LES MISÉRABLES

Tome II – COSETTE

1862

Texte annoté par Guy Rosa,

professeur à l’Université Paris-Diderot

Table des matières

Livre premier Waterloo ........................................................... 7

Chapitre I Ce qu’on rencontre en venant de Nivelles.................8

Chapitre II Hougomont .............................................................11

Chapitre III Le 18 juin 1815 ......................................................20

Chapitre IV A. ...........................................................................24

Chapitre V Le quid obscurum des batailles.............................. 27

Chapitre VI Quatre heures de l’après-midi .............................. 31

Chapitre VII Napoléon de belle humeur .................................. 35

Chapitre VIII L’empereur fait une question au guide Lacoste.42

Chapitre IX L’inattendu............................................................46

Chapitre X Le plateau de Mont-Saint-Jean.............................. 51

Chapitre XI Mauvais guide à Napoléon, bon guide à Bülow....58

Chapitre XII La garde ............................................................... 61

Chapitre XIII La catastrophe....................................................63

Chapitre XIV Le dernier carré ..................................................66

Chapitre XV Cambronne ..........................................................68

Chapitre XVI Quot libras in duce ? .......................................... 72

Chapitre XVII Faut-il trouver bon Waterloo ? ......................... 79

Chapitre XVIII Recrudescence du droit divin..........................82

Chapitre XIX Le champ de bataille la nuit ...............................86

Livre deuxième Le vaisseau L’Orion ......................................96

Chapitre I Le numéro 24601 devient le numéro 9430............. 97

Chapitre II Où on lira deux vers qui sont peut-être du diable 101

Chapitre III Qu’il fallait que la chaîne de la manille eut subit

un certain travail préparatoire pour être ainsi brisée d’un

coup de marteau ...................................................................... 107

Livre troisième Accomplissement de la promesse faite à la

morte ..................................................................................... 118

Chapitre I La question de l’eau à Montfermeil........................119

Chapitre II Deux portraits complétés..................................... 124

Chapitre III Il faut du vin aux hommes et de l’eau aux

chevaux .....................................................................................131

Chapitre IV Entrée en scène d’une poupée ............................ 136

Chapitre V La petite toute seule ............................................. 138

Chapitre VI Qui peut-être prouve l’intelligence de

Boulatruelle ............................................................................. 145

Chapitre VII Cosette côte à côte dans l’ombre avec l’inconnu 152

Chapitre VIII Désagrément de recevoir chez soi un pauvre

qui est peut-être un riche ........................................................ 158

Chapitre IX Thénardier à la manœuvre ................................. 185

Chapitre X Qui cherche le mieux peut trouver le pire............ 197

Chapitre XI Le numéro 9430 reparaît et Cosette le gagne à la

loterie.......................................................................................205

Livre quatrième La masure Gorbeau...................................207

Chapitre I Maître Gorbeau .................................................... 208

– 3 –

Chapitre II Nid pour hibou et fauvette................................... 216

Chapitre III Deux malheurs mêlés font du bonheur .............. 219

Chapitre IV Les remarques de la principale locataire ............ 225

Chapitre V Une pièce de cinq francs qui tombe à terre fait du

bruit .........................................................................................228

Livre cinquième À chasse noire, meute muette ..................233

Chapitre I Les zigzags de la stratégie......................................234

Chapitre II Il est heureux que le pont d’Austerlitz porte

voitures ....................................................................................239

Chapitre III Voir le plan de Paris de 1727 ..............................242

Chapitre IV Les tâtonnements de l’évasion............................ 247

Chapitre V Qui serait impossible avec l’éclairage au gaz ....... 251

Chapitre VI Commencement d’une énigme ........................... 257

Chapitre VII Suite de l’énigme ............................................... 261

Chapitre VIII L’énigme redouble ...........................................264

Chapitre IX L’homme au grelot.............................................. 267

Chapitre X Où il est expliqué comment Javert a fait buisson

creux ........................................................................................ 274

