1
Alexis de Tocqueville
2
Parmi les objets nouveaux qui, pendant mon séjour aux États
Unis, ont attiré mon attention, aucun n’a plus vivement frappé mes
regards que l’égalité des conditions. Je découvris sans peine
l’influence prodigieuse qu’exerce ce premier fait sur la marche de la
société ; il donne à l’esprit public une certaine direction, un certain
tour aux lois ; aux gouvernants des maximes nouvelles, et des
habitudes particulières aux gouvernés.
Bientôt je reconnus que ce même fait étend son influence fort au
delà des mœurs politiques et des lois, et qu’il n’obtient pas moins
d’empire sur la société civile que sur le gouvernement : il crée des
opinions, fait naître des sentiments, suggère des usages et modifie
tout ce qu’il ne produit pas.
Ainsi donc, à mesure que j’étudiais la société américaine, je
voyais de plus en plus, dans l’égalité des conditions, le fait
générateur dont chaque fait particulier semblait descendre, et je le
retrouvais sans cesse devant moi comme un point central où toutes
mes observations venaient aboutir.
Alors je reportai ma pensée vers notre hémisphère, et il me sembla
que j’y distinguais quelque chose d’analogue au spectacle que
m’offrait le nouveau monde. Je vis l’égalité des conditions qui, sans
y avoir atteint comme aux ÉtatsUnis ses limites extrêmes, s’en
rapprochait chaque jour davantage ; et cette même démocratie, qui
régnait sur les sociétés américaines, me parut en Europe s’avancer
rapidement vers le pouvoir.
De ce moment j’ai conçu l’idée du livre qu’on va lire.
3
Une grande révolution démocratique, s’opère parmi nous : tous la
voient, mais tous ne la jugent point de la même manière. Les uns la
considèrent comme une chose nouvelle, et, la prenant pour un
accident, ils espèrent pouvoir encore l’arrêter ; tandis que d’autres la
jugent irrésistible, parce qu’elle leur semble le fait le plus continu, le
plus ancien et le plus permanent que l’on connaisse dans l’histoire.
Je me reporte pour un moment à ce qu’était la France il y a sept
cents ans : je la trouve partagée entre un petit nombre de familles qui
possèdent la terre et gouvernent les habitants ; le droit de commander
descend alors de générations en générations avec les héritages ; les
hommes n’ont qu’un seul moyen d’agir les uns sur les autres, la
force ; on ne découvre qu’une seule origine de la puissance, la
propriété foncière.
Mais voici le pouvoir politique du clergé qui vient à se fonder et
bientôt à s’étendre. Le clergé ouvre ses rangs à tous, au pauvre et au
riche, au roturier et au seigneur ; l’égalité commence à pénétrer par
l’Église au sein du gouvernement, et celui qui eût végété comme serf
dans un éternel esclavage, se place comme prêtre au milieu des
nobles, et va souvent s’asseoir audessus des rois.
La société devenant avec le temps plus civilisée et plus stable, les
différents rapports entre les hommes deviennent plus compliqués et
plus nombreux. Le besoin des lois civiles se fait vivement sentir.
Alors naissent les légistes ; ils sortent de l’enceinte obscure des
tribunaux et du réduit poudreux des greffes, et ils vont siéger dans la
cour du prince, à côté des barons féodaux couverts d’hermine et de
fer.
Les rois se ruinent dans les grandes entreprises ; les nobles
s’épuisent dans les guerres privées ; les roturiers s’enrichissent dans
le commerce. L’influence de l’argent commence à se faire sentir sur
les affaires de l’État. Le négoce est une source nouvelle qui s’ouvre à
la puissance, et les financiers deviennent un pouvoir politique qu’on
méprise et qu’on flatte.
Peu à peu, les lumières se répandent ; on voit se réveiller le goût
de la littérature et des arts ; l’esprit devient alors un élément de
succès ; la science est un moyen de gouvernement, l’intelligence une
4
force sociale ; les lettrés arrivent aux affaires.
À mesure cependant qu’il se découvre des routes nouvelles pour
parvenir au pouvoir, on voit baisser la valeur de la naissance. Au XIe
siècle, la noblesse était d’un prix inestimable ; on l’achète au XIIIe ;
le premier anoblissement a lieu en 1270, et l’égalité s’introduit enfin
dans le gouvernement par l’aristocratie ellemême.
Durant les sept cents ans qui viennent de s’écouler, il est arrivé
quelquefois que, pour lutter contre l’autorité royale ou pour enlever
le pouvoir à leurs rivaux, les nobles ont donné une puissance
politique au peuple.
Plus souvent encore. on a vu les rois faire participer au
gouvernement les classes inférieures de l’État, afin d’abaisser
l’aristocratie.
En France, les rois se sont montrés les plus actifs et les plus
constants des niveleurs. Quand ils ont été ambitieux et forts, ils ont
travaillé à élever le peuple au niveau des nobles ; et quand ils ont été
modérés et faibles, ils ont permis que le peuple se plaçât audessus
d’euxmêmes. Les uns ont aidé la démocratie par leurs talents, les
autres par leurs vices. Louis XI et Louis XIV ont pris soin de tout
égaliser audessous du trône, et Louis XV est enfin descendu lui
même avec sa cour dans la poussière.
