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Alphonse Daudet
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Il y a cent ans, Lesage écrivait ceci en tête de Gil Blas :
« Comme il y a des personnes qui ne sauraient lire sans faire des
applications des caractères vicieux ou ridicules qu’elles trouvent dans
les ouvrages, je déclare à ces lecteurs malins qu’ils auraient tort
d’appliquer les portraits qui sont dans le présent livre. J’en fais un
aveu public : Je ne me suis proposé que de représenter la vie des
hommes telle qu’elle est… »
Toute distance gardée entre le roman de Lesage et le mien, c’est
une déclaration du même genre que j’aurais désiré mettre à la
première page du Nabab, dès sa publication. Plusieurs raisons m’en
ont empêché. D’abord, la peur qu’un pareil avertissement n’eût trop
l’air d’être jeté en appât au public et de vouloir forcer son attention.
Puis, j’étais loin de me douter qu’un livre écrit avec des
préoccupations purement littéraires pût acquérir ainsi tout d’un coup
cette importance anecdotique et me valoir une telle nuée
bourdonnante de réclamations. Jamais en effet, rien de semblable ne
s’est vu. Pas une ligne de mon œuvre, pas un de ses héros, pas même
un personnage en silhouette qui ne soit devenu motif à allusions, à
protestations. L’auteur a beau se défendre, jurer ses grands dieux que
son roman n’a pas de clé, chacun lui en forge au moins une, à l’aide
de laquelle il prétend ouvrir cette serrure à combinaison. Il faut que
tous ces types aient vécu, comment donc ! qu’ils vivent encore,
identiques de la tête aux pieds… Monpavon est un tel, n’est-ce pas ?
… La ressemblance de Jenkins est frappante… Celui-ci se fâche d’en
être, tel autre de n’en être pas, et cette recherche du scandale aidant,
il n’est pas jusqu’à des rencontres de noms, fatales dans le roman
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moderne, des indications de rues, des numéros de maisons choisis au
hasard, qui n’aient servi à donner une sorte d’identité à des êtres bâtis
de mille pièces et en définitive absolument imaginaires.
L’auteur a trop de modestie pour prendre tout ce bruit à son
compte. Il sait la part qu’ont eue dans cela les indiscrétions amicales
ou perfides des journaux ; et sans remercier les uns plus qu’il ne
convient, sans en vouloir aux autres outre mesure, il se résigne à sa
tapageuse aventure comme à une chose inévitable et tient seulement
à honneur d’affirmer, sur vingt ans de travail et de probité littéraires,
que cette fois, pas plus que les autres, il n’avait cherché cet élément
de succès. En feuilletant ses souvenirs, ce qui est le droit et le devoir
de tout romancier, il s’est rappelé un singulier épisode du Paris
cosmopolite d’il y a quinze ans. Le romanesque d’une existence
éblouissante et rapide, traversant en météore le ciel parisien, a
évidemment servi de cadre au Nabab, à cette peinture des mœurs de
la fin du Second Empire. Mais autour d’une situation, d’aventures
connues, que chacun était en droit d’étudier et de rappeler, quelle
fantaisie répandue, que d’inventions, que de broderies, surtout quelle
dépense de cette observation continuelle, éparse, presque
inconsciente, sans laquelle il ne saurait y avoir d’écrivains
d’imagination. D’ailleurs, pour se rendre compte du travail
« cristallisant » qui transporte du réel à la fiction, de la vie au roman,
les circonstances les plus simples, il suffirait d’ouvrir le Moniteur
officiel de février 1864 et de comparer certaine séance du corps
législatif au tableau que j’en donne dans mon livre. Qui aurait pu
supposer qu’après tant d’années écoulées ce Paris à la courte
mémoire saurait reconnaître le modèle primitif dans l’idéalisation
que le romancier en a faite et qu’il s’élèverait des voix pour accuser
d’ingratitude celui qui ne fut point certes « le commensal assidu » de
son héros, mais seulement, dans leurs rares rencontres, un curieux en
qui la vérité se photographie rapidement et qui ne peut jamais effacer
de son souvenir les images une fois fixées ?
J’ai connu le « vrai Nabab » en 1864. J’occupais alors une
position semi-officielle qui m’obligeait à mettre une grande réserve
dans mes visites à ce fastueux et accueillant Levantin. Plus tard je fus
lié avec un de ses frères mais à ce moment-là le pauvre Nabab se
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débattait au loin dans des buissons d’épines cruelles et l’on ne le
voyait plus à Paris que rarement. Du reste il est bien gênant pour un
galant homme de compter ainsi avec les morts et de dire : « Vous
vous trompez. Bien que ce fût un hôte aimable, on ne m’a pas
souvent vu chez lui. » Qu’il me suffise donc de déclarer qu’en
parlant du fils de la mère Françoise comme je l’ai fait, j’ai voulu le
rendre sympathique et que le reproche d’ingratitude me paraît de
toute façon une absurdité. Cela est si vrai que bien des gens trouvent
le portrait trop flatté, plus intéressant que nature. À ces gens-là ma
réponse est fort simple : « Jansoulet m’a fait l’effet d’un brave
homme ; mais en tout cas, si je me trompe, prenez-vous-en aux
journaux qui vous ont dit son vrai nom. Moi je vous ai livré mon
roman comme un roman, mauvais ou bon, sans ressemblance
garantie. »
Quant à Mora, c’est autre chose. On a parlé d’indiscrétion, de
défection politique… Mon Dieu, je ne m’en suis jamais caché. J’ai
été, à l’âge de vingt ans, attaché du cabinet du haut fonctionnaire qui
m’a servi de type ; et mes amis de ce temps-là savent quel grave
personnage politique je faisais. L’administration elle aussi a dû
garder un singulier souvenir de ce fantastique employé à crinière
mérovingienne, toujours le dernier venu au bureau, le premier parti,
et ne montant jamais chez le duc que pour lui demander des congés ;
avec cela d’un naturel indépendant, les mains nettes de toute cantate,
et si peu inféodé à l’Empire que le jour où le duc lui offrit d’entrer à
son cabinet, le futur attaché crut devoir déclarer avec une solennité
juvénile et touchante « qu’il était légitimiste ».
