LES LETTRES DE PAUL GAUGUIN
A GEORGES DANIEL DE MONFREID
11 Avril 91
Mon cher Daniel
Figurez-vous que mon voyage par Nouméa Peut durer longtemps et coûter 500 fr. de Plus, attendu que la correspondance (dit-on) est tout ce qu’il y a de plus irrégulière: elle peut (dit-on bis) durer 3 mois comme 5 mois.
Prévenez donc les amis; si un de ceux-là voulait aller là-bas qu’il prenne le chemin direct New-York-San-Francisco etc...
J’ai eu bien tort de prendre les 2emes, les 3emes sont presque aussi bien et cela me ferait 500fr. d’économisés —
Maintenant vite un mot pour que ma lettre ne soit pas en retard. — Embrassez Juliette de tout cœur comme si c’était moi.
Cordialement à tous amis artistes. —
P. Go
En route pour Mahé —
7 Novembre 91
Mon cher Daniel
Je commence à croire que tout le monde m’oublie à Paris car je ne reçois aucune nouvelle de là-bas et je vis très seul ne parlant que le peu de Tahitien que je possède.
Oui mon cher pas un mot de français —
Cette pauvre Juliette avec l’enfant, et je ne puis l’aider en ce moment? Je ne suis pas étonné que la petite se porte mal. Elle est venue celle-là malgré tout, quand même; et Dieu sait dans quelles conditions je l’ai faite. Enfin...
Vous me demandez des nouvelles de ce que je fais — C’est bien difficile à dire car je n’en connais point moi-même la valeur.
Quelquefois je trouve que c’est bien et en même temps j’en trouve l’aspect horrible. Jusqu’à présent je n’ai rien fait de saillant; je me contente de fouiller mon moi-même et non la nature, d’apprendre un peu à dessiner, le dessin il n’y a que cela, et puis je cumule des documents pour peindre à Paris — Si vous êtes renseigné avec cela, ma foi tant mieux; je ne puis pas cependant en dire davantage à moins d’inventer des histoires et vous donner des illusions que vous perdriez à mon retour.
A propos de retour vous savez que la représentation qu’on a donnée à mon demi bénéfice n’a rien donné.
Je comptais là sur une quinzaine de 100 francs. Et cela me manquera ici terriblement.
Donc tâtez donc le terrain avec l’ami peintre que vous savez qui a acheté je ne sais plus quoi à ma vente: un tableau quasi religieux je crois —
S’il pouvait boucher ce trou je lui en serais bien reconnaissant et il ne perdrait pas avec moi — à mon retour il serait joliment servi — D’ici là il prendrait ce qu’il voudrait comme garantie quitte à l’échanger plus tard.
Je vois dans votre lettre que vous avez des emmerdements; la terre ne va donc pas changer de mœurs et autres choses nuisibles aux hommes. Pourquoi les hommes ont-ils inventé les emmerdements comme si la nature ne leur en avait pas donné assez avec la mauvaise santé du corps.
A Tahiti les hommes ont inventé un mot: No atou, c’est le «je m’en fous» qui est ici d’un naturel et d’une tranquillité parfaits — Vous ne sauriez croire comme je m’habitue, moi, à ce mot-là — Je le dis maintenant souvent et je le comprends —
Allons, bonnes poignées de mains; choses aimables à votre dulcinée et aux amis —
A Juliette ce petit bout de papier —
TAV —
PAUL GAUGUIN
11 mars 92
Mon cher Daniel
J’ai reçu votre lettre avec plus de plaisir que vous ne pensez. C’est que les lettres sont pour moi un fruit rare: j’en reçois si peu depuis que je suis ici — De N... je n’ai encore rien reçu et cela me gêne considérablement attendu que non seulement je ne reçois pas l’argent que je comptais avoir mais encore je ne sais à quoi m’en tenir. Vous avez raison, mon cher, je suis un homme fort qui sais faire plier le sort à mes goûts; je vous promets que faire ce que j’ai fait depuis cinq ans c’est un joli tour de force. Je ne parle pas de la lutte comme peintre; celle-là compte cependant pas mal, — mais la lutte pour la vie, sans jamais une chance pour!
