La paix latine
Gabriel Hanotaux
Édition annotée
Fait par Mon Autre Librairie
À partir de l’édition Furne Combet & Cie, Paris, 1903.
Les notes entre crochets ont été ajoutées pour cette présente édition.
Couverture : Claude Monet, Bordighera.
https://monautrelibrairie.com
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© 2021, Mon Autre Librairie
ISBN : 978-2-38371-014-1
Table des matières
Introduction – La paix latine
La Renaissance latine
À travers l’Espagne
La France africaine
Tlemcen
Algérie
Carthage
L’Islam
En Sicile
Ségeste. – Les anciens peuples
Palerme
Agrigente. – Les Grands Dieux.
Syracuse. – La mort d’Athènes.
L’Etna.
Le Vésuve et Pompéi
Ports français
Marseille et les grands chemins du monde
L’avenir de Marseille
Bizerte.
L’Adriatique
« Lago adriatico »
Venise
Miramar
La querelle adriatique
Introduction – La paix latine
I
Voici un livre qui, sans que je l’aie voulu, se trouve être, comme on dit, d’actualité.
Il s’est écrit, depuis quatre ans, au cours de mes études et de mes voyages, le long des grands chemins du monde. C’est une méthode. J’aime voir. Mes réflexions naissent de mes impressions. Je ne conçois pas l’histoire sans l’évocation, ni la pensée sans l’image. La vie surtout m’émeut. Un trait du visage, un geste, un chapiteau dans l’herbe touffue, un coquillage où l’être a vécu, voilà ce qui m’arrête, me saisit, « m’empoigne ». Je goûte peu les statistiques ; je me méfie des formules consacrées que les pontifes se transmettent cérémonieusement.
Au moment où j’ai commencé les voyages dont les principales étapes nomment les chapitres du présent livre, la mode était de crier à la décadence des races latines. La supériorité des autres races – y compris la race jaune, souvenez-vous-en – était un dogme reçu et qui s’étalait en axiome sur les couvertures de livres à grand tirage.
Dans l’Énergie française, j’ai présenté les objections qui me venaient à l’esprit. Pour la Paix latine, mon champ d’observation s’est élargi. Ici comme là, ce ne sont, il est vrai, que des impressions ; qu’on veuille bien les accepter comme telles ; si on me discute, je demande qu’on le fasse non seulement avec des arguments ou des chiffres, mais avec la connaissance des réalités et de la vérité vivante, sur la vue directe des choses. Je m’incline devant l’autorité des économistes ; je décline leur compétence.
Somme toute, il m’a paru que les races latines valaient mieux qu’on ne le dit généralement. Les problèmes qui les agitent sont de ceux qui ont soulevé le monde depuis qu’existe cette aspiration commune vers une vie plus noble qui s’appelle civilisation.
J’ai cru remarquer aussi que ces populations, mal comprises, se comprenaient mal entre elles, et que leur faiblesse relative tient à une funeste habitude de querelles intestines, et aux suites habilement entretenues et exploitées d’un long malentendu.
Cette impression, je l’avais eue déjà dans des circonstances qu’il me sera bien permis de rappeler ici. Au moment où je fus nommé ministre des affaires étrangères,1 les relations entre la France et plusieurs des nations latines étaient difficiles. Sur nos frontières, nous ne trouvions que des visages froids : un cercle de mauvaise humeur nous enserrait.
Sans mêler plus qu’il ne convient la Belgique aux affaires de l’État indépendant du Congo, on ne peut nier que l’incident diplomatique de 1894 relatif à la vallée du Nil2 menaçait d’avoir une certaine répercussion sur les sentiments de deux pays voisins destinés, pourtant, à une constante et confiante cordialité.
Avec la Suisse, demi-latine tout au moins, nous étions en état de rupture, et même de lutte économique déclarée ; un premier projet de traité de commerce longuement élaboré n’avait pu obtenir l’approbation du Parlement ; dans la presse, une sorte d’aigreur réciproque se manifestait.
Avec l’Espagne, une entente commerciale pouvant entraîner d’autres conséquences n’avait été conclue qu’à titre provisoire et depuis quelques mois.
Du côté de l’Italie, enfin, sous le ministère de M. Crispi, les relations étaient telles que l’on pouvait tout craindre.
Cette situation générale, qui résultait d’une accumulation de circonstances, pour la plupart indépendantes de la volonté des hommes, était franchement mauvaise. Je n’avais qu’à suivre les exemples qui m’étaient laissés par mes prédécesseurs pour m’efforcer d’y porter remède. J’eus le bonheur d’y réussir. L’incident franco-congolais fut promptement réglé. Un traité de commerce qui, dans la pratique, donna satisfaction aux deux parties, fut conclu avec la Suisse. L’Espagne, heureuse de la prolongation des arrangements commerciaux, s’abandonna, avec une bonne grâce croissante, à la sympathie mutuelle du bon voisinage. Enfin, entre la France et l’Italie, après une période difficile qui eut son point de tension extrême au moment du rappel de l’ambassadeur Ressmann, les dispositions se modifièrent.