« L’Impératrice l’est aussi », répondit l’Excellence en souriant
d’un grand air impertinent et tranquille. C’est avec ce sourire-là que
je l’ai toujours vu, sans avoir besoin pour cela de regarder par le trou
des serrures, et c’est ainsi que je l’ai peint, tel qu’il aimait à se
montrer, dans son attitude de Richelieu-Brummell. L’histoire
s’occupera de l’homme d’État. Moi j’ai fait voir, en le mêlant de fort
loin à la fiction de mon drame, le mondain qu’il était et qu’il voulait
être, assuré d’ailleurs que de son vivant il ne lui eût point déplu
d’être présenté ainsi.
Voilà ce que j’avais à dire. Et maintenant, ces déclarations faites
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en toute franchise, retournons bien vite au travail. On trouvera ma
préface un peu courte et les curieux y auront en vain cherché le
piment attendu. Tant pis pour eux. Si brève que soit cette page, elle
est pour moi trois fois trop longue. Les préfaces ont cela de mauvais
surtout qu’elles vous empêchent d’écrire des livres.
ALPHONSE DAUDET.
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Debout sur le perron de son petit hôtel de la rue de Lisbonne, rasé
de frais, l’œil brillant, la lèvre entrouverte d’aise, ses longs cheveux
vaguement grisonnants épandus sur un vaste collet d’habit, carrée
d’épaules, robuste et sain comme un chêne, l’illustre docteur
irlandais Robert Jenkins, chevalier du Medjidjié et de l’ordre
distingué de Charles III d’Espagne, membre de plusieurs sociétés
savantes ou bienfaisantes, président fondateur de l’œuvre de
Bethléem, Jenkins enfin, le Jenkins des perles Jenkins à base
arsenicale, c’est-à-dire le médecin à la mode de l’année 1864,
l’homme le plus occupé de Paris, s’apprêtait à monter en voiture, un
matin de la fin de novembre, quand une croisée s’ouvrit au premier
étage sur la cour intérieure de l’hôtel, et une voix de femme demanda
timidement : « Rentrerez-vous déjeuner, Robert ? »
Oh ! de quel bon et loyal sourire s’éclaira tout à coup cette belle
tête de savant et d’apôtre, et dans le tendre bonjour que ses yeux
envoyèrent là-haut vers le chaud peignoir blanc entrevu derrière les
tentures soulevées comme on devinait bien une de ces passions
conjugales tranquilles et sûres, que l’habitude resserre de toute la
souplesse et la solidité de ses liens.
« Non, madame Jenkins… » Il aimait à lui donner ainsi
publiquement son titre d’épouse légitime, comme s’il eût trouvé là
une intime satisfaction, une sorte d’acquit de conscience envers la
femme qui lui rendait la vie si riante… « Non, ne m’attendez pas ce
matin. Je déjeune place Vendôme.
— Ah ! oui… le Nabab », dit la belle Mme Jenkins avec une
nuance très marquée de respect pour ce personnage des Mille et une
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Nuits dont tout Paris parlait depuis un mois ; puis, après un peu
d’hésitation, bien tendrement, tout bas, entre les lourdes tapisseries,
elle chuchota rien que pour le docteur : « Surtout n’oubliez pas ce
que vous m’avez promis. »
C’était vraisemblablement quelque chose de bien difficile à tenir,
car au rappel de cette promesse les sourcils de l’apôtre se froncèrent,
son sourire se pétrifia, toute sa figure prit une expression
d’incroyable dureté ; mais ce fut l’affaire d’un instant. Au chevet de
leurs riches malades, ces physionomies de médecins à la mode
deviennent expertes à mentir. Avec son air le plus tendre, le plus
cordial, il répondit en montrant une rangée de dents éblouissantes :
« Ce que j’ai promis sera fait, madame Jenkins. Maintenant, rentrez
vite et fermez votre croisée. Le brouillard est froid ce matin. »
Oui, le brouillard était froid, mais blanc comme de la vapeur de
neige, et, tendu derrière les glaces du grand coupé, il égayait de
reflets doux le journal déplié dans les mains du docteur. Là-bas, dans
les quartiers populeux, resserrés et noirs, dans le Paris commerçant et
ouvrier, on ne connaît pas cette jolie brume matinale qui s’attarde
aux grandes avenues ; de bonne heure l’activité du réveil, le va-et-
vient des voitures maraîchères, des omnibus, des lourds camions
secouant leurs ferrailles, l’ont vite hachée, effiloquée, éparpillée.
Chaque passant en emporte un peu dans un paletot râpé, un cache-
nez qui montre la trame, des gants grossiers frottés l’un contre
l’autre. Elle imbibe les blouses frissonnantes, les waterproofs jetés
sur les jupes de travail ; elle se fond à toutes les haleines, chaudes
d’insomnie ou d’alcool, s’engouffre au fond des estomacs vides, se
répand dans les boutiques qu’on ouvre, les cours noires, le long des
escaliers dont elle inonde la rampe et les murs, jusque dans les
mansardes sans feu.
Voilà pour quoi il en reste si peu dehors. Mais dans cette portion
de Paris espacée et grandiose, où demeurait la clientèle de Jenkins,
sur ces larges boulevards plantés d’arbres, ces quais déserts, le
brouillard planait immaculé, en nappes nombreuses, avec des
légèretés et des floconnements de ouate. C’était fermé, discret,
presque luxueux, parce que le soleil derrière cette paresse de son
lever commençait à répandre des teintes doucement pourprées, qui
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donnaient à la brume enveloppant jusqu’au faîte les hôtels alignés
l’aspect d’une mousseline blanche jetée sur des étoffes écarlates. On
aurait dit un grand rideau abritant le sommeil tardif et léger de la
fortune, épais rideau où rien ne s’entendait que le battement discret
d’une porte cochère, les mesures en fer-blanc des laitiers, les grelots
d’un troupeau d’ânesses passant au grand trot suivies du souffle court
et haletant de leur berger, et le roulement sourd du coupé de Jenkins
commençant sa tournée de chaque jour.
D’abord à l’hôtel de Mora. C’était, sur le quai d’Orsay tout à côté
de l’ambassade d’Espagne, dont les longues terrasses faisaient suite
aux siennes, un magnifique palais ayant son entrée principale rue de
Lille et une porte sur le bord de l’eau. Entre deux hautes murailles
revêtues de lierre, reliées entre elles par d’imposants arcs de voûte, le
coupé fila comme une flèche, annoncé par deux coups d’un timbre
retentissant qui tirèrent Jenkins de l’extase où la lecture de son
journal semblait l’avoir plongé. Puis les roues amortirent leur bruit
sur le sable d’une vaste cour et s’arrêtèrent, après un élégant circuit,
contre le perron de l’hôtel, surmonté d’une large marquise en
rotonde.