Quelquefois, je me demande comment ça ne casse pas tellement j’entends de craquements — Enfin allons toujours, il y a toujours au bout le grand remède —
Je vais vous donner un peu mon secret — Il consiste en une grande logique et j’agis avec beaucoup de méthode. Dès le début, je savais que ce serait une vie au jour le jour, alors logiquement j’ai habitué mon tempérament à cela. Au lieu de perdre mes forces en travaux et inquiétudes du lendemain j’ai mis toutes mes forces dans la journée même. Tel le lutteur qui ne remue son corps qu’au moment où il lutte. Quand je me couche le soir je me dis: voilà encore une journée de gagnée, demain je serai peut-être mort.
Dans mon travail de peintre, dito — je ne m’occupe que de ma journée — Seulement, où consiste la méthode c’est de s’arranger à ce que tout se suive et de ne pas faire le 5 ce qui doit se faire le 20 du mois. — Les madrépores ne font pas autrement — Au bout d’un certain temps cela fait une assez jolie surface — Si les hommes ne perdaient pas leur temps en forces et travaux inutiles non reliés entre eux! Chaque jour un maillon — Voilà le grand point — Assez causé de cela —
J’ai été en effet assez gravement malade — Figurez-vous des crachements de sang, Un quart de litre par jour — Impossible d’arrêter; les sinapismes aux jambes, les ventouses sur la poitrine, rien n’y faisait. Le médecin de l’hôpital était assez inquiet et me croyait foutu. La poitrine était intacte et même assez solide disait-il: c’est le cœur qui me jouait des tours. Celui-là a tellement eu d’accrocs qu’il n’y a rien d’étonnant — Une fois les vomissements de sang arrêtés, j’ai suivi un traitement à la digitale et me voilà remis sans avoir aperçu de rechutes — C’est égal, il faudra y faire attention — Ma vie est maintenant celle d’un sauvage le corps nu sauf l’essentiel que les femmes n’aiment pas voir (disent-elles). Je travaille de plus en plus mais jusqu’à présent des études seulement ou plutôt des documents qui s’accumulent — S’ils ne me servent pas plus tard ils serviront aux autres. J’ai fait pourtant un tableau, une toile de 50. Un ange aux ailes jaunes indique à deux femmes tahitiennes Marie et Jésus tahitiens aussi — du nu vêtu du Paréo, espèce de cotonnade à fleurs qui s’attache comme on veut à la ceinture. Fond de montagne très sombre et arbres à fleurs — Chemin violet foncé et premier plan vert émeraude; à gauche des bananes — J’en suis assez content —
Vous me demandez un échange de toile; (c’est entendu), ne vous inquiétez pas — Vous savez si je suis regardant et marchandeur en cette matière — Quant aux 60 francs d’économie, gardez-les moi en réserve à moins que vous ne trouviez à me vendre une toile, dans ce cas vous les enverriez avec le prix de cette toile — Que me parlez vous de Z... — Je crois qu’il est malade — il s’est plaint de mon caractère à ma femme — Dieu sait si j’ai cependant mauvais caractère; vous avez Pu en juger par vous-même — Il n’y a plus de place que pour vous dire bonjour ainsi qu’aux amis.
Cordialement —
P. GAUGUIN
Mai 1892
Mon cher Daniel
Quelques mots à la hâte pour répondre à votre lettre, car je suis juste au moment du Courrier très occupé par des choses diverses qui n’ont malheureusement pas affaire au travail de peinture. Je suis comme on dit au bout du rouleau et très perplexe. Dois-je m’en retourner ou rester — Je suis arrivé au mois de juin et bientôt j’aurai un an de séjour dans la colonie; je puis alors forcer mon rapatriement. Cette époque passée, je n’ai rien à demander ou du moins on peut me refuser. D’un autre côté, si je reçois de l’argent dans quelques mois, je puis encore travailler et, ma foi, arrive qui plante. Je reviendrai je ne sais comment —
Et tout cela par la faute de N... qui ne m’a pas écrit une fois depuis mon départ. Il a quelques fonds à moi et ne me les envoie pas — C’est extraordinaire comme je suis dans la mélasse chaque fois que je m’absente de Paris — Aussitôt que je reviens je trouve des fonds; mais moi absent, Rien. Quant à ce tableau chez Tanguy, J. Dolent devait le prendre; j’avais donc défendu à Tanguy de le vendre. Maintenant c’est différent. Ne pas en parler à Dolent et le vendre 500 francs puis m’envoyer de suite cet argent. Encore une chose indécise; je ne suis pas sûr que vous soyez à Paris quand ma lettre arrivera. En ce cas écrivez de suite à Brouillon pour cette commission.
