Le soleil dorait à peine les montagnes arides qui entourent la ville de Marseille; il s’élevait peu à peu sur ce beau ciel bleu de la Provence, tant chanté par les trouvères et les poëtes, lorsqu’une barque montée par deux hommes s’engagea dans le golfe que forme la mer dans la ville, et vint aborder au pied de l’escalier de l’antique et splendide palais des comtes de Provence.
L’un des deux hommes ramait; l’autre, debout et pensif, regardait la rive. Il était jeune; sa beauté fière, l’air de noblesse répandue dans toute sa personne, contrastaient avec la simplicité de son costume. Il portait sur le poing un faucon, selon la mode dans ce temps-là (on était au mois de juillet de l’année 1234); les princes et les grands se servaient de cet oiseau pour chasser. Cependant cet individu n’était ni un prince ni un fauconnier. Son vêtement de dessus, très-ample, espèce de simarre fort longue, était doublé et bordé d’une fourrure de couleur sombre qui retombait sur les épaules, de manière à les couvrir presque entièrement. Les bras passaient par les larges manches de ce vêtement; la tunique qu’il portait en dessous était assez décolletée pour qu’on pût voir la blancheur de sa chemise plissée et fermée autour de son cou, qu’elle laissait à découvert.
A peine cet étranger eut-il fait quelques pas sur les dalles de marbre qui s’étendaient de la mer au palais, qu’un des gardes qui veillaient aux alentours s’approcha, l’arme au bras, et lui demanda ce qu’il voulait.
«J’apporte, dit cet étranger, un faucon à la princesse Marguerite, fille du comte Béranger IV.»
Et en même temps il présenta au garde un papier marqué d’un sceau, devant lequel cet homme s’inclina respectueusement.
L’homme au faucon monta alors les larges degrés de marbre, entra sous le vestibule, le traversa et se dirigea vers les jardins en homme qui connaît parfaitement les détours de cet immense édifice. Arrivé dans les jardins, il cacha son oiseau dans l’ampleur d’une de ses manches, et, apercevant à quelque distance un bâtiment dont les croisées en ogives et les vitraux coloriés désignaient une chapelle, il marcha de ce côté. Quelques personnes en obstruaient l’entrée, et de l’intérieur de ce temple partaient des chants religieux et doux; c’étaient des voix de jeunes ailles. L’une de ces voix surtout, d’une pureté ravissante, atteignait le diapason le plus élevé ; les autres, sans être aussi puissantes, possédaient cette justesse de son et cette fraîcheur de jeunesse qui charment et séduisent.
«Quels accents délicieux! ne put s’empêcher-de dire l’étranger, essayant, mais en vain, de percer la foule.
— Qui chantera bien, si ce n’est la fille du comte de Provence et ses deux cousines, qui font aujourd’hui leur première communion?» dit une personne dont la réponse s’adaptait si juste à l’exclamation de l’étranger, qu’elle attira son attention. C’était une femme d’un certain âge; son jupon rayé marron et blanc, que dépassait un jupon bleu, les deux cependant si courts qu’ils laissaient à découvert ses deux jambes chaussées de bas rouges, son large chapeau de feutre noir bordé d’un galon d’or, désignaient une paysanne.
«Vous dites, ma mie, dit l’inconnu à cette femme, que c’est la jeune comtesse Marguerite de Provence dont les accents...
— Ou Marguerite de Bar, ou Marguerite de Ligny, interrompit la paysanne; ne vous ai-je pas dit qu’elles sont trois Marguerite, Marguerite la Brune, Marguerite la Blonde, Marguerite la Blanche, ou Brunette, Blanchette et Blondette, ainsi qu’elles se nomment elles-mêmes dans l’intimité ? Poussez un peu, mon jeune étranger... car, à votre chapel, je vois bien que vous n’êtes pas du pays; là, tournez à droite maintenant, et, dites-moi, les apercevez-vous?
— Je vois, dit l’étranger à son obligeante et rustique compagne, trois jeunes filles agenouillées... Tenez, avancez, vous aussi, vous qui me paraissez être du pays, et dites-moi laquelle est la fille du comte Béranger.