Dans la confusion du brouillard, on apercevait une dizaine de
voitures rangées en ligne, et le long d’une avenue d’acacias, tout secs
en cette saison et nus dans leur écorce, les silhouettes de palefreniers
anglais promenant à la main les chevaux de selle du duc. Tout
révélait un luxe ordonné, reposé, grandiose et sûr.
« J’ai beau venir matin, d’autres arrivent toujours avant moi », se
dit Jenkins en voyant la file où son coupé prenait place ; mais, certain
de ne pas attendre, il gravit, la tête haute, d’un air d’autorité
tranquille, ce perron officiel que franchissaient chaque jour tant
d’ambitions frémissantes, d’inquiétudes aux pieds trébuchants.
Dès l’antichambre, élevée et sonore comme une église et que deux
grands feux de bois, en dépit des calorifères brûlant nuit et jour,
emplissaient d’une vie rayonnante, le luxe de cet intérieur arrivait par
bouffées tièdes et capiteuses. Cela tenait à la fois de la serre et de
l’étuve. Beaucoup de chaleur dans de la clarté ; des boiseries
blanches, des marbres blancs, des fenêtres immenses, rien d’étouffé
ni d’enfermé, et pourtant une atmosphère égale faite pour entourer
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quelque existence rare, affinée et nerveuse. Jenkins s’épanouissait à
ce soleil factice de la richesse ; il saluait d’un « bonjour, mes
enfants » le suisse poudré, au large baudrier d’or, les valets de pied
en culotte courte, livrée or et bleu tous debout pour lui faire honneur,
effleurait du doigt la grande cage des ouistitis pleine de cris aigus et
de cabrioles, et s’élançait en sifflotant sur l’escalier de marbre clair
rembourré d’un tapis épais comme une pelouse, conduisant aux
appartements du duc.
Depuis six mois qu’il venait à l’hôtel de Mora, le bon docteur ne
s’était pas encore blasé sur l’impression toute physique de gaieté, de
légèreté que lui causait l’air de cette maison.
Quoiqu’on fût chez le premier fonctionnaire de l’Empire, rien ne
sentait ici l’administration ni ses cartons de paperasses poudreuses.
Le duc n’avait consenti à accepter ses hautes dignités de ministre
d’État, président du conseil, qu’à la condition de ne pas quitter son
hôtel ; il n’allait au ministère qu’une heure ou deux par jour, le temps
de donner les signatures indispensables, et tenait ses audiences dans
sa chambre à coucher. En ce moment, malgré l’heure matinale, le
salon était plein. On voyait là des figures graves, anxieuses, des
préfets de province aux lèvres rases, aux favoris administratifs, un
peu moins arrogants dans cette antichambre que là-bas dans leurs
préfectures, des magistrats, l’air austère, sobres de gestes, des
députés aux allures importantes, gros bonnets de la finance, usiniers
cossus et rustiques, parmi lesquels se détachait çà et là la grêle
tournure ambitieuse d’un substitut ou d’un conseiller de préfecture,
en tenue de solliciteur, habit noir et cravate blanche ; et tous, debout,
assis, groupés ou solitaires, crochetaient silencieusement du regard
cette haute porte fermée sur leur destin, par laquelle ils sortiraient
tout à l’heure triomphants ou la tête basse. Jenkins traversa la foule
rapidement, et chacun suivait d’un œil d’envie ce nouveau venu que
l’huissier à chaîne, correct et glacial, assis devant une table à côté de
la porte accueillait d’un petit sourire à la fois respectueux et familier.
« Avec qui est-il ? » demanda le docteur en montrant la chambre
du duc.
Du bout des lèvres, non sans un frisement d’œil légèrement
ironique, l’huissier murmura un nom qui, s’ils l’avaient entendu,
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aurait indigné tous ces hauts personnages attendant depuis une heure
que le costumier de l’Opéra eût terminé son audience.
Un bruit de voix, un jet de lumière… Jenkins venait d’entrer chez
le duc ; il n’attendait jamais, lui.
Debout, le dos à la cheminée, serré dans une veste en fourrure
bleue dont les douceurs de reflet affinaient une tête énergique et
hautaine, le président du conseil faisait dessiner sous ses yeux un
costume de pierrette que la duchesse porterait à son prochain bal, et
donnait ses indications avec la même gravité que s’il eût dicté un
projet de loi.
« Ruchez la fraise très fin et ne ruchez pas les manchettes…
Bonjour, Jenkins… Je suis à vous. »
Jenkins s’inclina et fit quelques pas dans l’immense chambre dont
les croisées, ouvrant sur un jardin qui allait jusqu’à la Seine,
encadraient un des plus beaux aspects de Paris, les ponts, les
Tuileries, le Louvre, dans un entrelacement d’arbres noirs comme
tracés à l’encre de Chine sur le fond flottant du brouillard. Un large
lit très bas, élevé de quelques marches, deux ou trois petits paravents
de laque aux vagues et capricieuses dorures, indiquant ainsi que les
doubles portes et les tapis de haute laine, la crainte du froid poussée
jusqu’à l’excès, des sièges divers, chaises longues, chauffeuses,
répandus un peu au hasard, tous bas, arrondis, de forme indolente ou
voluptueuse, composaient l’ameublement de cette chambre célèbre
où se traitent les plus graves questions et aussi les plus légères avec
le même sérieux d’intonation.
Au mur, un beau portrait de la duchesse ; sur la cheminée, un
buste du duc œuvre de Félicia Ruys, qui avait eu au récent Salon les
honneurs d’une première médaille.
« Eh bien ! Jenkins, comment va, ce matin ? dit l’Excellence en
s’approchant, pendant que le costumier ramassait ses dessins de
modes, épars sur tous les fauteuils.
— Et vous, mon cher duc ? Je vous ai trouvé un peu pâle hier soir
aux Variétés.
— Allons donc ! Je ne me suis jamais si bien porté… Vos perles
me font un effet du diable… Je me sens une vivacité, une verdeur…
Quand je pense comme j’étais fourbu il y a six mois. »
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Jenkins, sans rien dire, avait appuyé sa grosse tête sur la fourrure
du ministre d’État, à l’endroit où le cœur bat chez le commun des
hommes. Il écouta un moment pendant que l’Excellence continuait à
parler sur le ton indolent, excédé, qui faisait un des caractères de sa
distinction.