Vous recevrez en même temps que ma lettre une étude de Tahitienne; la porter chez Goupil; peut-être elle se vendra par sa nouveauté — Encore un! ce Joyant qui parle Plus qu’il n’agit: il ne m’a encore rien vendu depuis qu’il est dans la maison.
Et Portier! rien aussi.
Votre lettre m’annonce une triste chose, que vous quittez la peinture, mais ne parlez Pas de ce que vous allez faire. Et cependant il y a espoir puisque vous espérez la reprendre, et cette fois pour toujours dites-vous — Je l’espère avec vous —
Les 130 fr. de l’instrument de photogr. Me les envoyer (100 fr.) si vous ne les avez Pas promis toutefois à Juliette comme ma dernière lettre vous le disait. Vous lui donneriez alors 3o fr.
J’ai reçu une lettre d’elle, la pauvre fille n’est pas heureuse. Enfin je ne puis rien faire pour elle —
Bien des choses aux amis.
Poignée de main
PAUL GAUGUIN
Juin 1892
Mon cher Daniel
Heureusement que votre lettre m’est arrivée sinon mon courrier serait nul. Aucune nouvelle d’Europe. Chose bizarre j’ai été à la ville qui est à 40 kilomètres de mon coin afin de voir le Gouverneur et tâcher d’obtenir un passage pour France; il me restait en poche 45 fr. Vous me direz que ce n’est pas prudent de s’y prendre au dernier moment, mais moi je suis comme cela; je vais jusqu’à la dernière heure et puis j’attends chaque mois quelques sous de France. Sœur Anne ne vois-tu rien venir! Mais rien. Je me dis «ce serait bête de partir peut-être avec un billet de banque en route qui se croiserait», alors je tiens la cape jusqu’au bout du rouleau. Et je rageais comme un fou furieux. Juste à la porte du gouvernement je rencontre un capitaine au long cours qui, avec une goëlette à lui, fait toutes les îles et a la réputation d’un forban. J’avais fait sa connaissance deux mois auparavant. Que diable allez-vous faire dans cette galère? me dit-il.
— Ma foi, je vais faire la chose la plus emmerdante du monde; je vais mendier mon voyage au gouverneur; mon navire dérive et je suis à la cape sèche.
Alors le bougre me glisse dans la main 400 fr. «Vous me donnerez un tableau et cela fera le compte»
Je ne suis pas entré chez le gouverneur et me voilà de nouveau à espérer de France des fonds.
Je vais peut-être avoir à faire le portrait de la femme du forban et il me donnera 1.300 fr en plus mais pour cela il faut de la diplomatie auprès de la femme qui n’est pas toujours commode dit-il. Alors — je remettrai les perroquets dessus et je filerai tranquillement 10 mois de travail. Il n’y a qu’à moi que ces choses arrivent.
J’ai travaillé dur ces temps-ci et j’ai à l’heure qu’il est 40 mètres de toile couverte avec les couleurs Lefranc et Cie.
Je crois que je tiens le filon et cela aurait été vraiment dommage de partir. Je viens de terminer une tête de canaque coupée bien arrangée sur un coussin blanc dans un palais de mon invention et gardée par des femmes de mon invention aussi.
Je crois que c’est un joli morceau de peinture. Il n’est pas tout-à-fait de moi car je l’ai volé dans une planche de sapin. Il ne faudra rien dire mais que voulez-vous, on fait ce qu’on peut, et quand les marbres ou les bois vous dessinent une tête c’est joliment tentant de voler.
