1

DE LA DÉMOCRATIE EN

AMÉRIQUE I

Alexis de Tocqueville

2

INTRODUCTION

Parmi les objets nouveaux qui, pendant mon séjour aux États­

Unis, ont attiré mon attention, aucun n’a plus vivement frappé mes

regards   que   l’égalité   des   conditions.   Je   découvris   sans   peine

l’influence prodigieuse qu’exerce ce premier fait sur la marche de la

société ; il donne à l’esprit public une certaine direction, un certain

tour   aux   lois ;   aux   gouvernants   des   maximes   nouvelles,   et   des

habitudes particulières aux gouvernés.

Bientôt je reconnus que ce même fait étend son influence fort au­

delà des mœurs politiques et des lois, et qu’il n’obtient pas moins

d’empire sur la société civile que sur le gouvernement : il crée des

opinions, fait naître des sentiments, suggère des usages et modifie

tout ce qu’il ne produit pas.

Ainsi   donc,   à   mesure   que   j’étudiais   la   société   américaine,   je

voyais   de   plus   en   plus,   dans   l’égalité   des   conditions,   le   fait

générateur dont chaque fait particulier semblait descendre, et je le

retrouvais sans cesse devant moi comme un point central où toutes

mes observations venaient aboutir.

Alors je reportai ma pensée vers notre hémisphère, et il me sembla

que   j’y   distinguais   quelque   chose   d’analogue   au   spectacle   que

m’offrait le nouveau monde. Je vis l’égalité des conditions qui, sans

y   avoir   atteint   comme   aux   États­Unis   ses   limites   extrêmes,   s’en

rapprochait chaque jour davantage ; et cette même démocratie, qui

régnait sur les sociétés américaines, me parut en Europe s’avancer

rapidement vers le pouvoir.

De ce moment j’ai conçu l’idée du livre qu’on va lire.

3

Une grande révolution démocratique, s’opère parmi nous : tous la

voient, mais tous ne la jugent point de la même manière. Les uns la

considèrent   comme   une   chose   nouvelle,   et,   la   prenant   pour   un

accident, ils espèrent pouvoir encore l’arrêter ; tandis que d’autres la

jugent irrésistible, parce qu’elle leur semble le fait le plus continu, le

plus ancien et le plus permanent que l’on connaisse dans l’histoire.

Je me reporte pour un moment à ce qu’était la France il y a sept

cents ans : je la trouve partagée entre un petit nombre de familles qui

possèdent la terre et gouvernent les habitants ; le droit de commander

descend alors de générations en générations avec les héritages ; les

hommes n’ont qu’un seul moyen d’agir les uns sur les autres, la

force ;   on   ne   découvre   qu’une   seule   origine   de   la   puissance,   la

propriété foncière.

Mais voici le pouvoir politique du clergé qui vient à se fonder et

bientôt à s’étendre. Le clergé ouvre ses rangs à tous, au pauvre et au

riche, au roturier et au seigneur ; l’égalité commence à pénétrer par

l’Église au sein du gouvernement, et celui qui eût végété comme serf

dans   un   éternel   esclavage,   se   place   comme   prêtre   au   milieu   des

nobles, et va souvent s’asseoir au­dessus des rois.

La société devenant avec le temps plus civilisée et plus stable, les

différents rapports entre les hommes deviennent plus compliqués et

plus nombreux. Le besoin des lois civiles se fait vivement sentir.

Alors   naissent   les   légistes ;   ils   sortent   de   l’enceinte   obscure   des

tribunaux et du réduit poudreux des greffes, et ils vont siéger dans la

cour du prince, à côté des barons féodaux couverts d’hermine et de

fer.

Les   rois   se   ruinent   dans   les   grandes   entreprises ;   les   nobles

s’épuisent dans les guerres privées ; les roturiers s’enrichissent dans

le commerce. L’influence de l’argent commence à se faire sentir sur

les affaires de l’État. Le négoce est une source nouvelle qui s’ouvre à

la puissance, et les financiers deviennent un pouvoir politique qu’on

méprise et qu’on flatte.

Peu à peu, les lumières se répandent ; on voit se réveiller le goût

de   la   littérature   et   des   arts ;   l’esprit   devient   alors  un   élément   de

succès ; la science est un moyen de gouvernement, l’intelligence une

4

force sociale ; les lettrés arrivent aux affaires.

À mesure cependant qu’il se découvre des routes nouvelles pour

parvenir au pouvoir, on voit baisser la valeur de la naissance. Au XIe

siècle, la noblesse était d’un prix inestimable ; on l’achète au XIIIe ;

le premier anoblissement a lieu en 1270, et l’égalité s’introduit enfin

dans le gouvernement par l’aristocratie elle­même.

Durant les sept cents ans qui viennent de s’écouler, il est arrivé

quelquefois que, pour lutter contre l’autorité royale ou pour enlever

le   pouvoir   à   leurs   rivaux,   les   nobles   ont   donné   une   puissance

politique au peuple.

Plus   souvent   encore.   on   a   vu   les   rois   faire   participer   au

gouvernement   les   classes   inférieures   de   l’État,   afin   d’abaisser

l’aristocratie.

En  France,  les rois  se sont  montrés  les  plus actifs et  les plus

constants des niveleurs. Quand ils ont été ambitieux et forts, ils ont

travaillé à élever le peuple au niveau des nobles ; et quand ils ont été

modérés et faibles, ils ont permis que le peuple se plaçât au­dessus

d’eux­mêmes. Les uns ont aidé la démocratie par leurs talents, les

autres par leurs vices. Louis XI et Louis XIV ont pris soin de tout

égaliser au­dessous du trône, et Louis XV est enfin descendu lui­

même avec sa cour dans la poussière.

