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Alphonse Daudet
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Par-devant maître Honorat Grapazi, notaire à la résidence de
Pampérigouste, “a comparu :
“Le sieur Gaspard Mitifio, époux de Vivette Cornille, ménager au
lieu dit des Cigalières et y demeurant :
“Lequel par ces présentes a vendu et transporté sous les garanties
de droit et de fait, et en franchise de toutes dettes, privilèges et
hypothèques,
“Au sieur Alphonse Daudet, poète, demeurant à Paris, à ce présent
et ce acceptant,
“Un moulin à vent et à farine, sis dans la vallée du Rhône, au
plein cœur de Provence, sur une côte boisée de pins et de chênes
verts ; étant ledit moulin abandonné depuis plus de vingt années et
hors d’état de moudre, comme il appert des vignes sauvages,
mousses, romarins, et autres verdures parasites qui lui grimpent
jusqu’au bout des ailes ;
“Ce nonobstant, tel qu’il est et se comporte, avec sa grande roue
cassée, sa plate-forme où l’herbe pousse dans les briques, déclare le
sieur Daudet trouver le dit moulin à sa convenance et pouvant servir
à ses travaux de poésie, l’accepte à ses risques et périls, et sans aucun
recours contre le vendeur, pour cause de réparations qui pourraient y
être faites.
“Cette vente a lieu en bloc moyennant le prix convenu, que le
sieur Daudet, poète, a mis et déposé sur le bureau en espèces de
cours, lequel prix a été de suite touché et retiré par le sieur Mitifio, le
tout à la vue des notaires et des témoins soussignés, dont quittance
sous réserve.
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“Acte fait à Pampérigouste, en l’étude Honorat, en présence de
Francet Mamaï, joueur de fifre, et de Louiset dit le Quique, porte-
croix des pénitents blanc ;
“Qui ont signé avec les parties et le notaire après lecture…”
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Ce sont les lapins qui ont été étonnés !… Depuis si longtemps
qu’ils voyaient la porte du moulin fermée, les murs et la plate-forme
envahis par les herbes, ils avaient fini par croire que la race des
meuniers était éteinte, et, trouvant la place bonne, ils en avaient fait
quelque chose comme un quartier général, un centre d’opérations
stratégiques : le moulin de Jemmapes des lapins… La nuit de mon
arrivée, il y en avait bien, sans mentir, une vingtaine assis en rond sur
la plate-forme, en train de se chauffer les pattes à un rayon de lune…
Le temps d’entrouvrir une lucarne, frrt ! voilà le bivouac en déroute,
et tous ces petits derrières blancs qui détalent, la queue en l’air, dans
le fourré.
J’espère bien qu’ils reviendront.
Quelqu’un de très étonné aussi, en me voyant, c’est le locataire du
premier, un vieux hibou sinistre, à la tête de penseur, qui habite le
moulin depuis plus de vingt ans. Je l’ai trouvé dans la chambre du
haut, immobile et droit sur l’arbre de couche, au milieu des plâtras,
des tuiles tombées. Il m’a regardé un moment avec son œil rond ;
puis, tout effaré de ne pas me reconnaître, il s’est mis à faire :
“Hou ! Hou !” et à secouer péniblement ses ailes grises de
poussière ; – ces diables de penseurs ! ça ne se brosse jamais…
N’importe ! tel qu’il est, avec ses yeux clignotants et sa mine
renfrognée, ce locataire silencieux me plaît encore mieux qu’un
autre, et je me suis empressé de lui renouveler son bail.
Il garde comme dans le passé tout le haut du moulin avec une
entrée par le toit ; moi je me réserve la pièce du bas, une petite pièce
blanchie à la chaux, basse et voûtée comme un réfectoire de couvent.
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C’est de là que, je vous écris, ma porte grande ouverte, au bon
soleil.
Un joli bois de pins tout étincelant de lumière dégringole devant
moi jusqu’au bas de la côte. À l’horizon, les Alpilles découpent leurs
crêtes fines… Pas de bruit…
À peine, de loin en loin, Lin son de fifre, un courlis dans les
lavandes, un grelot de mules sur la route… Tout ce beau paysage
provençal ne vit que par la lumière.
