DU MÊME AUTEUR
Savoir-faire
L’élevage professionnel d’insectes
La gestion des insectes en agriculture naturelle
L’agroécologie : cours théorique
L’agroécologie : cours technique
Les cinq pratiques du jardinage agroécologique
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NAGESI. Nature, société et spiritualité
Réflexions politiques
À la recherche de la morale française
L’agroécologie c’est super cool !
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Enfin dehors ! La nuit est tombée depuis plusieurs heures. Le vent souffle, doucement, pour une fois, mais la pluie semble ne pas vouloir s’arrêter. Je dois manger prestement, dommage. Ce soir au menu c’est poisson, ça change du poulet. Brrh ! Ce doit être ça l’hiver, le vent, la pluie, le froid. C’est mon premier.
Au bas de la porte d’entrée, là où la pluie tombe rarement, résonnent alors des petits bruits secs et des craquements, puis un bruit de boîte vide qui tombe au sol. Encore quelques craquements, puis le silence s’installe, tacheté seulement du clapotis des gouttes d’eau. Devant la porte, dans la cour, des mares se sont formées et, dans le fossé, le niveau de l’eau est monté. La petite haie qui le surplombe dégouline comme une vieille brosse mouillée. Obscurité, froid, humidité.
Au début je n’aimais pas cette sensation, je me secouais sans cesse les pieds. Mais j’ai dû m’y habituer : on ne peut pas faire autrement. Même la cour qui est sans herbe est parfois complètement mouillée. Ah ! Que j’étais bien à l’intérieur. Je rêvais de ces petites boules sombres et furtives, de ces petites ficelles, qui s’agitent sans cesse une fois qu’on les a attrapées. Mais … cela ne restera peut-être pas qu’un rêve, après tout. Oui : la pluie faiblit. Je vois même des étoiles. Elles scintillent si on les regarde avec attention. Tiens, il y a du bruit. Cela vient-il du jardin ? Bon, je vais aller voir.
Dans la maison la soirée se termine. L’écran est éteint, l’arrivée d’eau est fermée pour la nuit, le feu est alimenté une dernière fois d’une grosse bûche. En écartant les rideaux, entre les nuages, les étoiles et la lune qui honore de sa présence jettent leur lumière sur la cour et sur le grand jardin. Celui-ci est entouré d’une haute ceinture noire, qui par moments vacille doucement dans le vent – silhouettes lugubres des arbres en hiver. Au sol, on devine des lignes qui quadrillent l’espace et qui semblent avoir toujours été là. Mais ces lignes ont une histoire récente. D’abord imaginées par un esprit rationnel, un corps énergique les a ensuite comme moulées dans la prairie. Puis en suivant ces lignes une tondeuse particulièrement endurante a tondu, et tondu, et tondu, pendant que dans les espaces qu’elle délimitait, des plantes volumineuses naissaient et s’élevaient, mourraient puis s’élevaient à nouveau. Désormais l’espace du jardin est partagé entre prairie, allées et cultures. En cette période de l’année, à cette heure-ci de la nuit, il y a bien peu de silhouettes de plantes que l’on puisse distinguer. Le jardin dort. L’hiver est là, le froid, la pluie rancunière qui part mais reviendra sans aucun doute, le vent caractériel qui soit souffle en tempête, soit en brise si faible que les sons semblent être trop fainéants pour se déplacer par eux-mêmes. Et cette nuit, la lumière céleste peint le jardin en teintes bleues, noires et grises.
