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Copyright © 2020 Prosper Mérimée (domaine public)

Édition : BoD – Books on Demand GmbH, 12/14 rond-point des Champs-Élysées, 75008 Paris.

Impression : BoD - Books on Demand GmbH, Norderstedt, Allemagne

ISBN : 9782322178049

Dépôt légal : juin 2020

Références de la première édition :

Titre : 1572. Chronique du temps de Charles IX

par l'auteur du "Théâtre de Clara Gazul" [Prosper Mérimée]

Auteur : Mérimée, Prosper (1803-1870).

Éditeur : A. Mesnier (Paris)

Date d'édition : 1829

Type : monographie imprimée

Droits : domaine public

Identifiant : ark:/12148/btv1b8626722z

Source : Bibliothèque nationale de France, département Réserve des livres rares RES P-Y2-464

Notice d'oeuvre : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb14537721s

Notice du catalogue BNF : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb309301464

Provenance : Bibliothèque nationale de France

Sommaire

Préface

J’avais lu un assez grand nombre de mémoires et de pamphlets relatifs à la fin du seizième siècle. J’ai voulu faire un extrait de mes lectures, et cet extrait, le voici.

Je n’aime dans l’histoire que les anecdotes, et parmi les anecdotes je préfère celles où j’imagine trouver une peinture vraie des mœurs et des caractères à une époque donnée. Ce goût n’est pas très très noble, et, je l’avoue à ma honte, je donnerais volontiers Thucydide pour des mémoires authentiques d’Aspasie, ou d’un esclave de Périclès; car les mémoires, qui sont des causeries familières de l’auteur avec son lecteur, fournissent seuls ces portraits de l’homme, qui m’amusent et qui m’intéressent. Ce n’est point dans Mezerai, mais dans Montluc, Brantôme, d’Aubigné, Tavannes, La Noue, etc., que l’on se fait une idée du Français au seizième siècle. Le style de ces auteurs contemporains en apprend autant que leurs récits.

Par exemple, je lis dans l’Estoile cette note concise :

« La demoiselle de Chateauneuf, l’une des mignonnes du roi, avant qu’il n’allât en Pologne, s’étant mariée par amourettes avec Antinotti, Florentin, comité des galères à à Marseille, et l’ayant trouvé paillardant, le tua ce virilement de ses propres mains. »

Au moyen de cette anecdote et de tant d’autres, dont Brantôme est plein, je refais dans mon esprit un caractère, et je ressuscite une dame de la cour d’Henri III.

Il est curieux, ce me semble, de comparer ces mœurs avec les nôtres et d’observer dans ces dernières la décadence des passions énergiques, au profit de la tranquillité, et peut-être du bonheur. Reste la question de savoir si nous valons mieux que nos ancêtres, et il n’est pas facile de décider ; car, à des temps différents, les idées ont beaucoup varié au sujet des mêmes actions.

C’est ainsi que, vers 1500, un assassinat ou un empoisonnement n’inspiraient pas la même horreur qu’ils excitent aujourd’hui. Un gentilhomme tuait son ennemi en trahison. Le meurtrier demandait sa grâce, l’obtenait, et reparaissait à la cour sans que personne pensât à lui faire mauvais visage. Quelquefois même, si l’assassinat était l’effet d’une vengeance légitime, on parlait de son auteur comme on parle aujourd’hui d’un galant homme lorsque, grièvement offensé par un faquin, il le tue en duel.

Il me paraît donc évident que les actions des hommes du seizième siècle ne doivent pas être jugées avec nos idées du dix-neuvième. Ce qui est crime dans un état de civilisation perfectionné, n’est que trait d’audace dans un état de civilisation moins avancé, et peut-être est-ce une action louable dans un temps de barbarie. Le jugement qu’il convient de porter de la même action doit, on le sent, varier aussi suivant les pays; car entre un peuple et un peuple il y a autant de différence qu’entre un siècle et un autre siècle1.

Mehemet Ali, à qui les beys des Mamelucks disputaient le pouvoir en Egypte, invite un jour les principaux chefs de cette milice à une fête dans l’enceinte de son palais. Eux entrés, les portes se referment; des Albanais les fusillent à couvert du haut des terrasses, et dès lors Mehemet Ali règne seul en Egypte.

Eh bien ! nous traitons avec Mehemet Ali ; il est même estimé des Européens, et dans tous les journaux il passe pour un grand homme : on dit qu’il a rendu de grands services à son pays. Cependant, quoi de plus horrible que de faire tuer des gens sans défense ? A la vérité, ces sortes de guet-apens sont autorisés par l’usage du pays, et par l’impossibilité de sortir d’affaire autrement. C’est alors que s’applique la maxime de Figaro : « Ma per Dio, l’utilità ! »

Si un ministre que je ne nommerai pas avait trouvé des Albanais disposés à fusiller à son ordre, et si dans un dîner d’apparat il eût dépêché les membres marquants du côté gauche, son action eût été, dans le fait, la même que celle du pacha d’Egypte, et en morale, cent fois plus coupable. C’est que l’assassinat n’est plus dans nos moeurs. Mais ce ministre destitua beaucoup d’électeurs libéraux, employés obscurs du gouvernement, il effraya les autres, et obtint ainsi des élections à son goût. Si Mehemet Ali eût été ministre en France, il n’en eût pas fait davantage; et sans doute le ministre français en Egypte, aurait été obligé d’avoir recours à la fusillade, les destitutions ne pouvant produire assez d’effet sur le moral des Mamelucks.