Livre sixième Le Petit-Picpus ..............................................285

Chapitre I Petite rue Picpus, numéro 62 ................................286

Chapitre II L’obédience de Martin Verga ...............................292

Chapitre III Sévérités ............................................................. 301

Chapitre IV Gaîtés ..................................................................303

– 4 –

Chapitre V Distractions ..........................................................309

Chapitre VI Le petit couvent .................................................. 316

Chapitre VII Quelques silhouettes de cette ombre.................320

Chapitre VIII Post corda lapides ............................................324

Chapitre IX Un siècle sous une guimpe .................................326

Chapitre X Origine de l’Adoration Perpétuelle ......................329

Chapitre XI Fin du Petit-Picpus .............................................332

Livre septième Parenthèse...................................................335

Chapitre I Le couvent, idée abstraite......................................336

Chapitre II Le couvent, fait historique ................................... 337

Chapitre III À quelle condition on peut respecter le passé .... 341

Chapitre IV Le couvent au point de vue des principes...........344

Chapitre V La prière ............................................................... 347

Chapitre VI Bonté absolue de la prière ..................................349

Chapitre VII Précautions à prendre dans le blâme ................ 353

Chapitre VIII Foi, loi .............................................................. 355

Livre huitième Les cimetières prennent ce qu’on leur donne359

Chapitre I Où il est traité de la manière d’entrer au couvent.360

Chapitre II Fauchelevent en présence de la difficulté............ 371

Chapitre III Mère Innocente .................................................. 375

Chapitre IV Où Jean Valjean a tout à fait l’air d’avoir lu

Austin Castillejo.......................................................................393

Chapitre V Il ne suffit pas d’être ivrogne pour être immortel 403

– 5 –

Chapitre VI Entre quatre planches......................................... 412

Chapitre VII Où l’on trouvera l’origine du mot : ne pas

perdre la carte.......................................................................... 416

Chapitre VIII Interrogatoire réussi ........................................429

Chapitre IX Clôture ................................................................ 435

– 6 –

Livre premier

Waterloo

– 7 –

Chapitre I

Ce qu’on rencontre en venant de

Nivelles

L’an dernier (1861), par une belle matinée de mai, un pas-

1

sant, celui qui raconte cette histoire , arrivait de Nivelles et se

dirigeait vers La Hulpe. Il allait à pied. Il suivait, entre deux

rangées d’arbres, une large chaussée pavée ondulant sur des

collines qui viennent l’une après l’autre, soulèvent la route et la

laissent retomber, et font là comme des vagues énormes. Il avait

dépassé Lillois et Bois-Seigneur-Isaac. Il apercevait, à l’ouest, le

clocher d’ardoise de Braine-l’Alleud qui a la forme d’un vase

renversé. Il venait de laisser derrière lui un bois sur une hau-

teur, et, à l’angle d’un chemin de traverse, à côté d’une espèce

de potence vermoulue portant l’inscription : Ancienne barrière

n° 4 , un cabaret ayant sur sa façade cet écriteau : Au quatre

vents. Échabeau, café de particulier .

Un demi-quart de lieue plus loin que ce cabaret, il arriva au

fond d’un petit vallon où il y a de l’eau qui passe sous une arche

pratiquée dans le remblai de la route. Le bouquet d’arbres,

clairsemé mais très vert, qui emplit le vallon d’un côté de la

chaussée, s’éparpille de l’autre dans les prairies et s’en va avec

grâce et comme en désordre vers Braine-l’Alleud.

1

V. Hugo séjourna à Waterloo du 7 mai 1861 au 21 juillet (avec de

nombreuses interruptions de ce séjour) pour y écrire le récit de la bataille

et achever ainsi son roman. Il note, le 30 juin : « J’ai fini Les Misérables

sur le champ de bataille de Waterloo et dans le mois de Waterloo. »

– 8 –

Il y avait là, à droite, au bord de la route, une auberge, une

charrette à quatre roues devant la porte, un grand faisceau de

perches à houblon, une charrue, un tas de broussailles sèches

près d’une haie vive, de la chaux qui fumait dans un trou carré,

une échelle le long d’un vieux hangar à cloisons de paille. Une

jeune fille sarclait dans un champ où une grande affiche jaune,

probablement du spectacle forain de quelque kermesse, volait

au vent. À l’angle de l’auberge, à côté d’une mare où naviguait

une flottille de canards, un sentier mal pavé s’enfonçait dans les

broussailles. Ce passant y entra.