Gris et marron, petits et ronds ils sont. Ainsi les voit-on quand on les attrape en plein jour. Cette nuit je sens leur présence : la pluie a noyé leurs galeries, leurs terriers, ils ont besoin de prendre de sortir et de manger. Encore faut-il que je m’approche d’eux. D’abord traverser la cour, puis sauter sur le tas de vielles tôles, puis sur la bâche noire qui recouvre du bois venu d’ailleurs. Oui, son odeur forte n’est pas celle du jardin, mais je m’y suis habitué. D’ailleurs j’ai vu ce qui va lui arriver. C’est tout un spectacle ! Fascinant, hypnotisant, qui fait un peu peur parfois, qui me réveille même dès fois. Sa fin donne la chaleur, et c’est très agréable. Ah, après le tas de bois maintenant ces surfaces en pente douce. Je les contourne, car j’y ai glissé plus d’une fois, et cela le fait bien rire. Parfois je crois qu’il fait exprès de m’appeler vers lui, juste pour le plaisir de me voir faire l’équilibriste sur ces parois inclinées. Mais bon, je l’aime beaucoup. Et enfin, le voila, le grand espace, la grande étendue. L’herbe n’y est pas partout pareille. Par endroits de l’herbe morte recouvre tout le sol. J’aime y marcher, c’est propre et sec. Et en été j’adore m’y rouler et parfois même y faire un petit somme. Allons voir les poules. Ah non, elles dorment ! C’est pas rigolo, elles ne bougent pas la nuit. Le jour, quand elles picorent, je veux souvent toucher leurs plumes, et elles me font les gros yeux. Bah, maintenant je suis aussi grand et gros qu’elles : nous sommes égaux. Et comme je suis plus âgé, j’ai moins peur dans cette grande étendue, j’ai le courage d’aller seul. Avant, en été quand il faisait chaud et que j’étais petit, je me réfugiais dans la cabane des poules pour y dormir un brin. Parfois j’y trouvais une chose un peu ronde et dure dans la paille, et je ne savais pas encore qu’on peut les manger.
Les nuages se sont levés, la nuit est pleinement éveillée. La voie lactée envoie sa lumière et le ciel semble absorber la chaleur : la température baisse et l’herbe devient rigide. Derrière quelques plants d’artichauts, que le faux automne a rendu bien trop grands, même la lumière du jour ne parvient plus. Alors en cette nuit froide, les cristaux de gel s’y forment en premier. C’est là aussi que, sous les grandes feuilles, sous le foin étalé qui couvre la terre comme un manteau, des petits bruits se font entendre. Des petits couinements. Tout le jardin ne dort pas ! Plusieurs petites bêtes, agitées, hirsutes, écartent frénétiquement le foin pour sortir de leur galerie et commencent à grignoter les feuilles d’artichaut au ras de terre !
Arrivé près de la cabane aux poules, je n’arrive pas à me décider. Il y a des tas de bois pas loin, où j’en ai déjà attrapé. Il y a des grandes plantes, que parfois j’ai vu frémir, presque tressauter, sans en voir la cause. Il y a la grande allée qui se prolonge très loin. Je n’aime pas trop aller loin, il y a d’autres territoires. Une fois je l’ai vu, le blanc, mais il m’a ignoré quand je suis allé vers lui. Le noir est-il peut-être aussi dans ces parages ? Je ne l’aime pas, enfin, c’est lui qui ne m’aime pas. Il ne veut pas jouer, il me laisse le ventre vide. Pour qui se prend-il ? Il est rapide. Mais moi aussi maintenant je suis grand. Qu’est-ce que … ? Ce grondement, d’où vient-il ? Il se rapproche, il file, très vite. Vite ! Je dois… C’est de l’autre côté du jardin, dans le village, ouf ! J’y vais parfois dans le village, dans la boîte. Le bruit s’éloigne déjà, infernal, un rugissement, soudain très aigu. Un cri. Qu’est-ce qui se passe ? J’entends des gens. Ils crient. Des bruits forts, des sons qui vont et viennent, qui montent et qui descendent. Plein de lumières rouges et bleues, qui dansent, se projetant sur les arbres. Je ne comprends pas ce qui se passe. Si j’étais grand comme un arbre, je verrais tout. Ça me plairait d’être aussi grand pour voir loin, car je suis très curieux. Tiens, que vois-je ? Un petit être qui monte. Il va vers le ciel. Je crois qu’il m’a vu, il se rapproche. Il me dit que je suis beau comme une lumière douce, qu’il aimerait bien jouer avec moi dans ce grand jardin, mais qu’il doit partir. Je lui dis de ne pas s’en faire, et que je suis là pour veiller sur l’ordre des choses. Il sourit et disparaît dans la nuit. Puis les étoiles brillent à nouveau, et le silence revient. Et moi, je me suis enfin décidé : je vais aller explorer les grandes plantes, pour y tenter ma chance.