Dès que les citoyens commencèrent à posséder la terre autrement

que   suivant   la   tenure   féodale,   et   que   la   richesse   mobilière,   étant

connue, put à son tour créer l’influence et donner le pouvoir, on ne fit

point   de   découvertes   dans   les   arts,   on   n’introduisit   plus   de

perfectionnements dans le commerce et l’industrie, sans créer comme

autant de nouveaux éléments d’égalité parmi les hommes. À partir de

ce moment, tous les procédés qui se découvrent, tous les besoins qui

viennent à naître, tous les désirs qui demandent à se satisfaire, sont

des progrès vers le nivellement universel. Le goût du luxe, l’amour

de la guerre, l’empire de la mode, les passions les plus superficielles

du cœur humain comme les plus profondes, semblent travailler de

concert à appauvrir les riches et à enrichir les pauvres.

Depuis   que   les   travaux   de   l’intelligence   furent   devenus   des

sources   de   force   et   de   richesses,   on   dut   considérer   chaque

5

développement de la science, chaque connaissance nouvelle, chaque

idée neuve, comme un germe de puissance mis à la portée du peuple.

La poésie, l’éloquence, la mémoire, les grâces de l’esprit, les feux

de l’imagination, la profondeur de la pensée, tous ces dons que le ciel

répartit au hasard, profitèrent à la démocratie, et lors même qu’ils se

trouvèrent dans la possession de ses adversaires, ils servirent encore

sa cause en mettant en relief la grandeur naturelle de l’homme ; ses

conquêtes   s’étendirent   donc   avec   celles   de   la   civilisation   et   des

lumières, et la littérature fut un arsenal ouvert à tous, où les faibles et

les pauvres vinrent chaque jour chercher des armes.

Lorsqu’on parcourt les pages de notre histoire, on ne rencontre

pour ainsi dire pas de grands événements qui depuis sept cents ans

n’aient tourné au profit de l’égalité.

Les croisades et les guerres des Anglais déciment les nobles et

divisent leurs terres ; l’institution des communes introduit la liberté

démocratique au sein de la monarchie féodale ; la découverte des

armes à feu égalise le vilain et le noble sur le champ de bataille ;

l’imprimerie offre d’égales ressources à leur intelligence ; la poste

vient déposer la lumière sur le seuil de la cabane du pauvre comme à

la porte des palais ; le protestantisme soutient que tous les hommes

sont également en état de trouver le chemin du ciel. L’Amérique, qui

se découvre, présente à la fortune mille routes nouvelles, et livre à

l’obscur aventurier les richesses et le pouvoir.

Si, à partir du XIe siècle, vous examinez ce qui se passe en France

de   cinquante   en   cinquante   années,   au   bout   de   chacune   de   ces

périodes,   vous   ne   manquerez   point   d’apercevoir   qu’une   double

révolution s’est opérée dans l’état de la société. Le noble aura baissé

dans l’échelle sociale, le roturier s’y sera élevé ; l’un descend, l’autre

monte.   Chaque   demi­siècle   les   rapproche,   et   bientôt   ils   vont   se

toucher.

Et ceci n’est pas seulement particulier à la France. De quelque

côté   que   nous   jetions   nos   regards,   nous   apercevons   la   même

révolution qui se continue dans tout l’univers chrétien.

Partout on a vu les divers incidents de la vie des peuples tourner

au profit de la démocratie ; tous les hommes l’ont aidée de leurs

6

efforts : ceux qui avaient en vue de concourir à ses succès et ceux qui

ne songeaient point à la servir ; ceux qui ont combattu pour elle, et

ceux mêmes qui se sont déclarés ses ennemis ; tous ont été poussés

pêle­mêle dans la même voie, et tous ont travaillé en commun, les

uns malgré eux, les autres à leur insu, aveugles instruments dans les

mains de Dieu.

Le développement graduel de l’égalité des conditions est donc un

fait providentiel, il en a les principaux caractères : il est universel, il

est durable, il échappe chaque jour à la puissance humaine ; tous les

événements, comme tous les hommes, servent à son développement.

Serait­il sage de croire qu’un mouvement social qui vient de si

loin pourra être suspendu par les efforts d’une génération ? Pense­t­

on qu’après avoir détruit la féodalité et vaincu les rois, la démocratie

reculera   devant   les   bourgeois   et   les   riches ?   S’arrêtera­t­elle

maintenant qu’elle est devenue si forte et ses adversaires si faibles ?

Où allons­nous donc ? Nul ne saurait le dire ; car déjà les termes

de comparaison nous manquent : les conditions sont plus égales de

nos jours parmi les chrétiens qu’elles ne l’ont jamais été dans aucun

temps ni dans aucun pays du monde ; ainsi la grandeur de ce qui est

déjà fait empêche de prévoir ce qui peut se faire encore.

Le livre entier qu’on va lire a été écrit sous l’impression d’une

sorte de terreur religieuse produite dans l’âme de l’auteur par la vue

de cette révolution irrésistible qui marche depuis tant de siècles à

travers tous les obstacles, et qu’on voit encore aujourd’hui s’avancer

au milieu des ruines qu’elle a faites.