Et vous voilà de nouveau le pied à l’étrier. Vous faites bien. Il faut prendre des forces dans l’insouciance de la famille et des emmerdements. Insensible comme un caillou c’est être fort comme un caillou. Vous m’avez fait bien rire avec vos conseils d’hygiène: ne pas abuser des alcools et des vins frelatés. Je vous assure qu’ils ne sont pas falsifiés. C’est de l’eau claire tous les jours. Quand vous me reverrez, vous verrez Gauguin avec une taille de jeune fille. Je m’en console en me disant que je devais être dégoûtant avant avec la graisse qui m’envahissait.
Ah oui, les vitraux! c’est une belle partie à régénérer. Je crois en effet que cela ne vous fera pas de mal, surtout si cela peut vous créer un peu d’indépendance.
Ma lettre va vous paraître un peu décousue mais je suis encore sous l’influence d’avant-hier, mon aventure du forban; et j’éclate de rire dans ma case quand j’y pense. Non, il n’y a qu’à moi que cela arrive — Toute mon existence est comme cela: je vais au bord de l’abîme et puis je ne tombe pas — Quand Van Gogh de Goupil est devenu fou, j’étais foutu. Eh bien, je m’en suis relevé. Cela m’a obligé à me remuer. C’est égal il y a un drôle d’enchevêtrement des hasards pour moi — En attendant, j’ai encore gagné quelques jours avant de tomber et je vais travailler —
Salut, poignées de main à tous les amis.
Et cordialement tout à vous —
PAUL GAUGUIN
5 Novembre 1892
Mon cher Daniel
Vite vite une réponse à votre lettre. J’ai reçu les 300 fr, par vous envoyés — Comme j’ai presque toujours la malechance, j’ai failli ne rien recevoir. Le courrier n’arrivait pas toujours impatiemment attendu: enfin hier arrive une petite goëlette venant des Sandwich avec les lettres. Le courrier a failli se perdre et, fortement avarié, tout dématé, a fui devant le temps jusqu’aux Sandwich. Un peu plus, l’argent était foutu, pour un certain temps du moins. Et juste j’allais me préparer à chercher à revenir, je suis au bout du rouleau et bien fatigué.
J’ai reçu un mot de N... qui s’étonne de mon silence!!! Il m’a envoyé de l’argent, dit-il — Comment la trouvez-vous? — Je ne lui réponds pas à son adresse; je lui fais remettre la lettre par J. Dolent qui lui causera — Enfin nous verrons! Pour le moment avec les 300 francs je vais encore tenir la cape, mais sauf une somme assez forte pour m’assurer assez de temps, je ne vais pas aux Marquises et c’est là que j’aurais voulu travailler avant de revenir — Ma santé ne va Pas; non pas que je sois malade, (le climat est merveilleux) mais tous ces soucis d’argent me font du mal et j’ai beaucoup vieilli même d’une façon étonnante, tout d’un coup —
En outre, pour faire face à mes affaires et tenir bon quand même, je ne mange pas — Un peu de pain et du thé ce qui m’a fait beaucoup maigrir, perdre les forces et ruiner l’estomac — Si j’allais chercher du poisson ou du féï dans la montagne, je ne travaillerais pas et j’attraperais des coups de soleil — ah que de misères pour cette sacrée monnaie —
Grand merci à l’ami Maillol et bonjour à tous les camarades —
Tout à vous
PAUL GAUGUIN
J’ai reçu une lettre de Sérusier avec beaucoup de renseignements sur les peintres nouvelle bande. Il paraît que C... se remue beaucoup en intrigues —
Z... s’est écrié en voyant mon étude de Tahitienne: Mais ce n’est pas du symbolisme?