Au bout d’une centaine de pas, après avoir longé un mur du

quinzième siècle surmonté d’un pignon aigu à briques contra-

riées, il se trouva en présence d’une grande porte de pierre cin-

trée, avec imposte rectiligne, dans le grave style de Louis XIV,

accostée de deux médaillons planes. Une façade sévère dominait

cette porte ; un mur perpendiculaire à la façade venait presque

toucher la porte et la flanquait d’un brusque angle droit. Sur le

pré devant la porte gisaient trois herses à travers lesquelles

poussaient pêle-mêle toutes les fleurs de mai. La porte était

fermée. Elle avait pour clôture deux battants décrépits ornés

d’un vieux marteau rouillé.

Le soleil était charmant ; les branches avaient ce doux fré-

missement de mai qui semble venir des nids plus encore que du

vent. Un brave petit oiseau, probablement amoureux, vocalisait

éperdument dans un grand arbre.

Le passant se courba et considéra dans la pierre à gauche,

au bas du pied-droit de la porte, une assez large excavation cir-

culaire ressemblant à l’alvéole d’une sphère. En ce moment les

battants s’écartèrent et une paysanne sortit.

Elle vit le passant et aperçut ce qu’il regardait.

– C’est un boulet français qui a fait ça, lui dit-elle.

– 9 –

Et elle ajouta :

– Ce que vous voyez là, plus haut, dans la porte, près d’un

clou, c’est le trou d’un gros biscayen. Le biscayen n’a pas traver-

sé le bois.

– Comment s’appelle cet endroit-ci ? demanda le passant.

– Hougomont, dit la paysanne.

Le passant se redressa. Il fit quelques pas et s’en alla regar-

der au-dessus des haies. Il aperçut à l’horizon à travers les

arbres une espèce de monticule et sur ce monticule quelque

chose qui, de loin, ressemblait à un lion.

Il était dans le champ de bataille de Waterloo.

– 10 –

Chapitre II

Hougomont

Hougomont, ce fut là un lieu funèbre, le commencement de

l’obstacle, la première résistance que rencontra à Waterloo ce

grand bûcheron de l’Europe qu’on appelait Napoléon ; le pre-

mier nœud sous le coup de hache.

C’était un château, ce n’est plus qu’une ferme. Hougomont,

pour l’antiquaire, c’est Hugomons . Ce manoir fut bâti par Hu-

2

go , sire de Somerel, le même qui dota la sixième chapellenie de

l’abbaye de Villers.

Le passant poussa la porte, coudoya sous un porche une

vieille calèche, et entra dans la cour.

La première chose qui le frappa dans ce préau, ce fut une

porte du seizième siècle qui y simule une arcade, tout étant

tombé autour d’elle. L’aspect monumental naît souvent de la

ruine. Auprès de l’arcade s’ouvre dans un mur une autre porte

avec claveaux du temps de Henri IV, laissant voir les arbres d’un

verger. À côté de cette porte un trou à fumier, des pioches et des

pelles, quelques charrettes, un vieux puits avec sa dalle et son

tourniquet de fer, un poulain qui saute, un dindon qui fait la

roue, une chapelle que surmonte un petit clocher, un poirier en

fleur en espalier sur le mur de la chapelle, voilà cette cour dont

la conquête fut un rêve de Napoléon. Ce coin de terre, s’il eût pu

2

On connaît le plaisir qu’avait Hugo de retrouver, ou d’inscrire son

nom dans ses écrits comme sur ses meubles – voir aussi Ugolin en III, 7,

2.

– 11 –

le prendre, lui eût peut-être donné le monde. Des poules y épar-

pillent du bec la poussière. On entend un grondement ; c’est un

gros chien qui montre les dents et qui remplace les Anglais.