La Saint-Barthélémy fut un grand crime, même pour le temps. Mais, je le répète, un massacre au seizième siècle n’est point le même crime qu’un massacre au dix neuvième. La majorité des Français prit les armes pour courir sus aux huguenots; tandis que les sanglantes exécutions de la Terreur ne furent dirigées que par un petit nombre d’hommes cruels.

Cette différence, selon moi, tend à excuser un peu la Saint-Barthélémy. Ce fut comme une insurrection nationale, semblable à celle des paysans espagnols en 1809; et les assassins avaient la ferme conviction qu’ils obéissaient à la voix du ciel.

Il n’appartient pas à un faiseur de contes, comme moi, de donner dans ce volume le précis des événements historiques de l’année 1572; mais, puisque j’ai parlé de la Saint-Barthélémy, je ne puis m’empêcher de présenter ici quelques idées qui me sont venues à l’esprit en lisant cette sanglante page de notre histoire.

A-t-on bien compris les causes qui ont amené ce massacre ? A-t-il été longuement médité, ou bien est-il le résultat d’une détermination soudaine, ou même du hasard ?

A toutes ces questions, aucun historien ne me donne de réponses satisfaisantes.

Ils admettent comme preuves des bruits de ville et de prétendues conversations, qui ont bien peu de poids quand il s’agit de décider un point historique de cette importance.

Les uns font de Charles IX un prodige de dissimulation ; les autres le représentent comme un bourru, fantasque et impatient. Si, longtemps avant le 24 août, il éclate en menaces contre les protestants, preuve qu’il méditait leur ruine de longue main ; s’il les caresse, preuve qu’il dissimulait.

Je ne veux citer que certaine histoire qui se trouve rapportée partout, et qui prouve avec quelle légèreté on admet tous les bruits les moins probables.

Environ un an avant la Saint-Barthélémy, on avait déjà fait, dit-on, un plan de massacre. Voici ce plan : on devait bâtir au Pré-aux-Clercs une tour en bois. On aurait placé dedans le duc de Guise, avec des gentilshommes et des soldats catholiques, et l’amiral avec les protestants l’aurait attaquée, comme pour donner au roi le spectacle d’un siège. Cette espèce de tournoi une fois engagé, à un signal convenu, les catholiques auraient chargé leurs armes, et tué leurs ennemis surpris avant qu’ils eussent le temps de se mettre en défense. On ajoute pour embellir l’histoire, qu’un favori de Charles IX, nommé Lignerolles, aurait indiscrètement dévoilé toute la trame, en disant au roi, qui maltraitait de paroles des seigneurs protestants : « Ah ! sire, attendez encore. Nous avons un fort qui nous vengera de tous les hérétiques. » Notez, s’il vous plaît, que pas une planche de ce fort n’était encore debout. Sur quoi, le roi prit soin de faire assassiner ce babillard. Ce projet était, dit-on, de l’invention du chancelier Birague, à qui l’on prête cependant ce mot, qui annonce des intentions bien différentes : que pour délivrer le roi de ses ennemis, il ne demandait que quelques cuisiniers. Ce dernier moyen était bien plus praticable que l’autre, que son extravagance rend à peu près impossible. En effet, comment les soupçons des protestants n’auraient-ils pas été réveillés par les préparatifs de cette petite guerre où les deux partis, naguère ennemis, auraient été ainsi mis aux prises ? Ensuite, pour avoir bon marché des huguenots, c’était un mauvais moyen que de les réunir en troupe, et de les armer. Il est évident que si l’on eût comploté alors de les faire tous périr sans peine, il valait bien mieux les assaillir isolés et désarmés.

Pour moi, je suis fermement convaincu que le massacre n’a pas été prémédité ; et je ne puis concevoir que l’opinion contraire ait été adoptée par des auteurs qui s’accordent en même temps pour représenter Catherine comme une femme très méchante, il est vrai, mais, comme une des têtes les plus profondément politiques de son siècle.

Que l’on examine si l’autorité du roi devait gagner ou perdre à cette exécution, et si son intérêt était de la souffrir.

La France était divisée en trois grands partis : celui des protestants, dont l’amiral était le chef depuis la mort du prince de Condé ; celui du roi, le plus faible ; et celui des Guises, ou des ultra-royalistes du temps.

Il est évident que le roi, ayant également à craindre des Guises et des protestants, devait chercher à conserver son autorité, en tenant ces deux factions aux prises. En écraser une, était se mettre à la merci de l’autre.

Maintenant, examinons si Charles IX était dévot; car une dévotion excessive aurait pu lui suggérer une mesure opposée à ses intérêts. Mais tout annonce au contraire que, s’il n’était pas un esprit fort, ce n’était pas non plus un fanatique. D’ailleurs sa mère, qui le dirigeait, n’aurait jamais hésité à sacrifier ses scrupules religieux, si toutefois elle en avait, à son amour pour le pouvoir2.