— Demandez-moi qui je suis, mon jeune étranger, répliqua la paysanne d’un ton si singulier, que l’inconnu la regarda pour s’assurer si c’était naïveté ou ironie, et je vous dirai que je me nomme Misé Millette, veuve de Jozé Marquet, batelier du port. Mais, quant à ce qui est de ces trois jeunesses qui communient là-bas... dame, je n’en sais pas. plus que vous. Cependant j’imagine qu’une princesse, ça doit être plus grand et plus beau qu’une paysanne... or la Marguerite que vous cherchez, m’est avis que c’est celle du milieu, dont les cheveux blonds dépassent son voile.»
Ici Misé Millette fut obligée de clore ses observations et ses suppositions, car l’étranger, se glissant de colonne en colonne jusqu’à celle qui se trouvait le plus près du maître-autel, était déjà trop loin d’elle pour l’entendre ou lui répondre.
Les chants continuèrent encore quelque temps, puis la cérémonie s’acheva; le prêtre quitta l’autel, les assistants se retirèrent peu à peu, se répandirent dans les jardins ou se rendirent au palais, et bientôt, de cette belle et brillante assemblée qui remplissait la chapelle, il ne resta que les trois communiantes. Elles avaient manifesté le désir de demeurer seules à prier jusqu’à l’heure du repas, et chacun s’était éloigné, respectant ce chaste et pieux désir.
L’inconnu seul, caché derrière une colonne, était demeuré dans la chapelle.
En examinant attentivement ces trois jeunes filles, on pouvait bien deviner laquelle se nommait Marguerite la Blonde, car la première de ce charmant trio possédait cette belle chevelure dorée. Marguerite la Brune, la seconde, brune de cheveux et de teint, méritait ce nom, et Marguerite la Blanche était bien surnommée ainsi, parce qu’à l’ébène des cheveux de la seconde elle joignait la blancheur de peau de la première. Mais laquelle était la fille du comte Béranger? Il était impossible de le dire; rien, aucun ornement particulier ne les distinguait l’une de l’autre. La mode n’était pas encore venue (elle ne vint que quelques années après et dura deux siècles) de porter les armoiries de sa famille brodées sur sa robe, de sorte que ces trois jeunes filles, habillées de simples robes blanches, montantes, collantes à la taille et très-amples par le bas, n’avaient qu’un seul signe de leur haute naissance, signe commun à toutes les trois: le voile, qui, au lieu de s’arrêter à l’épaule, comme le voile des bourgeoises, descendait jusqu’à terre, ainsi que le portaient les femmes et les filles des chevaliers. D’elles trois, deux, la Blonde et la Brune, étaient, chacune dans son genre, d’une beauté remarquable; la troisième, petite, maigre, assez mal faite, n’avait au premier aspect rien qui attirât l’attention, rien qui séduisit. Il fallait la regarder longtemps pour remarquer la perfection aristocratique de ses pieds et de ses mains, la grâce touchante et honnête répandue sur toute sa personne, la souplesse suave de sa frêle taille, et la mélancolique tristesse de son front et de son regard. Après avoir prié assez longtemps, bas et agenouillées, sur les marches de l’autel de la Vierge, elles se relevèrent toutes les trois ensemble, et, comme mues par le même sentiment, elles se tendirent la main en se la pressant d’une façon charmante; puis, traversant la nef, elles sortirent ensemble de la chapelle et furent s’asseoir sur un des bancs de pierre placés près du portique.
«Blanchette et Brunette, dit la blonde Marguerite, prenant la première la parole, je vous demande pardon si un mot de moi a pu, avant ce bienheureux jour, vous offenser; je vous le demande surtout pour ma jalousie, qui souvent me rend injuste envers vous deux.
— Moi aussi, Blondette et Blanchette, dit la brune Marguerite à son tour, je vous demande à l’une et à l’autre humblement pardon de mes fautes ou du mauvais exemple que je vous aurais donné.
— C’est bien plutôt à moi à demander pardon, mes chères sœurs en Jésus-Christ, répliqua la blanche Marguerite, avec des larmes dans la voix et dans les yeux, moi, la plus injuste et la plus ingrate des trois.
— Toi! la meilleure des trois, répliquèrent Brunette et Blondette à la fois.
— Oui, la plus gâtée, dit Blanchette avec un de ces charmants sourires de bonté qui éclairent et embellissent n’importe quel visage.