Les Anglais là ont été admirables. Les quatre compagnies

des gardes de Cooke y ont tenu tête pendant sept heures à

l’acharnement d’une armée.

Hougomont, vu sur la carte, en plan géométral, bâtiments

et enclos compris, présente une espèce de rectangle irrégulier

dont un angle aurait été entaillé. C’est à cet angle qu’est la porte

méridionale, gardée par ce mur qui la fusille à bout portant.

Hougomont a deux portes : la porte méridionale, celle du châ-

teau, et la porte septentrionale, celle de la ferme. Napoléon en-

voya contre Hougomont son frère Jérôme ; les divisions Guille-

minot, Foy et Bachelu s’y heurtèrent, presque tout le corps de

Reille y fut employé et y échoua, les boulets de Kellermann

s’épuisèrent sur cet héroïque pan de mur. Ce ne fut pas trop de

la brigade Bauduin pour forcer Hougomont au nord, et la bri-

gade Soye ne put que l’entamer au sud, sans le prendre.

Les bâtiments de la ferme bordent la cour au sud. Un mor-

ceau de la porte nord, brisée par les Français, pend accroché au

mur. Ce sont quatre planches clouées sur deux traverses, et où

l’on distingue les balafres de l’attaque.

La porte septentrionale, enfoncée par les Français, et à la-

quelle on a mis une pièce pour remplacer le panneau suspendu

à la muraille, s’entre-bâille au fond du préau ; elle est coupée

carrément dans un mur, de pierre en bas, de brique en haut, qui

ferme la cour au nord. C’est une simple porte charretière

comme il y en a dans toutes les métairies, deux larges battants

faits de planches rustiques ; au delà, des prairies. La dispute de

cette entrée a été furieuse. On a longtemps vu sur le montant de

la porte toutes sortes d’empreintes de mains sanglantes. C’est là

que Bauduin fut tué.

– 12 –

L’orage du combat est encore dans cette cour ; l’horreur y

est visible ; le bouleversement de la mêlée s’y est pétrifié ; cela

vit, cela meurt ; c’était hier. Les murs agonisent, les pierres

tombent, les brèches crient ; les trous sont des plaies ; les arbres

penchés et frissonnants semblent faire effort pour s’enfuir.

Cette cour, en 1815, était plus bâtie qu’elle ne l’est au-

jourd’hui. Des constructions qu’on a depuis jetées bas y fai-

saient des redans, des angles et des coudes d’équerre.

Les Anglais s’y étaient barricadés ; les Français y pénétrè-

rent, mais ne purent s’y maintenir. À côté de la chapelle, une

aile du château, le seul débris qui reste du manoir

d’Hougomont, se dresse écroulée, on pourrait dire éventrée. Le

château servit de donjon, la chapelle servit de blockhaus. On s’y

extermina. Les Français, arquebuses de toutes parts, de derrière

les murailles, du haut des greniers, du fond des caves, par toutes

les croisées, par tous les soupiraux, par toutes les fentes des

pierres, apportèrent des fascines et mirent le feu aux murs et

aux hommes ; la mitraille eut pour réplique l’incendie.

On entrevoit dans l’aile ruinée, à travers des fenêtres gar-

nies de barreaux de fer, les chambres démantelées d’un corps de

logis en brique ; les gardes anglaises étaient embusquées dans

ces chambres ; la spirale de l’escalier, crevassé du rez-de-

chaussée jusqu’au toit, apparaît comme l’intérieur d’un coquil-

lage brisé. L’escalier a deux étages ; les Anglais, assiégés dans

l’escalier, et massés sur les marches supérieures, avaient coupé

les marches inférieures. Ce sont de larges dalles de pierre bleue

qui font un monceau dans les orties. Une dizaine de marches

tiennent encore au mur ; sur la première est entaillée l’image

d’un trident. Ces degrés inaccessibles sont solides dans leurs

alvéoles. Tout le reste ressemble à une mâchoire édentée. Deux

vieux arbres sont là ; l’un est mort, l’autre est blessé au pied, et

– 13 –

reverdit en avril. Depuis 1815, il s’est mis à pousser à travers

l’escalier.