Dès que les citoyens commencèrent à posséder la terre autrement
que suivant la tenure féodale, et que la richesse mobilière, étant
connue, put à son tour créer l’influence et donner le pouvoir, on ne fit
point de découvertes dans les arts, on n’introduisit plus de
perfectionnements dans le commerce et l’industrie, sans créer comme
autant de nouveaux éléments d’égalité parmi les hommes. À partir de
ce moment, tous les procédés qui se découvrent, tous les besoins qui
viennent à naître, tous les désirs qui demandent à se satisfaire, sont
des progrès vers le nivellement universel. Le goût du luxe, l’amour
de la guerre, l’empire de la mode, les passions les plus superficielles
du cœur humain comme les plus profondes, semblent travailler de
concert à appauvrir les riches et à enrichir les pauvres.
Depuis que les travaux de l’intelligence furent devenus des
sources de force et de richesses, on dut considérer chaque
5
développement de la science, chaque connaissance nouvelle, chaque
idée neuve, comme un germe de puissance mis à la portée du peuple.
La poésie, l’éloquence, la mémoire, les grâces de l’esprit, les feux
de l’imagination, la profondeur de la pensée, tous ces dons que le ciel
répartit au hasard, profitèrent à la démocratie, et lors même qu’ils se
trouvèrent dans la possession de ses adversaires, ils servirent encore
sa cause en mettant en relief la grandeur naturelle de l’homme ; ses
conquêtes s’étendirent donc avec celles de la civilisation et des
lumières, et la littérature fut un arsenal ouvert à tous, où les faibles et
les pauvres vinrent chaque jour chercher des armes.
Lorsqu’on parcourt les pages de notre histoire, on ne rencontre
pour ainsi dire pas de grands événements qui depuis sept cents ans
n’aient tourné au profit de l’égalité.
Les croisades et les guerres des Anglais déciment les nobles et
divisent leurs terres ; l’institution des communes introduit la liberté
démocratique au sein de la monarchie féodale ; la découverte des
armes à feu égalise le vilain et le noble sur le champ de bataille ;
l’imprimerie offre d’égales ressources à leur intelligence ; la poste
vient déposer la lumière sur le seuil de la cabane du pauvre comme à
la porte des palais ; le protestantisme soutient que tous les hommes
sont également en état de trouver le chemin du ciel. L’Amérique, qui
se découvre, présente à la fortune mille routes nouvelles, et livre à
l’obscur aventurier les richesses et le pouvoir.
Si, à partir du XIe siècle, vous examinez ce qui se passe en France
de cinquante en cinquante années, au bout de chacune de ces
périodes, vous ne manquerez point d’apercevoir qu’une double
révolution s’est opérée dans l’état de la société. Le noble aura baissé
dans l’échelle sociale, le roturier s’y sera élevé ; l’un descend, l’autre
monte. Chaque demisiècle les rapproche, et bientôt ils vont se
toucher.
Et ceci n’est pas seulement particulier à la France. De quelque
côté que nous jetions nos regards, nous apercevons la même
révolution qui se continue dans tout l’univers chrétien.
Partout on a vu les divers incidents de la vie des peuples tourner
au profit de la démocratie ; tous les hommes l’ont aidée de leurs
6
efforts : ceux qui avaient en vue de concourir à ses succès et ceux qui
ne songeaient point à la servir ; ceux qui ont combattu pour elle, et
ceux mêmes qui se sont déclarés ses ennemis ; tous ont été poussés
pêlemêle dans la même voie, et tous ont travaillé en commun, les
uns malgré eux, les autres à leur insu, aveugles instruments dans les
mains de Dieu.
Le développement graduel de l’égalité des conditions est donc un
fait providentiel, il en a les principaux caractères : il est universel, il
est durable, il échappe chaque jour à la puissance humaine ; tous les
événements, comme tous les hommes, servent à son développement.
Seraitil sage de croire qu’un mouvement social qui vient de si
loin pourra être suspendu par les efforts d’une génération ? Penset
on qu’après avoir détruit la féodalité et vaincu les rois, la démocratie
reculera devant les bourgeois et les riches ? S’arrêteratelle
maintenant qu’elle est devenue si forte et ses adversaires si faibles ?
Où allonsnous donc ? Nul ne saurait le dire ; car déjà les termes
de comparaison nous manquent : les conditions sont plus égales de
nos jours parmi les chrétiens qu’elles ne l’ont jamais été dans aucun
temps ni dans aucun pays du monde ; ainsi la grandeur de ce qui est
déjà fait empêche de prévoir ce qui peut se faire encore.
Le livre entier qu’on va lire a été écrit sous l’impression d’une
sorte de terreur religieuse produite dans l’âme de l’auteur par la vue
de cette révolution irrésistible qui marche depuis tant de siècles à
travers tous les obstacles, et qu’on voit encore aujourd’hui s’avancer
au milieu des ruines qu’elle a faites.