Il n’est pas nécessaire que Dieu parle lui­même pour que nous

découvrions des signes certains de sa volonté ; il suffit d’examiner

quelle est la marche habituelle de la nature et la tendance continue

des événements ; je sais, sans que le Créateur élève la voix, que les

astres suivent dans l’espace les courbes que son doigt a tracées.

Si de longues observations et des méditations sincères amenaient

les hommes de nos jours a reconnaître que le développement graduel

et progressif de l’égalité est à la fois le passé et l’avenir de leur

histoire,   cette   seule   découverte   donnerait   à   ce   développement   le

caractère sacré de la volonté du souverain maître. Vouloir arrêter la

7

démocratie paraîtrait alors lutter contre Dieu même, et il ne resterait

aux nations qu’à s’accommoder à l’état social que leur impose la

Providence.

Les   peuples   chrétiens   me   paraissent   offrir   de   nos   jours   un

effrayant spectacle ; le mouvement qui les emporte est déjà assez fort

pour qu’on ne puisse le suspendre, et il n’est pas encore assez rapide

pour qu’on désespère de le diriger : leur sort est entre leurs mains ;

mais bientôt il leur échappe.

Instruire la démocratie, ranimer s’il se peut ses croyances, purifier

ses mœurs, régler ses mouvements, substituer peu à peu la science

des affaires à son inexpérience, la connaissance de ses vrais intérêts à

ses aveugles instincts ; adapter son gouvernement aux temps et aux

lieux ; le modifier suivant les circonstances et les hommes. tel est le

premier   des   devoirs   imposé   de   nos   jours   à   ceux   qui   dirigent   la

société.

Il faut une science politique nouvelle à un monde tout nouveau.

Mais c’est à quoi nous ne songeons guère : placés au milieu d’un

fleuve rapide, nous fixons obstinément les yeux vers quelques débris

qu’on   aperçoit   encore   sur   le   rivage,   tandis   que   le   courant   nous

entraîne et nous pousse à reculons vers des abîmes.

Il   n’y   a   pas   de   peuples   de   l’Europe   chez   lesquels   la   grande

révolution sociale que le viens de décrire ait fait de plus rapides

progrès que parmi nous ; mais elle y a toujours marché au hasard.

Jamais les chefs de l’État n’ont pensé à rien préparer d’avance

pour elle ; elle s’est faite malgré eux ou à leur insu. Les classes les

plus puissantes, les plus intelligentes et les plus morales de la nation

n’ont   point   cherché   à   s’emparer   d’elle,   afin   de   la   diriger.   La

démocratie a donc été abandonnée à ses instincts sauvages ; elle a

grandi comme ces enfants, privés des soins paternels, qui s’élèvent

d’eux­mêmes dans les rues de nos villes, et qui ne connaissent de la

société que ses vices et ses misères. On semblait encore ignorer son

existence, quand elle s’est emparée à l’improviste du pouvoir.

Chacun alors s’est soumis avec servilité à ses moindres désirs ; on

l’a adorée comme l’image de la force ; quand ensuite elle se fut

affaiblie par ses propres excès, les législateurs conçurent le projet

8

imprudent  de  la  détruire  au lieu  de chercher  à  l’instruire  et  à la

corriger, et sans vouloir lui apprendre à gouverner, ils ne songèrent

qu’à la repousser du gouvernement.

Il en ce résulté que la révolution démocratique s’est opérée dans le

matériel de la société, sans qu’il se fît, dans les lois, les idées, les

habitudes et les mœurs, le changement qui eût été nécessaire Pour

rendre cette révolution utile. Ainsi nous avons la démocratie, moins

ce qui doit atténuer ses vices et faire ressortir ses avantages naturels ;

et voyant déjà les maux qu’elle entraîne, nous ignorons encore les

biens qu’elle peut donner.

Quand   le   pouvoir   royal,   appuyé   sur   l’aristocratie,   gouvernait

paisiblement les peuples de l’Europe, la société, au milieu de ses

misères,   jouissait   de   plusieurs   genres   de   bonheur,   qu’on   peut

difficilement concevoir et apprécier de nos jours.

La   puissance   de   quelques   sujets   élevait   des   barrières

insurmontables   à   la   tyrannie   du   prince ;   et   les   rois,   se   sentant

d’ailleurs revêtus aux yeux de la foule d’un caractère presque divin,

puisaient, dans le respect même qu’ils faisaient naître, la volonté de

ne point abuser de leur pouvoir.

Placés à une distance immense du peuple, les nobles prenaient

cependant au sort du peuple cette espèce d’intérêt bienveillant et

tranquille que le pasteur accorde à son troupeau ; et, sans voir dans le

pauvre leur égal, ils veillaient sur sa destinée, comme sur un dépôt

remis par la Providence entre leurs mains.

N’ayant   point   conçu   l’idée   d’un   autre   état   social   que   le   sien,

n’imaginant   pas   qu’il   pût   jamais   s’égaler   à   ses   chefs,   le   peuple

recevait leurs bienfaits et ne discutait point leurs droits. Il les aimait

lorsqu’ils étaient cléments et justes, et se soumettait sans peine et

sans bassesse à leurs rigueurs, comme à des maux inévitables que lui

envoyait le bras de Dieu. L’usage et les mœurs avaient d’ailleurs

établi des bornes à la tyrannie et fondé une sorte de droit au milieu

même de la force.