On s’est massacré dans la chapelle. Le dedans, redevenu

calme, est étrange. On n’y a plus dit la messe depuis le carnage.

Pourtant l’autel y est resté, un autel de bois grossier adossé à un

fond de pierre brute. Quatre murs lavés au lait de chaux, une

porte vis-à-vis l’autel, deux petites fenêtres cintrées, sur la porte

un grand crucifix de bois, au-dessus du crucifix un soupirail car-

ré bouché d’une botte de foin, dans un coin, à terre, un vieux

châssis vitré tout cassé, telle est cette chapelle. Près de l’autel est

clouée une statue en bois de sainte Anne, du quinzième siècle ;

la tête de l’enfant Jésus a été emportée par un biscayen. Les

Français, maîtres un moment de la chapelle, puis délogés, l’ont

incendiée. Les flammes ont rempli cette masure ; elle a été

fournaise ; la porte a brûlé, le plancher a brûlé, le Christ en bois

n’a pas brûlé. Le feu lui a rongé les pieds dont on ne voit plus

que les moignons noircis, puis s’est arrêté. Miracle, au dire des

gens du pays. L’enfant Jésus, décapité, n’a pas été aussi heureux

que le Christ.

Les murs sont couverts d’inscriptions. Près des pieds du

Christ on lit ce nom : Henquinez . Puis ces autres : Conde de Rio

Maïor. Marques y Marquesa de Almagro (Habana). Il y a des

noms français avec des points d’exclamation, signes de colère.

On a reblanchi le mur en 1849. Les nations s’y insultaient.

C’est à la porte de cette chapelle qu’a été ramassé un ca-

davre qui tenait une hache à la main. Ce cadavre était le sous-

lieutenant Legros.

On sort de la chapelle, et à gauche, on voit un puits. Il y en

a deux dans cette cour. On demande : pourquoi n’y a-t-il pas de

seau et de poulie à celui-ci ? C’est qu’on n’y puise plus d’eau.

Pourquoi n’y puise-t-on plus d’eau ? Parce qu’il est plein de

squelettes.

– 14 –

Le dernier qui ait tiré de l’eau de ce puits se nommait Guil-

laume Van Kylsom. C’était un paysan qui habitait Hougomont

et y était jardinier. Le 18 juin 1815, sa famille prit la fuite et

s’alla cacher dans les bois.

La forêt autour de l’abbaye de Villers abrita pendant plu-

sieurs jours et plusieurs nuits toutes ces malheureuses popula-

tions dispersées. Aujourd’hui encore de certains vestiges recon-

naissables, tels que de vieux troncs d’arbres brûlés, marquent la

place de ces pauvres bivouacs tremblants au fond des halliers.

Guillaume Van Kylsom demeura à Hougomont « pour gar-

der le château » et se blottit dans une cave. Les Anglais l’y dé-

couvrirent. On l’arracha de sa cachette, et, à coups de plat de

sabre, les combattants se firent servir par cet homme effrayé. Ils

avaient soif ; ce Guillaume leur portait à boire. C’est à ce puits

qu’il puisait l’eau. Beaucoup burent là leur dernière gorgée. Ce

puits, où burent tant de morts, devait mourir lui aussi.

Après l’action, on eut une hâte, enterrer les cadavres. La

mort a une façon à elle de harceler la victoire, et elle fait suivre

la gloire par la peste. Le typhus est une annexe du triomphe. Ce

puits était profond, on en fit un sépulcre. On y jeta trois cents

morts. Peut-être avec trop d’empressement. Tous étaient-ils

morts ? la légende dit non. Il paraît que, la nuit qui suivit

l’ensevelissement, on entendit sortir du puits des voix faibles

qui appelaient.