« Avec qui étiez-vous donc, docteur, hier soir ? Ce grand Tartare
bronzé qui riait si fort sur le devant de votre avant-scène ?…
— C’était le Nabab, monsieur le duc… Ce fameux Jansoulet, dont
il est tant question en ce moment.
— J’aurais dû m’en douter. Toute la salle le regardait. Les actrices
ne jouaient que pour lui… Vous le connaissez ? Quel homme est-ce ?
— Je le connais… C’est-à-dire je le soigne… Merci mon cher
duc, j’ai fini.
Tout va bien par là… En arrivant à Paris, il y a un mois, le
changement de climat l’avait un peu éprouvé. Il m’a fait appeler, et
depuis m’a pris en grande amitié… Ce que je sais de lui, c’est qu’il a
une fortune colossale, gagnée à Tunis, au service du bey, un cœur
loyal, une âme généreuse, où les idées d’humanité.
— À Tunis ?… interrompit le duc fort peu sentimental et
humanitaire de sa nature… Alors, pourquoi ce nom de Nabab ?
— Bah ! les Parisiens n’y regardent pas de si près… Pour eux,
tout riche étranger est un nabab, n’importe d’où il vienne !… Celui-
ci du reste a bien le physique de l’emploi, un teint cuivré, des yeux
de braise ardente, de plus une fortune gigantesque dont il fait, je ne
crains pas de le dire, l’usage le plus noble et le plus intelligent. C’est
à lui que je dois, – ici le docteur prit un air modeste – que je dois
d’avoir enfin pu constituer l’œuvre de Bethléem pour l’allaitement
des enfants, qu’un journal du matin, que je parcourais tout à l’heure,
le Messager, je crois, appelle « la grande pensée philanthropique du
siècle. »
Le duc jeta un regard distrait sur la feuille que Jenkins lui tendait.
Ce n’était pas celui-là qu’on prenait avec des phrases de réclame.
« Il faut qu’il soit très riche, ce M. Jansoulet, dit-il froidement. Il
commandite le théâtre de Cardailhac. Monpavon lui fait payer ses
dettes, Bois-l’Héry lui monte une écurie, le vieux Schwalbach une
galerie de tableaux… C’est de l’argent, tout cela. »
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Jenkins se mit à rire :
« Que voulez-vous, mon cher duc, vous le préoccupez beaucoup,
ce pauvre Nabab. Arrivant ici avec la ferme volonté de devenir
Parisien, homme du monde, il vous a pris pour modèle en tout, et je
ne vous cache pas qu’il voudrait bien étudier son modèle de plus
près.
— Je sais, je sais… Monpavon m’a déjà demandé de me
l’amener… Mais je veux attendre, je veux voir… Avec ces grandes
fortunes, qui viennent de si loin, il faut se garder… Mon Dieu, je ne
dis pas… Si je le rencontrais ailleurs que chez moi, au théâtre dans
un salon…
— Justement Mme Jenkins compte donner une petite fête le mois
prochain. Si vous vouliez nous faire l’honneur…
— J’irai très volontiers chez vous, mon cher docteur, et dans le
cas où votre Nabab serait là, je ne m’opposerais pas à ce qu’il me fût
présenté. »
À ce moment l’huissier de service entrouvrit la porte.
« M. le ministre de l’Intérieur est dans le salon bleu… Il n’a qu’un
mot à dire à Son Excellence… M. le préfet de police attend toujours
en bas, dans la galerie.
— C’est bien, dit le duc, j’y vais… Mais je voudrais en finir avant
avec ce costume. Voyons, père chose, qu’est-ce que nous décidons
pour ces ruches ? À revoir docteur… Rien à faire, n’est-ce pas, que
continuer les perles ?
— Continuer les perles », dit Jenkins en saluant, et il sortit, tout
radieux des deux bonnes fortunes qui lui arrivaient en même temps,
l’honneur de recevoir le duc et le plaisir d’obliger son cher Nabab.
Dans l’antichambre, la foule des solliciteurs qu’il traversa était
encore plus nombreuse qu’à son entrée ; de nouveaux venus s’étaient
joints aux patients de la première heure d’autres montaient l’escalier,
affairés et tout pâles, et dans la cour, les voitures continuaient à
arriver, à se ranger en cercle sur deux rangs, gravement,
solennellement, pendant que la question des ruches aux manchettes
se discutait là-haut avec non moins de solennité.
« Au cercle », dit Jenkins à son cocher.
Le coupé roula le long des quais, repassa les ponts, gagna la place
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de la Concorde, qui n’avait déjà plus le même aspect que tout à
l’heure. Le brouillard s’écartait vers le Garde-Meuble et le temple
grec de la Madeleine laissant deviner çà et là l’aigrette blanche d’un
jet d’eau l’arcade d’un palais, le haut d’une statue, les massifs des
Tuileries, groupés frileusement près des grilles. Le voile non soulevé,
mais déchiré par places, découvrait des fragments d’horizon ; et l’on
voyait sur l’avenue menant à l’Arc de Triomphe, des breaks passer
au grand trot chargés de cochers et de maquignons, des dragons de
l’impératrice, des guides chamarrés et couverts de fourrures s’en aller
deux par deux en longues files, avec un cliquetis de mors, d’éperons,
des ébrouements de chevaux frais, tout cela s’éclairant d’un soleil
encore invisible, sortant du vague de l’air, y rentrant par masses,
comme une vision rapide du luxe matinal de ce quartier.
Jenkins descendit à l’angle de la rue Royale. Du haut en bas de la
grande maison de jeu, les domestiques circulaient, secouant les tapis,
aérant les salons où flottait la buée des cigares, où des monceaux de
cendre fine tout embrasée s’écroulaient au fond des cheminées,
tandis que sur les tables vertes, encore frémissantes des parties de la
nuit, brûlaient quelques flambeaux d’argent dont la flamme montait
toute droite dans la lumière blafarde du grand jour.
Le bruit, le va-et-vient s’arrêtaient au troisième étage, où quelques
membres du cercle avaient leur appartement. De ce nombre était le
marquis de Monpavon, chez qui Jenkins se rendait.
« Comment ! c’est vous, docteur ?… Diable emporte !… Quelle
heure est-il donc ?… Suis pas visible.