Le noble n’ayant point la pensée qu’on voulût lui arracher des

privilèges qu’il croyait légitimes ; le serf regardant son infériorité

comme un effet de l’ordre immuable de la nature, on conçoit qu’il

9

put s’établir une sorte de bienveillance réciproque entre ces deux

classes si différemment partagées du sort. On voyait alors dans la

société, de l’inégalité, des misères, mais les âmes n’y étaient pas

dégradées.

Ce n’est point l’usage du pouvoir ou l’habitude de l’obéissance

qui   déprave   les   hommes,   c’est   l’usage   d’une   puissance   qu’ils

considèrent comme illégitime, et l’obéissance à un pouvoir qu’ils

regardent comme usurpé et comme oppresseur.

D’un côté étaient les biens, la force, les loisirs, et avec eux les

recherches de luxe, les raffinements du goût, les plaisirs de l’esprit, le

culte des arts ; de l’autre, le travail, la grossièreté et l’ignorance.

Mais au sein de cette foule ignorante et grossière, on rencontrait

des   passions   énergiques,   des   sentiments   généreux,   des   croyances

profondes et de sauvages vertus.

Le corps social ainsi organisé pouvait avoir de la stabilité, de la

puissance, et surtout de la gloire.

Mais voici les rangs qui se confondent ; les barrières élevées entre

les   hommes   s’abaissent ;   on   divise   les   domaines,   le   pouvoir   se

partage, les lumières se répandent, les intelligences s’égalisent ; l’état

social devient démocratique, et l’empire de la démocratie s’établit

enfin paisiblement dans les institutions et dans les mœurs.

Je conçois alors une société où tous, regardant la loi comme leur

ouvrage, l’aimeraient et s’y soumettraient sans peine ; où l’autorité

du gouvernement étant respectée comme nécessaire et non comme

divine, l’amour qu’on porterait au chef de l’État ne serait point une

passion, mais un sentiment raisonné et tranquille. Chacun ayant des

droits, et s’étant assuré de conserver ses droits, il s’établirait entre

toutes les classes une mâle confiance, et une sorte de condescendance

réciproque, aussi éloignée de l’orgueil que de la bassesse.

Instruit de ses vrais intérêts, le peuple comprendrait que, pour

profiter des biens de la société, il faut se soumettre à ses charges.

L’association libre des citoyens pourrait remplacer alors la puissance

individuelle des nobles, et l’État serait à l’abri de la tyrannie et de la

licence.

Je comprends que dans un État démocratique, constitué de cette

10

manière, la société ne sera point immobile ; mais les mouvements du

corps social pourront y être réglés et progressifs ; si l’on y rencontre

moins d’éclat qu’au sein d’une aristocratie, on y trouvera moins de

misères ; les jouissances y seront moins extrêmes et le bien­être plus

général ; les sciences moins grandes et l’ignorance plus rare ; les

sentiments   moins   énergiques   et   les   habitudes   plus   douces ;   on   y

remarquera plus de vices et moins de crimes.

À   défaut   de   l’enthousiasme   et   de   l’ardeur   des   croyances,   les

lumières   et   l’expérience   obtiendront   quelquefois   des   citoyens   de

grands sacrifices ; chaque homme étant également faible sentira un

égal besoin de ses semblables ; et connaissant qu’il ne peut obtenir

leur appui qu’à la condition de leur prêter son concours, il découvrira

sans peine que pour lui l’intérêt particulier se confond avec l’intérêt

général.

La nation prise en corps sera moins brillante, moins glorieuse,

moins forte peut­être ; mais la majorité des citoyens y jouira d’un

sort   plus   prospère,   et   le   peuple   s’y   montrera   paisible,   non   qu’il

désespère d’être mieux, mais parce qu’il sait être bien.

Si tout n’était pas bon et utile dans un semblable ordre de choses,

la société du moins se serait approprié tout ce qu’il peut présenter

d’utile et de bon, et les hommes, en abandonnant pour toujours les

avantages sociaux que peut fournir l’aristocratie, auraient pris à la

démocratie tous les biens que celle­ci peut leur offrir.

Mais nous, en quittant l’état social de nos aïeux, en jetant pêle­

mêle   derrière   nous   leurs   institutions,   leurs   idées   et   leurs   mœurs,

qu’avons­nous pris à la place ?

Le prestige du pouvoir royal s’est évanoui, sans être remplacé par

la majesté des lois ; de nos jours, le peuple méprise l’autorité, mais il

la craint, et la peur arrache de lui plus que ne donnaient jadis le

respect et l’amour.

J’aperçois que nous avons détruit les existences individuelles qui

pouvaient   lutter   séparément   contre   la   tyrannie ;   mais   je   vois   le

gouvernement qui hérite seul de toutes les prérogatives arrachées à

des   familles,   à   des   corporations   ou   à   des   hommes :   à   la   force

quelquefois   oppressive,   mais   souvent   conservatrice,   d’un   petit

11

nombre de citoyens, a donc succédé la faiblesse de tous.

La   division   des  fortunes  a   diminué   la   distance   qui   séparait   le

pauvre du riche ; mais en se rapprochant, ils semblent avoir trouvé

des raisons nouvelles de se haïr, et jetant l’un sur l’autre des regards

pleins   de   terreur   et   d’envie,   ils   se   repoussent   mutuellement   du

pouvoir ; pour l’un comme pour l’autre, l’idée des droits n’existe

point, et la force leur apparaît, à tous les deux, comme la seule raison

du présent, et l’unique garantie de l’avenir.