Et maintenant, comment voulez-vous que je le regrette, votre
Pétris bruyant et noir ? Je suis si bien dans mon moulin ! C’est si
bien le coin que je cherchais, un petit coin parfumé et chaud, à mille
lieues des journaux, des fiacres, du brouillard !… Et que de jolies
choses autour de moi ! Il y a à peine huit jours que je suis installé,
j’ai déjà la tête bourrée d’impressions et de souvenirs… Tenez ! pas
plus tard qu’hier soir, j’ai assisté à la rentrée des troupeaux dans un
tuas (une ferme) qui est au bas de la côte, et je vous jure que je ne
donnerais pas ce spectacle pour toutes les premières que vous avez
eues à Paris cette semaine. Jugez plutôt.
Il faut vous dire qu’en Provence, c’est l’usage, quand viennent les
chaleurs, d’envoyer le bétail dans les Alpes.
Bêtes et gens passent cinq ou six mois là-haut, logés à la belle
étoile, dans l’herbe jusqu’au ventre ; puis, au premier frisson de
l’automne, on redescend au mas, et l’on revient brouter
bourgeoisement les petites collines grises que parfume le romarin…
Donc hier soir les troupeaux rentraient.
Depuis le matin, le portail attendait, ouvert à deux battants ; les
bergeries étaient pleines de paille fraîche.
D’heure en heure on se disait : “Maintenant ils sont à Eyguières,
maintenant au Paradou.” Puis, tout à coup, vers le soir, un grand cri :
“Les voilà !” et là-bas, au lointain, nous voyons le troupeau s’avancer
dans une gloire de poussière. Toute la route semble marcher avec
lui… Les vieux béliers viennent d’abord, la corne en avant, l’air
sauvage ; derrière eux le gros des moutons, les mères un peu lasses,
leurs nourrissons dans les pattes ; – les mules à pompons rouges
portant dans des paniers les agnelets d’un jour qu’elles bercent en
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marchant ; puis les chiens tout suants, avec des langues jusqu’à terre,
et deux grands coquins de bergers drapés dans des manteaux de cadis
roux qui leur tombent sur les talons comme des chapes.
Tout cela défile devant nous joyeusement et s’engouffre sous le
portail, en piétinant avec un bruit d’averse… Il faut voir quel émoi
dans la maison. Du haut de leur perchoir, les gros paons vert et or, à
crête de tulle, ont reconnu les arrivants et les accueillent par un
formidable coup de trompette.
Le poulailler qui s’endormait, se réveille en sursaut. Tout le
monde est sur pied : pigeons, canards, dindons, pintades. La basse-
cour est comme folle ; les poules parlent de passer la nuit !… On
dirait que chaque mouton a rapporté dans sa laine, avec un parfum
d’Alpe sauvage, un peu de cet air vif des montagnes qui grise et qui
fait danser.
C’est au milieu de tout ce train que le troupeau gagne son gîte.
Rien de charmant comme cette installation. Les vieux béliers
s’attendrissent en revoyant leur crèche. Les agneaux, les tout petits,
ceux qui sont nés dans le voyage et n’ont jamais vu la ferme,
regardent autour d’eux avec étonnement.
Mais le plus touchant encore, ce sont les chiens, ces braves chiens
de berger, tout affairés après leurs bêtes et ne voyant qu’elles dans le
mas. Le chien de garde a beau les appeler du fond de sa niche ; le
seau du puits, tout plein d’eau fraîche, a beau leur faire signe : ils ne
veulent rien voir, rien entendre, avant que le bétail soit rentré, le gros
loquet poussé sur la petite porte à claire-voie, et les bergers attablés
dans la salle basse. Alors seulement ils consentent à gagner le chenil,
et là, tout en lapant leur écuellée de soupe, ils racontent à leurs
camarades de la ferme ce qu’ils ont fait là-haut dans la montagne, un
pays noir où il y a des loups et de grandes digitales de pourpre
pleines de rosée jusqu’au bord.