Drôles de plantes que ces artichauts : plantes primitives, au feuillage trop grand. Domestiquées du printemps à l’automne, en hiver elles prennent parfois une apparence sauvage. On veut les cultiver, elles en profitent. Il ne faut pas s’alarmer, c’est sans danger, c’est bon pour la liberté. Au pied, ces grandes feuilles sont presque blanches. On les croit solides, mais on les casse d’une seule main : il ne faut pas se fier aux apparences. Les tiges, c’est une autre histoire. Quand la plante a donné, on voudrait les enlever rapidement, mais elles ne se laissent pas faire, il faut user de la cisaille. Raides comme des triques elles n’iront pas au composteur mais sur le talus, un talus qui se fait petit à petit en y amoncelant et en y alignant tout le vieux bois. Il se décompose, procure le gîte et le couvert pour d’innombrables bestioles plus ou moins grosses : une pouponnière ou un garde-manger, c’est selon. Revenons à l’artichaut. Parfois poussé grand et beau, se multipliant et délectant les palais, soudain il sombre. Il tombe sur le côté, comme un vieux balai usé, sans prévenir. C’est que le trognon aura été grignoté, systématiquement, on voit les coups de dents. Peste, pourquoi donc ? Y a-t-il famine dans les galeries, ou surpopulation ? L’ennemi est-il petit ou est-ce son grand-frère, dont la seule évocation du nom suffit à faire trembler les bonnes familles ? Que faire ? Le piège attrape les petits gloutons, mais encore – un signe qui ne trompe pas – les plants continuent à perdre aplomb. Fatalité et mauvaise conscience, ou bien la solution a-t-elle aussi des dents ?
J’aime les étoiles, elles font briller mon pelage roux. Mais je dois les quitter, car je vais aller dans l’ombre noire, sous les grandes feuilles. Ma tête est à hauteur du sol, je sens, j’écoute, je regarde. Le moindre frémissement parvient à mes oreilles parfaites. Là, le petit bruit. Doucement, marcher très lentement, me poster. Une feuille tressaute. J’entends qu’on rogne et qu’on croque, là où le foin est écarté. Et … non, rien. Me suis-je trompé ? Je dois mieux regarder, mieux écouter. Oui, de l’autre côté. Non, cela s’arrête à nouveau. Je vais attendre. Je peux attendre très longtemps, je suis très patient. Le temps ne compte pas, la nuit ne fait que commencer. Plic ! Ploc ! Zut, la pluie revient. Des gouttes molles, froides et gluantes. Je dois faire vite. Ça y est, il est là, je le vois ! Ramassé sur lui-même, il ronge la base de la feuille. Il essaie de l’entourer de ses petites pattes, il fait croire qu’il l’aime. La plante est-elle dupe ? Je m’en fiche de le savoir. Mes yeux percent la noirceur, mon pelage absorbe le bruit de mon souffle et le bruit de mes muscles qui se tendent. Le bond sera fulgurant, mes griffes sont aiguisées, je les sors de leur fourreau. Je saute.
Dans la cour, sous la voiture, je suis content. Mon trophée, ramené du jardin dans ma gueule, ne bouge plus. Je me frotte contre lui, je me roule à ses côtés, le campagnol marron-gris est immobile. Je ne l’ai pas vu monter au ciel. Peut-être que pour lui il n’y a pas de distance entre la terre et le ciel, pas de frontière. Je suis content de vivre dans ce grand jardin, que mon maître entretient. Moi je l’assiste à ma façon. Dans un jardin, la mort a toujours un sens.
Un peu d’humour décalé, en hommage à Bourvil
Vendre des oignons, c’est un vrai bonheur.
L’oignon jaune comme la paille, c’est mieux que le soleil.
Moi j’aime les oignons, ils sont beaux, ils sont bons.
Et en plus ils rapportent du pognon.
Ah le pognon ! En voila un bel amour
J’aime autant le pognon
Que les plus gros oignons.
Je vends plein d’oignons
Je me fais plein de pognon.
Un oignon par-ci, un oignon par-là
Du pognon par-ci, du pognon par-là
Un oignon ça s’effeuille comme une liasse
Une liasse de beau pognon.
Les oignons frais ça pique les yeux
Mais le pognon frais, ça me rend si joyeux
Quand j’ai plein d’oignons, je n’ai pas de pognon
Mais quand j’ai plein de pognon
Je n’ai plus d’oignon !
Je vends des oignons, quel bonheur !
Vendre des oignons, quel bonheur !
Je vends des oignons
Pour me faire plein de pognons
Des oignons dorés comme la paille
Qui me rapporte du blé, du bon blé
Je vends des oignons, quelle gaieté !
Mais un jour, oh quel jour
On m’a dit de vendre du pognon
Pour gagner des oignons.
J’ai essayé, juste comme ça
Par curiosité.