Le pauvre a gardé la plupart des préjugés de ses pères, sans leurs

croyances ; leur ignorance, sans leurs vertus ; il a admis, pour règle

de ses actions, la doctrine de l’intérêt, sans en connaître la science, et

son égoïsme  est aussi dépourvu de lumières  que l’était  jadis son

dévouement.

La société est tranquille, non point parce qu’elle a la conscience

de sa force et de son bien­être, mais au contraire parce qu’elle se

croit faible et infirme ; elle craint de mourir en faisant un effort :

chacun sent le mal, mais nul n’a le courage et l’énergie nécessaires

pour chercher le mieux ; on a des désirs, des regrets, des chagrins et

des joies qui ne produisent rien de visible, ni de durable, semblables

à des passions de vieillards qui n’aboutissent qu’à l’impuissance.

Ainsi nous avons abandonné ce que l’état ancien pouvait présenter

de bon, sans acquérir ce que l’état actuel pourrait offrir d’utile ; nous

avons   détruit   une   société   aristocratique,   et,   nous   arrêtant

complaisamment   au   milieu   des   débris   de   l’ancien   édifice,   nous

semblons vouloir nous y fixer pour toujours.

Ce   qui   arrive   dans   le   monde   intellectuel   n’est   pas   moins

déplorable.

Gênée dans sa marche ou abandonnée sans appui à ses passions

désordonnées,   la   démocratie   de   France   a   renversé   tout   ce   qui   se

rencontrait sur son passage, ébranlant ce qu’elle ne détruisait pas. On

ne l’a point vue s’emparer peu à peu de la société, afin d’y établir

paisiblement son empire ; elle n’a cessé, de marcher au milieu des

désordres et de l’agitation d’un combat . Animé par la chaleur de la

lutte, poussé au­delà des limites naturelles de son opinion par les

opinions et les excès de ses adversaires, chacun perd de vue l’objet

12

même de ses poursuites et tient un langage qui répond mal à ses vrais

sentiments et à ses instincts secrets.

De  là   l’étrange   confusion   dont   nous   sommes   forcés  d’être   les

témoins.

Je   cherche   en   vain   dans   mes   souvenirs,   je   ne   trouve   rien   qui

mérite d’exciter plus de douleur et plus de pitié que ce qui se passe

sous nos yeux ; il semble qu’on ait brisé de nos jours le lien naturel

qui   unit   les   opinions   aux   goûts   et   les   actes   aux   croyances ;   la

sympathie qui s’est fait remarquer de tout temps entre les sentiments

et les idées des hommes paraît détruite, et l’on dirait que toutes les

lois de l’analogie morale sont abolies.

On rencontre encore parmi nous des chrétiens pleins de zèle, dont

l’âme religieuse aime à se nourrir des vérités de l’autre vie ; ceux­là

vont s’animer sans doute en faveur de la liberté humaine, source de

toute   grandeur   morale.   Le   christianisme,   qui   a   rendu   tous   les

hommes égaux devant Dieu, ne répugnera pas à voir tous les citoyens

égaux devant la loi. Mais, par un concours d’étranges événements, la

religion se trouve momentanément engagée au milieu des puissances

que   la   démocratie   renverse,   et   il   lui   arrive   souvent   de   repousser

l’égalité qu’elle aime, et de maudire la liberté comme un adversaire,

tandis qu’en la prenant par la main, elle pourrait en sanctifier les

efforts.

À côté de ces hommes religieux, j’en découvre d’autres dont les

regards sont tournés vers la terre plutôt que vers le ciel ; partisans de

la liberté, non seulement parce qu’ils voient en elle l’origine des plus

nobles   vertus,   mais   surtout   parce   qu’ils   la   considèrent   comme   la

source des plus grands biens, ils désirent sincèrement assurer son

empire et faire goûter aux hommes ses bienfaits : je comprends que

ceux­là vont se hâter d’appeler la religion à leur aide, car ils doivent

savoir qu’on ne peut établir le règne de la liberté sans celui des

mœurs, ni fonder les mœurs sans les croyances ; mais ils ont aperçu

la religion dans les rangs de leurs adversaires, c’en est assez pour

eux : les uns l’attaquent, et les autres n’osent la défendre.

Les siècles passés ont vu des âmes basses et vénales préconiser

l’esclavage,   tandis   que   des   esprits   indépendants   et   des   cœurs

13

généreux luttaient sans espérance  pour sauver la liberté  humaine.

Mais on rencontre souvent, de nos jours, des hommes naturellement

nobles et fiers, dont les opinions sont en opposition directe avec leurs

goûts, et qui vantent la servilité et la bassesse qu’ils n’ont jamais

connues pour eux­mêmes.

Il en est d’autres, au contraire, qui parlent de la liberté comme

s’ils pouvaient sentir ce qu’il y a de saint et de grand en elle, et qui

réclament bruyamment en faveur de l’humanité des droits qu’ils ont

toujours méconnus.

J’aperçois   des   hommes   vertueux   et   paisibles   que   leurs   mœurs

pures,   leurs   habitudes   tranquilles,   leur   aisance   et   leurs   lumières

placent naturellement à la tête des populations qui les environnent.

Pleins d’un amour sincère pour la patrie, ils sont prêts à faire pour

elle de grands sacrifices : cependant la civilisation trouve souvent en

eux des adversaires ; ils confondent ses abus avec ses bienfaits, et

dans leur esprit l’idée du mal est indissolublement unie à celle du

nouveau.