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C’était le jour de mon arrivée ici. J’avais pris la diligence de
Beaucaire, une bonne vieille patache qui n’a pas grand chemin à faire
avant d’être rendue chez elle, mais qui flâne tout le long de la route,
pour avoir l’air, le soir, d’arriver de très loin. Nous étions cinq sur
l’impériale sans compter le conducteur.
D’abord un gardien de Camargue, petit homme trapu, poilu,
sentant le fauve, avec de gros yeux pleins de sang et des anneaux
d’argent aux oreilles ; puis deux Beaucairois, un boulanger et son
gendre, tous deux très rouges, très poussifs, mais des profils
superbes, deux médailles romaines à l’effigie de Vitellius. Enfin, sur
le devant, près d’un conducteur, un homme… non ! une casquette,
une énorme casquette en peau de lapin, qui ne disait pas grand-chose
et regardait la route d’un air triste.
Tous ces gens-là se connaissaient entre eux et parlaient tout haut
de leurs affaires, très librement. Le Camarguais racontait qu’il venait
de Nîmes, mandé par le juge d’instruction pour un coup de fourche
donné à un berger. On a le sang vif en Camargue… Et à Beaucaire
donc ! Est-ce que nos deux Beaucairois ne voulaient pas s’égorger à
propos de la Sainte Vierge ? Il paraît que le boulanger était d’une
paroisse depuis longtemps vouée à la madone, celle que les
Provençaux appellent la bonne mère et qui porte le petit Jésus dans
ses bras ; le gendre, au contraire, chantait au lutrin d’une église toute
neuve qui s’était consacrée à l’Immaculée Conception, cette belle
image souriante qu’on représente les bras pendants, les mains pleines
de rayons.
La querelle venait de là. il fallait voir comme ces deux bons
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catholiques se traitaient, eux et leurs madones :
– Elle est, jolie, ton immaculée !
– Va-t’en donc avec ta bonne mère !
– Elle en a vu de grises, la tienne, en Palestine !
– Et la tienne, hou ! la laide ! Qui sait ce qu’elle n’a pas fait…
Demande plutôt à saint Joseph.
Pour se croire sur le port de Naples, il ne manquait plus que de
voir luire les couteaux, et ma foi, je crois bien que ce beau tournoi
théologique se serait terminé par là si le conducteur n’était pas
intervenu.
– Laissez-nous donc tranquilles avec vos madones, dit-il en riant
aux Beaucairois : tout ça, c’est des histoires de femmes, les hommes
ne doivent pas s’en mêler.
Là-dessus, il fit claquer son fouet d’un petit air sceptique qui
rangea tout le monde de son avis.
La discussion était finie ; mais le boulanger mis en train, avait
besoin de dépenser le restant de sa verve, et, se tournant vers la
malheureuse casquette, silencieuse et triste dans son coin, il lui dit
d’un air goguenard :
– Et ta femme, à toi, rémouleur ?… Pour quelle paroisse tient-
elle ?
Il faut croire qu’il y avait dans cette phrase une intention très
comique, car l’impériale tout entière partit d’un gros éclat de rire…
Le rémouleur ne riait pas, lui. Il n’avait pas l’air d’entendre. Voyant
cela, le boulanger se tourna de mon côté :
– Vous ne la connaissez pas sa femme, monsieur ? Une drôle de
paroissienne, allez ! Il n’y en a pas deux comme elle dans Beaucaire.
Les rires redoublèrent. Le rémouleur ne bougea pas ; il se contenta
de dire tout bas, sans lever la tête :
– Tais-toi, boulanger.
Mais ce diable de boulanger n’avait pas envie de se taire, et il
reprit de plus belle :
– Viédase ! Le camarade n’est pas à plaindre d’avoir une femme
comme celle-là… Pas moyen de s’ennuyer un moment avec elle…
Pensez donc ! une belle qui se fait enlever tous les six mois, elle a
toujours quelque chose à vous raconter quand elle revient… C’est
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égal, c’est un drôle de petit ménage… Figurez-vous, monsieur qu’ils
n’étaient pas mariés depuis un an, paf ! voilà la femme qui part en
Espagne avec un marchand de chocolat.