Ce puits est isolé au milieu de la cour. Trois murs mi-partis

pierre et brique, repliés comme les feuilles d’un paravent et si-

mulant une tourelle carrée, l’entourent de trois côtés. Le qua-

trième côté est ouvert. C’est par là qu’on puisait l’eau. Le mur

du fond a une façon d’œil-de-bœuf informe, peut-être un trou

d’obus. Cette tourelle avait un plafond dont il ne reste que les

poutres. La ferrure de soutènement du mur de droite dessine

– 15 –

une croix. On se penche, et l’œil se perd dans un profond cy-

lindre de brique qu’emplit un entassement de ténèbres. Tout

autour du puits, le bas des murs disparaît dans les orties.

Ce puits n’a point pour devanture la large dalle bleue qui

sert de tablier à tous les puits de Belgique. La dalle bleue y est

remplacée par une traverse à laquelle s’appuient cinq ou six dif-

formes tronçons de bois noueux et ankylosés qui ressemblent à

de grands ossements. Il n’a plus ni seau, ni chaîne, ni poulie ;

mais il a encore la cuvette de pierre qui servait de déversoir.

L’eau des pluies s’y amasse, et de temps en temps un oiseau des

forêts voisines vient y boire et s’envole.

Une maison dans cette ruine, la maison de la ferme, est en-

core habitée. La porte de cette maison donne sur la cour. À côté

d’une jolie plaque de serrure gothique il y a sur cette porte une

poignée de fer à trèfles, posée de biais. Au moment où le lieute-

nant hanovrien Wilda saisissait cette poignée pour se réfugier

dans la ferme, un sapeur français lui abattit la main d’un coup

de hache.

La famille qui occupe la maison a pour grand-père l’ancien

jardinier Van Kylsom, mort depuis longtemps. Une femme en

cheveux gris vous dit : « J’étais là. J’avais trois ans. Ma sœur,

plus grande, avait peur et pleurait. On nous a emportées dans

les bois. J’étais dans les bras de ma mère. On se collait l’oreille à

terre pour écouter. Moi, j’imitais le canon, et je faisais boum,

3

boum . »

Une porte de la cour, à gauche, nous l’avons dit, donne

dans le verger.

Le verger est terrible.

3

Georgette aura le même « mot » dans Quatre-vingt-treize .

– 16 –

Il est en trois parties, on pourrait presque dire en trois

actes. La première partie est un jardin, la deuxième est le ver-

ger, la troisième est un bois. Ces trois parties ont une enceinte

commune, du côté de l’entrée les bâtiments du château et de la

ferme, à gauche une haie, à droite un mur, au fond un mur. Le

mur de droite est en brique, le mur du fond est en pierre. On

entre dans le jardin d’abord. Il est en contrebas, planté de gro-

seilliers, encombré de végétations sauvages, fermé d’un terras-

sement monumental en pierre de taille avec balustres à double

renflement. C’était un jardin seigneurial dans ce premier style

français qui a précédé Lenôtre ; ruine et ronce aujourd’hui. Les

pilastres sont surmontés de globes qui semblent des boulets de

4

pierre. On compte encore quarante-trois balustres sur leurs

dés ; les autres sont couchés dans l’herbe. Presque tous ont des

éraflures de mousqueterie. Un balustre brisé est posé sur

l’étrave comme une jambe cassée.

C’est dans ce jardin, plus bas que le verger, que six volti-

geurs du 1 er léger, ayant pénétré là et n’en pouvant plus sortir,

pris et traqués comme des ours dans leur fosse, acceptèrent le

combat avec deux compagnies hanovriennes, dont une était ar-

mée de carabines. Les hanovriens bordaient ces balustres et ti-

raient d’en haut. Ces voltigeurs, ripostant d’en bas, six contre

deux cents, intrépides, n’ayant pour abri que les groseilliers,

mirent un quart d’heure à mourir.

On monte quelques marches, et du jardin on passe dans le

verger proprement dit. Là, dans ces quelques toises carrées,

quinze cents hommes tombèrent en moins d’une heure. Le mur

semble prêt à recommencer le combat. Les trente-huit meur-

trières percées par les Anglais à des hauteurs irrégulières, y sont

encore. Devant la seizième sont couchées deux tombes anglaises

4

Chiffre peut-être authentique, mais également symbolique pour

Hugo dont la fille Léopoldine s’était noyée en septembre 1843. Les insur-

gés de la barricade (en IV, 14, 1) seront aussi quarante-trois.