Une grave difficulté était en perspective : l’échéance des conventions qui engageaient la Tunisie à l’égard des puissances européennes. Le sort de la Régence et celui de la Méditerranée étaient en suspens. Mais, par une volonté réciproque, l’orage menaçant se dissipa. Un esprit de conciliation et de concession, dû surtout à l’influence de M. le marquis di Rudini et de M. le marquis Visconti-Venosta, inspira les pourparlers, qui eurent finalement pour résultat les divers arrangements qui confirmèrent le protectorat de la France sur la Tunisie, qui laissèrent à celle-ci la disposition pleine et entière de la puissante position maritime de Bizerte, et qui déterminèrent les conditions d’un prochain traité commercial.
Ce dernier acte fut lui-même préparé, discuté, accepté de part et d’autre, du temps où M. Billot était encore ambassadeur à Rome. Il ne manquait que les signatures. L’œuvre générale de pacification entre les deux puissances était, en somme, un fait accompli.
Rendu à la vie privée, je ne perdis pas de vue les questions qui, aux affaires, m’avaient si longuement occupé. Partout j’avais rencontré le problème méditerranéen : jadis à Constantinople, puis à Tunis, au Maroc, en Italie, en Grèce, en Crète, en Syrie, en Égypte.
Et, par une obsession plus instante, je le trouvais encore en face de moi au cours des études et des recherches que je poursuivais pour l’histoire du cardinal de Richelieu.
La politique de la France eut, en effet, au XVIIe siècle, une heure d’hésitation. Deux voies s’offraient à elle : ou recommencer les croisades et mener la chrétienté à un assaut décisif contre l’Islam, ou renoncer à la guerre sainte et s’appliquer à la constitution d’une puissante nationalité française à l’heure où les autres nationalités européennes avaient, à peine, conscience de leur existence.
De ces deux politiques, la première, pontificale et impériale, eût mis l’axe du monde à Rome ou à Vienne ; l’autre, laïque et nationale, devait assurer le premier rôle à Paris. Richelieu en délibéra.
Il avait, auprès de lui, dans son cabinet même, l’apôtre convaincu et déclaré du parti de la croisade : c’était le P. Joseph. Pendant des années, le capucin, dévoué aux idées romaines, s’efforça d’entraîner son illustre ami. Celui-ci l’écoutait, attentivement, cordialement. Tous deux, ils pesaient le pour et le contre. Enfin, Richelieu se décida et ce fut lui qui entraîna le P. Joseph, sinon dans sa conviction, du moins dans son action. On abandonna la politique de la croisade et on engagea la lutte contre la maison d’Autriche. Cette résolution prise par le grand Cardinal, au moment où la guerre de Trente Ans déchirait et ruinait l’Allemagne, décida du sort de l’Europe.
J’avais donc à poursuivre une double enquête, sur les origines de la politique française et sur les mobiles de la politique contemporaine : je partis.
J’exposerai bientôt, dans le troisième volume de l’Histoire de Richelieu, les résultats de mes études en ce qui concerne le passé. Aujourd’hui, je voudrais, en réunissant dans ce volume les notations qui ont paru déjà, au fur et à mesure de mes voyages, grouper en un tableau d’ensemble les rapides croquis que j’ai recueillis au cours d’un itinéraire trop large peut-être, mais où j’ai toujours été guidé par une seule et unique pensée : la recherche loyale de la vérité.
II
Pour l’humanité, le lieu d’élection, sur la terre, serait, sans doute, le vaste cirque qui verse ses eaux dans la mer Méditerranée.
Quitter ces bords heureux est un exil ; y revenir est un mouvement naturel. Le climat y est doux, l’air y est pur, les eaux pleines de caresses, de surprises et de séductions. Les hautes montagnes couvertes de neige précipitent vers la mer la fraîcheur des sommets ; les plaines sont riches par la fertilité du sol et la suite variée et féconde des saisons. Partout, le blé et la vigne poussent ; c’est le pays où fleurit l’oranger.
La méditerranée fut pour l’antique humanité la grande éducatrice et la grande civilisatrice. Les idées qui ont de l’avenir ont pris naissance ici. Il ne s’est guère vu qu’une haute initiative née ailleurs ait gagné ces parages et les ait conquis. Depuis deux mille ans et plus, un mot dit à Rome retentit dans l’univers ; qu’un vieillard prisonnier volontaire lève la main pour bénir, et, par toute la terre, des milliers d’hommes sont en prière.
Pendant de longs siècles, un flux régulier a répandu la conquête méditerranéenne, la pensée méditerranéenne, la civilisation méditerranéenne, sur le reste du globe. L’Égypte, la Phénicie, la Grèce, Rome, la Judée, l’Italie, l’Espagne, la France, se sont succédé et se sont passé le flambeau, filles d’une même nature, ouvrières d’une même tâche.
Ce sont ces peuples qui ont civilisé l’Europe, abordé aux îles Cassitérides, accompli les périples, pénétré les forêts de la Germanie, découvert le chemin des Indes, rencontré l’Amérique, percé le canal de Suez, modifiant, par un effort constant de leur volonté, la figure même de la planète. Les langues, les mœurs, les œuvres dignes de survivre sont leurs tributaires. La Bible est lue partout, et partout la loi romaine est enseignée. Ignorer cette tradition, c’est, décidément, barbarie.