Il n’est pas nécessaire que Dieu parle luimême pour que nous
découvrions des signes certains de sa volonté ; il suffit d’examiner
quelle est la marche habituelle de la nature et la tendance continue
des événements ; je sais, sans que le Créateur élève la voix, que les
astres suivent dans l’espace les courbes que son doigt a tracées.
Si de longues observations et des méditations sincères amenaient
les hommes de nos jours a reconnaître que le développement graduel
et progressif de l’égalité est à la fois le passé et l’avenir de leur
histoire, cette seule découverte donnerait à ce développement le
caractère sacré de la volonté du souverain maître. Vouloir arrêter la
7
démocratie paraîtrait alors lutter contre Dieu même, et il ne resterait
aux nations qu’à s’accommoder à l’état social que leur impose la
Providence.
Les peuples chrétiens me paraissent offrir de nos jours un
effrayant spectacle ; le mouvement qui les emporte est déjà assez fort
pour qu’on ne puisse le suspendre, et il n’est pas encore assez rapide
pour qu’on désespère de le diriger : leur sort est entre leurs mains ;
mais bientôt il leur échappe.
Instruire la démocratie, ranimer s’il se peut ses croyances, purifier
ses mœurs, régler ses mouvements, substituer peu à peu la science
des affaires à son inexpérience, la connaissance de ses vrais intérêts à
ses aveugles instincts ; adapter son gouvernement aux temps et aux
lieux ; le modifier suivant les circonstances et les hommes. tel est le
premier des devoirs imposé de nos jours à ceux qui dirigent la
société.
Il faut une science politique nouvelle à un monde tout nouveau.
Mais c’est à quoi nous ne songeons guère : placés au milieu d’un
fleuve rapide, nous fixons obstinément les yeux vers quelques débris
qu’on aperçoit encore sur le rivage, tandis que le courant nous
entraîne et nous pousse à reculons vers des abîmes.
Il n’y a pas de peuples de l’Europe chez lesquels la grande
révolution sociale que le viens de décrire ait fait de plus rapides
progrès que parmi nous ; mais elle y a toujours marché au hasard.
Jamais les chefs de l’État n’ont pensé à rien préparer d’avance
pour elle ; elle s’est faite malgré eux ou à leur insu. Les classes les
plus puissantes, les plus intelligentes et les plus morales de la nation
n’ont point cherché à s’emparer d’elle, afin de la diriger. La
démocratie a donc été abandonnée à ses instincts sauvages ; elle a
grandi comme ces enfants, privés des soins paternels, qui s’élèvent
d’euxmêmes dans les rues de nos villes, et qui ne connaissent de la
société que ses vices et ses misères. On semblait encore ignorer son
existence, quand elle s’est emparée à l’improviste du pouvoir.
Chacun alors s’est soumis avec servilité à ses moindres désirs ; on
l’a adorée comme l’image de la force ; quand ensuite elle se fut
affaiblie par ses propres excès, les législateurs conçurent le projet
8
imprudent de la détruire au lieu de chercher à l’instruire et à la
corriger, et sans vouloir lui apprendre à gouverner, ils ne songèrent
qu’à la repousser du gouvernement.
Il en ce résulté que la révolution démocratique s’est opérée dans le
matériel de la société, sans qu’il se fît, dans les lois, les idées, les
habitudes et les mœurs, le changement qui eût été nécessaire Pour
rendre cette révolution utile. Ainsi nous avons la démocratie, moins
ce qui doit atténuer ses vices et faire ressortir ses avantages naturels ;
et voyant déjà les maux qu’elle entraîne, nous ignorons encore les
biens qu’elle peut donner.
Quand le pouvoir royal, appuyé sur l’aristocratie, gouvernait
paisiblement les peuples de l’Europe, la société, au milieu de ses
misères, jouissait de plusieurs genres de bonheur, qu’on peut
difficilement concevoir et apprécier de nos jours.
La puissance de quelques sujets élevait des barrières
insurmontables à la tyrannie du prince ; et les rois, se sentant
d’ailleurs revêtus aux yeux de la foule d’un caractère presque divin,
puisaient, dans le respect même qu’ils faisaient naître, la volonté de
ne point abuser de leur pouvoir.
Placés à une distance immense du peuple, les nobles prenaient
cependant au sort du peuple cette espèce d’intérêt bienveillant et
tranquille que le pasteur accorde à son troupeau ; et, sans voir dans le
pauvre leur égal, ils veillaient sur sa destinée, comme sur un dépôt
remis par la Providence entre leurs mains.
N’ayant point conçu l’idée d’un autre état social que le sien,
n’imaginant pas qu’il pût jamais s’égaler à ses chefs, le peuple
recevait leurs bienfaits et ne discutait point leurs droits. Il les aimait
lorsqu’ils étaient cléments et justes, et se soumettait sans peine et
sans bassesse à leurs rigueurs, comme à des maux inévitables que lui
envoyait le bras de Dieu. L’usage et les mœurs avaient d’ailleurs
établi des bornes à la tyrannie et fondé une sorte de droit au milieu
même de la force.