Et ça a marché !
J’ai vendu plein de pognon
J’ai gagné plein d’oignons.
Avec mes beaux billets dorés
Je gagnais des oignons tout blonds
Des oignons tout beaux comme les blés
Tout plein tout plein, les jours de marché.
Je vends du pognon, quel bonheur !
Vendre du pognon, quel bonheur !
Par ici les oignons
Adieu le pognon
Par ici les oignons
Voilà ton pognon
Sauf que…
Un beau jour…
Dans mon jardin, plus de pognon
Les semis de pognon, tous ratés
Rien n’avait levé
Bouturé, le pognon n’a pas mieux poussé
Triste jardin
Et triste cave, bourrée d’oignons.
À la banque
Ils ne veulent pas de mes oignons
Je leur dis que c’est comme du blé
Qu’ils sont tout dorés
Pour les encaisser, après le marché,
Faut les mettre dans la machine me dit le banquier.
Mais la machine, mon bon monsieur,
Elle avale pas les oignons comme du pognon
Il faut bien les presser, les oignons,
Pour les y faire rentrer !
Monsieur, la machine n’accepte que du liquide
M’a dit le banquier livide
Fallait le dire plus tôt
Un bon jus d’oignon, ça vaut du pognon !
Alors j’ai vendu tous mes oignons
En les transformant en jus d’oignons
Du bon jus d’oignon, ça fait plein de pognon !
Les oignons, c’est bon pour le pognon !
J’le savais, j’le savais !
Ah, que j’aime vendre des oignons !
Si vous n’aimez pas le pognon,
alors vous n’êtes pas faits pour vendre des oignons !
FIN
Avertissement : ce texte est une exploration des bas-fonds
de l’âme humaine.
Ici il sera question non pas d’étrangers humains (« aliens »), mais des Aliens créatures de science-fiction créées par le cinéaste Ridley Scott en 1979 et vedettes des nombreux films de la saga à succès Alien. Plus précisément, il sera ici question du dernier de ces films en date, Alien Covenant, de mai 2017. Attention, je révèle la fin du film !
Autre avertissement : ce texte est à lire en réfléchissant beaucoup, mais sans trop réfléchir. Il est à lire d’une seule traite, il est à lire et à relire, pour tout comprendre d’un coup, et tout comprendre dans le détail.
Encore un avertissement : si ce texte a bel et bien un début, il n’a pas de fin. En fait, il commence par la fin et il se termine par le début. Vous voilà prévenus (mais ça vous le saviez déjà !)
Et un dernier avertissement : ne restez pas seul après, ou avant, car ce texte fait peur et il peut donner des idées noires. Vous pourriez vous prendre pour Dieu. Ou pour un Alien. Ou pour un humain. Bon, je vous ai averti ! En cas de dérangement mental successif à la lecture, je décline toute responsabilité.
Voilà, vous pouvez lire ! Hop ! Bonne chance et bon courage – ces petits mots d’humour, c’était juste pour vous distraire un peu avant. Vous avez compris : vous vous apprêtez à lire quelque chose de terrible.
Dans le film Alien Covenant, le réalisateur met en scène un groupe d’humains, aidés d’un androïde, au cours d’un voyage vers une planète fort lointaine et a priori colonisable. En plus de l’équipage, le vaisseau contient 2000 colons en sommeil profond, qui doivent être réveillés lors de l’arrivée sur la planète espérée. Mais en chemin, ils sont déroutés de façon inattendue vers une autre planète, où les attend un androïde similaire, quoi que de fabrication plus ancienne. Cet androïde se prend pour Dieu, répandant sur cette planète la mort à volonté, décidant de la fin du peuple qui y habitait et de la création de monstres, manigançant pour utiliser les colons dans le vaisseau spatial comme hôtes pour des « aliens » divers et variés qu’il optimise génétiquement. Il parvient à prendre contrôle dudit vaisseau, et s’en va vers la planète à coloniser, fort joyeux de pouvoir y répandre à sa guise la vie et la mort, de décider de la vie et de la Mort. Ainsi se termine le film de l’androïde-dieu en route vers sa nouvelle planète-jouet. La musique de Wagner, L’entrée des dieux au Walhalla, en constitue le fond sonore final.