Pourquoi faut-il ajouter que ce magnifique héritage semble péricliter dans les mains de ses légitimes détenteurs ? Pourquoi la concurrence d’autres races a-t-elle paru l’emporter ? Pourquoi tant de terres fécondes, sur ces bords heureux, sont-elles abandonnées ? Pourquoi les contrées qui ont été habitées et aimées, d’abord, par l’humanité, sont-elles délaissées ? Pourquoi le nom de barbares s’applique-t-il maintenant à des parties du monde qui ont vu naître les premières civilisations ?
À cet état de choses, il est des causes si notoires qu’il est à peine nécessaire de les rappeler. Depuis les temps où la Méditerranée était le centre du monde, ou, pour mieux dire, était, à elle seule, le monde connu de l’humanité, la terre a été découverte, des continents ont surgi, des océans, l’Atlantique, le Pacifique, l’Indien, sont devenus d’autres Méditerranées : la nôtre n’est plus qu’un étroit couloir.
Les peuples qui habitent les terres nouvelles ont, rien que par leur nombre, accablé les races méditerranéennes. Que pèseraient la Crète, la Grèce, la Sicile, la Macédoine, Rome elle-même, auprès des agglomérations anglo-saxonne, germaine, slave, américaine ?
Ces pays lointains, ces populations multipliées ont des ressources et des besoins différents des besoins et des ressources de l’antique humanité. La vie est plus pénible dans ces contrées rudes. La chaleur solaire défaillante cherche un secours dans l’épargne de chaleur que la planète a entassée dans son sein. La houille est, à son tour, une éducatrice pour l’homme. Elle crée des civilisations et bâtit des villes. Ceux qui avaient mis l’âge d’or au temps du vieux Saturne n’avaient pas prévu qu’à l’âge du fer succéderait l’âge du charbon.
Le besoin a suscité l’industrie et le génie humains. Les établissements colossaux, nécessaires à l’humanité moderne, ont dépassé et déclassé, si j’ose dire, les temples élégants sur lesquels se brisaient les flèches dorées de l’arc apollinien. Des hommes au corps blanc, au poil roux, au squelette haut et résistant, à l’énergie indomptable, s’emparent chaque jour des terres neuves, et leurs grands gestes heurtés refoulent même des terres anciennes l’activité et la vivacité méditerranéennes.
Se condamnant eux-mêmes à un travail forcé, produisant et surproduisant sans cesse, ils ont gagé, sur la fortune acquise et amassée, un autre instrument de conquête, le crédit.
Par une série d’opérations obscures qui dépassent et exploitent l’insouciance légère et le sens un peu court du vigneron et du planteur d’oliviers, le prêteur moderne a envahi le champ paternel ; il s’est substitué au propriétaire légitime ; il a subordonné la main-d’œuvre débonnaire ; il a mis à l’encan la terre des Pharaons et l’Empire d’Alexandre.
Le papier de banque sert de voile aux nouveaux Argonautes, si bien que les Méditerranéens, pris dans une série de calculs mathématiques et juridiques auxquels ils ne comprennent pas grand-chose, donnent des mains, chaque jour, à la faillite de la Méditerranée.
Ces faits sont d’hier et ils expliquent assez les lamentations qui retentissent sur ces bords où résonna longtemps l’écho du rire et la chanson joyeuse de la prospérité.
Cependant, même cette concurrence, même cette lutte acharnée, la race méditerranéenne eût pu la soutenir. Elle a, pour combattre, ses qualités natives, sa vivacité, sa promptitude, sa sobriété, sa plasticité. Elle ne craint pas sa peine ; sa force est inépuisable et ses besoins mesurés. S’il le faut, elle saura retrouver dans son propre sol des mines que sa modération négligeait, ou obtenir de ses montagnes la richesse accumulée des hautes chutes ; et puis, cette race est seule capable d’occuper utilement l’immense partie du globe où règne en maître son père à elle, le soleil.
Et toi, sacré soleil dont je suis descendue !3
Dans ce monde nouvellement découvert, combien de provinces sont réservées, si elle le veut, à son endurance, à sa prolificité !
Mais, pour cela, il faut qu’elle le veuille, il faut qu’elle porte remède aux maux qui ont fait sa faiblesse et qui ont amené ses premières défaites. Il faut qu’elle renonce à ses agitations stériles et à ses divisions ; il faut qu’elle dénonce ses haines intestines ; il faut que, par un acte énergique et conscient, elle dissipe les traditionnels malentendus.
III
La Méditerranée, vieille demeure de l’humanité, reste l’asile des vieilles querelles humaines. C’est d’elle qu’il a été écrit : « tradidit mundum disputationibus illorum.4 »
Des populations vives et impressionnables, ardentes et passionnées, sont en contact, mais aussi en conflit, par la proximité des rivages et la courte séparation des eaux. La piraterie est facile d’île en île et de promontoire en promontoire ; les vendettas sont durables entre ces pointes et ces sommets qui ne se perdent pas de vue.