Le noble n’ayant point la pensée qu’on voulût lui arracher des
privilèges qu’il croyait légitimes ; le serf regardant son infériorité
comme un effet de l’ordre immuable de la nature, on conçoit qu’il
9
put s’établir une sorte de bienveillance réciproque entre ces deux
classes si différemment partagées du sort. On voyait alors dans la
société, de l’inégalité, des misères, mais les âmes n’y étaient pas
dégradées.
Ce n’est point l’usage du pouvoir ou l’habitude de l’obéissance
qui déprave les hommes, c’est l’usage d’une puissance qu’ils
considèrent comme illégitime, et l’obéissance à un pouvoir qu’ils
regardent comme usurpé et comme oppresseur.
D’un côté étaient les biens, la force, les loisirs, et avec eux les
recherches de luxe, les raffinements du goût, les plaisirs de l’esprit, le
culte des arts ; de l’autre, le travail, la grossièreté et l’ignorance.
Mais au sein de cette foule ignorante et grossière, on rencontrait
des passions énergiques, des sentiments généreux, des croyances
profondes et de sauvages vertus.
Le corps social ainsi organisé pouvait avoir de la stabilité, de la
puissance, et surtout de la gloire.
Mais voici les rangs qui se confondent ; les barrières élevées entre
les hommes s’abaissent ; on divise les domaines, le pouvoir se
partage, les lumières se répandent, les intelligences s’égalisent ; l’état
social devient démocratique, et l’empire de la démocratie s’établit
enfin paisiblement dans les institutions et dans les mœurs.
Je conçois alors une société où tous, regardant la loi comme leur
ouvrage, l’aimeraient et s’y soumettraient sans peine ; où l’autorité
du gouvernement étant respectée comme nécessaire et non comme
divine, l’amour qu’on porterait au chef de l’État ne serait point une
passion, mais un sentiment raisonné et tranquille. Chacun ayant des
droits, et s’étant assuré de conserver ses droits, il s’établirait entre
toutes les classes une mâle confiance, et une sorte de condescendance
réciproque, aussi éloignée de l’orgueil que de la bassesse.
Instruit de ses vrais intérêts, le peuple comprendrait que, pour
profiter des biens de la société, il faut se soumettre à ses charges.
L’association libre des citoyens pourrait remplacer alors la puissance
individuelle des nobles, et l’État serait à l’abri de la tyrannie et de la
licence.
Je comprends que dans un État démocratique, constitué de cette
10
manière, la société ne sera point immobile ; mais les mouvements du
corps social pourront y être réglés et progressifs ; si l’on y rencontre
moins d’éclat qu’au sein d’une aristocratie, on y trouvera moins de
misères ; les jouissances y seront moins extrêmes et le bienêtre plus
général ; les sciences moins grandes et l’ignorance plus rare ; les
sentiments moins énergiques et les habitudes plus douces ; on y
remarquera plus de vices et moins de crimes.
À défaut de l’enthousiasme et de l’ardeur des croyances, les
lumières et l’expérience obtiendront quelquefois des citoyens de
grands sacrifices ; chaque homme étant également faible sentira un
égal besoin de ses semblables ; et connaissant qu’il ne peut obtenir
leur appui qu’à la condition de leur prêter son concours, il découvrira
sans peine que pour lui l’intérêt particulier se confond avec l’intérêt
général.
La nation prise en corps sera moins brillante, moins glorieuse,
moins forte peutêtre ; mais la majorité des citoyens y jouira d’un
sort plus prospère, et le peuple s’y montrera paisible, non qu’il
désespère d’être mieux, mais parce qu’il sait être bien.
Si tout n’était pas bon et utile dans un semblable ordre de choses,
la société du moins se serait approprié tout ce qu’il peut présenter
d’utile et de bon, et les hommes, en abandonnant pour toujours les
avantages sociaux que peut fournir l’aristocratie, auraient pris à la
démocratie tous les biens que celleci peut leur offrir.
Mais nous, en quittant l’état social de nos aïeux, en jetant pêle
mêle derrière nous leurs institutions, leurs idées et leurs mœurs,
qu’avonsnous pris à la place ?
Le prestige du pouvoir royal s’est évanoui, sans être remplacé par
la majesté des lois ; de nos jours, le peuple méprise l’autorité, mais il
la craint, et la peur arrache de lui plus que ne donnaient jadis le
respect et l’amour.
J’aperçois que nous avons détruit les existences individuelles qui
pouvaient lutter séparément contre la tyrannie ; mais je vois le
gouvernement qui hérite seul de toutes les prérogatives arrachées à
des familles, à des corporations ou à des hommes : à la force
quelquefois oppressive, mais souvent conservatrice, d’un petit
11
nombre de citoyens, a donc succédé la faiblesse de tous.
La division des fortunes a diminué la distance qui séparait le
pauvre du riche ; mais en se rapprochant, ils semblent avoir trouvé
des raisons nouvelles de se haïr, et jetant l’un sur l’autre des regards
pleins de terreur et d’envie, ils se repoussent mutuellement du
pouvoir ; pour l’un comme pour l’autre, l’idée des droits n’existe
point, et la force leur apparaît, à tous les deux, comme la seule raison
du présent, et l’unique garantie de l’avenir.