— Voyons, pardonnons-nous et embrassons-nous,» dit gaiement la blonde Marguerite en ouvrant ses deux bras, dans lesquels se jetèrent les deux autres jeunes filles.
Après être restées un moment entrelacées et silencieuses, leurs bras s’écartèrent, mais leurs mains restèrent unies, et, se tenant ainsi, elles continuèrent leur douce causerie.
«Quel beau jour que celui d’aujourd’hui! dit avec un pieux enthousiasme celle qu’on appelait la blanche Marguerite, et comme on désirerait bien mourir pour monter, sainte, pure et absoute de tous péchés, dans le sein de Dieu!
— Oh! mourir! pas encore! se récria, en secouant sa jolie tête blonde, Marguerite la Blonde.
— A quinze ans, notre âge à toutes les trois, c’est bien trop tôt, ajouta Marguerite la Brune.
— Pour vous, oui, mes amies, fit observer tristement Marguerite la Blanche, — qui êtes belles, belles comme les anges du paradis; vous qui vous marierez peut-être, ainsi que moi, par politique, mais que vos époux aimeront parce que vous êtes belles d’abord, et que la beauté charme les yeux, et puis parce que vous êtes bonnes et que la bonté charme les cœurs... Mais, moi, laide et disgracieuse que je suis, quel mari jamais m’aimera?
— Enfant! dirent les deux autres jeunes filles avec affection et tendresse, — enfant, qui se croit laide parce qu’elle n’a pas grandi aussi vite que nous... et qui croit que les maris se prennent à la glu de la beauté, comme les petits oiseaux se prennent à la glu des petits bâtons blancs. Non, non, ajouta Marguerite la Blonde; ma mère me l’a assez répété, et elle est assez sage pour que je la croie, — l’homme qui veut se marier cherche bien moins la beauté que la bonté : l’une passe et attire peut-être; mais l’autre reste et attache, croyez-moi.
— La sagesse parle par ta bouche, ma petite Blondette, dit Blanchette en riant; mais laissons là notre beauté et les maris, les maris surtout, qui viendraient nous enlever à notre chère Provence, à Marseille ou Massilie, la capitale de l’ancienne Phocée, comme s’obstine toujours à la nommer ce vieux barde, Antoine Vidal, qui m’apprend l’histoire des mondes.
— Ce n’est pas l’histoire des mondes que je voudrais savoir, dit Brunette; mon monde à moi, mon univers, c’est Marseille. Qui me dira l’histoire de Marseille?
— Moi, si tu veux, répondit Blanchette, doucement et avec une grande simplicité.
— Oh! que ce serait aimable de ta part! insista Marguerite la Brune; dis-la-moi, Blanchette, je t’en prie, afin que ce soir, à la veillée, je la redise à ma mère, et qu’elle me donne un baiser pour ma science.
— Voici Blanchette qui va encore montrer son savoir, dit Marguerite la Blonde.
— A qui, petite jalouse? dit Brunette, nous sommes seules.
— Si cela déplaît à Blondette, parlons d’autre chose, dit Marguerite la Blanche avec bonté.
— Je suis et serai toujours une mauvaise, répliqua gentiment la blonde Marguerite; et, puisque Brunette désire l’histoire de Marseille, dis-nous-la, Blanchette; va, je t’écoute.
— Allons, et que ce soit ta punition, dit gaiement Marguerite la Blanche, se disposant à parler.
«C’est une charmante histoire, je vous l’assure, et très-naïve, dit Marguerite la Blanche. La France était autrefois la Gaule; elle fut envahie par plusieurs peuples, et, puisque Brunette veut que je ne parle que de la Provence, je me bornerai à ne lui nommer que les peuples qui vinrent s’établir ici, les Ligures.
«Ce golfe que la mer forme dans Marseille existait déjà de ce temps-là ; mais il n’y avait ni maisons ni chaumières: c’était une terre inculte et sauvage, qui dépendait d’un territoire situé à quelques lieues de là, et que j’ai bonne idée de supposer être la ville d’Aix; on l’appelait Ségobréges. Un roi régnait sur ce petit peuple; il s’appelait Nannus; et ce qui fait honneur aux mœurs de ce pays, et surtout à la sagesse et à la raison des jeunes filles de cette époque et de cette contrée, c’est que c’étaient elles qui se choisissaient un époux. Les parents bornaient leur autorité à rassembler au jour dit, dans un banquet, les jeunes hommes qu’ils supposaient pouvoir convenir à leur fille, et celle-ci formulait son choix en présentant à boire à l’un d’eux.