Mais la querelle méditerranéenne relève d’une tradition plus lointaine. Aux lieux où les premiers groupements apparurent, l’histoire, à la première heure, voit l’humanité en un geste de combat. Dans l’Asie centrale, les deux peuples, aryen et sémite, sont debout et luttent. L’alternative de leurs triomphes et de leurs revers avec les substitutions successives des uns aux autres est la première démarche connue de civilisation.
Or ces deux races, sœurs par l’origine, ennemies par l’histoire, descendirent en même temps, sans interrompre la lutte, vers les rivages méditerranéens, et elles s’y installèrent ensemble en se combattant toujours. Ce sont donc les passions des ancêtres qui se transmettent des pères aux enfants ; les sangs hostiles se mêlent parfois ; ils ne s’apaisent jamais.
Aryens, sémites – chien et chat – ils s’attaquent et se poursuivent, léguant de part et d’autre, à leurs successeurs, l’instinct des luttes implacables et la tradition des vengeances inapaisées.
C’est donc, d’abord, le conflit des races, celui qui, sur les fresques des temples de Thèbes, met aux prises les flottes égyptiennes et les vaisseaux de l’Archipel, celui qui, au siège de Troie, insurge l’Europe contre l’Asie, celui qui jette sur la Grèce l’avalanche persane, et qui, peu à peu, progressant dans l’espace et dans le temps, livre les jeunes Athéniens au Minotaure crétois, fait de la Sicile, un éternel champ de bataille et une éternelle proie, dresse Carthage contre Rome et Rome contre Carthage, pousse les barbares sur le Rhin et sur les Alpes, arrête Attila aux Champs Catalauniques, étend jusqu’en Espagne et jusqu’à Poitiers la victoire asiatique, lance les uns contre les autres les héros des deux rivages, à Candie, à Rhodes, à Alger.
Permanent et peut-être irréductible, le conflit des races s’excite ou s’apaise selon une loi d’action et de réaction constante ; mais aussi il s’anime et reprend le plus souvent, au choc des intérêts rivaux. Ces frères ennemis sont, entre eux, des concurrents acharnés et des cohéritiers exigeants. Selon que le monde, par une alternative plus ample encore que celle de la victoire et de la conquête, se porte vers l’Est ou vers l’Ouest, le conflit se promène d’Orient en Occident.
Au début, l’antique humanité, accrochée à l’Asie comme à la mamelle, est toute tournée vers le soleil levant ; mais bientôt, les navigateurs phéniciens courent sur les eaux jusqu’aux colonnes d’Hercule et ainsi une première conquête économique et maritime se développe vers les mers occidentales. Plus tard, la Méditerranée prend sa revanche. Alexandre démolit Tyr, conquiert l’Asie jusqu’aux Indes, impose à l’Égypte une nouvelle capitale, Alexandrie. L’Empire romain se fonde : c’est une victoire de l’Europe ; il est transporté à Constantinople : la balance penche vers l’Asie ; le monde romain est occupé par les Barbares : l’équilibre est rétabli.
Venise et les villes italiennes héritent de l’Empire byzantin ; mais Vasco de Gama doublant le cap de Bonne-Espérance et Christophe Colomb découvrant l’Amérique détruisent la splendeur italienne et ouvrent l’avenir aux puissances occidentales.
Celles-ci prospèrent ; la Méditerranée languit. Mais Ferdinand de Lesseps perce l’isthme de Suez et retourne le monde vers l’Orient. Et il semble qu’à l’heure présente, suivant ce mouvement de bascule prodigieux et remontant le cours des âges, l’Europe s’apprête, dans une nouvelle phase du passe-pied séculaire, à entreprendre cette « marche vers l’Est » qui décidera du sort de l’Asie.
Ainsi les races s’attaquent, les intérêts se heurtent ; mais un autre conflit plus ardent encore et, si j’ose dire, plus spécialement méditerranéen, complique infiniment une mêlée déjà si obscure : c’est le conflit des idées.
Ces populations sont éminemment idéalistes. Peu astreintes aux préoccupations matérielles, ayant dans leurs veines le sang des pasteurs de la Chaldée, ayant appris, à l’école de la Grèce, la leçon de la philosophie, elles lèvent les yeux dans les nuits claires et les fixent sur le ciel.
Par le travail de la pensée ou dans l’aspiration enivrante de la foi, ces âmes sont portées, d’un mouvement constant, vers les régions supérieures où l’être se perd dans la recherche, dans la contemplation, dans le rêve. Pour elles, la vie de l’homme est une « âme », c’est-à-dire un souffle. Les besoins sont si faciles à satisfaire sous ce ciel heureux, et l’extrémité de la sensation matérielle si vite atteinte !
Toutes les civilisations nées ici ont incliné l’homme vers le dédain du matériel et la passion du spirituel.
Elles vont droit vers l’absolu, toujours au delà et toujours par delà. La vue éternelle et face à face de la divinité ne serait pas trop forte pour ces âmes aux ailes puissantes et pour ces inéblouissables regards.
Mais aussi, quel âpre cri de victoire, quelles étreintes jalouses, quel intolérant mépris pour ceux qui n’ont pas parcouru les sphères supérieures ou qui n’ont pas connu les délicieuses souffrances !