Le pauvre a gardé la plupart des préjugés de ses pères, sans leurs
croyances ; leur ignorance, sans leurs vertus ; il a admis, pour règle
de ses actions, la doctrine de l’intérêt, sans en connaître la science, et
son égoïsme est aussi dépourvu de lumières que l’était jadis son
dévouement.
La société est tranquille, non point parce qu’elle a la conscience
de sa force et de son bienêtre, mais au contraire parce qu’elle se
croit faible et infirme ; elle craint de mourir en faisant un effort :
chacun sent le mal, mais nul n’a le courage et l’énergie nécessaires
pour chercher le mieux ; on a des désirs, des regrets, des chagrins et
des joies qui ne produisent rien de visible, ni de durable, semblables
à des passions de vieillards qui n’aboutissent qu’à l’impuissance.
Ainsi nous avons abandonné ce que l’état ancien pouvait présenter
de bon, sans acquérir ce que l’état actuel pourrait offrir d’utile ; nous
avons détruit une société aristocratique, et, nous arrêtant
complaisamment au milieu des débris de l’ancien édifice, nous
semblons vouloir nous y fixer pour toujours.
Ce qui arrive dans le monde intellectuel n’est pas moins
déplorable.
Gênée dans sa marche ou abandonnée sans appui à ses passions
désordonnées, la démocratie de France a renversé tout ce qui se
rencontrait sur son passage, ébranlant ce qu’elle ne détruisait pas. On
ne l’a point vue s’emparer peu à peu de la société, afin d’y établir
paisiblement son empire ; elle n’a cessé, de marcher au milieu des
désordres et de l’agitation d’un combat . Animé par la chaleur de la
lutte, poussé audelà des limites naturelles de son opinion par les
opinions et les excès de ses adversaires, chacun perd de vue l’objet
12
même de ses poursuites et tient un langage qui répond mal à ses vrais
sentiments et à ses instincts secrets.
De là l’étrange confusion dont nous sommes forcés d’être les
témoins.
Je cherche en vain dans mes souvenirs, je ne trouve rien qui
mérite d’exciter plus de douleur et plus de pitié que ce qui se passe
sous nos yeux ; il semble qu’on ait brisé de nos jours le lien naturel
qui unit les opinions aux goûts et les actes aux croyances ; la
sympathie qui s’est fait remarquer de tout temps entre les sentiments
et les idées des hommes paraît détruite, et l’on dirait que toutes les
lois de l’analogie morale sont abolies.
On rencontre encore parmi nous des chrétiens pleins de zèle, dont
l’âme religieuse aime à se nourrir des vérités de l’autre vie ; ceuxlà
vont s’animer sans doute en faveur de la liberté humaine, source de
toute grandeur morale. Le christianisme, qui a rendu tous les
hommes égaux devant Dieu, ne répugnera pas à voir tous les citoyens
égaux devant la loi. Mais, par un concours d’étranges événements, la
religion se trouve momentanément engagée au milieu des puissances
que la démocratie renverse, et il lui arrive souvent de repousser
l’égalité qu’elle aime, et de maudire la liberté comme un adversaire,
tandis qu’en la prenant par la main, elle pourrait en sanctifier les
efforts.
À côté de ces hommes religieux, j’en découvre d’autres dont les
regards sont tournés vers la terre plutôt que vers le ciel ; partisans de
la liberté, non seulement parce qu’ils voient en elle l’origine des plus
nobles vertus, mais surtout parce qu’ils la considèrent comme la
source des plus grands biens, ils désirent sincèrement assurer son
empire et faire goûter aux hommes ses bienfaits : je comprends que
ceuxlà vont se hâter d’appeler la religion à leur aide, car ils doivent
savoir qu’on ne peut établir le règne de la liberté sans celui des
mœurs, ni fonder les mœurs sans les croyances ; mais ils ont aperçu
la religion dans les rangs de leurs adversaires, c’en est assez pour
eux : les uns l’attaquent, et les autres n’osent la défendre.
Les siècles passés ont vu des âmes basses et vénales préconiser
l’esclavage, tandis que des esprits indépendants et des cœurs
13
généreux luttaient sans espérance pour sauver la liberté humaine.
Mais on rencontre souvent, de nos jours, des hommes naturellement
nobles et fiers, dont les opinions sont en opposition directe avec leurs
goûts, et qui vantent la servilité et la bassesse qu’ils n’ont jamais
connues pour euxmêmes.
Il en est d’autres, au contraire, qui parlent de la liberté comme
s’ils pouvaient sentir ce qu’il y a de saint et de grand en elle, et qui
réclament bruyamment en faveur de l’humanité des droits qu’ils ont
toujours méconnus.
J’aperçois des hommes vertueux et paisibles que leurs mœurs
pures, leurs habitudes tranquilles, leur aisance et leurs lumières
placent naturellement à la tête des populations qui les environnent.
Pleins d’un amour sincère pour la patrie, ils sont prêts à faire pour
elle de grands sacrifices : cependant la civilisation trouve souvent en
eux des adversaires ; ils confondent ses abus avec ses bienfaits, et
dans leur esprit l’idée du mal est indissolublement unie à celle du
nouveau.