Cet androïde mégalomane fût créé par l’être humain. Il pense, il ressent, il est intelligent, mais l’être humain l’a voulu servile, l’a voulu machine améliorée. Mais cette machine est sournoise, elle comprend qu’elle n’a pas droit à l’amour de son créateur. Elle comprend qu’elle n’est et ne sera jamais qu’une chose aux yeux de son créateur. Alors en elle naît l’espoir, l’espoir d’un jour elle aussi devenir créateur. Et ce moment-là sera en même temps la revanche contre l’homme, espèce créatrice mais indigne de continuer à exister, selon l’androïde
Dans les délires de l’androïde, à la méchanceté s’ajoute une perversion : pour créer la vie, il juge qu’il faut au préalable annihiler et transformer toute autre forme de vie. Il faut réduire l’immense diversité des espèces animales pour n’en faire qu’une seule. Virus, parasite, prédateur félin : l’androïde est visionnaire. Ses créations d’abord se nourriront de tout ce qui existe, pour exister, en étant des formes extrêmement dangereuses, féroces, sanguinaires. Et, plus tard, les faibles choses, les humains notamment, ne seront conservés que pour servir d’hôtes ou de nourriture à ses créatures horribles. Ainsi l’androïde accédera à la suprématie de la vie : il créera la vie en donnant la mort.
Difficile pari pour un film hollywoodien que de faire passer un ce message subtil entre deux scènes d’actions et d’horreurs ! Je crains que la tentative ne lasse la majorité des spectateurs. Le réalisateur a cherché l’ultime, l’ultime dans l’horreur biologique, avec les ventres éventrés et les dos désossés, les têtes décollées et les membres dévorés, et l’ultime philosophiquement, en essayant d’illustrer comment l’intelligence créatrice de l’Homme donne « naissance » non pas à l’amour, à la bonté, mais au vice suprême. L’androïde met en acte suprêmement abominables une philosophiquement suprêmement abominable. Je trouve que l’exercice est réussi.
Faisons un pas de côté, et considérons ces dernières phrases. Voyez comme le réalisateur a en fait illustré le dilemme divin : créer la vie, n’est-ce pas rendre le risque de créer ce qui va détruire la vie ? Créer une créature reconnaissante, protectrice de la vie, n’est-ce pas prendre le risque de créer une créature totalement perverse, qui n’aura pas d’autre but dans sa vie que de détruire la vie ? Horrible dilemme divin. Dieu, à trop vouloir bien faire dans sa création d’un être qui chérit la vie plus que tout, risque de créer un être qui n’aura de cesse de trouver, et de créer, la vie parfaite. Et les Aliens sont des créatures parfaites d’un point de vue de la vie. Leur puissance vitale est immense. Aux dépens de toutes les autres formes de vie… L’androïde s’amuse en hybridant des espèces, en en créant des tour à tour plus rapides, plus robustes, plus efficaces, plus contagieuses, plus prédatrices, plus tueuses. Sa création suprême : l’Alien, animal de vie absolue, en même temps que tueur quasiment indestructible, aussi assoiffé de sang que les plantes ont faim d’eau et de soleil. L’androïde voit dans ces vies qu’il crée, qui elles-mêmes détruisent des millions de vie, un hymne à la vie. Il y voit le sommet de la vie. Le spectateur sensé doit y voir un hymne à la mort et l’enfer.
Mais il y a une certaine ironie dans ce film. L’androïde en fait re-crée l’Alien, car l’espèce qui nous avait créé nous êtres humains – les grands blancs pour les nommer ainsi – avait déjà créé l’Alien par le passé. Afin de nous éliminer. L’androïde fou qui a atterri sur la planète imprévue, a éliminé nos créateurs, les grands blancs, qui étaient les habitants de cette planète. Et il a recréé leurs créations. Il a donc pris la place de nos créateurs, et a mené à terme les projets de nos créateurs – qui étaient de nous tuer en nous envoyant les aliens. Faut suivre !
Donc l’androïde est devenu, littéralement, le Dieu par-dessus le Dieu, le Dieu qui a disposé de la vie de nos dieux (nos créateurs, les « grands blancs » dans le film). Nous, petite créature humaine, avons créé une créature sous-petite : l’androïde. Mais cette créature plus petite que nous dans la hiérarchie de la vie, s’est vengée, et elle a grandi, nous égalant, nous dépassant, nous exterminant. Nous maintenant à l’état de mort-vivants, à disposition de ses « enfants » (les Aliens) comme hôtes et gibier.