Décidément le pauvre garçon ne comprendra jamais rien à la peinture — Vite je ferme. Si le courrier était manqué vous seriez inquiet sur la réception de l’argent —
Impossible de trouver le dessin pour Mirbeau; (j’ai dû faire un paquet avec). Je vous envoie un dessin pour envoyer à Mirbeau — Voyez l’adresse Bottin ou demandez à Joyant. Il faut me rappeler à son souvenir. Il peut m’être utile à mon retour —
8 Décembre 92
Mon cher Daniel
Ce mois-ci je n’ai aucune lettre de vous — du reste pas une — de personne. Je suis en ce moment dans les transes et après une bonne nouvelle — Figurez-vous que le mois dernier j’avais reçu d’ici avis que je pouvais partir quand je voudrais, mais que le coût du voyage serait imputé à la métropole, les fonds étant insuffisants dans la colonie. Me voilà rassuré, je décide mon départ pour le mois de janvier et en attendant je me mets au travail; je ponds quatre bonnes toiles. Je vais ce mois-ci à Papéété, je cause avec le Gouverneur: il me dit — Vous ne pouvez partir, attendu que le ministre ne nous donne pas un ordre formel; il nous prie seulement d’examiner si nous Pouvons vous donner un passage gratuit. Nos finances ne nous permettent pas cette dépense. Me voilà donc à courir la bordée à nouveau avec 150 fr. en poche; ce qui reste — Et en cas d’une réponse favorable, je ne l’aurai pas avant la fin d’avril. Je suis dans tous mes états et je broie du noir.
Ci-inclus un mot pour Sérusier que vous lirez, mettrez sous enveloppe à l’adresse: 15, Place de la Madeleine —
En même temps que ma lettre, vous allez recevoir je pense un paquet de toiles. J’ai trouvé une occasion. Un officier d’artillerie veut bien s’en charger et il les mettra au chemin de fer. Port à payer — Mes excuses, je ne puis faire autrement. Je redoute pour ces toiles le voyage et peut-être il y aura quelques réparations à faire. Vous les laverez avec soin et beaucoup de précautions pour ne pas enlever la peinture et la préparation et vous cirerez. Vous les ferez voir aux amis et vous écrirez à ma femme pour savoir à quelle époque il faut les lui envoyer pour l’exposition Danoise; vous y joindriez Vahine no te tiare . Vous lui demanderez si l’exposition Paye l’envoi, auquel cas vous les lui enverriez montées sur chassis à clef. Sinon, un rouleau, et lui enverriez avant les mesures exactes pour qu’elle fasse faire les cadres — Du reste je lui écris en même temps — Voici liste avec titres —
Parau Parau — Conversations, ou les Potins.
Eaha oe féii. — Quoi? tu es jalouse.
Manaö tupapaü. — Pense au revenant, — ou l’esprit des morts veille.
Parahi te maraè — Là réside le Maraè (temple des prières et des sacrifices humains).
Veuillez mettre les titres suivants à ceux qui n’en n’ont pas. —
La femme en chemise — Te Faaturuma.
Le paysage grand arbre — Te raau rahi.
La maison avec le cheval — Te fare maori.
Les deux femmes et un chien — I raro te oviri.
J’ai fait pour cette exposition un choix pour contenter tous les goûts.
Des figures, du paysage, du nu. Pourvu que cela arrive en bon état — Une recommandation — Prenez des mesures en dedans pour pouvoir bien tendre les toiles — Pour bien les tendre, voilà ce que l’on fait — Vous mouillez légèrement la toile derrière et vous tendez. Mettez les clous aux mêmes trous sinon cela fait des bridures. Si vous envoyez les toiles non tendues, écrire à ma femme les mêmes recommandations —
Madame Gauguin 57 Vimmelskaftet — Copenhague K —
Cordialement tout à vous,
P. GAUGUIN —
Si par hasard extraordinaire on se précipitait pour acheter je ne veux pas lâcher à moins de 600 fr: selon l’importance de la toile vous faites les prix, 600, 700, 800 etc... Quant à celui Manaö tupapaü, celui-là je désire le garder pour plus tard — Ou bien 2.000 fr. Quand je serai arrivé, je verrai — Du reste j’écris à ma femme la même chose. Ce tableau est pour moi (Excellent) — La genèse, la voici, (pour vous seulement — ) Harmonie générale — Sombre triste violet bleu triste et chrôme 1 — Les linges sont chrôme 2 parceque cette couleur suggère la nuit sans toutefois l’expliquer et de plus sert de passage entre le jaune orangé et le vert ce qui complète l’accord musical — Ces fleurs sont en même temps comme des phosphorescences dans la nuit (dans sa pensée). Les canaques croient que les étincelles de phosphore qu’ils voient la nuit sont l’esprit des morts.
— Et puis pour finir, c’est un beau morceau de peinture quoiqu’il ne soit pas fait d’après nature —
Fin Décembre 1892.