Mais y supposons que Charles, ou sa mère, ou, si l’on veut, son gouvernement, eussent, contre toutes les règles de la politique, résolu de détruire les protestants en France ; cette résolution une fois prise, il est probable qu’ils auraient médité mûrement les moyens les plus propres à en assurer la réussite. Or, ce qui vient d’abord à l’esprit comme le parti le plus sûr, c’est que le massacre ait lieu dans toutes les villes du royaume à la fois, afin que les réformés, attaqués partout par des forces supérieures3, ne puissent se défendre nulle part. Un seul jour aurait suffi pour les détruire. C’est ainsi qu’Assuérus avait ordonné le massacre des Juifs.

Cependant, nous lisons que les premiers ordres du roi pour massacrer les protestants sont datés du 28 août, c’est-à-dire quatre jours après la Saint-Barthélémy, et lorsque la nouvelle de cette grande boucherie avait dû précéder les dépêches du roi, et donner l’alarme à tous ceux de la religion.

Il eût été surtout nécessaire de s’emparer des places de sûreté des protestants. Tant qu’elles restaient en leur pouvoir, l’autorité royale n’était pas assurée. Ainsi, dans l’hypothèse d’un complot des catholiques, il est manifeste qu’une des plus importantes mesures à prendre aurait été de faire attaquer La Rochelle, le 24 août, et d’avoir en même temps une armée dans le midi de la France, afin d’empêcher toute réunion des réformés4.

Rien de tout cela ne fut fait.

Je ne puis croire que les mêmes hommes aient pu méditer un crime dont les suites devaient être si importantes, et l’exécuter aussi mal. Les mesures furent si mal prises, en effet, que quelques mois après la Saint-Barthélémy la guerre éclata de nouveau; que les réformés en eurent certainement toute la gloire, et qu’ils en retirèrent même des avantages nouveaux.

Enfin, l’assassinat de Coligny, qui eut lieu deux jours avant la Saint-Barthélémy, n’achève-t-il pas de réfuter la supposition d’un complot. Pourquoi tuer le chef avant le massacre général ? N’était-ce point le moyen d’effrayer les huguenots, et de les obliger à se mettre sur leurs gardes ?

Je sais que quelques auteurs attribuent au duc de Guise seul l’attentat commis sur la personne de l’amiral, mais, outre que l’opinion publique accuse le roi de ce crime5, et que l’assassin en fut récompensé par le roi, je tirerais encore de ce fait un argument contre la conspiration. En effet, si elle eût existé, le duc de Guise devait nécessairement y prendre part ; et alors, pourquoi ne pas retarder de deux jours sa vengeance de famille, afin de la rendre certaine ? pourquoi compromettre ainsi la réussite de toute l’entreprise, seulement pour avancer de deux jours la mort de son ennemi ?

Ainsi, tout me paraît prouver que ce grand massacre n’est point la suite d’une conjuration d’un roi contre une partie de son peuple. La Saint-Barthélémy me semble l’effet d’une insurrection populaire qui ne pouvait être prévue, et qui fut improvisée.

Je vais donner en toute humilité mon explication de l’énigme.

Coligny avait traité trois fois avec son souverain, de puissance à puissance; c’était une raison pour en être haï. Jeanne d’Albret morte, les deux jeunes princes, le roi de Navarre et le prince de Condé étant trop jeunes pour exercer de l’influence, Coligny était véritablement le seul chef du parti réformé. A sa mort, les deux princes, au milieu du camp ennemi, et pour ainsi dire prisonniers, étaient à la disposition du roi. Ainsi la mort de Coligny, et de Coligny seul, était importante pour assurer la puissance de Charles, qui peut-être n’avait pas oublié un mot du duc d’Albe : « Qu’une tête de saumon vaut mieux que dix mille grenouilles. » Mais si dit même coup le roi se débarrassait de l’amiral et du duc de Guise, il est évident qu’il devenait maître absolu.

Voici le parti qu’il dut prendre. Ce fut de faire assassiner l’amiral ou, si l’on veut d’insinuer cet assassinat au duc de Guise, puis de faire poursuivre ce prince comme meurtrier, annonçant qu’il allait l’abandonner à la vengeance des huguenots. On sait que le duc de Guise, coupable ou non de la tentative de Maurevel, quitta Paris en toute hâte, et que les réformés, en apparence protégés par le roi, se répandirent en menaces contre les princes de la maison de Lorraine.