Effort des âmes : conflit des âmes. Cette fois, la conciliation est impossible ; un effrayant orgueil prononce la formule de ces luttes hautaines : « Pas de trêve entre la vérité et l’erreur ». Une sérénité affreuse n’hésite pas devant le bûcher de Jean Huss ou devant les hécatombes de l’Inquisition. Car chacun de ces hommes, tortionnaire ou martyre, incrédule ou mystique, tient et tient seul toute la vérité.
Comme toutes les autres conquêtes, comme toutes les autres victoires, comme tous les autres butins sont peu de chose auprès de celui-là !
Existe-t-il un nom assez beau pour qualifier un rêve, une croyance, un raisonnement, une foi enfin, maîtres de l’infini ? Ce qu’ils ont trouvé, ils l’appellent Ciel, Paradis, Liberté, Justice, Divinité : « Le verbe s’est fait chair et il habite parmi nous », dit celui-ci ; cet autre égrène indéfiniment, sur son chapelet, les trois mots qui suffisent : « Allah est Allah ! ». Cet autre n’ose même pas remuer les lèvres ; il ne nomme même pas ; il s’incline et prie. Cet autre, enfin, va par le monde, semant la fière parole qui brave les dieux et dépeuple le ciel.
Ces convictions farouches se heurtent. Quelles batailles alors, filles du dédain réciproque et de l’accusation mutuelle d’aveuglement, de stupidité et de mauvaise foi.
« Vraiment, cette bête odieuse fait pitié ! »
– C’est un autre croyant, voilà tout, et il te rend mépris pour mépris, haine pour haine, dent pour dent.
– Tu ne vois pas, aveugle : crime inexpiable ! Tu n’entends pas, tu ne sais pas, tu ne veux pas : tu n’es qu’un chien !
Et le terrible conflit brame son cri de guerre et emporte les foules sur des chemins de croisade, et ensanglante ces rivages divins et déchire affreusement la famille de ces passionnés d’idéal, pour qui la terre n’est plus rien puisqu’il s’agit du ciel.
Dans cette lutte, c’est l’âme syrienne, c’est l’âme grecque, c’est l’âme romaine, c’est l’âme mauresque qui s’entrebattent éternellement. Moloch demande encore des sacrifices. Le mouvement intérieur qui soulève le bras d’un rédif5 est la suite en action d’une pensée qui peut-être prit naissance dans le cerveau d’Anaxagore. De quoi la tradition méditerranéenne n’est-elle pas faite ? Cette ardeur farouche vient de la peine qu’il fallut pour dégager, de la matière, la pensée victorieuse et immortelle. Que sont les vies humaines à ce prix ?
Le conflit des races et le conflit des intérêts s’absorbent et se perdent dans le conflit des idées. L’esprit agite la masse. Athènes, Jérusalem, Alexandrie, la Mecque, Rome, voilà les véritables patries. Vers la « Pierre Noire » ou vers le Saint-Sépulcre, les longs pèlerinages s’acheminent. Rien que la mort n’arrêterait la fourmilière en marche. Constantin, Omar, Godefroy de Bouillon, saint Louis, Bajazet, le Cid, voilà les vrais héros. Cannes, Poitiers et Lépante, voilà les mémorables journées.
Que spectacle que celui d’un peuple ou, du moins, d’une légion thébaine qui tue ou meurt pour sa foi !
IV
Il y eut cependant des heures plus douces où les armes tombèrent des mains : heures uniques, délicieuses, inoubliables, qui montrent ce qui se passerait en ces lieux exquis si l’âme apaisée l’emportait enfin sur l’âme farouche.
Après Salamine, la Grèce dominant l’Asie-Mineure, les îles de l’Archipel, de la mer Ionienne, de l’Adriatique, ayant semé de ses colonies les rivages de l’Italie, de la Gaule et de l’Espagne, maîtresse de la pensée, maîtresse du commerce et maîtresse des arts, assure au monde une courte période de repos et de splendeur qui illumine encore l’histoire et qui sera toujours, pour elle, l’idéal incomparable qu’aucun effort humain ne dépassera jamais.
Rome, après avoir vaincu Carthage, conquis la Grèce, contenu Mithridate et refoulé les Parthes jusqu’au fond de l’Asie, posa ses bornes au bout de ses conquêtes et proclama « la paix romaine ». Alors, la Méditerranée respira d’un souffle unique. Tous les dieux étaient, en même temps, partout, adorés. À Rome même un Panthéon leur était consacré. On crut que l’ordre était établi pour toujours, tandis que la même langue et les mêmes écoles enseignaient à l’univers la leçon de la philosophie, de la tolérance et du droit.
Au Moyen-âge, la papauté poussa d’un vol plus hardi encore jusqu’à des régions que l’Empire n’avait pas connues. L’unité matérielle était perdue, mais ne touchait-on pas à ce millénaire où l’univers allait se fondre dans l’unité spirituelle pour n’être plus qu’une vaste catholicité ? D’autres splendeurs accompagnaient ce prodigieux essor de l’âme, qui retomba d’une chute d’autant plus terrible au moment où elle croyait atteindre le ciel.