“Le mari reste seul chez lui à pleurer et à boire… Il était comme
fou. Au bout de quelque temps, la belle est revenue dans le pays,
habillée en Espagnole, avec un petit tambour à grelots. Nous lui
disions tous :
“Cache-toi ; il va te tuer.
“Ah ! ben oui ; la tuer… Ils se sont remis ensemble bien
tranquillement, et elle lui a appris à jouer du tambour de basque.” Il y
eut une nouvelle explosion de rires. Dans son coin, sans lever la tête,
le rémouleur murmura encore :
– Tais-toi, boulanger.
Le boulanger n’y prit pas garde et continua :
– Vous croyez peut-être, monsieur, qu’après son retour d’Espagne
la belle s’est tenue tranquille… Ah ! mais non…
Son mari avait si bien pris la chose ! Ça lui a donné envie de
recommencer… Après l’Espagnol, ça été un officier puis un marinier
du Rhône, puis un musicien, puis un… Est-ce que je sais ? Ce qu’il y
a de bon, c’est que chaque fois c’est la même comédie. La femme
part, le mari pleure ; elle revient, il se console. Et toujours on la lui
enlève, et toujours il la reprend… Croyez-vous qu’il a de la patience,
ce mari-là ! Il faut dire aussi qu’elle est crânement jolie, la petite
rémouleuse… un vrai morceau de cardinal : vive, mignonne, bien
roulée ; avec ça, une peau blanche et des yeux couleur de noisette qui
regardent toujours les hommes en riant… Ma foi ! mon Parisien, si
vous repassez jamais par Beaucaire.
– Oh ! tais-toi, boulanger je t’en prie… fit encore une fois le
pauvre rémouleur avec une expression de voix déchirante.
À ce moment, la diligence s’arrêta.
Nous étions au mas des Anglores. C’est là que les deux
Beaucairois descendaient, et je vous jure que, je ne les retins pas…
Farceur de boulanger ! Il était dans la cour du mas qu’on l’entendait
rire encore.
Ces gens-là partis, l’impériale sembla vide. On avait laissé le
Camarguais à Arles ; le conducteur marchait sur la route à côté de ses
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chevaux… Nous étions seuls là-haut, le rémouleur et moi chacun
dans notre coin, sans parler. Il faisait chaud ; le cuir de la capote
brûlait. Par moments, je sentais mes yeux se fermer et ma tête
devenir lourde ; mais impossible de dormir. J’avais toujours dans les
oreilles ce“Tais-toi, je t’en prie”, si navrant et si doux… Ni lui non
plus, le pauvre homme ! il ne dormait pas. De derrière, je voyais ses
grosses épaules frissonner et sa main -, une longue main blafarde et
bête, – trembler sur le dos de la banquette, comme une main de
vieux. il pleurait…
– Vous voilà chez vous, Parisien ! me cria tout à coup le
conducteur ; et du bout de son fouet il me montrait ma colline verte
avec le moulin piqué dessus comme un gros papillon.
Je m’empressai de descendre… En passant près du rémouleur,
j’essayai de regarder sous sa casquette ! j’aurais voulu le voir avant
de partir. Comme s’il avait compris ma pensée, le malheureux leva
brusquement la tête, et, plantant son regard dans le mien :
– Regardez-moi bien, l’ami, me dit-il d’une voix sourde, et si un
de ces jours vous apprenez qu’il y a eu un malheur à Beaucaire, vous
pourrez dire que vous connaissez celui qui a fait le coup.
C’était une figure éteinte et triste, avec de petits yeux fanés. Il y
avait des larmes dans ces yeux, mais dans cette voix il y avait de la
haine. La haine, c’est la colère des faibles !.. Si j’étais la rémouleuse,
je me méfierais…
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Francet Mamaï, un vieux joueur de fifre, qui vient de temps en
temps faire la veillée chez moi, en buvant du vin cuit, m’a raconté
l’autre soir un petit drame de village dont mon moulin a été témoin il
y a quelque vingt ans. Le récit du bonhomme m’a touché, et je vais
essayer de vous le redire tel que je l’ai entendu.
Imaginez-vous pour un moment, chers lecteurs, que vous êtes
assis devant un pot de vin tout parfumé, et que c’est un vieux joueur
de fifre qui vous parle.