– 17 –

en granit. Il n’y a de meurtrières qu’au mur sud ; l’attaque prin-

cipale venait de là. Ce mur est caché au dehors par une grande

haie vive ; les Français arrivèrent, croyant n’avoir affaire qu’à la

haie, la franchirent, et trouvèrent ce mur, obstacle et embus-

cade, les gardes anglaises derrière, les trente-huit meurtrières

faisant feu à la fois, un orage de mitraille et de balles ; et la bri-

gade Soye s’y brisa. Waterloo commença ainsi.

Le verger pourtant fut pris. On n’avait pas d’échelles, les

Français grimpèrent avec les ongles. On se battit corps à corps

sous les arbres. Toute cette herbe a été mouillée de sang. Un

bataillon de Nassau, sept cents hommes, fut foudroyé là. Au de-

hors le mur, contre lequel furent braquées les deux batteries de

Kellermann, est rongé par la mitraille.

Ce verger est sensible comme un autre au mois de mai. Il a

ses boutons d’or et ses pâquerettes, l’herbe y est haute, des che-

vaux de charrue y paissent, des cordes de crin où sèche du linge

traversent les intervalles des arbres et font baisser la tête aux

passants, on marche dans cette friche et le pied enfonce dans les

trous de taupes. Au milieu de l’herbe on remarque un tronc dé-

raciné, gisant, verdissant. Le major Blackman s’y est adossé

pour expirer. Sous un grand arbre voisin est tombé le général

allemand Duplat, d’une famille française réfugiée à la révoca-

tion de l’édit de Nantes. Tout à côté se penche un vieux pom-

mier malade pansé avec un bandage de paille et de terre glaise.

Presque tous les pommiers tombent de vieillesse. Il n’y en a pas

5

un qui n’ait sa balle ou son biscayen . Les squelettes d’arbres

morts abondent dans ce verger. Les corbeaux volent dans les

branches, au fond il y a un bois plein de violettes.

Bauduin tué, Foy blessé, l’incendie, le massacre, le carnage,

un ruisseau fait de sang anglais, de sang allemand et de sang

5

V. Hugo note dans ses carnets, le 7 mai 1861 : « Acheté un mor-

ceau d’arbre de verger où est incrusté un biscayen = 2 Fr. »

– 18 –

français, furieusement mêlés, un puits comblé de cadavres, le

régiment de Nassau et le régiment de Brunswick détruits, Du-

plat tué, Blackman tué, les gardes anglaises mutilées, vingt ba-

taillons français, sur les quarante du corps de Reille, décimés,

trois mille hommes, dans cette seule masure de Hougomont,

sabrés, écharpés, égorgés, fusillés, brûlés ; et tout cela pour

qu’aujourd’hui un paysan dise à un voyageur : Monsieur, don-

nez-moi trois francs ; si vous aimez, je vous expliquerai la

chose de Waterloo !

– 19 –

Chapitre III

Le 18 juin 1815

Retournons en arrière, c’est un des droits du narrateur, et

replaçons-nous en l’année 1815, et même un peu avant l’époque

où commence l’action racontée dans la première partie de ce

livre.

S’il n’avait pas plu dans la nuit du 17 au 18 juin 1815,

l’avenir de l’Europe était changé. Quelques gouttes d’eau de plus

ou de moins ont fait pencher Napoléon. Pour que Waterloo fût

la fin d’Austerlitz, la providence n’a eu besoin que d’un peu de

pluie, et un nuage traversant le ciel à contre-sens de la saison a

suffi pour l’écroulement d’un monde.

La bataille de Waterloo, et ceci a donné à Blücher le temps

d’arriver, n’a pu commencer qu’à onze heures et demie. Pour-

quoi ? Parce que la terre était mouillée. Il a fallu attendre un peu

de raffermissement pour que l’artillerie pût manœuvrer.

