettes,

S’en allant par lambeaux ;

 

Les jeunes et les vieux, peuple du cimetière,

Pauvres morts oubliés n’entendant sur leur pierre

Gémir que l’ouragan,

Et dévorés d’ennui dans leur froide demeure,

De leurs yeux sans regard cherchant à savoir l’heure

À l’éternel cadran.

 

Puis tout devint obscur, et je repris ma route,

Pâle d’avoir tant vu, plein d’horreur et de doute,

L’esprit et le corps las ;

Et me suivant partout, mille cloches fêlées,

Comme des voix de mort me jetaient par volées

Les râlements du glas.

III.

Et je rentrai chez moi. – De lugubres pensées

Tournaient devant mes yeux sur leurs ailes glacées

Et me rasaient le front.

Comme on voit sur le soir autour des cathédrales,

Des essaims de corbeaux dérouler leurs spirales

Et voltiger en rond.

 

Dans ma chambre, où tremblait une jaune lumière,

Tout prenait une forme horrible et singulière,

Un aspect effrayant.

Mon lit était la bière et ma lampe le cierge,

Mon manteau déployé le drap noir qu’on asperge

Sous la porte en priant.

 

Dans son cadre terni, le pâle Christ d’ivoire

Cloué les bras en croix sur son étoffe noire,

Redoublait de pâleur ;

Et comme au Golgotha, dans sa dure agonie,

Les muscles en relief de sa face jaunie

Se tordaient de douleur.

 

Les tableaux ravivant leurs nuances éteintes

Aux reflets du foyer prenaient d’étranges teintes,

Et, d’un air curieux,

Comme des spectateurs aux loges d’un théâtre,

Vieux portraits enfumés, pastels aux tons de plâtre,

Ouvraient tout grands leurs yeux.

 

Une tête de mort sur nature moulée

Se détachait en blanc, grimaçante et pelée,

Sous un rayon blafard.

Je la vis s’avancer au bord de la console ;

Ses mâchoires semblaient rechercher leur parole

Et ses yeux leur regard.

 

De ses orbites noirs où manquaient les prunelles,

Jaillirent tout à coup de fauves étincelles

Comme d’un œil vivant.

Une haleine passa par ses dents déchaussées…

Les rideaux à plis droits tombaient sur les croisées ;

Ce n’était pas le vent.

 

Faible comme ces voix que l’on entend en rêve,

Triste comme un soupir des vagues sur la grève

J’entendis une voix.

Or, comme ce jour­là j’avais vu tant de choses,

Tant d’effets merveilleux dont j’ignorais les causes,

J’eus moins peur cette fois.

RAPHAEL.

Je suis le Raphaël, le Sanzio, le grand maître !

Ô frère, dis­le­moi, peux­tu me reconnaître

Dans ce crâne hideux ?

Car je n’ai rien parmi ces plâtres et ces masques,

Tous ces crânes luisants, polis comme des casques,

Qui me distingue d’eux.

 

Et pourtant c’est bien moi ! Moi, le divin jeune homme,

Le roi de la beauté, la lumière de Rome,

Le Raphaël d’Urbin !

L’enfant aux cheveux bruns qu’on voit aux galeries,

Mollement accoudé, suivre ses rêveries,

La tête dans sa main.

 

Ô ma Fornarina ! ma blanche bien aimée,

Toi qui dans un baiser pris mon âme pâmée

Pour la remettre au ciel ;

Voilà donc ton amant, le beau peintre au nom d’ange,

Cette tête qui fait une grimace étrange :

Eh bien, c’est Raphaël !

 

Si ton ombre endormie au fond de la chapelle

S’éveillait et venait à ma voix qui t’appelle,

Oh ! je te ferais peur !

Que le marbre entr’ouvert sur ta tête retombe.

Ne viens pas ! ne viens pas et garde dans ta tombe

Le rêve de ton cœur.

 

Analiseurs damnés, abominable race,

Hyènes qui suivez le cortège à la trace

Pour déterrer le corps ;

Aurez­vous bientôt fait de déclouer les bières,

Pour mesurer nos os et peser nos poussières ;

Laissez dormir les morts !