On eût dit que dans un coin de la mer bleue cet idéal se réfugiait et se réalisait quand on vit, en Sicile, les trois civilisations s’unir, s’apaiser, communier et mêler leurs goûts et leurs arts dans une conception forte et souple de la doctrine et de la vie.
Après d’autres combats, une autre paix : ce fut le commerce qui la scella. Les cités italiennes se substituèrent à l’absurde et intolérante domination byzantine. Nul fanatisme, un scepticisme tranquille, une honnête façon d’être avec des ennemis qui sont, en somme, des clients. On traitait, on trafiquait, on échangeait les produits, on payait avec les « besants » ayant sur une face la croix et sur l’autre face le croissant : la renaissance italienne, mi-antique, mi-orientale, aimait les richesses des Indes, les velours, les draps d’or et les armures venues de la Perse ; ceux qui la peignirent et ceux qui la chantèrent eurent vraiment l’âme méditerranéenne.
Il y eut, enfin, une autre époque splendide. Marseille, se prêtant aux desseins de Colbert, fit de la Méditerranée un lac français. Les flottes du grand Roi inspiraient partout le respect. La paix régna sur les eaux : la langue des Francs, la religion des Francs, l’autorité des Francs pénétrèrent jusque dans les derniers villages du Liban et du Taurus ; les ambassades lointaines venaient saluer l’autre soleil.
Ainsi, la Méditerranée, selon qu’elle est en guerre ou en paix, connaît l’extrême misère ou l’extrême prospérité. Quand elle suspend ses discordes, quand elle respire d’une seule âme et chante d’une seule voix, il n’est pas de moment plus suave ni de concert plus mélodieux. Mais son esprit inquiet l’agite sans cesse. Le vent fraîchit sur ces lames courtes, l’ambition sévit sur ces âmes âpres. La tempête se lève et il faut de longues heures, et parfois des violences insignes, pour ramener la sérénité.
Cependant, quand le calme règne ici, le monde est tranquille, tant la Méditerranée rayonne encore sur l’univers. Or, cette paix méditerranéenne, si nécessaire, elle dépend de ces races privilégiées qui sont les véritables héritières de l’Antiquité, les filles de Rome, celles qui, malgré tout, gardent la tradition des civilisations originales : la paix universelle se fera par la « paix latine ».
Constantinople, Suez, Salonique, Tanger, voilà les points qui seront disputés par l’avenir, voilà les lieux où passent les grands chemins du monde. Nous sommes encore en présence du conflit des races, du conflit des intérêts et du conflit des idées.
V
La question de la croisade est posée comme elle le fut au Moyen-âge et au XVIIe siècle ; nous allons retrouver devant les hommes d’État les mêmes problèmes, dans leurs pensées, les mêmes hésitations. L’Europe va-t-elle se soulever une fois encore, à la voix d’un Pierre l’Ermite laïque, pour faire campagne contre les infidèles et pour refouler l’Asie ? Elle le peut.
Qu’elle réfléchisse pourtant ; l’heure, prochaine peut-être, du premier combat sera probablement celle d’un universel conflit, d’une guerre d’extermination laissant dans les âmes méditerranéennes et, par là, dans le monde entier, le germe d’une implacable et infinie hostilité.
Ne se hait-on pas depuis trop longtemps pour faire un tel legs à l’avenir ?
Que l’Europe suspende son bras levé ; qu’elle écoute encore les conciliateurs.
Je suis parmi ceux-ci ; depuis longtemps, j’ai exprimé mon avis, j’ai dit, j’ai agi, j’ai cherché, je cherche encore. Je crois encore, désespérément, à la paix.
On parle d’une lutte décisive avec l’Islam ?
Se laisserait-il vaincre si facilement que je ne vois pas l’avenir qu’on prétend lui réserver. On n’extermine pas cent millions d’hommes d’un trait de plume, ni même à coups de canon. Les refouler ? Où ? Quelle est la place que vous leur assignez ? Dans cette Asie Mineure ou dans cette Asie centrale que vos chemins de fer parcourent déjà et où leur collaboration et leur main-d’œuvre vous sont nécessaires ? Dans cette Afrique que vous avez explorée de part en part et où il ne reste plus une province dont vos délimitations ne se soient emparées ? Où donc, encore une fois ? Aux Indes, en Chine ? Ne voyez-vous pas que, là aussi, ils retomberont sur vos frontières, puisque le monde vous est devenu trop étroit ?
Il n’y a pas d’autre issue : la paix. Ah ! je connais les obstacles. Je sais que nous avons affaire à des âmes farouches. Je sais qu’il est difficile d’obtenir d’elles les sacrifices et les garanties qui sont pourtant nécessaires ; je sais qu’à la première parole d’humanité qu’on leur adresse, elles se rebellent en croyant entendre une parole de servitude ; je sais qu’elles attendent, avec un exclusivisme passionné, leur survivance, leur grandeur future de cette religion hautaine qui n’admet nulle égale.
Mais n’est-ce pas précisément dans le respect que nous devons à ces croyances, dans la capacité où nous sommes de nous incliner devant un des plus puissants efforts de la pensée humaine, en un mot dans l’esprit de tolérance mutuelle conquis par l’Europe après des siècles de lutte désespérée, n’est-ce pas dans cet esprit que se trouve notre principal moyen d’action ? Le catholicisme de la pensée, plus large encore que celui de la foi, ne craint aucune concurrence, pas même celle des mosquées.