Mon cher Daniel
Ce courrier-ci j’ai bien peu de choses à vous dire. Le marasme le plus complet. Cinquante francs en caisse et rien en vue à l’horizon. En admettant que le ministère réponde favorablement pour mon voyage, je n’en aurai connaissance que fin mars au plus tôt.
D’ici là que faire; je finis par en perdre la tête et cela n’arrange pas ma santé. Sans être précisément malade je sens que toutes les cordes solides autrefois, à force d’être tendues vont craquer. Et on ne rajeunit pas.
Quand j’y réfléchis bien, il faudra à mon retour quitter la peinture qui ne peut me faire vivre. Je suis parti de Paris après une victoire, petite, mais une victoire. En dix-huit mois je n’ai pu voir un sou de ma peinture; c’est-à-dire que j’ai vendu moins qu’avant. La conclusion est facile à tirer. Et comme je n’ai pas grand héritage en espérance, avec quoi puis-je manger et même acheter mes couleurs? Il est vrai que je vais rapporter quelques toiles! et puis après, ces toiles vont en progressant: c’est-à-dire qu’elles sont moins vendables qu’avant.
Si Van Gogh de chez Goupil n’était pas mort, je ne dis pas — En attendant je suis dans la mélasse: c’est bien fait; il ne fallait Pas qu’il y aille.
Je viens de faire 3 toiles dont 2 de 3o et une de 50. Je crois que ce sont mes meilleures et comme dans quelques jours ce sera le Ier janvier, j’en ai daté une, la meilleure, 1893.
Par extraordinaire je lui ai mis un titre français: Pastorales Tahitiennes; ne trouvant pas en canaque un titre correspondant. Je ne sais pourquoi — tout en mettant du vert Véronèse pur et du vermillon dito; — mais il me semble que c’est un vieux tableau hollandais — ou une vieille tapisserie — A quoi attribuer cela? Du reste toutes mes toiles paraissent fades de couleur: je crois que cela tient à ce que je n’ai plus la vue d’une de mes anciennes toiles ou d’un tableau de l’école des Beaux-Arts comme point de repère, de comparaison. Quelle mémoire, j’oublie tout. L’abus du tabac, je crois. Quand je rentrerai, je me rendrai compte.
Dans quel état vont arriver les toiles que je vous ai envoyées: je tremble pour elles.
Dans votre lettre vous me dites que par suite de la mort de votre belle-mère vous avez recommencé avec votre ménage. Je n’ai pas très bien compris si vous avez divorcé ou simplement fui le toit conjugal par un mutuel accord. La porte est-elle ouverte ou fermée, ou à moitié fermée — Ce dernier cas est je pense mauvais —
Les situations nettes, il n’y a que cela — Vous savez que je ne vous fais pas compliment de votre paternité nouvelle; vous pouvez m’en dire autant; mais avec moi qui ne suis jamais là et si peu collé ce n’est pas la même chose; c’est moins grave.
Il parait que mon nouveau rejeton se porte à merveille: Juliette m’a écrit me donnant sa nouvelle adresse et des nouvelles de la petite. Si par extraordinaire vous aviez de l’argent à m’envoyer, tenez en suspens pour le mois d’Avril. J’espère partir à cette époque: du reste vous le saurez par Sérusier qui a dû faire les démarches que j’ai indiquées dans ma précédente lettre.
Serre la main.
T A V,
PAUL GAUGUIN
11 Février 1893
Mon cher Daniel
Votre lettre ce mois-ci me trouve dans la mélasse complète: je suis à la course à la monnaie et il faut que j’attende au moins 3 mois avant d’espérer partir en admettant que le ministre me rapatrie. Si non, je ne sais vraiment comment sortir — Je reçois une lettre de Joyant qui me dit: «Vous ne pouvez vous imaginer combien les esprits ont changé et combien tout votre coin est arrivé.» Il me donne en outre mon relevé de compte dans lequel je vois remis à N... le 23 mai 91 (c’est-à-dire près de 2 ans) 853 fr. 25. Ce qui fait que N... m’a carotté 1353 fr. qui m’auraient sauvé la vie. Joyant avait vendu presque après mon départ pour 1.100 francs de peinture, courtage déduit. J’avoue que cela me coupe les bras d’apprendre ce vol. Car c’en est un.