Près de là j’en vois d’autres qui, au nom des progrès, s’efforçant
de matérialiser l’homme, veulent trouver l’utile sans s’occuper du
juste, la science loin des croyances, et le bienêtre séparé de la vertu :
ceuxlà se sont dits les champions de la civilisation moderne, et ils se
mettent insolemment à sa tête, usurpant une place qu’on leur
abandonne et dont leur indignité les repousse.
0ù sommesnous donc ?
Les hommes religieux combattent la liberté, et les amis de la
liberté attaquent les religions ; des esprits nobles et généreux vantent
l’esclavage, et des âmes basses et serviles préconisent
l’indépendance ; des citoyens honnêtes et éclairés sont ennemis de
tous les progrès, tandis que des hommes sans patriotisme et sans
mœurs se font les apôtres de la civilisation et des lumières !
Tous les siècles ontils donc ressemblé au nôtre ? L’homme atil
toujours eu sous les yeux, comme de nos jours, un monde où rien ne
s’enchaîne, où la vertu est sans génie, et le génie sans honneur ; où
l’amour de l’ordre se confond avec le goût des tyrans et le culte saint
de la liberté avec le mépris des lois ; où la conscience ne jette qu’une
14
clarté douteuse sur les actions humaines ; où rien ne semble plus
défendu, ni permis, ni honnête, ni honteux, ni vrai, ni faux ?
Penseraije que le Créateur a fait l’homme pour le laisser se
débattre sans fin au milieu des misères intellectuelles qui nous
entourent ? Je ne saurais le croire : Dieu prépare aux sociétés
européennes un avenir plus fixe et plus calme ; j’ignore ses desseins,
mais je ne cesserai pas d’y croire parce que je ne puis les pénétrer, et
j’aimerai mieux douter de mes lumières que de sa justice.
Il est un pays dans le monde où la grande révolution sociale dont
je parle semble avoir à peu près atteint ses limites naturelles ; elle s’y
est opérée d’une manière simple et facile, ou plutôt on peut dire que
ce pays voit les résultats de la révolution démocratique qui s’opère
parmi nous, sans avoir eu la révolution ellemême.
Les émigrants qui vinrent se fixer en Amérique au commencement
du XVIIe siècle dégagèrent en quelque façon le principe de la
démocratie de tous ceux contre lesquels il luttait dans le sein des
vieilles sociétés de l’Europe, et ils le transplantèrent seul sur les
rivages du nouveau monde. Là, il a pu grandir en liberté, et, marchant
avec les mœurs, se développer paisiblement dans les lois.
Il me paraît hors de doute que tôt ou tard nous arriverons, comme
les Américains, à l’égalité presque complète des conditions. je ne
conclus point de là que nous soyons appelés un jour à tirer
nécessairement, d’un pareil état social, les conséquences politiques
que les Américains en ont tirées. Je suis très loin de croire qu’ils
aient trouvé la seule forme de gouvernement que puisse se donner la
démocratie ; mais il suffit que dans les deux pays la cause génératrice
des lois et des mœurs soit la même, pour que nous ayons un intérêt
immense à savoir ce qu’elle a produit dans chacun d’eux.
Ce n’est donc pas seulement pour satisfaire une curiosité,
d’ailleurs légitime, que j’ai examiné l’Amérique ; j’ai voulu y trouver
des enseignements dont nous puissions profiter. On se tromperait
étrangement si l’on pensait que j’aie voulu faire un panégyrique ;
quiconque lira ce livre sera bien convaincu que tel n’a point été mon
dessein ; mon but n’a pas été non plus de préconiser telle forme de
gouvernement en général ; car je suis du nombre de ceux qui croient
15
qu’il n’y a presque jamais de bonté absolue dans les lois ; je n’ai
même pas prétendu juger si la révolution sociale, dont la marche me
semble irrésistible, était avantageuse ou funeste à l’humanité ; j’ai
admis cette révolution comme un fait accompli ou prêt à s’accomplir,
et, parmi les peuples qui l’ont vue s’opérer dans leur sein, j’ai
cherché celui chez lequel elle a atteint le développement le plus
complet et le plus paisible, afin d’en discerner clairement les
conséquences naturelles, et d’apercevoir, s’il se peut, les moyens de
la rendre profitable aux hommes. J’avoue que dans l’Amérique j’ai
vu plus que l’Amérique ; j’y ai cherché une image de la démocratie
ellemême, de ses penchants, de son caractère, de ses préjugés, de ses
passions ; j’ai voulu la connaître, ne fûtce que pour savoir du moins
ce que nous devions espérer ou craindre d’elle.
Dans la première partie de cet ouvrage, j’ai donc essayé de
montrer la direction que la démocratie, livrée en Amérique a ses
penchants et abandonnée presque sans contrainte à ses instincts,
donnait naturellement aux lois, la marche qu’elle imprimait au
gouvernement, et en général la puissance qu’elle obtenait sur les
affaires. J’ai voulu savoir quels étaient les biens et les maux produits
par elle. J’ai recherché de quelles précautions les Américains avaient
fait usage pour la diriger, et quelles autres ils avaient omises, et j’ai
entrepris de distinguer les causes qui lui permettent de gouverner la
société.