Le peuple de Paris était à cette époque horriblement fanatique. Les bourgeois, organisés militairement, formaient une espèce de garde nationale qui pouvait prendre les armes au premier coup de tocsin. Autant le duc de Guise était chéri des Parisiens, pour la mémoire de son père, et pour son propre mérite, autant les huguenots, qui deux fois les avaient assiégés, leur étaient odieux. L’espèce de faveur dont ces derniers jouissaient, à cause du mariage d’une sœur du roi avec un prince de leur religion, redoublait leur arrogance et la haine de leurs ennemis. Bref, il suffisait d’un chef qui se mît à la tête de ces fanatiques, et qui leur dît : « Frappez, pour qu’ils courussent égorger leurs compatriotes hérétiques. »

Le duc banni de la cour, menacé par le roi et par les protestants, dut chercher un appui auprès du peuple. Il assemble les chefs de la garde bourgeoise, leur parle d’une conspiration des hérétiques, les engage à les exterminer avant qu’elle n’éclate, et de ce moment seul le massacre est médité. Comme entre le plan et l’exécution il ne se passa que peu d’heures, on explique facilement le mystère dont la conjuration fut accompagnée, et le secret si bien gardé par tant d’hommes, ce qui autrement semblerait bien extraordinaire, car les confidences vont bon train à Paris6.

Il est difficile de déterminer quelle part le roi prit au massacre ; s’il n’approuva pas, il est certain qu’il laissa faire. Après deux jours de meurtres et de violences, il désavoua tout et voulut arrêter le carnage7. Mais on avait déchaîné les fureurs du peuple, et il ne s’apaise point pour un peu de sang. Il lui fallut plus de soixante mille victimes. Le monarque fut obligé de se laisser entraîner au torrent qui le dominait. Il révoqua ses ordres de clémence, et bientôt en donna d’autres pour étendre l’assassinat à toute la France.

Telle est mon opinion sur la Saipt-Barthélemy, et je dirai avec lord Byron, en la présentant :

« I only say, suppose this supposition. » D. Juan, cant. I, st. LXXXV.

Chapitre I : Les Reitres

« The black bands came over The Alps and their snow,

With Bourbon the rover They past the broad Po. »

Lord Byron : The deformed transformed.

Non loin d’Étampes, en allant du côté de Paris, on voit encore un grand bâtiment carré avec des fenêtres en ogive, ornées de quelques sculptures grossières. Au-dessus de la porte est une niche qui contenait autrefois une madone en pierre; mais dans la révolution elle eut le sort de bien des saints et des saintes, et fut brisée en cérémonie par le président du club révolutionnaire de Larcy. Depuis on a remis à sa place une autre vierge, qui n’est que de plâtre à la vérité ; mais au moyen de quelques lambeaux de soie et de quelques grains de verre, elle représente encore assez bien, et donne un air respectable au cabaret de Claude Giraut.

Il y a plus de deux siècles, c’est-à-dire en 1572, ce bâtiment était destiné, comme à présent, à recevoir les voyageurs altérés; mais il avait alors une toute autre apparence. Les murs étaient couverts d’inscriptions attestant les fortunes diverses d’une guerre civile. A côté de ces mots : « Vive monsieur le prince8 » on lisait : « Vive le duc de Guise ! mort aux huguenots ! » Un peu plus loin, un soldat avait dessiné avec du charbon une potence et un pendu, et de peur de méprise, il avait ajouté au bas cette inscription : « Gaspard de Chatillon ». Cependant il paraissait que les protestants avaient ensuite dominé dans ces parages, car le nom de leur chef avait été biffé, et celui du duc de Guise mis en sa place. D’autres inscriptions à demi-effacées, assez difficiles à lire, et plus encore à exprimer en termes décents, prouvaient que le roi et sa mère avaient été aussi peu respectés que ces chefs de parti. Mais c’était la pauvre madone qui semblait avoir eu le plus à souffrir des fureurs civiles et religieuses. La statue, écornée en vingt endroits par des balles, attestait le zèle des soldats huguenots à détruire ce qu’ils appelaient « des images païennes ». Tandis que le dévot catholique ôtait respectueusement son bonnet en passant devant la statue, le cavalier protestant se croyait obligé de lui lâcher un coup d’arquebuse, et s’il l’avait touchée, il s’estimait autant que s’il eût abattu la bête de l’Apocalypse et détruit l’idolâtrie.

Depuis plusieurs mois la paix était faite entre les deux sectes rivales ; mais c’était des lèvres et non du cœur qu’elle avait été jurée. L’animosité des deux partis subsistait toujours aussi implacable. Tout rappelait que la guerre cessait à peine ; tout annonçait que la paix ne pouvait être de longue durée.

L’auberge du Lion-d’Or était remplie de soldats. A leur accent étranger, à leur costume bizarre, on les reconnaissait pour ces cavaliers allemands nommés reitres9, qui venaient offrir leurs services au parti protestant, surtout quand il était en état de les bien payer. Si l’adresse de ces étrangers à manier leurs chevaux, et leur dextérité à se servir des armes à feu, les rendaient redoutables un jour de bataille, d’un autre côté ils avaient la réputation, peut-être encore plus justement acquise, de pillards consommés, et d’impitoyables vainqueurs. La troupe qui s’était établie dans l’auberge, était d’une cinquantaine de cavaliers : ils avaient quitté Paris la veille, et se rendaient à Orléans pour y tenir garnison.