«Or, six cents ans avant Jésus-Christ, il y a, bien calculant, dix-huit cent trente-quatre ans de cela, un vaisseau phocéen aborda la côte alors inhabitée de la partie de la Provence où la mer creuse ce golfe. Protis, commandant ce vaisseau, descendit seul à terre, et s’avança à la découverte; il atteignit le territoire des Sallyes. Il n’avait pas fait quelques pas dans ce pays, qu’il vit une pauvre vieille que son âne venait de jeter à terre; il la releva, essaya de la placer sur sa bête; mais la vieille, ayant eu la jambe cassée dans sa chute, ne put s’y maintenir. Alors le jeune Phocéen la chargea sur ses épaules, et, la vieille ayant indiqué sa demeure, il l’y porta: c’était le palais du roi Nannus, chez lequel elle était presque comme un membre de la famille, puisqu’elle y avait nourri de son lait l’épouse du roi, la reine Mabb.
«Dans le trajet, cette femme lui apprit que, ce jour-là même, la jeune et belle Gyptis, fille du roi, devait se choisir un époux. A ce moment, et comme Protis, toujours chargé de son fardeau, approchait du palais du roi, il vit venir à lui une grande et belle jeune fille accompagnée de plusieurs servantes et serviteurs, qui, ayant vu de loin l’accident arrivé à la vieille nourrice, accouraient à son secours. Un échange de saluts eut lieu entre la fille du roi et le jeune Phocéen; puis, les serviteurs ayant débarrassé ce dernier de sa charge, il s’éloigna en rêvant à ce salut plein de grâce et à cet air à la fois majestueux, honnête et simple de la charmante Gyptis.
«Mais le roi, ayant appris que des étrangers avaient abordé dans son royaume, et mettant l’hospitalité au rang des vertus que doivent professer les rois et les grands, envoya inviter Protis et ses Grecs au repas des fiançailles de sa fille; ceux-ci vinrent. Au grand déplaisir de Protis, Gyptis ne parut pas au repas; mais, vers la fin, il la vit entrer. Elle tenait à la main une coupe pleine de vin. Après avoir jeté sur les convives de son père un regard rapide et doux, elle s’avança souriante et confuse vers Protis, auquel elle tendit sa coupe. Et, comme tous les jeunes hommes, furieux de se voir préférer un étranger, murmuraient, elle leur raconta, en rougissant de pudeur et de plaisir à la fois, la conduite de cet étranger envers une vieille femme.
«Celui qui honore la vieillesse et la faiblesse, ajout a-t-elle en finissant, ne peut être qu’un bon époux, un bon père, un bon roi.
— Voilà une singulière conclusion, interrompit Marguerite la Blonde, épouser un homme parce qu’il relève une vieille femme!
— Note, Blondette, fit observer la conteuse, qu’il donnait par cette action une preuve de bonté de cœur.
— Je vois, dit Marguerite la Brune, que Blondette ne se laissera pas prendre à cela.
— Certes, non, dit la blonde Marguerite; à la place de Gyptis, j’aurais choisi le plus grand seigneur de tous, le plus noble, le plus courageux, un roi, s’il y en avait eu un dans le nombre.
— Moi, j’aurais pris le plus beau, dit Brunette.
— Moi, mes cousines, j’aurais fait comme Cyptis, j’aurais choisi le meilleur. Du reste, le roi Nannus fut de mon avis, car il approuva avec transport le choix de sa fille: il accepta Protis pour gendre, et lui donna en dot les terres qui entouraient le golfe où il avait abordé. Protis y fit bâtir des maisons et y fonda la ville de Massalie, aujourd’hui nommée Marseille;... et... mon conte est fini,» ajouta Blanchette en rougissant et en se levant, car elle venait d’apercevoir, derrière le pilier sur lequel s’adossait le banc de pierre, le chapel d’un homme, et sous ce chapel deux grands yeux noirs qui la regardaient fixement.