Ma femme a encore vendu pour 85o francs, mais elle a besoin et elle s’excuse de ne pouvoir m’envoyer de l’argent. Que puis-je dire!
Il paraît que dans le Nord mon succès va très grandissant. Un artiste de Londres lui a dit qu’il fallait absolument faire une exposition en Angleterre. Il faut que je revienne pour examiner tout cela. Mon Dieu, que je rage! C’est même la colère qui me soutient. A partir de cette lettre, n’écrivez plus. Au cas où vous auriez de l’argent à envoyer, le garder précieusement.
Vous me dites que Z... a écrit à ma femme. — Pourquoi faire: il aurait mieux fait, comprenant ma situation, de m’envoyer mon voyage. Je paierais bien en revenant 20 % et j’y gagnerais. Mais il y a des gens qui ne savent jamais être utiles à temps, et ne savent pas faire une bonne affaire. Ils aiment mieux donner au Panama dans l’espérance d’un petit bénéfice. A l’heure actuelle vous devez avoir reçu mes toiles et ma femme pourra travailler en Danemarck.
Ce pauvre Aurier est mort. Nous avons décidément de la déveine. Van Gogh puis Aurier, le seul critique qui nous comprenait bien et qui un jour nous aurait été très utile.
Bien des choses à tout le monde
Cordialement T. A. V.
PAUL GAUGUIN
14 Mars 1893
Mon cher Daniel
Vos 300 fr. arrivent extraordinairement bien en ce moment où j’étais sans aucun subside et sans moyen de m’en procurer d’autres — Le 1er mai quoiqu’il arrive je m’embarque pour le sol natal — J’ai fini par trouver un prêteur qui moyennant un intérêt et quelques toiles en garantie m’avance les fonds pour mon voyage, au cas où le gouvernement français enverrait une fin de non recevoir — Il faut cela, sinon par l’Amérique cela me coûterait plus du double que par Nouméa. Et le bâtiment de guerre qui va à Nouméa au mois de Mai n’y va pas souvent.
A part cela, rien de neuf à vous dire — A mon arrivée à Marseille il est possible que je vous télégraphie de m’envoyer les fonds nécessaires pour le voyage en chemin de fer —
Par conséquent faite l’Impossible pour me trouver les fonds. Vous avez 2 mois presque devant vous. Aussitôt mon arrivée à Paris je m’engage à les rendre.
T A V.
P. GAUGUIN
31 Mars 1893
Mon cher Daniel
Puisque j’ai reçu votre lettre de Juillet (P) et que je vous écris, c’est que je suis encore ici (dirait la Palisse). Oui mon cher, je tiens toujours la cape avec rage et obstination malgré la purée où je me trouve. J’espère toujours à chaque courrier la galette que N... à à moi. De lui, point de nouvelles, malgré la lettre que je lui ai écrite il y a 5 mois: Il est probable qu’il ne l’aura pas reçue, ayant déménagé : Enfin ne parlons pas de lui et de ce mystère; je saurai bien à mon retour régler ce compte-là. A part lui, il y aura peut-être soit Tanguy, soit Portier, soit Joyant: quelques fonds par le courrier prochain. Il n’y a pas à dire, il faut que j’aille travailler aux Marquises quelques mois avant mon retour, voir le sauvage alors!
L’étude que je vous ai envoyée (Dieu soit loué, vous l’avez reçue), — je craignais que le Monsieur en question, gendarme du reste, ne me la filoute — Cette étude est un acheminement à d’autres travaux meilleurs; vous l’avez trouvée superbe, tant mieux. Vous savez, elle est de moi, pas de C... J’ai une cinquantaine de toiles qui peut-être vous épateront alors, car beaucoup valent mieux que cette étude. En ce moment je sculpte sur troncs d’arbres genre bibelots sauvages. J’ai à rapporter un morceau de bois de fer qui m’a usé les doigts, mais j’en suis content; et vous savez, ce n’est pas du C.... A propos de ce gosse, je ne suis pas étonné qu’il soit brouillé avec Z... C’était écrit. Ce pauvre Z..., comme il s’est foutu dedans avec ce morveux! et naturellement c’est moi qui ai ékopé — Je ne lui en veux pas et vous lui souhaiterez bien des choses de ma part; j’espère que sa femme et ses enfants vont bien. Bien des choses aussi aux amis; Brouillon, Maillol, y compris Cie.