— Pas même pour le médecin ?
— Oh ! pour personne… Question de tenue, mon cher… C’est
égal, entrez tout de même… Chaufferez les pieds un moment
pendant que Francis finit de me coiffer. »
Jenkins pénétra dans la chambre à coucher, banale comme tous les
garnis, et s’approcha du feu sur lequel chauffaient des fers à friser de
toutes les dimensions, tandis que dans le laboratoire à côté, séparé de
la chambre par une tenture algérienne, le marquis de Monpavon
s’abandonnait aux manipulations de son valet de chambre. Des
odeurs de patchouli, de cold-cream, de corne et de poils brûlés
s’échappaient de l’espace restreint ; et de temps en temps, quand
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Francis venait retirer un fer, Jenkins entrevoyait une immense toilette
chargée de mille petits instruments d’ivoire, de nacre et d’acier,
limes, ciseaux, houppes et brosses, de flacons, de godets, de
cosmétiques, étiquetés, rangés, alignés, et parmi tout cet étalage,
maladroite et déjà tremblante une main de vieillard, sèche et longue,
soignée aux ongles comme celle d’un peintre japonais, qui hésitait au
milieu de ces quincailleries menues et de ces faïences de poupée.
Tout en arrangeant son visage, la plus longue, la plus compliquée
de ses occupations du matin, Monpavon causait avec le docteur,
racontait ses malaises, le bon effet des perles, qui le rajeunissaient,
disait-il. Et de loin, ainsi, sans le voir, on aurait cru entendre le duc
de Mora, tellement il lui avait pris ses façons de parler. C’étaient les
mêmes phrases inachevées, terminées en « ps… ps… ps… » du bout
des dents, des « machin », des « chose », intercalés à tout propos
dans le discours, une sorte de bredouillement aristocratique fatigué,
paresseux, où se sentait un mépris profond pour l’art vulgaire de la
parole. Dans l’entourage du duc, tout le monde cherchait à imiter cet
accent, ces intonations dédaigneuses avec une affectation de
simplicité.
Jenkins, trouvant la séance un peu longue, s’était levé pour partir :
« Adieu, je m’en vais… On vous verra chez le Nabab ?
— Oui, je compte y déjeuner… promis de lui amener chose,
machin, comment donc ?… Vous savez, pour notre grosse affaire…
ps… ps… ps… Sans quoi je me dispenserais bien d’y aller… vraie
ménagerie, cette maison-là… »
L’Irlandais, malgré sa bienveillance, convint que la société était
un peu mêlée chez son ami. Mais quoi ! Il ne fallait pas lui en
vouloir. Il ne savait pas, ce pauvre homme.
« Sait pas, et veut pas apprendre, fit Monpavon avec aigreur… Au
lieu de consulter les gens d’expérience… ps… ps… ps… premier
écornifleur venu. Avez-vous vu chevaux que Bois-l’Héry lui a fait
acheter ? De la roustissure ces bêtes-là. Et il les a payées vingt mille
francs. Parions que Bois-l’Héry les a eues pour six mille.
— Oh ! fi donc… un gentilhomme ! » dit Jenkins avec
l’indignation d’une belle âme se refusant à croire au mal.
Monpavon continua sans avoir l’air d’entendre :
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« Tout ça parce que les chevaux sortaient de l’écurie de Mora.
— C’est vrai que le duc lui tient au cœur, à ce cher Nabab. Aussi
je vais le rendre bien heureux en lui apprenant… »
Le docteur s’arrêta, embarrassé.
« En lui apprenant quoi, Jenkins ? »
Assez penaud, Jenkins dut avouer qu’il avait obtenu de Son
Excellence la permission de lui présenter son ami Jansoulet. À peine
eut-il achevé sa phrase, qu’un long spectre, au visage flasque, aux
cheveux, aux favoris multicolores, s’élança du cabinet dans la
chambre, croisant de ses deux mains sur un cou décharné mais très
droit un peignoir de soie claire à pois violets, dont il s’enveloppait
comme un bonbon dans sa papillote. Ce que cette physionomie héroï-
comique avait de plus saillant, c’était un grand nez busqué tout
luisant de cold-cream, et un regard vif, aigu, trop jeune, trop clair
pour la paupière lourde et plissée qui le recouvrait.
Les malades de Jenkins avaient tous ce regard-là.
Vraiment il fallait que Monpavon fût bien ému pour se montrer
ainsi dépourvu de tout prestige. En effet, les lèvres blanches, la voix
changée, il s’adressa au docteur vivement, sans zézayer cette fois, et
tout d’un trait :
« Ah çà ! mon cher, pas de farce entre nous, n’est-ce pas ?… Nous
nous sommes rencontrés tous les deux devant la même écuelle ; mais
je vous laisse votre part ; j’entends que vous me laissiez la mienne. »
Et l’air étonné de Jenkins ne l’arrêta pas. « Que ceci soit dit une fois
pour toutes. J’ai promis au Nabab de le présenter au duc, ainsi que je
vous ai présenté jadis. Ne vous mêlez donc pas de ce qui me regarde
seul. »
Jenkins mit la main sur son cœur, protesta de son innocence. Il
n’avait jamais eu l’intention… Certainement Monpavon était trop
l’ami du duc, pour qu’un autre… Comment avait-il pu supposer ?…
« Je ne suppose rien, dit le vieux gentilhomme, plus calme mais
toujours froid. J’ai voulu seulement avoir une explication très nette
avec vous à ce sujet. »
L’Irlandais lui tendit sa main large ouverte.
« Mon cher marquis, les explications sont toujours nettes entre
gens d’honneur.
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— D’honneur est un grand mot, Jenkins… Disons gens de
tenue… Cela suffit. »
Et cette tenue, qu’il invoquait comme suprême frein de conduite,
le rappelant tout à coup au sentiment de sa comique situation, le
marquis offrit un doigt à la poignée de main démonstrative de son
ami et repassa dignement derrière son rideau, pendant que l’autre
s’en allait, pressé de reprendre sa tournée.
Quelle magnifique clientèle il avait, ce Jenkins ! Rien que des
hôtels princiers, des escaliers chauffés, chargés de fleurs à tous leurs
étages, des alcôves capitonnées et soyeuses, où la maladie se faisait
discrète, élégante, où rien ne sentait cette main brutale qui jette sur
un lit de misère ceux qui ne cessent de travailler que pour mourir. Ce
n’était pas à vrai dire des malades, ces clients du docteur irlandais.