Près de là j’en vois d’autres qui, au nom des progrès, s’efforçant

de matérialiser l’homme, veulent trouver l’utile sans s’occuper du

juste, la science loin des croyances, et le bien­être séparé de la vertu :

ceux­là se sont dits les champions de la civilisation moderne, et ils se

mettent   insolemment   à   sa   tête,   usurpant   une   place   qu’on   leur

abandonne et dont leur indignité les repousse.

0ù sommes­nous donc ?

Les   hommes   religieux   combattent   la   liberté,   et   les   amis  de   la

liberté attaquent les religions ; des esprits nobles et généreux vantent

l’esclavage,   et   des   âmes   basses   et   serviles   préconisent

l’indépendance ; des citoyens honnêtes et éclairés sont ennemis de

tous les progrès, tandis que des hommes sans patriotisme et sans

mœurs se font les apôtres de la civilisation et des lumières !

Tous les siècles ont­ils donc ressemblé au nôtre ? L’homme a­t­il

toujours eu sous les yeux, comme de nos jours, un monde où rien ne

s’enchaîne, où la vertu est sans génie, et le génie sans honneur ; où

l’amour de l’ordre se confond avec le goût des tyrans et le culte saint

de la liberté avec le mépris des lois ; où la conscience ne jette qu’une

14

clarté douteuse sur les actions humaines ; où rien ne semble plus

défendu, ni permis, ni honnête, ni honteux, ni vrai, ni faux ?

Penserai­je   que   le   Créateur   a   fait   l’homme   pour   le   laisser   se

débattre   sans   fin   au   milieu   des   misères   intellectuelles   qui   nous

entourent ?   Je   ne   saurais   le   croire :   Dieu   prépare   aux   sociétés

européennes un avenir plus fixe et plus calme ; j’ignore ses desseins,

mais je ne cesserai pas d’y croire parce que je ne puis les pénétrer, et

j’aimerai mieux douter de mes lumières que de sa justice.

Il est un pays dans le monde où la grande révolution sociale dont

je parle semble avoir à peu près atteint ses limites naturelles ; elle s’y

est opérée d’une manière simple et facile, ou plutôt on peut dire que

ce pays voit les résultats de la révolution démocratique qui s’opère

parmi nous, sans avoir eu la révolution elle­même.

Les émigrants qui vinrent se fixer en Amérique au commencement

du   XVIIe   siècle   dégagèrent   en   quelque   façon   le   principe   de   la

démocratie de tous ceux contre lesquels il luttait dans le sein des

vieilles sociétés  de l’Europe,  et ils  le transplantèrent seul sur les

rivages du nouveau monde. Là, il a pu grandir en liberté, et, marchant

avec les mœurs, se développer paisiblement dans les lois.

Il me paraît hors de doute que tôt ou tard nous arriverons, comme

les Américains, à l’égalité presque complète des conditions. je ne

conclus   point   de   là   que   nous   soyons   appelés   un   jour   à   tirer

nécessairement, d’un pareil état social, les conséquences politiques

que les Américains en ont tirées. Je suis très loin de croire qu’ils

aient trouvé la seule forme de gouvernement que puisse se donner la

démocratie ; mais il suffit que dans les deux pays la cause génératrice

des lois et des mœurs soit la même, pour que nous ayons un intérêt

immense à savoir ce qu’elle a produit dans chacun d’eux.

Ce   n’est   donc   pas   seulement   pour   satisfaire   une   curiosité,

d’ailleurs légitime, que j’ai examiné l’Amérique ; j’ai voulu y trouver

des enseignements dont nous puissions profiter. On se tromperait

étrangement si l’on pensait que j’aie voulu faire un panégyrique ;

quiconque lira ce livre sera bien convaincu que tel n’a point été mon

dessein ; mon but n’a pas été non plus de préconiser telle forme de

gouvernement en général ; car je suis du nombre de ceux qui croient

15

qu’il n’y a presque jamais de bonté absolue dans les lois ; je n’ai

même pas prétendu juger si la révolution sociale, dont la marche me

semble irrésistible, était avantageuse ou funeste à l’humanité ; j’ai

admis cette révolution comme un fait accompli ou prêt à s’accomplir,

et,   parmi   les   peuples   qui   l’ont   vue   s’opérer   dans   leur   sein,   j’ai

cherché  celui  chez  lequel  elle   a  atteint   le  développement  le   plus

complet   et   le   plus   paisible,   afin   d’en   discerner   clairement   les

conséquences naturelles, et d’apercevoir, s’il se peut, les moyens de

la rendre profitable aux hommes. J’avoue que dans l’Amérique j’ai

vu plus que l’Amérique ; j’y ai cherché une image de la démocratie

elle­même, de ses penchants, de son caractère, de ses préjugés, de ses

passions ; j’ai voulu la connaître, ne fût­ce que pour savoir du moins

ce que nous devions espérer ou craindre d’elle.

Dans   la   première   partie   de   cet   ouvrage,   j’ai   donc   essayé   de

montrer la direction que la démocratie, livrée en Amérique a ses

penchants   et   abandonnée   presque   sans   contrainte   à   ses   instincts,

donnait   naturellement   aux   lois,   la   marche   qu’elle   imprimait   au

gouvernement,  et en  général  la puissance  qu’elle  obtenait sur les

affaires. J’ai voulu savoir quels étaient les biens et les maux produits

par elle. J’ai recherché de quelles précautions les Américains avaient

fait usage pour la diriger, et quelles autres ils avaient omises, et j’ai

entrepris de distinguer les causes qui lui permettent de gouverner la

société.