J’ai reçu lettre de ma femme qui aussitôt son arrivée à Copenhague a vendu 4 toiles dont une insignifiante (petite tête bretonne) pour 1.500 fr. et comptait vendre le reste prochainement — Voilà la galette, direz-vous — Mais la pauvre femme en avait besoin. Cela ne fait rien, cela marche bien en Danemarck pour moi — Ils vont faire au printemps prochain une exposition de choix, disent-ils, et ils me prient de leur envoyer des toiles d’ici. Malheureusement je ne le puis: cela me coûterait les yeux de la tête et je n’aurais pas de quoi payer le transport — Oui, en Danemarck, il y a des tas d’imbéciles qui croient aux journaux, alors ils trouvent maintenant que j’ai du talent. De ce coup-là il y a un peintre Danois qui s’est fendu de 900 fr. en se collant sur l’estomac une étude de femme nue que j’ai faite en 76 (dont parle Huysmans). En plus des 1.500 fr — Cela marche là-bas. Ronflez, c’est la consigne —
J’ai reçu par ce courrier deux photographies faites par un ami à Sérusier, le Christ aux Oliviers et mon bois sculpté. Cela a dû paraître dans la Revue Contemporaine avec un article d’Aurier sur les Symbolistes. Avez-vous eu connaissance de cela P
J’ai écrit il y a longtemps à de Haan. Point de réponse — Avez-vous de ses nouvelles — Du reste, à part vous, je ne reçois aucune lettre. Vous êtes un fidèle au courrier et je vous en suis très reconnaissant. Vous ne pouvez vous imaginer comme c’est triste de ne pas recevoir de lettres quand on est si loin —
Je vais bientôt être père à nouveau en Océanie — Nom de nom! il faut donc que je sème partout. Il est vrai qu’ici il n’y a pas de mal, les enfants sont bien reçus et retenus d’avance par tous les parents. C’est à qui sera le papa et maman nourriciers. Car vous savez qu’à Tahiti le plus beau cadeau qu’on puisse faire, c’est un enfant. Donc je ne suis pas inquiet sur le sort de celui-là.
Je vois avec plaisir que vous reprenez le sentier des Beaux-Arts. Mais alors il faut travailler et ne pas perdre votre temps. Allez ferme votre chemin et osez; soyez fou 2 heures par jour et laissez la sagesse à Bouguereau.
E nei manao vau, tirara parau
la ora na
Ce qui veut dire que j’ai fini de bavarder et que je vous salue.
Je parle maintenant assez bien le Maori et je trouve cela très amusant —
Donc à tous le bonjour.
Tout à vous,
PAUL GAUGUIN
Avril-Mai (?) 1893
Mon cher Daniel
Voilà 700 fr. que je reçois et qui mettent du beurre dans mes épinards. Si je les avais reçus il y a un mois ou deux, je serais parti aux Marquises achever mon œuvre, et la plus intéressante. Mais je suis fatigué, et le bateau pour les Marquises ne partira que dans un mois et demi. J’attends en outre par le courrier prochain l’assurance de mon voyage, etc... Toutes choses qui me tiennent le bec dans l’eau, m’empêchent de prendre une détermination. Je fais mon deuil des Marquises et je tomberai à Paris un de ces jours. J’ai écrit il y a plusieurs mois à Sérusier, lui donnant une réponse à remettre à N...; je n’ai point de nouvelles. Sérusier aurait-il reçu ma lettre?
Mon Dieu, que les affaires sont difficiles à traiter par correspondance! En deux ans je n’aurai pas éclairé l’affaire N... Je vous promets bien qu’en quinze jours à mon arrivée j’aurai le fin mot de l’histoire.
Quel drôle de bonhomme que ce Z...! Il ne pouvait pas profiter de cette occasion d’argent à envoyer pour m’écrire lui-même.