La France, la France de saint Louis, mais aussi la France de Voltaire, a donné, ici encore un noble exemple. Dans la question méditerranéenne, elle a introduit une conception nouvelle, celle de l’union, de la collaboration dans le respect réciproque ; elle veut substituer à la guerre la paix, à la domination le consentement, à la violence la persuasion. Le régime qu’elle inaugure s’appelle, d’un mot qui se sent encore des anciennes luttes, protectorat. Changez le mot, si vous voulez, mais organisez l’union des races, la combinaison des intérêts, la mutuelle estime des consciences ; remontez à l’origine du malentendu retrouvez, si vous pouvez, dans les discussions des écoles d’Alexandrie, l’heure où les chefs d’écoles se sont séparés ; ou plutôt considérez les réalités vivantes : de vastes pays à cultiver, des populations nombreuses à sauver, à instruire, à élever.
La religion a été longtemps la raison de la guerre ; qu’elle devienne l’instrument de la paix. Vous cherchez une politique, une issue. Si vous fermez les yeux sur les exemples récents, ne vous refusez pas, du moins, à cette parole profonde de Napoléon : « Il nous est impossible de prétendre à une influence immédiate sur des peuples pour qui nous sommes étrangers ; nous avons besoin pour les diriger d’avoir des intermédiaires ... J’ai préféré les ulémas et les docteurs de la loi ... Je les ai intéressés à mon administration ; je me suis servi d’eux pour parler au peuple ; j’en ai composé les divans de justice ; ils ont été le canal dont je me suis servi pour gouverner le pays. »
Les races latines ne sont-elles pas les instruments nécessaires de cette politique de concorde et de salutaire influence ? Par le contact, l’endosmose ; par la sympathie, la confiance. Pourquoi laisseraient-elles à d’autres le mérite et les avantages d’une solution pacifique qui est la seule raisonnable, la seule équitable ?
Une longue histoire leur a appris la vanité des dominations trop vastes, l’impuissance des ambitions sans frein, et, par contre, l’autorité de l’équilibre et la force de la modération.
Voisines séculaires des peuples orientaux, héritières des mêmes traditions, parlant souvent le même langage, elles peuvent, par leurs écoles enseigner, par leurs conseils diriger, par leur intervention sauver et améliorer. Le voulût-on qu’on ne saurait, ici, se passer d’elles. Et, par contre, tous ces peuples n’ont-ils pas le même intérêt à ce que les chemins qui passent devant leurs portes soient libres, à ce que les limites méditerranéennes soient respectées ? Que ces limites fléchissent sur un point, et ils souffrent tous également.
Si des catastrophes venaient à éclater ce serait pis encore. Déjà épuisés, comment supporteraient-ils de nouveaux sacrifices. L’argent manque : où le trouver ? Le sang s’affaiblit, dites-vous : faut-il en verser davantage ? En vérité, un nouveau conflit méditerranéen est au-dessus des forces de la Méditerranée.
C’est donc aux nations latines qu’il appartient de désirer, de vouloir et d’imposer la paix. Cela elles le peuvent, et sans elles on ne peut rien. Elles ont leur place dans les conseils ; elles ont des alliés qui les écoutent ; elles occupent des points qui empêcheraient le duel si elles refusaient d’y prendre part.
Mais, pour exercer cette autorité, pour emporter cette victoire sans effusion de sang, il leur reste un dernier pas à faire dans la voie où elles sont d’ores et déjà engagées. Qu’elles se pacifient elles-mêmes et elles seront les arbitres de la paix.
Fondés ou non, les dissentiments antérieurs ont été aplanis ; parmi les malentendus, les plus graves sont dissipés ; ces nations voisines et sœurs ont toutes, désormais, cette assurance qu’aucune d’elles n’a rien à craindre de l’une d’elles. Partout, l’unité est faite ; partout la liberté règne ; les intérêts économiques sont les mêmes ; les intérêts de l’épargne sont solidaires ; les contacts sont rétablis. Si rien ne trouble le présent, aucune raison de conflit, ou même de méfiance réciproque, n’apparaît dans l’avenir.
Allons jusqu’au bout, pourtant. Ces races idéalistes ne se laissent pas guider seulement par la considération des intérêts ; d’autres soucis et d’autres aspirations les agitent. De leurs discordes séculaires, il reste un déchirement suprême : le conflit des âmes subsiste.
Au sein des races latines et au sein des races latines seules – non entre elles, mais en chacune d’elles – un grave antagonisme s’est déclaré entre les croyances et la science. C’est encore la bataille des idées : chacun prétend encore détenir la vérité.
Rome est en lutte contre Rome ; le cœur contre l’esprit. « Faillite de la foi ! » disent les uns ; « Faillite de la science ! » crient les autres. Telles sont les invectives modernes. On se divise aussi violemment qu’on le fit jadis sur la question de la divinité du Christ et sur celle de la grâce. Sommes-nous donc incapables du repos ?