Notre pays, mon bon monsieur n’a pas toujours été un endroit
mort et sans renom, comme il est aujourd’hui.
Autre temps, il s’y faisait un grand commerce de meunerie, et, dix
lieues à la ronde, les gens des mas nous apportaient leur blé à
moudre… Tout autour du village, les collines étaient couvertes de
moulins à vent. De droite et de gauche, on ne voyait que des ailes qui
viraient au mistral par-dessus les pins, des ribambelles de petits ânes
chargés de sacs, montant et dévalant le long des chemins ; et toute la
semaine c’était plaisir d’entendre sur la hauteur le bruit des fouets, le
craquement de la toile et le Dia hue ! des aides-meuniers… Le
dimanche nous allions aux moulins, par bandes. Là-haut, les
meuniers payaient le muscat. Les meunières étaient belles comme
des reines, avec leurs fichus de dentelles et leurs croix d’or. Moi,
j’apportais mon fifre, et jusqu’à la noire nuit on dansait des
farandoles. Ces moulins-là, voyez-vous, faisaient la joie et la richesse
de notre pays.
Malheureusement, des Français de Paris eurent l’idée d’établir une
minoterie à vapeur, sur la route de Tarascon.
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Tout beau, tout nouveau ! Les gens prirent l’habitude d’envoyer
leurs blés aux minotiers, et les pauvres moulins à vent restèrent sans
ouvrage. Pendant quelque temps ils essayèrent de lutter, mais la
vapeur fut la plus forte, et l’un après l’autre, pécaïre ! ils furent tous
obligés de fermer.. On ne vit plus venir les petits ânes… Les belles
meunières vendirent leurs croix d’or… Plus de muscat ! Plus de
farandole !… Le mistral avait beau souffler, les ailes restaient
immobiles… Puis, un beau jour la commune fit jeter toutes ces
masures à bas, et l’on sema à leur place de la vigne et des oliviers.
Pourtant, au milieu de la débâcle, un moulin avait tenu bon et
continuait de virer courageusement sur sa butte, à la barbe des
minotiers. C’était le moulin de maître Cornille, celui-là même où
nous sommes en train de faire la veillée en ce moment.
Maître Cornille était un vieux meunier vivant depuis soixante ans
dans la farine et enragé pour son état. L’installation des minoteries
l’avait rendu comme fou. Pendant huit jours, on le vit courir par le
village, ameutant tout le monde autour de lui et criant de toutes ses
forces qu’on voulait empoisonner la Provence avec la farine des
minotiers. “N’allez pas là-bas, disait-il ; ces brigands-là, pour faire le
pain, se servent de la vapeur qui est une invention du diable, tandis
que moi, je travaille avec le mistral et la tramontane, qui sont la
respiration du bon Dieu…”
Et il trouvait comme cela une foule de belles paroles à la louange
des moulins à vent, mais personne ne les écoutait.
Alors, de male rage, le vieux s’enferma dans son moulin et vécut
tout seul comme une bête farouche. Il ne voulut pas même garder
près de lui sa petite-fille Vivette, une enfant de quinze ans, qui,
depuis la mort de ses parents, n’avait plus que son grand au monde.
La pauvre petite fut obligée de gagner sa vie et de se louer un peu
partout dans les mas, pour la moisson, les magnans ou les olivades.
Et pourtant son grand-père avait l’air de bien l’aimer, cette enfant-là.
Il lui arrivait souvent de faire ses quatre lieues à pied par le grand
soleil pour aller la voir au mas où elle travaillait, et quand il était près
d’elle, il passait des heures entières à la regarder en pleurant…
Dans le pays on pensait que le vieux meunier, en renvoyant
Vivette, avait agi par avarice ; et cela ne lui faisait pas honneur de
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laisser sa petite-fille ainsi traîner d’une ferme à l’autre, exposée aux
brutalités des baïles, et à toutes les misères des jeunesses en
condition. On trouvait très mal aussi qu’un homme du renom de
maître Cornille, et qui, jusque-là, s’était respecté, s’en allât
maintenant par les rues comme un vrai bohémien, pieds nus, le
bonnet troué, la taillole en lambeaux…
Le fait est que le dimanche, lorsque nous le voyions entrer à la
messe, nous avions honte pour lui, nous autres les vieux ; et Cornille
le sentait si bien qu’il n’osait plus venir s’asseoir sur le banc
d’œuvre.