Tandis que les uns pansaient leurs chevaux attachés à la muraille, d’autres attisaient le feu, tournaient les broches et s’occupaient de la cuisine. Le malheureux maître de l’auberge, le bonnet à la main et la larme à l’œil, contemplait la scène de désordre dont sa cuisine était le théâtre. Il voyait sa basse-cour détruite, sa cave au pillage, ses bouteilles dont on cassait le goulot sans que l’on daignât les déboucher ; et le pis, c’est qu’il savait bien que, malgré les sévères ordonnances du roi pour la discipline des gens de guerre, il n’avait point de dédommagement à attendre de ceux qui le traitaient en ennemi. C’était une vérité reconnue dans ce temps malheureux, qu’en paix ou en guerre, une troupe armée vivait toujours à discrétion partout où elle se trouvait.

Devant une table de chêne, noircie par la graisse et la fumée, était assis le capitaine des reitres. C’était un grand et puissant homme de cinquante ans environ, avec un gros nez aquilin, le teint fort enflammé, les cheveux grisonnants et rares, couvrant à peine une large cicatrice qui commençait à l’oreille gauche, et qui venait se perdre dans son épaisse moustache. Il avait ôté sa cuirasse et son casque, et n’avait conservé qu’un pourpoint de cuir de Hongrie, noirci par le frottement des armes, et soigneusement rapiécé en plusieurs endroits. Son sabre et ses pistolets étaient déposés sur un banc à sa portée, et il n’avait sur lui d’autres armes qu’un large poignard, qu’un homme prudent ne quittait que pour se mettre au lit.

A sa gauche était assis un jeune homme, haut en couleur, grand et assez bien fait. Son pourpoint était brodé, et dans tout son costume on remarquait un peu plus de soin que dans celui de son compagnon. Ce n’était pourtant que le cornette du capitaine.

Deux jeunes femmes, de vingt à vingt-cinq ans, figuraient, assises à la même table. Il y avait un mélange de misère et de luxe dans leurs vêtements, qui n’avaient pas été faits pour elles, et que les chances de la guerre semblaient avoir mis entre leurs mains. L’une portait une espèce de corps en damas broché d’or, mais tout terni, avec une simple robe de toile. L’autre avait une robe de velours violet avec un chapeau d’homme, de feutre gris orné d’une plume de coq. Toutes les deux étaient jolies; mais leurs regards hardis et la liberté de leurs discours se ressentaient de l’habitude quelles avaient de vivre avec des soldats. Elles avaient quitté l’Allemagne sans emploi bien réglé. La robe de velours était bohème : elle savait tirer les cartes et jouer de la mandoline. L’autre avait des connaissances en chirurgie, et semblait tenir une place distinguée dans l’estime du cornette.

Ces quatre personnes, chacune en présence d’une grande bouteille et d’un verre, devisaient ensemble et buvaient en attendant que le dîner fut cuit.

La conversation languissait, comme entre gens affamés, quand un jeune homme d’une taille élevée, et assez élégamment vêtu, arrêta devant la porte de l’auberge le bon cheval alezan qu’il montait. Le trompette des reitres se leva du banc sur lequel il était assis, et s’avançant vers l’étranger, prit la bride du cheval. L’étranger se préparait déjà à le remercier pour ce qu’il regardait comme un acte de politesse; mais il fut bientôt détrompé. Le trompette ouvrit la bouche du cheval, et considéra ses dents d’un œil de connaisseur; puis reculant de quelques pas, et regardant les jambes et la croupe du noble animal, il secoua la tête de l’air d’un homme satisfait :

– Beau cheval, montsir, que vous montez là ! dit-il en son jargon.

Et il ajouta quelques mots en allemand qui firent rire ses camarades, au milieu desquels il alla se rasseoir.

Cet examen sans cérémonie n’était pas du goût du voyageur ; cependant il se contenta de jeter un regard de mépris sur le trompette, et mit pied à terre sans être aidé de personne.

L’hôte, qui sortit alors de sa maison, prit respectueusement la bride de ses mains, et lui dit à l’oreille, assez bas pour que les reitres ne l’entendissent pas:

– Dieu vous soit en aide mon jeune gentilhomme ! mais vous arrivez bien à la maie heure ; car la compagnie de ces parpaillots, à qui saint Christophe puisse tordre le cou ! n’est guère agréable pour de bons chrétiens comme vous et moi.

Le jeune homme sourit amèrement :

– Ces messieurs, dit-il, sont des cavaliers protestants ?

– Et des reitres par-dessus le marché, continua l’aubergiste. Que Notre-Dame les confonde ! depuis une heure qu’ils sont ici ils ont brisé la moitié de mes meubles. Ce sont tous des pillards impitoyables comme leur chef, M. de Chatillon, ce bel amiral de Satan.

– Pour une barbe grise comme vous, répondit le jeune homme, vous montrez peu de prudence. Si par aventure vous parliez à un protestant, il pourrait bien vous répondre par quelque bon horion. Et en disant ces paroles il frappait sa botte de cuir blanc avec la houssine dont il se servait à cheval.

– Comment !... quoi !... vous huguenot ! protestant ! veux-je dire, s’écria l’aubergiste stupéfait.