Mon but était de peindre dans une seconde partie l’influence
qu’exercent en Amérique l’égalité des conditions et le gouvernement
de la démocratie sur la société civile, sur les habitudes, les idées et
les mœurs ; mais je commence à me sentir moins d’ardeur pour
l’accomplissement de ce dessein. Avant que je puisse fournir ainsi la
tâche que je m’étais proposée, mon travail sera devenu presque
inutile. Un autre doit bientôt montrer aux lecteurs les principaux
traits du caractère américain, et, cachant sous un voile léger la gravité
des tableaux, prêter à la vérité des charmes dont je n’aurais pu la
1
parer .
1 À l’époque où je publiai la première édition de cet ouvrage, M. Gustave de
Beaumont, mon compagnon de voyage en Amérique, travaillait encore à son
16
Je ne sais si j’ai réussi à faire connaître ce que j’ai vu en
Amérique, mais je suis assuré d’en avoir eu sincèrement le désir, et
de n’avoir jamais cédé qu’à mon insu au besoin d’adapter les faits
aux idées, au lieu de soumettre les idées aux faits.
Lorsqu’un point pouvait être établi à l’aide de documents écrits,
j’ai eu soin de recourir aux textes originaux et aux ouvrages les plus
2
authentiques et les plus estimés . J’ai indiqué mes sources en notes,
et chacun pourra les vérifier. Quand il s’est agi d’opinions, d’usages
politiques, d’observations de mœurs, j’ai cherché à consulter les
hommes les plus éclairés.
S’il arrivait que la chose fût importante ou douteuse, je ne me
contentais pas d’un témoin, mais je ne me déterminais que sur
l’ensemble des témoignages.
Ici il faut nécessairement que le lecteur me croie sur parole.
J’aurais souvent pu citer à l’appui de ce que j’avance l’autorité de
noms qui lui sont connus, ou qui du moins sont dignes de l’être ;
mais je me suis gardé de le faire. L’étranger apprend souvent auprès
du foyer de son hôte d’importantes vérités, que celuici déroberait
peutêtre a l’amitié ; on se soulage avec lui d’un silence obligé ; on
livre intitulé Marie, ou l’Esclavage aux ÉtatsUnis, qui a para depuis. Le but
principal de M. de Beaumont a été de mettre en relief et de faire connaître la
situation des Nègres au milieu de la société angloaméricaine. Son ouvrage
jettera une vive et nouvelle lumière sur la question de l’esclavage, question
vitale pour les républiques unies. Je ne sais si je me trompe, mais il me semble
que le livre de M. de Beaumont, après avoir vivement intéressé ceux qui
voudront y puiser des émotions et y chercher des tableaux, doit obtenir un
succès plus solide et plus durable encore parmi les lecteurs qui, avant tout,
désirent des aperçus vrais et de profondes vérités
2 Les documents législatifs et administratifs m’ont été fournis avec une
obligeance dont le souvenir excitera toujours ma gratitude. Parmi les
fonctionnaires américains qui ont ainsi favorisé mes recherches, je citerai
surtout M, Edward Livingston, alors secrétaire d’État (maintenant ministre
plénipotentiaire à Paris). Durant mon séjour au sein du Congrès, M. Livingston
voulut bien me faire remettre la plupart des documents que je possède,
relativement au gouvernement fédéral. M. Livingston est un de ces hommes
rares qu’on aime en lisant leurs écrits, qu’on admire et qu’on honore avant
même de les connaître, et auxquels on est heureux de devoir de la
reconnaissance.
17
ne craint pas son indiscrétion, parce qu’il passe. Chacune de ces
confidences était enregistrée par moi aussitôt que reçue, mais elles ne
sortiront jamais de mon portefeuille ; j’aime mieux nuire au succès
de mes récits que d’ajouter mon nom à la liste de ces voyageurs qui
renvoient des chagrins et des embarras en retour de la généreuse
hospitalité qu’ils ont reçue.
Je sais que, malgré mes soins, rien ne sera plus facile que de
critiquer ce livre, si personne songe jamais à le critiquer.
Ceux qui voudront y regarder de près retrouveront, je pense, dans
l’ouvrage entier, une pensée mère qui enchaîne, pour ainsi dire,
toutes ses parties. Mais la diversité des objets que j’ai eus à traiter est
très grande, et celui qui entreprendra d’opposer un fait isolé à
l’ensemble des faits que je cite, une idée détachée à l’ensemble des
idées, y réussira sans peine. Je voudrais donc qu’on me fit la grâce de
me lire dans le même esprit qui a présidé à mon travail, et qu’on
jugeât ce livre par l’impression générale qu’il laisse, comme je me
suis décidé moimême, non par telle raison, mais par la masse des
raisons.