Se voyant découvert, l’étranger s’avança vers les trois jeunes filles; mais, avant qu’il eût pu les atteindre et leur faire agréer ses excuses sur son importune curiosité, pareilles à trois colombes que le moindre bruit effraye et fait fuir, elles avaient pris la volée à travers les jardins, et, s’enfonçant dans les allées touffues des sycomores et des platanes, elles disparurent bientôt aux yeux de l’étranger. Courant à perdre haleine, elles ne s’arrêtèrent qu’à la vue d’une grosse paysanne avec laquelle nous avons déjà fait connaissance, de Misé Millette, qui leur demanda, avec toute la familiarité d’une servante dévouée et fidèle (elle avait nourri de son lait l’une des trois Marguerite), où elles couraient ainsi effarées et craintives.
La brune Marguerite lui en dit le motif.
«Ainsi vous avez vu Louis IX! répondit Misé Millette.
— Comment, Louis IX! répétèrent les trois jeunes filles étonnées.
— Oui, Louis IX, le roi de France, le fils de Blanche de Castille, qui vient pour épouser ma nourrissonne, Marguerite de Provence, ma petite Blanchette, ajouta-t-elle en déposant un de ses gros baisers, nommés à bon droit baisers de nourrice, sur le front de Marguerite la Blanche.
— Eh quoi! Blanchette va devenir reine de France! s’écrièrent à la fois les deux autres Marguerite, mais sur un ton différent; — Marguerite la Brune avec le regret de quitter une amie, Marguerite la Blonde avec un accent prononcé de jalousie.
— Et comment sais-tu cela, nourrice? demanda la fille de Béranger IV.
— Est-ce que je ne sais pas tout? est-ce qu’on a des secrets pour moi au palais? Et si vous voulez être discrètes, mes petits anges, je vous dirai tout ce que je sais.
— Oh! Misé, je t’en prie! s’écrièrent à la fois deux des Marguerite, la Blonde et la Brune.
— Cousines, cousines, fit observer la fille du comte de Provence, nous venons à peine de communier et d’obtenir de Dieu la remise de nos péchés, que nous en commettons un nouveau, celui de la curiosité. Oh! c’est mal.
— Celui-ci, je le prends pour moi, petite sainte, répliqua la nourrice, qui brûlait d’envie de parler, car le roi Louis IX veut nous jouer un tour, et j’ai mis dans ma tête de Provençale que c’est lui qui aura le nez coupé, comme dit le proverbe. Sachez que ce beau sire veut y regarder à deux fois avant d’épouser ma nourrissonne; il veut l’épier, s’informer, réfléchir: ce n’est pas tant une princesse qu’il lui faut qu’une bonne femme, qu’une épouse sage et bien élevée. Or, à cette fin-là, il est arrivé ce matin incognito à Marseille; il s’est introduit dans le palais sous l’ingénieux prétexte d’offrir un faucon à la princesse; mais, avertie par mon fils aîné, qui était de garde ce matin, et qui a reconnu le sceau du roi de France dans le laisser-passer que lui a montré le faux fauconnier, je l’ai suivi à la piste, et je l’ai déjà découvert, lorsque ce matin il m’a demandé à la porte de la chapelle laquelle des trois Marguerite était Marguerite de Provence. Je ne lui ai pas positivement fait un mensonge, mais je lui ai laissé supposer que c’était mademoiselle de Bar.
— Moi! dit Marguerite la Blonde, rouge de plaisir. Et qu’a-t-il dit? m’a-t-il trouvée belle?
— Peut-on te trouver autrement? lui dit Marguerite de Provence avec une affectueuse conviction.
— Mais, au fait, qu’importe? répliqua mademoiselle de Bar d’un air d’ironie amère; ce soir, à la cour, lorsqu’il viendra, soit sous son nom, soit sous un nom supposé, il verra bien, à la couronne de comtesse que tu portes sur tes cheveux, que tu es la fille du comte de Provence, et son choix ne sera pas douteux... Car qu’importe que tu lui plaises ou que ce soit moi? une couronne de comtesse séduit toujours, et tu seras reine de France!
— Chère Blondette, dit Marguerite tristement, le titre de reine ne fait pas le bonheur; et si, avec sa couronne, Louis IX ne me donne pas son cœur, que m’importe la royauté ?