Il recula d’un pas, et considéra de la tête aux pieds le costume de l’étranger, comme pour y chercher quelque signe d’après lequel il put deviner à quelle religion il appartenait. Cet examen et la physionomie ouverte et riante du jeune homme le rassurant peu à peu, il reprit plus bas :

– Un protestant avec un habit de velours vert ! un huguenot avec une fraise à l’espagnole ! oh ! cela n’est pas possible ! Ah ! mon jeune seigneur, tant de braverie ne se voit pas chez les hérétiques. Sainte Marie ! Un pourpoint de fin velours, c’est trop beau pour ces crasseux-là !

La houssine siffla à l’instant et, frappant le pauvre aubergiste sur la joue, fut pour lui comme la profession de foi de son interlocuteur.

– Insolent bavard ! voilà pour t’apprendre à retenir ta langue. Allons ! mène mon cheval à l’écurie, et qu’il ne manque de rien.

L’aubergiste baissa tristement la tête et emmena le cheval sous une espèce de hangar, murmurant tout bas mille malédictions contre les hérétiques allemands et français. Et si le jeune homme ne l’eût suivi pour voir comment son cheval serait traité, le pauvre animal eût sans doute été privé de son souper en qualité d’hérétique.

L’étranger entra dans la cuisine et salua toutes les personnes qui s’y trouvaient rassemblées, en soulevant avec grâce un des bords de son grand chapeau ombragé d’une plume jaune et noire. Le capitaine lui ayant rendu son salut, tous les deux se considérèrent quelque temps sans parler.

– Capitaine, dit le jeune étranger, je suis un gentilhomme protestant et je me réjouis de rencontrer ici de mes frères de religion. Si vous l’avez pour agréable, nous souperons ensemble.

Le capitaine, que la tournure distinguée et l’élégance du costume de l’étranger avait prévenu favorablement, lui répondit qu’il lui faisait honneur. Aussitôt mademoiselle Mila, la jeune Bohême dont nous avons parlé, lui fit place sur son banc, à coté d’elle; et comme elle était fort serviable de son naturel, elle lui donna même son verre, que le capitaine remplit à l’instant.

– Je m’appelle Dietrich Hornstein, dit le capitaine, choquant son venre contre celui du jeune homme. Vous avez sans doute entendu parler du capitaine Dietrich Hornstein ? C’est moi qui menais les Enfants Perdus à la bataille de Dreux et puis à celle d’Arnay-le-Duc.

L’étranger comprit cette manière détournée de lui demander son nom; il répondit :

– J’ai le regret de ne pouvoir vous dire un nom aussi célèbre que le vôtre, capitaine; je veux parler du mien, car celui de mon père est bien connu dans nos guerres civiles. Je m’appelle Bernard de Mergy.

– A qui dites-vous ce nom-là ? s’écria le capitaine en remplissant son verre jusqu’au bord. J’ai connu votre père, M. Bernard de Mergy; je l’ai connu depuis les premières guerres, comme l’on connaît un ami intime. A sa santé, M. Bernard.

Le capitaine avança son verre et dit quelques mots en allemand à sa troupe. Au moment où le vin touchait ses lèvres, tous ses cavaliers jetèrent en l’air leurs chapeaux en poussant une acclamation. L’hôte crut que c’était un signal de massacre, et se jeta à genoux. Bernard lui-même fut un peu surpris de cet honneur extraordinaire ; cependant il se crut obligé de répondre à cette politesse germanique, en buvant à la santé du capitaine.

Les bouteilles, déjà vigoureusement attaquées avant son arrivée, ne pouvaient plus suffire pour ce toast nouveau.

– Lève-toi, cafard, dit le capitaine, en se tournant du côté de l’hôte, qui était encore à genoux; lève-toi, et va nous chercher du vin. Ne vois-tu pas que les bouteilles sont vides ?

Et le cornette, pour lui en donner la preuve lui en jeta une à la tête. L’hôte courut à la cave.

– Cet homme est un insolent fieffé, dit Mergy, mais vous auriez pu lui faire plus de mal que vous n’auriez voulu si cette bouteille l’avait attrapé.

– Bah ! dit le cornette en riant d’un gros rire.

– La tête d’un papiste, dit Mila, est plus dure que cette bouteille, bien qu’elle soit encore plus vide.

Le cornette rit encore plus fort, et fut imité par tous les assistants, et même par Mergy, qui cependant souriait à la jolie bouche de la Bohême plus qu’à sa cruelle plaisanterie.

On apporta du vin, le souper suivit et, après un instant de silence, le capitaine reprit, la bouche pleine :

– Si j’ai connu M. de Mergy ! Il était colonel des gens de pied lors de la première entreprise de M. le prince. Nous avons couché deux mois de suite dans le même logis, pendant le premier siège d’Orléans. Et comment se porte-t-il présentement ?

– Assez bien pour son grand âge, Dieu merci ! Il m’a parlé bien souvent des reitres, et des belles charges qu’ils firent à la bataille de Dreux.

– J’ai connu aussi son fils aîné... votre frère, le capitaine Georges. Je veux dire avant...

Mergy parut embarrassé.

– C’était un brave à trois poils, continua le capitaine ; mais, malepeste ! il avait la tête chaude. J’en suis fâché pour votre père; son abjuration aura dû lui faire beaucoup de peine.