Mon   but   était   de   peindre   dans   une   seconde   partie   l’influence

qu’exercent en Amérique l’égalité des conditions et le gouvernement

de la démocratie sur la société civile, sur les habitudes, les idées et

les   mœurs ;   mais   je   commence   à   me   sentir   moins   d’ardeur   pour

l’accomplissement de ce dessein. Avant que je puisse fournir ainsi la

tâche   que   je   m’étais   proposée,   mon   travail   sera   devenu   presque

inutile.  Un  autre  doit  bientôt  montrer  aux  lecteurs  les principaux

traits du caractère américain, et, cachant sous un voile léger la gravité

des tableaux, prêter à la vérité des charmes dont je n’aurais pu la

1

parer .

1 À l’époque où je publiai la première édition de cet ouvrage, M. Gustave de

Beaumont, mon compagnon de voyage en Amérique, travaillait encore à son

16

Je   ne   sais   si   j’ai   réussi   à   faire   connaître   ce   que   j’ai   vu   en

Amérique, mais je suis assuré d’en avoir eu sincèrement le désir, et

de n’avoir jamais cédé qu’à mon insu au besoin d’adapter les faits

aux idées, au lieu de soumettre les idées aux faits.

Lorsqu’un point pouvait être établi à l’aide de documents écrits,

j’ai eu soin de recourir aux textes originaux et aux ouvrages les plus

2

authentiques et les plus estimés . J’ai indiqué mes sources en notes,

et chacun pourra les vérifier. Quand il s’est agi d’opinions, d’usages

politiques,   d’observations   de   mœurs,   j’ai   cherché   à   consulter   les

hommes les plus éclairés.

S’il arrivait que la chose fût importante ou douteuse, je ne me

contentais   pas   d’un   témoin,   mais   je   ne   me   déterminais   que   sur

l’ensemble des témoignages.

Ici   il   faut   nécessairement   que   le   lecteur   me   croie   sur   parole.

J’aurais souvent pu citer à l’appui de ce que j’avance l’autorité de

noms qui lui sont connus, ou qui du moins sont dignes de l’être ;

mais je me suis gardé de le faire. L’étranger apprend souvent auprès

du foyer de son hôte d’importantes vérités, que celui­ci déroberait

peut­être a l’amitié ; on se soulage avec lui d’un silence obligé ; on

livre intitulé Marie, ou l’Esclavage aux États­Unis, qui a para depuis. Le but

principal de M. de Beaumont a été de mettre en relief et de faire connaître la

situation des Nègres au milieu de la société anglo­américaine. Son ouvrage

jettera une vive et nouvelle lumière sur la question de l’esclavage, question

vitale pour les républiques unies. Je ne sais si je me trompe, mais il me semble

que le livre de M. de Beaumont, après avoir vivement intéressé ceux qui

voudront y puiser des émotions et y chercher des tableaux, doit obtenir un

succès plus solide et plus durable encore parmi les lecteurs qui, avant tout,

désirent des aperçus vrais et de profondes vérités

2 Les   documents   législatifs   et   administratifs   m’ont   été   fournis   avec   une

obligeance   dont   le   souvenir   excitera   toujours   ma   gratitude.   Parmi   les

fonctionnaires américains qui ont ainsi favorisé mes recherches, je citerai

surtout M, Edward Livingston, alors secrétaire d’État (maintenant ministre

plénipotentiaire à Paris). Durant mon séjour au sein du Congrès, M. Livingston

voulut   bien   me   faire   remettre   la   plupart   des   documents   que   je   possède,

relativement au gouvernement fédéral. M. Livingston est un de ces hommes

rares qu’on aime en lisant leurs écrits, qu’on admire et qu’on honore avant

même   de   les   connaître,   et   auxquels   on   est   heureux   de   devoir   de   la

reconnaissance.

17

ne craint pas son indiscrétion, parce qu’il passe. Chacune de ces

confidences était enregistrée par moi aussitôt que reçue, mais elles ne

sortiront jamais de mon portefeuille ; j’aime mieux nuire au succès

de mes récits que d’ajouter mon nom à la liste de ces voyageurs qui

renvoient des chagrins et des embarras en retour de la généreuse

hospitalité qu’ils ont reçue.

Je sais que, malgré mes soins, rien ne sera plus facile que de

critiquer ce livre, si personne songe jamais à le critiquer.

Ceux qui voudront y regarder de près retrouveront, je pense, dans

l’ouvrage   entier,   une   pensée   mère   qui   enchaîne,   pour   ainsi   dire,

toutes ses parties. Mais la diversité des objets que j’ai eus à traiter est

très   grande,   et   celui   qui   entreprendra   d’opposer   un   fait   isolé   à

l’ensemble des faits que je cite, une idée détachée à l’ensemble des

idées, y réussira sans peine. Je voudrais donc qu’on me fit la grâce de

me lire dans le même esprit qui a présidé à mon travail, et qu’on

jugeât ce livre par l’impression générale qu’il laisse, comme je me

suis décidé moi­même, non par telle raison, mais par la masse des

raisons.