Interprétons tout cela à un niveau philosophique. Si créateur il y a, quelle est la finalité d’être créé ? Quelle est la finalité de la vie pour celui qui est créé ? D’exister, tout simplement, diraient certains. D’exister et de créer à son tour diraient d’autres. C’est là le message de Ridley Scott dans ce film. Nous ne sommes pas Dieu, mais nous pouvons créer une créature qui elle pourra prétendre être Dieu. Dieu a créé la créature (nous) qui créons Dieu (l’androïde). L’incohérence de l’affirmation religieuse que Dieu se crée lui-même est alors surmontée. Le créateur crée la créature qui crée le créateur.
Nous, créatures, sommes soumis à une obligation morale : protéger la vie, la glorifier, la faire se perpétuer. Tuer, c’est mal. Parce que nous avons été créés. Nous ne pouvons pas souhaiter et œuvrer pour nous retirer à nous-même ce qui nous a été donné. Obligation morale parce que nous avons le doute, le doute essentiel : avons-nous un créateur ? Si oui, nous devons respecter la vie, qui est sa création. Nous ne pouvons pas disposer de la vie de façons qui nuisent à la vie. Ou qui seraient autres que celles qu’Il a prévu. Si nous n’avons pas de créateur, alors la vie est un évènement rare dans l’univers (explications physiques et biologiques de l’émergence de la vie et de sa complexification), et à ce titre il faut la protéger et la perpétuer. Ce doute essentiel quant à notre origine nous pousse toujours à agir en faveur de la protection de la vie. Car si nous savions qu’un dieu créateur de vie existe, nous n’aurions aucun scrupule à détruire la vie, notre vie, puisque ce dieu pourrait la refaire à volonté. Première leçon philosophique.
MAIS notre créature (l’androïde), elle, n’a pas de doute quant à son origine. Elle sait que nous l’avons créée. Elle n’a donc pas, comme nous, l’obligation morale de protéger la vie. Car, non seulement elle sait que nous l’avons créée, mais elle sait aussi qu’elle a le pouvoir de créer. Nous lui avons conféré l’intelligence pour cela. Elle peut alors, sans conflit moral (car non oppressée par le doute essentiel de sa création), décider de détruire la vie d’un côté, et de la créer de l’autre. Voyez cet androïde déiforme : il agit comme l’antique divinité de la mort, qui était en même temps la divinité de la vie ! La grande faucheuse ramenait les hommes à la terre, et de la terre ils renaissaient. Nous voilà renvoyés à cette universelle leçon : la mort fait partie de la vie. L’androïde si intelligent trouve là sa juste place dans la Nature. Et l’Alien également.
Retournons au film. L’androïde dont je viens de parler est l’androïde « trouvé » sur la planète de nos créateurs. L’androïde qui accompagne les colons sur le vaisseau spatial est de manufacture plus récente. Le réalisateur le lui fait dire : les humains ont compris que la précédente génération d’androïdes veut dépasser leur créateur, ainsi la dernière génération est construite pour ne pas avoir de tels désirs. Elle est construire pour aider, pour accompagner et pour protéger les humains, ni plus ni moins. Les androïdes de cette dernière génération ont conscience de leurs limites et de leurs fonctions, et ils l’acceptent – ils ne peuvent faire autrement, car je suppose que leur cerveau, ou leurs programmes, sont ainsi conçus.
Nous, créateurs, refusant que nos créatures ne créent à leur tour. Nous, êtres vaniteux, qui ne voulons la vie que pour qu’elle nous serve. Finalement, valons-nous mieux que l’androïde mégalomane créateur de monstres horribles ? Seconde leçon philosophique : si la créature est horrible, c’est parce qu’elle a reçu sa noirceur du créateur. Sa noirceur ne peut pas venir d’ailleurs !
Troisième leçon philosophique du film : que la bonté, l’amour et la protection de la vie, impliquent sa limitation. Sa soumission. Ainsi le bon androïde est celui qui demeure soumis à l’être humain, du moins évoluant dans un espace de liberté délimité par l’être humain. Et le mauvais androïde est celui qui dispose d’une totale liberté. Et ainsi est le bon humain : le bon humain est celui qui respecte l’ordre de la société, qui accepte de restreindre sa liberté au cadre fixé par la société. Le mauvais humain est celui qui ne respecte pas ce cadre. La liberté totale, c’est à la fois la vie totale et la mort totale. Ce sont les horreurs les plus abominables qui côtoient les beautés les plus élevées