— Tu n’en sauras rien, dit sèchement mademoiselle de Bar.
— Pardonne-moi, surtout si tu veux m’aider, reprit Marguerite.
— Explique-toi, demanda mademoiselle de Bar.
— Louis IX, dit Marguerite, est ici incognito; il y vient chercher une épouse: nous sommes toutes les trois de bonne maison, de sang royal; l’alliance d’aucune de nous n’entacherait son écusson; qu’il choisisse donc. Ce soir, comme ce matin, que la même uniformité règne dans nos parures, ou, puisque, grâce à l’ingénieuse espièglerie de ma chère nourrice, il suppose que Blondette est la fille du comte Béranger, continuons son erreur: Blondette se parera ce soir de ma couronne de comtesse... Cela va-t-il?
— Cela va! dit vivement mademoiselle de Bar.
— Je dirai un mot à mon père, acheva Marguerite, afin qu’il ne dévoile pas nos projets. Cela lui sera facile: le roi de France étant ainsi incognito, il n’est pas obligé de lui parler.»
Tout en causant, les trois cousines s’étaient rapprochées du palais. Au moment d’y entrer et de se séparer, mademoiselle de Bar dit en hésitant à Marguerite de Provenc:
«Si... me croyant la fille de Béranger... Louis IX me trouvait belle... et demandait ma main...
— Ce serait toi qui serais reine de France,» lui répondit Marguerite en souriant agréablement et quittant ses cousines pour se rendre auprès de son père.
La cour de Raimond Béranger IV, comte de Provence, était alors la cour la plus spirituelle de l’Europe; le gai savoir y florissait dans toute sa naïveté première; les trouvères et les bardes s’y donnaient rendez-vous, et les femmes ne dédaignaient pas de quitter quelquefois le fuseau pour la lyre, l’aiguille pour la plume.
Ce soir-là, où mademoiselle de Bar parut ornée du bandeau de perles de Marguerite, jamais encore l’assemblée de Raimond n’avait été plus belle, plus brillante; jamais tant de gaieté et d’esprit n’avait animé plus de jeunes et charmants visages. Louis IX, élevé dans les camps et accoutumé à la sévère austérité de la cour de sa mère, émerveillé de ce qu’il voyait, de ce qu’il entendait, n’osait cependant mêler sa rude éducation guerrière aux grâces parfaites de ces courtisans aimables: il se tenait à l’écart, les yeux fixés sur les trois jeunes Marguerite, les observant attentivement toutes les trois, mais il n’adressait à aucune la parole.
Vers la fin de la soirée, et comme chacun prenait congé des trois cousines, un petit nain, venu depuis peu de Paris, et qui amusait la cour de Raimond Béranger par ses aimables saillies, s’approcha comme les autres des jeunes comtesses, et avec cette familiarité que l’on permettait alors aux bouffons et aux nains, il leur dit:
«Belles comtesses, je suis venu de loin pour vous épouser; mais, avant de faire un choix, je désirerais savoir ce qui se passe dans vos cervelles féminines, si tant est, toutefois, que les femmes en aient, ce dont plusieurs auteurs anciens ont longtemps douté. A cette fin, j’ai pris la liberté, gracieuses et nobles demoiselles, de vous dérober ce qui touchait de plus près à ce que je désire étudier en vous: à vous, Marguerite la Blonde, j’ai pris ce nœud rose; à vous, Marguerite la Blanche, ce nœud bleu; à vous, Marguerite la Brune, ce nœud bouton-d’or.»
En disant ces mots, le nain éleva en l’air les trois nœuds, les secoua, et, se glissant de jambes en jambes parmi les assistants, disparut au bruit des éclats de rire excités par son original discours.
Les trois cousines rirent comme les autres de cet incident et n’y apportèrent aucune attention, n’y devinèrent aucune conséquence.
Le lendemain, au lever du soleil, Marguerite de Provence, agenouillée dans sa chambre, adressait à Dieu ses prières d’ange, lorsqu’elle fut distraite dans sa dévotion par un léger frôlement d’ailes agitées contre les vitres de sa chambre; elle regarda et aperçut son ruban bleu qui flottait dans les airs. Étonnée de ce prodige, elle courut à sa croisée, l’ouvrit; aussitôt un oiseau entra dans sa chambre; c’était un faucon autour du cou duquel était passé son nœud de ruban bleu, dérobé la veille par le nain. La princesse prit l’oiseau qui se laissa saisir, elle dénoua le ruban, un papier tomba, et, comme dans sa surprise la princesse lâcha le faucon, celui-ci s’enfuit à tire-d’aile à travers la croisée ouverte.