On n’en aurait pas voulu dans un hospice. Leurs organes n’ayant pas
même la force d’une secousse, le siège de leur mal ne se trouvait
nulle part, et le médecin penché sur eux aurait cherché en vain la
palpitation d’une souffrance dans ces corps que l’inertie, le silence de
la mort habitaient déjà. C’étaient des épuisés, des exténués, des
anémiques, brûlés par une vie absurde mais la trouvant si bonne
encore qu’ils s’acharnaient à la prolonger. Et les perles Jenkins
devenaient fameuses, justement pour ce coup de fouet donné aux
existences surmenées.
« Docteur, je vous en conjure, que j’aille au bal ce soir ! disait la
jeune femme anéantie sur sa chaise longue et dont la voix n’était plus
qu’un souffle.
— Vous irez, ma chère enfant. »
Et elle y allait, et jamais elle n’avait paru plus belle.
« Docteur, à tout prix, dussé-je en mourir, il faut que demain
matin je sois au conseil des ministres. »
Il y était, et il en rapportait un triomphe d’éloquence et de
diplomatie ambitieuse. Après… oh ! après, par exemple… Mais
n’importe ! jusqu’au dernier jour, les clients de Jenkins circulaient, se
montraient, trompaient l’égoïsme dévorant de la foule. Ils mouraient
debout, en gens du monde.
Après mille détours dans la Chaussée-d’Antin, les Champs-
Élysées, après avoir visité tout ce qu’il y avait de millionnaire ou de
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titré dans le faubourg Saint-Honoré, le médecin à la mode arriva à
l’angle du Cours-la-Reine et de la rue François-Ier, devant une façade
arrondie qui tenait le coin du quai, et pénétra au rez-de-chaussée dans
un intérieur qui ne ressemblait en rien à ceux qu’il traversait depuis
le matin. Dès l’entrée, des tapisseries couvrant les murs, de vieux
vitraux coupant de lanières de plomb un jour discret et mélangé, un
saint gigantesque en bois sculpté qui faisait face à un monstre
japonais aux yeux saillants, au dos couvert d’écailles finement
tuilées, indiquaient le goût imaginatif et curieux d’un artiste. Le petit
domestique qui vint ouvrir tenait en laisse un lévrier arabe plus grand
que lui.
« Madame Constance est à la messe, dit-il, et mademoiselle est
dans l’atelier, toute seule… Nous travaillons depuis six heures du
matin », ajouta l’enfant avec un bâillement lamentable que le chien
attrapa au vol et qui lui fit ouvrir toute grande sa gueule rose aux
dents aiguës.
Jenkins, que nous avons vu entrer si tranquillement dans la
chambre du ministre d’État, tremblait un peu en soulevant la tenture
qui masquait la porte de l’atelier restée ouverte. C’était un superbe
atelier de sculpture, dont la façade en coin arrondissait tout un côté
vitré, bordé de pilastres, une large baie lumineuse opalisée en ce
moment par le brouillard. Plus ornée que ne le sont d’ordinaire ces
pièces de travail, que les souillures du plâtre, les ébauchoirs, la terre
glaise, les flaques d’eau font ressembler à des chantiers de
maçonnerie, celle-ci ajoutait un peu de coquetterie à sa destination
artistique. Des plantes vertes dans tous les coins, quelques bons
tableaux accrochés au mur nu, et çà et là – portées par des consoles
en chêne – deux ou trois œuvres de Sébastien Ruys, dont la dernière,
exposée après sa mort, était couverte d’une gaze noire.
La maîtresse de la maison, Félicia Ruys, la fille du célèbre
sculpteur, connue déjà elle-même par deux chefs-d’œuvre, le buste
de son père et celui du duc de Mora, se tenait au milieu de l’atelier,
en train de modeler une figure. Serrée dans une amazone de drap
bleu à long plis, un fichu de Chine roulé autour de son cou comme
une cravate de garçon, ses cheveux noirs et fins, groupés sans apprêt
sur la forme antique de sa petite tête, Félicia travaillait avec une
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ardeur extrême, qui ajoutait à sa beauté la condensation, le
resserrement de tous les traits d’une expression attentive et satisfaite.
Mais cela changea tout de suite à l’arrivée du docteur.
« Ah ! c’est vous, dit-elle brusquement, comme éveillée d’un
rêve… On a donc sonné ?… Je n’avais pas entendu. »
Et dans l’ennui, la lassitude répandus subitement sur cet adorable
visage, il ne resta plus d’expressif et de brillant que les yeux, des
yeux où l’éclat factice des perles Jenkins s’avivait d’une sauvagerie
de nature.
Oh ! comme la voix du docteur se fit humble et condescendante
en lui répondant :
« Votre travail vous absorbe donc bien, ma chère Félicia ?… C’est
nouveau ce que vous faites là ?… Cela me paraît très joli. »
Il s’approcha de l’ébauche encore informe, d’où sortait vaguement
un groupe de deux animaux, dont un lévrier qui détalait à fond de
train avec une lancée vraiment extraordinaire.
« L’idée m’en est venue cette nuit… J’ai commencé à travailler à
la lampe… C’est mon pauvre Kadour qui ne s’amuse pas », dit la
jeune fille en regardant d’un air de bonté caressante le lévrier à qui le
petit domestique essayait d’écarter les pattes pour les remettre à la
pose.
Jenkins remarqua paternellement qu’elle avait tort de se fatiguer
ainsi, et lui prenant le poignet avec des précautions ecclésiastiques :
« Voyons, je suis sûr que vous avez la fièvre. »
Au contact de cette main sur la sienne, Félicia eut un mouvement
presque répulsif.