On va chercher jusque dans la conformation des cerveaux et dans le conflit des races l’explication de la querelle que l’on affirme ainsi providentielle et irréductible. « Le peuple juif a produit la religion et le peuple grec la science : il a fallu deux races différentes pour développer les principes de croyance si opposés » (Taine) ; quand il serait si simple d’admettre que, la vérité et la justice ne pouvant se contredire, la solution intellectuelle, la solution humaine est dans l’unité !
L’apaisement est-il possible en un débat si tranché ? Pourquoi pas ? Est-ce que ce même débat existe chez d’autres peuples d’une mentalité pourtant très voisine de la nôtre ? N’exagérons-nous pas ici encore une fois de plus les affirmations et les dissentiments de l’École ? En tout cas, le devoir est de chercher à guérir un mal qui entretient, parmi nous, la pire des faiblesses, la division des âmes.
Voici, enfin, le dernier pas à franchir.
La pensée moderne, fille de la nature et de l’histoire, est assez vaste pour embrasser et pour comprendre toutes les aspirations du cœur, toutes les démarches de l’esprit.
Repassant les étapes qui ont été accomplies depuis que l’humanité a commencé le voyage ; prenant à l’origine le craintif et vaillant animal qui, se dressant au-dessus du limon originaire, osa lever la tête et en se montrant debout, nu et désarmé, brava le danger d’être vu pour regarder le ciel ; évoquant le souvenir des terreurs séculaires qui pesèrent sur lui et de l’émotion qu’il éprouva quand il découvrit la beauté du monde ; suivant la lente substitution de la science qui se lève à l’ignorance qui se dissipe ; devinant, par la longueur du chemin parcouru, celui qui reste à parcourir ; consciente de ses propres ignorances, de ses faiblesses, de ses terreurs, de ses illusions, de ses peines, cherchant elle-même les consolations dont elle a tant besoin, elle comprend, elle admet, elle tolère. Elle est indulgente parce qu’elle est forte. Elle ne prétend pas s’imposer, parce qu’elle sent en elle une puissance invincible. Le monde lui appartient. Elle l’explique et l’éclaire. Elle est calme et sereine comme la lumière...
Comme ta lumière, Méditerranée ! Car c’est à toi qu’il appartient de donner encore ici l’exemple et la leçon. Toutes les initiatives vraiment grandes sont venues de toi. Au moment où ta suprématie antique est menacée, tu peux la ressaisir par un apaisement qui viendrait de toi, et qui serait ta paix.
La Renaissance latine6
J’écris ces lignes à Palerme, la fenêtre grande ouverte sur la Méditerranée. Le ciel est blanc ; la mer de lait ; les deux étendues se perdent et se confondent à l’horizon. Une magnifique imprécision les enveloppe d’un rayonnement latent sous le soleil voilé encore par la brume du matin. La voix d’un enfant prolonge sur le quai désert une de ces mélopées nasillardes, appel traînant et plaintif, toujours le même, que les peuples divers se renvoient d’une rive à l’autre, sur ces eaux sonores.
Je reviens d’Afrique ; j’ai voulu faire, une fois de plus, le tour de la mer lumineuse et je suis arrivé, enfin, dans cette Sicile tant désirée où l’histoire de la Méditerranée et l’histoire de la civilisation se sont donné, pendant des siècles, de décisifs rendez-vous.
L’île aux trois pointes, trop belle et trop bien située, a été convoitée et prise par tous les conquérants. Sa grandeur et ses malheurs ont la même origine.
L’Etna fume toujours sur cette terre qui paraît ainsi plus proche de la création. Parmi les vieux monuments, les plus vieux restent debout, épars sur ce sol. Ségeste et Sélinonte couronnent encore, de leurs temples, ses collines rocheuses. Agrigente et Syracuse, dominant au loin la mer, protègent toujours les vallées, maintenant désertes, de la force de leurs murailles et de l’autorité de leurs acropoles. Une grande histoire est écrite partout. Partout, on suit les phases animées du duel méditerranéen. Afrique contre Europe, Carthage contre Rome, Mahomet contre Christ, Barberousse contre Charles-Quint.
Hier j’étais à Carthage et, de la pointe extrême, je voyais glisser sur le golfe les barques ailées, qui sont les mêmes depuis des siècles et qui portent, comme jadis, ces fils d’Europe qui furent si longtemps des rivaux et qui sont devenus, à la fin, des vainqueurs. Le transbordement d’un continent sur l’autre ne s’est pas arrêté : le bateau qui m’avait amené était rempli par ces nomades des mers qui émigrent sans cesse de l’un à l’autre rivage et qui retrouvent, partout, la même langue, les mêmes mœurs et, sinon les mêmes dieux, du moins les mêmes superstitions.
La Sicile est encore le centre de tout ce mouvement, et elle reste, plus que nulle autre contrée, fidèle à son passé. Comme une leçon suprême, on voit ici, sur les mêmes monuments, toutes les époques, tous les goûts se mêler et se confondre. Les artistes normands ont revêtu d’un somptueux manteau d’or et de gemmes l’intérieur des vieilles mosquées, qui n’ont pas perdu leurs rustiques coupoles rouges en devenant des églises.