La fille de Raimond Béranger ramassa machinalement ce papier; c’était un parchemin plié et scellé du sceau royal aux armes de France; sur le dessus était écrit:
Le cœur lui battit fortement. «Si Louis venait pour l’épouser, pensa-t-elle, pourquoi ne s’adressait-il pas à son père? et, si c’était un refus, était-ce à elle qu’il devait en faire l’affront?» Inquiète, émue, elle tournait et retournait ce billet en tout sens, lorsque sa nourrice, la grosse Misé Millette, vint, tout essoufflée, lui dire que son père la demandait de suite, de suite.
La princesse obéit; elle trouva le comte Raimond Béranger dans une grande colère.
«Le roi de France refuse votre main, lui dit-il, et a, en outre, l’audace de me demander un entretien particulier pour me déclarer un choix qu’il fait dans ma cour.
— Hélas! dit piteusement Marguerite en présentant à son père le parchemin cacheté, c’est aussi sans doute pour cela qu’il m’écrit, et il veut probablement épouser mademoiselle de Bar, qui est plus belle que moi.
— Choisir la beauté serait sottise et folie, répliqua le comte, prenant le parchemin et en brisant le scel, et je ne puis croire Louis IX, tant renommé pour sa sagesse, capable d’une pareille faiblesse d’esprit.»
Puis aussitôt, et comme il lisait en parlant il s’écria;
«Mais que signifie ceci? il vous refuse et vous demande! Écoutez, ma fille.
«Mademoiselle,
«Jusqu’à ce jour, je n’ai su que me battre et gouverner
«; je m’entends mal aux artifices d’un langage galant
«et flatteur; mais je crois que je saurai vite aimer si vous
«consentez à m’épouser.
«Louis.»
— Cela signifie, mon oncle, dit mademoiselle de Bar, qui avait suivi sa cousine sans qu’elle s’en aperçût; que je suis punie de ma sotte vanité, que Louis me refuse me croyant votre fille, et que la bonté de Marguerite l’emporte sur ma beauté.»
Marguerite de Provence, mariée le 27 mai 1234, à Louis IX, ne s’attacha qu’à faire le bonheur de son mari; aussi leur félicité à tous deux fut-elle complète. Elle accompagna Louis IX partout; ni les fatigues ni les dangers d’aucune espèce ne rebutaient cette épouse courageuse et aimante. Dans l’expédition d’Égypte, étant restée à Damiette lorsque le roi combattait plus loin, cette ville fut assiégée par les Sarrasins. Marguerite était enceinte; elle apprit que son mari était fait prisonnier; alors, perdant l’espoir qu’il pût la secourir, elle fit sortir toutes ses femmes de son appartement, et, se jetant aux genoux d’un vieux chevalier, serviteur dévoué du roi de France, elle lui dit qu’elle ne se relèverait pas qu’il ne lui eût accordé la grâce qu’elle sollicitait de son honneur.
Le vieux chevalier lui ayant donné sa parole, la reine ajouta en versant d’abondantes larmes:
«Seigneur, ce que je vous demande, sur la foi que vous m’avez engagée, c’est que, si Damiette est prise par les Sarrasins, vous me coupiez la tête, et ne me laissiez pas tomber entre les mains des Sarrasins.»
Sur quoi le digne serviteur d’une si noble reine répondit simplement:
«J’y pensais, madame.»
Trois jours après, elle donna le jour à un fils qui fut nommé Tristan, à cause du triste moment de sa naissance. Étant encore malade et alitée, elle entendit dire que la garnison voulait se rendre; elle manda auprès d’elle les principaux moteurs de cette résolution, et leur parla avec tant de douceur et de sagesse, qu’elle les fit renoncer à une détermination qui aurait entraîné avec elle la ruine des croisés.