Mergy rougit jusqu’au blanc des yeux; il balbutia quelques mots pour excuser son frère; mais il était évident qu’autant qu’un autre il regardait comme criminel son changement de croyance.

– Ah ! je vois que cela vous fait de la peine, dit le capitaine, eh bien ! n’en parlons plus. C’est une perte pour la religion, et une grande acquisition pour le roi qui, dit-on, le traite fort honorablement.

– Vous venez de Paris, interrompit Mergy, cherchant à détourner la conversation; M. l’amiral y est-il arrivé ? Vous l’avez vu, sans doute ? Comment se porte-t-il maintenant ?

– Il arrivait de Blois avec la cour comme nous partions. Il se porte à merveille ; frais et gaillard. Il a encore vingt guerres civiles dans le ventre, le cher homme ! Sa Majesté le traite avec tant de distinction, que tous les papaux en crèvent de dépit.

– Vraiment ! jamais le roi ne pourra reconnaître assez son mérite.

– Tenez, hier j’ai vu le roi sur l’escalier du Louvre, qui serrait la main de l’amiral. M. de Guise, qui venait derrière, avait l’air piteux d’un basset qu’on fouette; et moi, savez-vous à quoi je pensais ? Il me semblait voir l’homme qui montre le lion à la foire; il lui fait donner la patte comme on fait d’un chien, mais quoique Gilles fasse bonne contenance et beau semblant, cependant il n’oublie jamais que la patte qu’il tient a de terribles griffes. Oui, par ma barbe ! on eût dit que le roi sentait les griffes de l’amiral.

– L’amiral a le bras long, dit le cornette.

C’était une espèce de proverbe dans l’armée protestante.

– C’est un bien bel homme pour son âge, observa mademoiselle Mila.

– Je l’aimerais mieux pour amant qu’un jeune papiste, repartit mademoiselle Trudchen, l’amie du cornette.

– C’est la colonne de la religion, dit Mergy, voulant aussi donner sa part de louanges.

– Oui, mais il est diablement sévère sur la discipline, dit le capitaine, en secouant la tête.

Son cornette cligna de l’œil d’un air significatif, et sa grosse physionomie se contracta pour faire une grimace qu’il croyait être un sourire.

– Je ne m’attendais pas, dit Mergy, à entendre un vieux soldat comme vous, capitaine, reprocher à M. l’amiral l’exacte discipline qu’il faisait observer dans son armée.

– Oui, sans doute, il faut de là discipline, mais enfin on doit aussi tenir compte au soldat de toutes les peines qu’il endure, et ne pas lui défendre de prendre du bon temps, quand par hasard il le peut. Bah ! chaque homme a ses défauts, et quoiqu’il m’ait fait pendre, buvons à la santé de M. l’amiral.

– L’amiral vous a fait pendre ! s’écria Mergy; vous êtes bien gaillard pour un pendu.

– Oui, sacrament ! il m’a fait pendre; mais je ne suis pas rancuneux; et buvons à sa santé.

Avant que Mergy pût renouveler ses questions, le capitaine avait rempli tous les verres, ôté son chapeau et ordonné à ses cavaliers de pousser trois houras. Les verres vidés et le tumulte apaisé, Mergy reprit :

– Pourquoi donc avez-vous été pendu, capitaine ?

– Pour une bagatelle : un méchant couvent de Saintonges pillé, puis brûlé par hasard.

– Oui, mais tous les moines n’étaient pas sortis, interrompit le cornette, en riant à gorge déployée de sa plaisanterie.

– Eh ! qu’importe que pareille canaille brûle un peu plus tôt ou un peu plus tard ? Cependant l’amiral, le croiriez-vous, M. de Mergy ? l’amiral s’en fâcha tout de bon ; il me fit arrêter, et, sans plus de cérémonie, son grand-prévôt jeta son dévolu sur moi. Alors, tous ses gentilshommes et tous les seigneurs qui l’entouraient, jusqu’à M. de Lanoue qui, comme on sait, n’est pas tendre pour le soldat (car Lanoue, disent-ils, noue et ne dénoue pas); tous les capitaines le prièrent de me pardonner, mais lui refusa tout net. Ventre de loup ! comme il était en colère ! il mâchait son cure-dent de rage; et vous savez le proverbe : Dieu nous garde des patenôtres de M. de Montmorency et du cure-dent de M. l’amiral ! « Dieu m’absolve ! disait-il, il faut tuer la picorée tandis qu’elle n’est encore que petite fille; si nous la laissons devenir grande dame, c’est elle qui nous tuera. » Là-dessus arrive le ministre, son livre sous le bras; on nous mène tous deux sous un certain chêne... ; il me semble que je le vois encore, avec une branche en avant, qui avait l’air d’avoir poussé là tout exprès; on m’attache la corde au cou... Toutes les fois que je pense à cette corde-là, mon gosier devient sec comme de l’amadou.

– Voici pour l’humecter, dit Mila; et elle remplit jusqu’au bord le verre du narrateur.