Toujours il restait au fond de l’église, près du bénitier, avec les
pauvres.
Dans la vie de maître Cornille il y avait quelque chose qui n’était
pas clair. Depuis longtemps personne, au village, ne lui portait plus
de blé, et pourtant les ailes de son moulin allaient toujours leur train
comme devant… Le soir, on rencontrait par les chemins le vieux
meunier poussant devant lui son âne chargé de gros sacs de farine.
– Bonnes vêpres, maître Cornille ! lui criaient les paysans ; ça va
donc toujours, la meunerie ?
– Toujours, mes enfants, répondait le vieux d’un air gaillard. Dieu
merci, ce n’est pas l’ouvrage qui nous manque.
Alors, si on lui demandait d’où diable pouvait venir tant
d’ouvrage, il se mettait un doigt sur les lèvres et répondait
gravement :
“Motus ! je travaille pour l’exportation…” Jamais on n’en put
tirer davantage.
Quant à mettre le nez dans son moulin, il n’y fallait pas songer. La
petite Vivette elle-même n’y entrait pas…
Lorsqu’on passait devant, on voyait la porte toujours fermée, les
grosses ailes toujours en mouvement, le vieil âne broutant le gazon
de la plate-forme, et un grand chat maigre qui prenait le soleil sur le
rebord de la fenêtre et vous regardait d’un air méchant.
Tout cela sentait le mystère et faisait beaucoup jaser le monde.
Chacun expliquait à sa façon le secret de maître Cornille, mais le
bruit général était qu’il y avait dans ce moulin-là encore plus de sacs
d’écus que de sacs de farine.
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À la longue pourtant tout se découvrit ; voici comment :
En faisant danser la jeunesse avec mon fifre, je m’aperçus un beau
jour que l’aîné de mes garçons et la petite Vivette s’étaient rendus
amoureux l’un de l’autre. Au fond je n’en fus pas fâché, parce
qu’après tout le nom de Cornille était en honneur chez nous, et puis
ce joli petit passereau de Vivette m’aurait fait plaisir à voir trotter
dans ma maison. Seulement, comme nos amoureux avaient souvent
occasion d’être ensemble, je voulus, de peur d’accidents, régler
l’affaire tout de suite, et je montai jusqu’au moulin pour en toucher
deux mots au grand-père… Ah ! le vieux sorcier ! il faut voir de
quelle manière il me reçut ! Impossible de lui faire ouvrir sa porte. Je
lui expliquai mes raisons tant bien que mal, à travers le trou de la
serrure ; et tout le temps que je parlais, il y avait ce coquin de chat
maigre qui soufflait comme un diable au-dessus de ma tête.
Le vieux ne me donna pas le temps de finir, et me cria fort
malhonnêtement de retourner à ma flûte ; que, si j’étais pressé de
marier mon garçon, je pouvais bien aller chercher des filles à la
minoterie…
Pensez que le sang me montait d’entendre ces mauvaises paroles ;
mais j’eus tout de même assez de sagesse pour me contenir et,
laissant ce vieux fou à sa meule, je revins annoncer aux enfants ma
déconvenue… Ces pauvres agneaux ne pouvaient pas y croire ; ils
me demandèrent comme une grâce de monter tous deux ensemble au
moulin, pour parler au grand père… Je n’eus pas le courage de
refuser, et pfft ! voilà mes amoureux partis.
Tout juste comme ils arrivaient là-haut, maître Cornille venait de
sortir. La porte était fermée à double tour ; mais le vieux bonhomme,
en partant, avait laissé son échelle dehors, et tout de suite l’idée vint
aux enfants d’entrer par la fenêtre, voir un peu ce qu’il y avait dans
ce fameux moulin…
Chose singulière ! la chambre de la meule était vide…
Pas un sac, pas un grain de blé ; pas la moindre farine aux murs ni
sur les toiles d’araignée… On ne sentait pas même cette bonne odeur
chaude de froment écrasé qui embaume dans les moulins… l’arbre de
couche était couvert de poussière, et le grand chat maigre dormait
dessus.