Il   ne   faut   pas   non   plus   oublier   que   l’auteur   qui   veut   se   faire

comprendre est obligé de pousser chacune de ses idées dans toutes

leurs conséquences théoriques, et souvent jusqu’aux limites du faux

et de l’impraticable ; car s’il est quelquefois nécessaire de s’écarter

des règles de la logique dans les actions, on ne saurait le faire de

même   dans   les   discours,   et   l’homme   trouve   presque   autant   de

difficultés à être inconséquent dans ses paroles qu’il en rencontre

d’ordinaire à être conséquent dans ses actes. Je finis en signalant

moi­même ce qu’un grand nombre de lecteurs considérera comme le

défaut capital de l’ouvrage. Ce livre ne se met précisément à la suite

de personne ; en l’écrivant, je n’ai entendu servir ni combattre aucun

parti ; j’ai entrepris de voir, non pas autrement, mais plus loin que les

partis ; et tandis qu’ils s’occupent du lendemain, j’ai voulu songer à

l’avenir.

18

Première partie

19

CHAPITRE I – Configuration extérieure de

l’Amérique du Nord

L’Amérique   du   Nord   divisée   en   deux   vastes   régions,   l’une

descendant   vers   le   pâle,   l’autre   vers   l’équateur.   – Vallée   du

Mississippi. – Traces qu’on y rencontre des révolutions du globe,

– Rivage   de   l’océan   Atlantique   sur   lequel   se   sont   fondées   les

colonies anglaises. – Différent aspect que présentaient l’Amérique du

Sud et l’Amérique du Nord à l’époque de la découverte. – Forêts de

l’Amérique   du   Nord.   – Prairies.   – Tribus   errantes   des   indigènes.

– Leur extérieur, leurs mœurs, leurs langues. – Traces d’un peuple

inconnu.

L’Amérique du Nord présente, dans sa configuration extérieure,

des   traits   généraux   qu’il   est   facile   de   discerner   au   premier   coup

d’œil.

Une sorte d’ordre méthodique y a présidé à la séparation des terres

et des eaux, des montagnes et des vallées. Un arrangement simple et

majestueux s’y révèle au milieu même de la confusion des objets et

parmi l’extrême variété des tableaux.

Deux vastes régions la divisent d’une manière presque égale.

L’une a pour limite, au septentrion, le pôle arctique ; à l’est, à

l’ouest, les deux grands océans. Elle s’avance ensuite vers le midi, et

forme un triangle dont les côtés irrégulièrement tracés se rencontrent

enfin au­dessous des grands lacs du Canada.

La seconde commence où finit la première, et s’étend sur tout le

reste du continent.

20

L’une est légèrement inclinée vers le pôle, l’autre vers l’équateur.

Les terres comprises dans la première région descendent au nord

par   une   pente   si   insensible,   qu’on   pourrait   presque   dire   qu’elles

forment un plateau. Dans l’intérieur de cet immense terre­plein on ne

rencontre ni hautes montagnes ni profondes vallées.

Les   eaux   y   serpentent   comme   au   hasard ;   les   fleuves   s’y

entremêlent, se joignent, se quittent, se retrouvent encore, se perdent

dans   mille   marais,   s’égarent   à   chaque   instant   au   milieu   d’un

labyrinthe   humide   qu’ils   ont   créé,   et   ne   gagnent   enfin   qu’après

d’innombrables   circuits   les   mers   polaires.   Les   grands   lacs   qui

terminent   cette   première   région   ne  sont   pas  encaissés,  comme   la

plupart de ceux de l’ancien monde, dans des collines ou des rochers ;

leurs rives sont plates et ne s’élèvent que de quelques pieds au­dessus

du  niveau  de  l’eau.  Chacun   d’eux  forme   donc  comme   une  vaste

coupe remplie jusqu’aux bords : les plus légers changements dans la

structure du globe précipiteraient leurs ondes du côté du pôle ou vers

la mer des tropiques.

La seconde  région est  plus accidentée  et mieux préparée pour

devenir la demeure permanente de l’homme ; deux longues chaînes

de montagnes la partagent dans toute sa longueur : l’une, sous le nom

d’Alleghanys,   suit   les   bords   de   l’océan   Atlantique ;   l’autre   court

parallèlement à la mer du Sud.

L’espace renfermé entre les deux chaînes de montagnes comprend

3

228 843 lieues carrées .

Sa superficie est donc environ six fois plus grande que celle de la

4

France .

Ce vaste territoire ne forme cependant qu’une seule vallée, qui,

descendant   du   sommet   arrondi   des   Alleghanys,   remonte,   sans

rencontrer d’obstacles, jusqu’aux cimes des montagnes Rocheuses.

Au fond de la vallée coule un fleuve immense. C’est vers lui

qu’on   voit   accourir   de   toutes   parts   les   eaux   qui   descendent   des

montagnes.

3 1 341 649 milles. Voyez Darby’s View of the United States, p. 469. J’ai réduit

ces milles en lieues de 2 000 toises.

4 La France a 35 181 lieues carrées.

21

Jadis   les   Français   l’avaient   appelé   le   fleuve   Saint­Louis,   en

mémoire de la patrie absente ; et les Indiens, dans leur pompeux

langage, l’ont nommé le Père des eaux, ou le Mississippi.

Le Mississippi prend sa source sur les limites des deux grandes

régions dont j’ai parlé plus haut, vers le sommet du plateau qui les

sépare.

5

Près de lui naît un autre fleuve  qui va se décharger dans les mers

polaires. Le Mississippi lui­même semble quelque temps incertain du

chemin qu’il doit prendre : plusieurs fois il revient sur ses pas, et ce

n’est qu’après avoir ralenti son cours au sein de lacs et de marécages

qu’il se décide enfin et trace lentement sa route vers le midi.

Tantôt tranquille au fond du lit argileux que lui a creusé la nature,

tantôt gonflé par les orages, le Mississippi arrose plus de mille lieues

6

dans son cours .

7