Le capitaine le vida d’un seul trait, et poursuivit de la sorte :

– Je me regardais déjà ni plus ni moins qu’un gland de chêne, quand je m’avisai de dire à l’amiral: « Eh ! monseigneur, est-ce qu’on pend ainsi un homme qui a commandé les Enfants Perdus à Dreux ? » Je le vis cracher son cure-dent et en prendre un neuf. Je me dis : bon ! c’est bon signe ; il appela le capitaine Cormier, et lui parla bas ; puis il dit au prévôt : « Allons, hissez-moi ce cet homme. » Et il tourne les talons là-dessus. On me hissa tout de bon, mais le brave Cormier mit l’épée à la main, et coupa aussitôt la corde, de sorte que je tombai de ma branche, rouge comme une écrevisse cuite.

– Je vous félicite, dit Mergy, d’en avoir été quitte à si bon compte. Il considérait le capitaine avec attention, et semblait éprouver quelque peine à se trouver dans la compagnie d’un homme qui avait ainsi mérité justement la potence; mais, dans ce temps malheureux, les crimes étaient si fréquents, qu’on ne pouvait guère les juger avec autant de rigueur qu’on le ferait aujourd’hui. Les cruautés d’un parti autorisaient en quelque sorte les représailles, et les haines de religion étouffaient presque tout sentiment de sympathie nationale. D’ailleurs, s’il faut dire la vérité, les agaceries secrètes de mademoiselle Mila, qu’il commençait à trouver très jolie, et les fumées du vin qui opéraient plus efficacement sur son jeune cerveau que sur les têtes endurcies des reitres, tout cela lui donnait alors une indulgence extraordinaire pour ses compagnons de table.

– J’ai caché le capitaine dans un chariot couvert, pendant plus de huit jours, dit Mila, et je ne l’en laissais sortir que la nuit.

– Et moi, ajouta Trudchen, je lui apportais à manger et à boire : il est là pour le dire.

– L’amiral fit semblant d’être fort en colère contre Cormier ; mais tout cela était une farce jouée entre eux deux. Pour moi, je fus longtemps à la suite de l’armée, n’osant jamais me montrer devant l’amiral ; enfin, au siège de Longnac, il me découvrit dans la tranchée, et il me dit : « Dietrich, mon ami, puisque tu n’es pas pendu, va te faire arquebuser. » Et il me montrait la brèche; je compris ce qu’il voulait dire ; je montai bravement à l’assaut, et je me présentai à lui le lendemain, dans la grande rue, tenant à la main mon chapeau percé d’une arquebusade. « Monseigneur, lui dis-je, j’ai été arquebuse comme j’ai été pendu »; il sourit et me donna sa bourse en disant : « Voilà pour t’avoir un chapeau neuf. » Depuis ce temps nous avons toujours été bons amis. Ah ! quel beau sac que celui de cette ville de Longnac ! l’eau m’en vient à la bouche rien que d’y penser !

– Ah ! quels beaux habits de soie ! s’écria Mila.

– Quelle quantité de beau linge ! s’écria Tradchen.

– Comme nous avons donné chez les religieuses du grand couvent ! dit le cornette. Deux cents arquebusiers à cheval logés avec cent religieuses !…

– Il y en eût plus de vingt qui abjurèrent le papisme, dit Mila, tant elles trouvèrent les huguenots de leur goût.

– C’était là, s’écria le capitaine, c’était là qu’il faisait beau voir nos argoulets10 allant à l’abreuvoir avec les chasubles des prêtres sur le dos, nos chevaux mangeant l’avoine sur l’autel, et nous buvant le bon vin des prêtres dans leurs calices d’argent.

Il tourna la tête pour demander à boire et vit l’aubergiste les mains jointes et les yeux levés au ciel avec une expression d’horreur indéfinissable.

– Imbécile ! dit le brave Dietrich Hornstein, en levant les épaules. Comment peut-il se trouver un homme assez sot pour croire à toutes les fadaises que débitent les prêtres papistes ! Tenez, M. de Mergy, à la bataille de Moncontour je tuai d’un coup de pistolet un gentilhomme du duc d’Anjou ; en lui ôtant son pourpoint, savez-vous ce que je vis sur son estomac ? un grand morceau de soie tout couvert de noms de saints. Il prétendait par là se garantir des balles. Parbleu ! je lui appris qu’il n’y a point de scapulaire que ne traverse une balle protestante.

– Oui, des scapulaires, interrompit le cornette, mais dans mon pays on vend des parchemins qui garantissent du plomb et du fer.

– Je préférerais une cuirasse, bien forgée de bon acier, dit Mergy, comme celles que fait Jacob Leschot, dans les Pays-Bas.

– Écoutez donc, reprit le capitaine, il ne faut pas nier qu’on puisse rendre dur ; moi, qui vous parle, j’ai vu à Dreux un gentilhomme frappé d’une arquebusade au beau milieu de la poitrine; il connaissait la recette de l’onguent qui rend dur, et s’en était frotté sous son buffle ; eh bien ! on ne voyait pas même la marque noire et rouge que laisse une contusion.

– Et ne croyez-vous pas plutôt que ce buffle, dont vous parlez, suffisait seul pour amortir l’arquebusade ?