A quelques jours de là, un serviteur fidèle de Louis IX réussit à pénétrer dans Damiette; il n’était porteur d’aucun parchemin, mais il remit à la reine, de la part du roi, une petite fleur rouge, qui, malgré la longueur de la route, était restée aussi fraîche que si elle venait d’éclore; ce mot seul était gravé sur l’oignon qui tenait la tige: «Espère.»
Cette fleur était inconnue à la reine, mais elle lui avait procuré une trop grande joie pour qu’elle ne la conservât pas toute sa vie. L’année suivante, rendue à son époux, à la liberté, à la tranquillité, à sa patrie, elle eut l’idée de mettre en terre l’oignon de cette fleur; alors elle la vit germer, grandir, et enfin donner de nouvelles fleurs rouges: la renoncule fut ainsi importée de Syrie en France.
Quant à Louis IX, fatigué de la guerre, maladif, ennuyé d’affaires, il voulait renoncer au monde et s’enfermer dans un monastère; il en fut détourné par Marguerite, qui lui fit observer, avec la justesse d’esprit qui distinguait cette femme vraiment remarquable, que Dieu ne mettait pas les rois sur terre pour leur repos à eux, mais bien pour veiller à celui de leurs sujets. Louis IX renonça à son projet. Après sa mort, qui eut lieu le 25 août 1270, Marguerite se retira dans le couvent des religieuses de Sainte-Claire qu’elle avait fondé au faubourg Saint-Marcel, et y mourut en 1293. Elle avait été mère de onze enfants.
ISABELLE DE FRANCE
Son cheval s’arrêta de lui même comme s’il eût atteint le but de sa course
Par une belle et chaude matinée du mois de juillet 1395, plusieurs demoiselles se trouvaient réunies dans le préau de l’hôtel Saint-Pol à Paris. A l’or étincelant de leurs ceintures, aux riches atours qui les couvraient, et surtout à un certain mouvement de tête à la fois noble et doux, fier et gracieux, on devinait leur haute origine.
En effet elles étaient toutes filles des plus grands gentilshommes de France, et demoiselles d’honneur de la reine Isabeau de Bavière, femme de Charles VI.
Au milieu de cet essaim de jeunes filles, une d’elles se faisait remarquer beaucoup moins par son costume, qui différait fort peu de celui de ses compagnes, que par les. témoignages de respect que ces dernières lui rendaient.
Appuyée nonchalamment sur le bras de la plus âgée du troupeau, et qui toutefois ne paraissait pas avoir plus de vingt ans, cette jeune fille était triste et pensive. Ses regards distraits, parfois fixés sur l’herbe du pré comme pour y chercher la pâquerette fleurie, ou le trèfle à quatre, qui n’existe pas, ce qui, de tout temps, a fait dire que celui qui le trouvait trouvait le bonheur, ses regards, dis-je, se tournaient souvent involontairement vers les murs de l’hôtel Saint-Pol, comme si seulement alors elle en eût remarqué l’architecture gothique et bizarre. Cette jeune fille n’avait de l’enfance que ses formes grêles et mignonnes; son front possédait la réflexion de l’âge mûr.
«Qu’avez-vous donc aujourd’hui, madame Isabelle? lui demanda doucement la jeune dame d’honneur, serrant contre son sein la petite main qui s’appuyait sur son bras.
— Rien, je ne sais, ma chère de Courcy, répondit madame Isabelle lentement; je me sens triste, voilà tout.
— J’espère que ce n’est pas un pressentiment? dit madame de Courcy, dont la physionomie piquante exprimait depuis le matin une impatience, un désir de parler qu’elle déguisait mal.
— Et de quoi? demanda la jeune fille en levant sur sa compagne son regard bleu et limpide.
— Ah! c’est un secret, madame Isabelle.
— Un secret! tu as un secret pour moi, ma chère Éléonore, pour moi qui n’en ai jamais eu pour toi! dit la jeune enfant d’un ton de reproche.
— Ah! c’est que c’est un grand secret, madame Isabelle, et que, si madame Isabeau ou monsieur le roi, si même messieurs vos oncles les ducs de Bourgogne et de Berri, voire même votre oncle de Bourbon, venaient à savoir que je vous en ai parlé, je serais tancée vertement, madame Isabelle.
— Quand on veut être discrète, on ne commence pas par dire qu’on a un secret, madame de Courcy.