 

Mes maîtres, savez­vous, qui donc a pu le dire ?

Ce qu’on sent quand la scie avec ses dents déchire

Nos lambeaux palpitants.

Savez­vous si la mort n’est pas une autre vie,

Et si quand leur dépouille à la tombe est ravie

Les aïeux sont contents ?

 

Ah ! vous venez fouiller de vos ongles profanes

Nos tombeaux violés, pour y prendre nos crânes,

Vous êtes bien hardis.

Ne craignez vous donc pas qu’un beau jour, pâle et blême,

Un trépassé se lève et vous dise : Anathème !

Comme je vous le dis.

 

Vous imaginez donc, dans cette pourriture,

Surprendre les secrets de la mère nature

Et le travail de Dieu ?

Ce n’est pas par le corps qu’on peut comprendre l’âme.

Le corps n’est que l’autel, le génie est la flamme ;

Vous éteignez le feu !

 

Ô mes Enfants­Jésus ! Ô mes brunes madones !

Ô vous qui me devez vos plus fraîches couronnes,

Saintes du paradis !

Les savants font rouler mon crâne sur la terre,

Et vous souffrez cela sans prendre le tonnerre,

Sans frapper ces maudits !

Il est donc vrai ! Le ciel a perdu sa puissance.

Le Christ est mort, le siècle a pour Dieu, la science,

Pour foi, la liberté.

Adieu les doux parfums de la rose mystique ;

Adieu l’amour ; adieu la poésie antique ;

Adieu sainte beauté !

 

Vos peintres auront beau, pour voir comme elle est faite,

Tourner entre leurs mains et retourner ma tête,

Mon secret est à moi.

Ils copieront mes tons, ils copieront mes poses,

Mais il leur manquera ce que j’avais, deux choses,

L’amour avec la foi !

 

Dites qui d’entre vous, fils de ce siècle infâme,

Peut rendre saintement la beauté de la femme ;

Aucun, hélas ! aucun.

Pour vos petits boudoirs, il faut des priapées ;

Qui vous jette un regard, ô mes vierges drapées,

Ô mes saintes ! Pas un.

 

L’aiguille a fait son tour. Votre tâche est finie,

Comme un pâle vieillard le siècle à l’agonie

Se lamente et se tord.

L’ange du jugement embouche la trompette

Et la voix va crier : Que justice soit faite,

Le genre humain est mort !

 

Je n’entendis plus rien. L’aube aux lèvres d’opale,

Tout endormie encor, sur le vitrage pâle

Jetait un froid rayon,

Et je vis s’envoler, comme on voit quelque orfraye,

Que sous l’arceau gothique une lueur effraye,

L’étrange vision !

LA MORT DANS LA VIE.

IV.

La mort est multiforme, elle change de masque

Et d’habit plus souvent qu’une actrice fantasque ;

Elle sait se farder,

Et ce n’est pas toujours cette maigre carcasse,

Qui vous montre les dents et vous fait la grimace

Horrible à regarder.

 

Ses sujets ne sont pas tous dans le cimetière,

Ils ne dorment pas tous sur des chevets de pierre

À l’ombre des arceaux ;

Tous ne sont pas vêtus de la pâle livrée,

Et la porte sur tous n’est pas encor murée

Dans la nuit des caveaux.

 

Il est des trépassés de diverse nature,

Aux uns la puanteur avec la pourriture,

Le palpable néant,

L’horreur et le dégoût, l’ombre profonde et noire,

Et le cercueil avide entr’ouvrant sa mâchoire

Comme un monstre béant.

 

Aux autres, que l’on voit sans qu’on s’en épouvante

Passer et repasser dans la cité vivante

Sous leur linceul de chair,

L’invisible néant, la mort intérieure

Que personne ne sait, que personne ne pleure,

Même votre plus cher.

 

Car, lorsque l’on s’en va dans les villes funèbres

Visiter les tombeaux inconnus ou célèbres,

De marbre ou de gazon ;

Qu’on ait ou qu’on n’ait pas quelque paupière amie

Sous l’ombrage des ifs à jamais endormie,