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La pièce du bas avait le même air de misère et d’abandon : un
mauvais lit, quelques guenilles, un morceau de pain sur une marche
d’escalier, et puis dans un coin trois ou quatre sacs crevés d’où
coulaient des gravats et de la terre blanche.
C’était là le secret de maître Cornille ! C’était ce plâtras qu’il
promenait le soir par les routes, pour sauver l’honneur du moulin et
faire croire qu’on y faisait de la farine…
Pauvre moulin ! Pauvre Cornille ! Depuis longtemps les minotiers
leur avaient enlevé leur dernière pratique. Les ailes viraient toujours,
mais la meule tournait à vide.
Les enfants revinrent tout en larmes, me conter ce qu’ils avaient
vu. J’eus le cœur crevé de les entendre… Sans perdre une minute, je
courus chez les voisins, je leur dis la chose en deux mots, et nous
convînmes qu’il fallait, sur l’heure, porter au moulin de Cornille tout
ce qu’il y avait de froment dans les maisons… Sitôt dit, sitôt fait.
Tout le village se met en route, et nous arrivons là-haut avec une
procession d’ânes chargés de blé -, du vrai blé, celui-là !
Le moulin était grand ouvert… Devant la porte, maître Cornille,
assis sur un sac de plâtre, pleurait, la tête dans ses mains. il venait de
s’apercevoir, en rentrant, que pendant son absence on avait pénétré
chez lui et surpris son triste secret.
– Pauvre de moi ! disait-il. Maintenant, je n’ai plus qu’à mourir…
Le moulin est déshonoré.
Et il sanglotait à fendre l’âme, appelant son moulin par toutes
sortes de noms, lui parlant comme à une personne véritable.
À ce moment les ânes arrivent sur la plate-forme, et nous nous
mettons tous à crier bien fort comme au beau temps des meuniers :
– Ohé ! du moulin !… Ohé ! maître Cornille !
Et voilà les sacs qui s’entassent devant la porte et le beau grain
roux qui se répand par terre, de tous côtés…
Maître Cornille ouvrait de grands yeux. Il avait pris du blé dans le
creux de sa vieille main et il disait, riant et pleurant à la fois :
– C’est du blé !… Seigneur Dieu !… Du bon blé ! Laissez-moi
que je le regarde.
Puis se tournant vers nous :
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– Ah ! je savais bien que vous me reviendriez… Tous ces
minotiers sont des voleurs.
– Nous voulions l’emporter en triomphe au village :
– Non, non, mes enfants ; il faut avant tout que j’aille donner à
manger à mon moulin… Pensez donc ! il y a si longtemps qu’il ne
s’est rien mis sous la dent !
Et nous avions tous des larmes dans les yeux de voir le pauvre
vieux se démener de droite et de gauche, éventrant les sacs,
surveillant la meule, tandis que le grain s’écrasait et que la fine
poussière de froment s’envolait au plafond.
C’est une justice à nous rendre : à partir de ce jour-là, jamais nous
ne laissâmes le vieux meunier manquer d’ouvrage. Puis, un matin,
maître Cornille mourut, et les ailes de notre dernier moulin cessèrent
de virer, pour toujours cette fois… Cornille mort, personne ne prit sa
suite.
Que voulez-vous, monsieur !… tout a une fin en ce monde, et il
faut croire que le temps des moulins à vent était passé comme celui
des cloches sur le Rhône, des parlements et des jaquettes à grandes
fleurs.
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À M. Pierre Gringoire, poète lyrique à Paris
Tu seras bien toujours le même, mon pauvre Gringoire !
Comment ! on t’offre une place de chroniqueur dans un bon
journal de Paris, et tu as l’aplomb de refuser… Mais regarde-toi,
malheureux garçon ! Regarde ce pourpoint troué, ces chausses en
déroute, cette face maigre qui crie la faim. Voilà pourtant où t’a