« Laissez… laissez… vos perles n’y peuvent rien… Quand je ne
travaille pas, je m’ennuie ; je m’ennuie à mourir, je m’ennuie à tuer ;
mes idées sont de la couleur de cette eau qui coule là-bas, saumâtre et
lourde… Commencer la vie, et en avoir le dégoût ! C’est dur… J’en
suis réduite à envier ma pauvre Constance, qui passe ses journées sur
sa chaise, sans ouvrir la bouche, mais en souriant toute seule au passé
dont elle se souvient… Je n’ai pas même cela, moi, de bons
souvenirs à ruminer… Je n’ai que le travail… le travail ! »
Tout en parlant, elle modelait furieusement, tantôt avec
l’ébauchoir, tantôt avec ses doigts, qu’elle essuyait de temps en
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temps à une petite éponge posée sur la selle de bois soutenant le
groupe ; de telle sorte que ses plaintes, ses tristesses, inexplicables
dans une bouche de vingt ans et qui avait au repos la pureté d’un
sourire grec, semblaient proférées au hasard et ne s’adresser à
personne. Pourtant Jenkins en paraissait inquiet, troublé, malgré
l’attention évidente qu’il prêtait à l’ouvrage de l’artiste, ou plutôt à
l’artiste elle-même, à la grâce triomphante de cette fille, que sa
beauté semblait avoir prédestinée à l’étude des arts plastiques.
Gênée par ce regard admiratif qu’elle sentait posé sur elle, Félicia
reprit :
« À propos, vous savez que je l’ai vu, votre Nabab… On me l’a
montré vendredi dernier à l’Opéra.
— Vous étiez à l’Opéra vendredi ?
— Oui… Le duc m’avait envoyé sa loge. »
Jenkins changea de couleur.
« J’ai décidé Constance à m’accompagner. C’était la première fois
depuis vingt-cinq ans, depuis sa représentation d’adieu, qu’elle
entrait à l’Opéra. Ça lui a fait un effet. Pendant le ballet surtout, elle
tremblait, elle rayonnait, tous ses anciens triomphes pétillaient dans
ses yeux. Est-on heureux d’avoir des émotions pareilles… Un vrai
type, ce Nabab. Il faudra que vous me l’ameniez. C’est une tête qui
m’amuserait à faire.
— Lui, mais il est affreux !… Vous ne l’avez pas bien regardé.
— Parfaitement, au contraire. Il était en face de nous… Ce
masque d’Éthiopien blanc serait superbe en marbre. Et pas banal, au
moins, celui-là… D’ailleurs, puisqu’il est si laid que ça, vous ne
serez pas aussi malheureux que l’an dernier quand je faisais le buste
de Mora… Quelle mauvaise figure vous aviez, Jenkins, à cette
époque !
— Pour dix années d’existence, murmura Jenkins d’une voix
sombre, je ne voudrais recommencer ces moments-là… Mais cela
vous amuse, vous, de voir souffrir.
— Vous savez bien que rien ne m’amuse », dit-elle en haussant les
épaules avec une impertinence suprême.
Puis, sans le regarder, sans ajouter une parole, elle s’enfonça dans
une de ces activités muettes par lesquelles les vrais artistes échappent
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à eux-mêmes et à tout ce qui les entoure.
Jenkins fit quelques pas dans l’atelier, très ému, la lèvre gonflée
d’aveux qui n’osaient pas sortir, commença deux ou trois phrases
demeurées sans réponse ; enfin, se sentant congédié, il prit son
chapeau et marcha vers la porte.
« Ainsi, c’est entendu… Il faut vous l’amener.
— Qui donc ?
— Mais le Nabab… C’est vous qui à l’instant même…
— Ah ! oui… fit l’étrange personne dont les caprices ne duraient
pas longtemps, amenez-le si vous voulez ; je n’y tiens pas
autrement. »
Et sa belle voix morne, où quelque chose semblait brisé,
l’abandon de tout son être disaient bien que c’était vrai, qu’elle ne
tenait à rien au monde.
Jenkins sortit de là très troublé le front assombri. Mais, sitôt
dehors, il reprit sa physionomie riante et cordiale, étant de ceux qui
vont masqués dans les rues. La matinée s’avançait. La brume, encore
visible aux abords de la Seine, ne flottait plus que par lambeaux et
donnait une légèreté vaporeuse aux maisons du quai, aux bateaux
dont on ne voyait pas les roues, à l’horizon lointain dans lequel le
dôme des Invalides planait comme un aérostat doré dont le filet
aurait secoué des rayons. Une tiédeur répandue, le mouvement du
quartier disaient que midi n’était pas loin, qu’il sonnerait bientôt au
battant de toutes les cloches.
Avant d’aller chez le Nabab, Jenkins avait pourtant une autre
visite à faire. Mais celle-là paraissait l’ennuyer beaucoup. Enfin,
puisqu’il l’avait promis ! Et résolument :
« 68, rue Saint-Ferdinand, aux Ternes », dit-il en sautant dans sa
voiture.
Le cocher Joë, scandalisé, se fit répéter l’adresse deux fois ; le
cheval lui-même eut une petite hésitation comme si la bête de prix, la
fraîche livrée se fussent révoltées à l’idée d’une course dans un
faubourg aussi lointain, en dehors du cercle restreint mais si brillant
où se groupait la clientèle de leur maître. On arriva tout de même,
sans encombre, au bout d’une rue provinciale inachevées et à la
dernière de ses bâtisses, un immeuble à cinq étages, que la rue
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semblait avoir envoyé en reconnaissance pour savoir si elle pouvait
continuer de ce côté, isolé qu’il était entre des terrains vagues
attendant des constructions prochaines ou remplis de matériaux de
démolitions, avec des pierres de taille, de vieilles persiennes posées
sur le vide, des ais moisis dont les ferrures pendaient, immense
ossuaire de tout un quartier abattu.
D’innombrables écriteaux se balançaient au-dessus de la porte
décorée d’un grand cadre de photographies blanc de poussière,
auprès duquel Jenkins resta un moment en arrêt. L’illustre médecin
était-il donc venu si loin pour se faire faire un portrait-carte ? On
aurait pu le croire, à l’attention qui le retenait devant cet étalage dont
les quinze ou vingt photographies représentaient la même famille en
des allures, des poses et des expressions différentes : un vieux
monsieur, le menton soutenu par une haute cravate blanche, une
serviette de cuir sous le bras, entouré d’une nichée de jeunes filles
coiffées en nattes ou en boucles, de modestes ornements sur leurs
robes noires.
Quelquefois le vieux monsieur n’avait posé qu’avec deux de ses
fillettes ; ou bien une de ces jeunes et jolies silhouettes se dessinait,
solitaire, le coude sur une colonne tronquée, la tête penchée sur un
livre, dans une pose naturelle et abandonnée. Mais en somme c’était
toujours le même motif avec des variantes, et il n’y avait pas dans la
vitrine d’autre monsieur que le vieux monsieur à cravate blanche, pas
d’autres figures féminines que celles de ses nombreuses filles.