Il ne faut pas non plus oublier que l’auteur qui veut se faire
comprendre est obligé de pousser chacune de ses idées dans toutes
leurs conséquences théoriques, et souvent jusqu’aux limites du faux
et de l’impraticable ; car s’il est quelquefois nécessaire de s’écarter
des règles de la logique dans les actions, on ne saurait le faire de
même dans les discours, et l’homme trouve presque autant de
difficultés à être inconséquent dans ses paroles qu’il en rencontre
d’ordinaire à être conséquent dans ses actes. Je finis en signalant
moimême ce qu’un grand nombre de lecteurs considérera comme le
défaut capital de l’ouvrage. Ce livre ne se met précisément à la suite
de personne ; en l’écrivant, je n’ai entendu servir ni combattre aucun
parti ; j’ai entrepris de voir, non pas autrement, mais plus loin que les
partis ; et tandis qu’ils s’occupent du lendemain, j’ai voulu songer à
l’avenir.
18
19
L’Amérique du Nord divisée en deux vastes régions, l’une
descendant vers le pâle, l’autre vers l’équateur. – Vallée du
Mississippi. – Traces qu’on y rencontre des révolutions du globe,
– Rivage de l’océan Atlantique sur lequel se sont fondées les
colonies anglaises. – Différent aspect que présentaient l’Amérique du
Sud et l’Amérique du Nord à l’époque de la découverte. – Forêts de
l’Amérique du Nord. – Prairies. – Tribus errantes des indigènes.
– Leur extérieur, leurs mœurs, leurs langues. – Traces d’un peuple
inconnu.
L’Amérique du Nord présente, dans sa configuration extérieure,
des traits généraux qu’il est facile de discerner au premier coup
d’œil.
Une sorte d’ordre méthodique y a présidé à la séparation des terres
et des eaux, des montagnes et des vallées. Un arrangement simple et
majestueux s’y révèle au milieu même de la confusion des objets et
parmi l’extrême variété des tableaux.
Deux vastes régions la divisent d’une manière presque égale.
L’une a pour limite, au septentrion, le pôle arctique ; à l’est, à
l’ouest, les deux grands océans. Elle s’avance ensuite vers le midi, et
forme un triangle dont les côtés irrégulièrement tracés se rencontrent
enfin audessous des grands lacs du Canada.
La seconde commence où finit la première, et s’étend sur tout le
reste du continent.
20
L’une est légèrement inclinée vers le pôle, l’autre vers l’équateur.
Les terres comprises dans la première région descendent au nord
par une pente si insensible, qu’on pourrait presque dire qu’elles
forment un plateau. Dans l’intérieur de cet immense terreplein on ne
rencontre ni hautes montagnes ni profondes vallées.
Les eaux y serpentent comme au hasard ; les fleuves s’y
entremêlent, se joignent, se quittent, se retrouvent encore, se perdent
dans mille marais, s’égarent à chaque instant au milieu d’un
labyrinthe humide qu’ils ont créé, et ne gagnent enfin qu’après
d’innombrables circuits les mers polaires. Les grands lacs qui
terminent cette première région ne sont pas encaissés, comme la
plupart de ceux de l’ancien monde, dans des collines ou des rochers ;
leurs rives sont plates et ne s’élèvent que de quelques pieds audessus
du niveau de l’eau. Chacun d’eux forme donc comme une vaste
coupe remplie jusqu’aux bords : les plus légers changements dans la
structure du globe précipiteraient leurs ondes du côté du pôle ou vers
la mer des tropiques.
La seconde région est plus accidentée et mieux préparée pour
devenir la demeure permanente de l’homme ; deux longues chaînes
de montagnes la partagent dans toute sa longueur : l’une, sous le nom
d’Alleghanys, suit les bords de l’océan Atlantique ; l’autre court
parallèlement à la mer du Sud.
L’espace renfermé entre les deux chaînes de montagnes comprend
3
228 843 lieues carrées .
Sa superficie est donc environ six fois plus grande que celle de la
4
France .
Ce vaste territoire ne forme cependant qu’une seule vallée, qui,
descendant du sommet arrondi des Alleghanys, remonte, sans
rencontrer d’obstacles, jusqu’aux cimes des montagnes Rocheuses.
Au fond de la vallée coule un fleuve immense. C’est vers lui
qu’on voit accourir de toutes parts les eaux qui descendent des
montagnes.
3 1 341 649 milles. Voyez Darby’s View of the United States, p. 469. J’ai réduit
ces milles en lieues de 2 000 toises.
4 La France a 35 181 lieues carrées.
21
Jadis les Français l’avaient appelé le fleuve SaintLouis, en
mémoire de la patrie absente ; et les Indiens, dans leur pompeux
langage, l’ont nommé le Père des eaux, ou le Mississippi.
Le Mississippi prend sa source sur les limites des deux grandes
régions dont j’ai parlé plus haut, vers le sommet du plateau qui les
sépare.
5
Près de lui naît un autre fleuve qui va se décharger dans les mers
polaires. Le Mississippi luimême semble quelque temps incertain du
chemin qu’il doit prendre : plusieurs fois il revient sur ses pas, et ce
n’est qu’après avoir ralenti son cours au sein de lacs et de marécages
qu’il se décide enfin et trace lentement sa route vers le midi.
Tantôt tranquille au fond du lit argileux que lui a creusé la nature,
tantôt gonflé par les orages, le Mississippi arrose plus de mille lieues
6
dans son cours .
7