« Les ateliers dans la maison, au cinquième », disait une ligne
dominant le cadre. Jenkins soupira, mesura de l’œil la distance qui
séparait le sol du petit balcon là-haut, près des nuages ; puis il se
décida à entrer. Dans le couloir, il se croisa avec une cravate blanche
et une majestueuse serviette en cuir, évidemment le vieux monsieur
de l’étalage. Interrogé, celui-ci répondit que M. Maranne habitait en
effet le cinquième : « Mais, ajouta-t-il avec un sourire engageant, les
étages ne sont pas hauts. » Sur cet encouragement, l’Irlandais se mit
à monter un escalier étroit et tout neuf avec des paliers pas plus
grands qu’une marche, une seule porte par étage, et des fenêtres
coupées qui laissaient voir une cour aux pavés tristes et d’autres
cages d’escalier, toutes vides ; une de ces affreuses maisons
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modernes, bâties à la douzaine par des entrepreneurs sans le sou et
dont le plus grand inconvénient consiste en des cloisons minces qui
font vivre tous les habitants dans une communauté de phalanstère. En
ce moment, l’incommodité n’était pas grande, le quatrième et le
cinquième étages se trouvant seuls occupés, comme si les locataires y
étaient tombés du ciel.
Au quatrième, derrière une porte dont la plaque en cuivre
annonçait « M. JOYEUSE, expert en écritures », le docteur entendit
un bruit de rires frais, de jeunes bavardages, de pas étourdis qui
l’accompagnèrent jusqu’au-dessus, jusqu’à l’établissement
photographique.
C’est une des surprises de Paris que ces petites industries perchées
dans des coins et qui ont l’air de n’avoir aucune communication avec
le dehors. On se demande comment vivent les gens qui s’installent
dans ces métiers-là, quelle providence méticuleuse peut envoyer par
exemple des clients à un photographe logé au cinquième dans des
terrains vagues, tout en haut de la rue Saint-Ferdinand, ou des
Écritures à tenir au comptable du dessous. Jenkins, en se faisant cette
réflexion, sourit de pitié, puis entra tout droit comme l’y invitait
l’inscription suivante : « Entrez sans frapper. » Hélas ! on n’abusait
guère de la permission… Un grand garçon à lunettes, en train
d’écrire sur une petite table, les jambes entortillées d’une couverture
de voyage, se leva précipitamment pour venir au-devant du visiteur
que sa myopie l’avait empêché de reconnaître.
« Bonjour, André… dit le docteur tendant sa main loyale.
— Monsieur Jenkins !
— Tu vois, je suis bon enfant comme toujours… Ta conduite
envers nous, ton obstination à vivre loin de tes parents commandaient
à ma dignité une grande réserve ; mais ta mère a pleuré. Et me
voilà. »
Il regardait, tout en parlant, ce pauvre petit atelier dont les murs
nus, les meubles rares, l’appareil photographique tout neuf, la petite
cheminée à la prussienne, neuve aussi, et n’ayant jamais vu le feu,
s’éclairaient désastreusement sous la lumière droite qui tombait du
toit de verre. La mine tirée, la barbe grêle du jeune homme, à qui la
couleur claire de ses yeux, la hauteur étroite de son front, ses
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cheveux longs et blonds rejetés en arrière donnaient l’air d’un
illuminé, tout s’accentuait dans le jour cru ; et aussi l’âpre vouloir de
ce regard limpide qui fixait Jenkins froidement et d’avance opposait
à toutes ses raisons, à toutes ses protestations, une invincible
résistance.
Mais le bon Jenkins feignait de ne pas s’en apercevoir :
« Tu le sais, mon cher André… Du jour où j’ai épousé ta mère, je
t’ai regardé comme mon fils. Je comptais te laisser mon cabinet, ma
clientèle, te mettre le pied dans un étrier doré, heureux de te voir
suivre une carrière consacrée au bien de l’humanité… Tout à coup
sans dire pourquoi, sans te préoccuper de l’effet qu’une pareille
rupture pourrait avoir aux yeux du monde, tu t’es écarté de nous, tu
as laissé là tes études, renoncé à ton avenir pour te lancer dans je ne
sais quelle vie déroutée, entreprendre un métier ridicule, le refuge et
le prétexte de tous les déclassés.
— Je fais ce métier pour vivre… C’est un gagne-pain en
attendant.
— En attendant quoi ? la gloire littéraire ? »
Il regardait dédaigneusement le griffonnage épars sur la table.
« Mais tout cela n’est pas sérieux, et voici ce que je viens te dire :
une occasion s’offre à toi, une porte à deux battants ouverte sur
l’avenir… L’œuvre de Bethléem est fondée… Le plus beau de mes
rêves humanitaires a pris corps… Nous venons d’acheter une superbe
villa à Nanterre pour installer notre premier établissement. C’est la
direction, c’est la surveillance de cette maison que j’ai songé à te
confier comme à un autre moi-même. Une habitation princière, des
appointements de chef de division et la satisfaction d’un service
rendu à la grande famille humaine… Dis un mot et je t’emmène chez
le Nabab, chez l’homme au grand cœur qui fait les frais de notre
entreprise… Acceptes-tu ?
— Non, dit l’autre si sèchement que Jenkins en fut décontenancé.
— C’est bien cela… Je m’attendais à ce refus en venant ici, mais
je suis venu quand même. J’ai pris pour devise : « Faire le bien sans
espérance. » Et je reste fidèle à ma devise… Ainsi, c’est entendu… tu
préfères à l’existence honorable, digne, fructueuse que je viens te
proposer, une vie de hasard sans issue et sans dignité… »
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André ne répondit rien ; mais son silence parlait pour lui.
« Prends garde… tu sais ce qu’entraînera cette décision, un
éloignement définitif, mais tu l’as toujours désiré… Je n’ai pas
besoin de te dire, continua Jenkins que briser avec moi, c’est rompre
aussi avec ta mère. Elle et moi ne faisons qu’un. »
Le jeune homme pâlit, hésita une seconde, puis dit avec effort :
« S’il plaît à ma mère de venir me voir ici, j’en serai certes bien
heureux… mais ma résolution de sortir de chez vous, de n’avoir plus
rien de commun avec vous est irrévocable.
— Et au moins diras-tu pourquoi ? »
Il fit signe que « non », qu’il ne le dirait pas.