Napoléon était officier d’artillerie, et il s’en ressentait. Le

fond de ce prodigieux capitaine, c’était l’homme qui, dans le

rapport au Directoire sur Aboukir, disait : Tel de nos boulets a

tué six hommes . Tous ses plans de bataille sont faits pour le pro-

jectile. Faire converger l’artillerie sur un point donné, c’était là

sa clef de victoire. Il traitait la stratégie du général ennemi

comme une citadelle, et il la battait en brèche. Il accablait le

point faible de mitraille ; il nouait et dénouait les batailles avec

le canon. Il y avait du tir dans son génie. Enfoncer les carrés,

pulvériser les régiments, rompre les lignes, broyer et disperser

les masses, tout pour lui était là, frapper, frapper, frapper sans

– 20 –

cesse, et il confiait cette besogne au boulet. Méthode redoutable,

et qui, jointe au génie, a fait invincible pendant quinze ans ce

sombre athlète du pugilat de la guerre.

Le 18 juin 1815, il comptait d’autant plus sur l’artillerie

qu’il avait pour lui le nombre. Wellington n’avait que cent cin-

quante-neuf bouches à feu ; Napoléon en avait deux cent qua-

rante.

Supposez la terre sèche, l’artillerie pouvant rouler, l’action

commençait à six heures du matin. La bataille était gagnée et

finie à deux heures, trois heures avant la péripétie prussienne.

Quelle quantité de faute y a-t-il de la part de Napoléon

dans la perte de cette bataille ? le naufrage est-il imputable au

pilote ?

Le déclin physique évident de Napoléon se compliquait-il à

cette époque d’une certaine diminution intérieure ? les vingt ans

de guerre avaient-ils usé la lame comme le fourreau, l’âme

comme le corps ? le vétéran se faisait-il fâcheusement sentir

dans le capitaine ? en un mot, ce génie, comme beaucoup

d’historiens considérables l’ont cru, s’éclipsait-il ? entrait-il en

frénésie pour se déguiser à lui-même son affaiblissement ?

commençait-il à osciller sous l’égarement d’un souffle

d’aventure ? devenait-il, chose grave dans un général, incons-

cient du péril ? dans cette classe de grands hommes matériels

qu’on peut appeler les géants de l’action, y a-t-il un âge pour la

myopie du génie ? La vieillesse n’a pas de prise sur les génies de

l’idéal ; pour les Dantes et les Michel-Anges, vieillir, c’est

croître ; pour les Annibals et les Bonapartes, est-ce décroître ?

Napoléon avait-il perdu le sens direct de la victoire ? en était-il à

ne plus reconnaître l’écueil, à ne plus deviner le piège, à ne plus

discerner le bord croulant des abîmes ? manquait-il du flair des

catastrophes ? lui qui jadis savait toutes les routes du triomphe

et qui, du haut de son char d’éclairs, les indiquait d’un doigt

– 21 –

souverain, avait-il maintenant cet ahurissement sinistre de me-

ner aux précipices son tumultueux attelage de légions ? était-il

pris, à quarante-six ans, d’une folie suprême ? ce cocher tita-

nique du destin n’était-il plus qu’un immense casse-cou ?

Nous ne le pensons point.

Son plan de bataille était, de l’aveu de tous, un chef-

d’œuvre. Aller droit au centre de la ligne alliée, faire un trou

dans l’ennemi, le couper en deux, pousser la moitié britannique

sur Hal et la moitié prussienne sur Tongres, faire de Wellington

et de Blücher deux tronçons ; enlever Mont-Saint-Jean, saisir

Bruxelles, jeter l’Allemand dans le Rhin et l’Anglais dans la mer.

Tout cela, pour Napoléon, était dans cette bataille. Ensuite on

verrait.

Il va sans dire que nous ne prétendons pas faire ici

l’histoire de Waterloo ; une des scènes génératrices du drame

que nous racontons se rattache à cette bataille ; mais cette his-

toire n’est pas notre sujet ; cette histoire d’ailleurs est faite, et

faite magistralement, à un point de vue par Napoléon, à l’autre

6

point de vue par toute une pléiade d’historiens . Quant à nous,

nous laissons les historiens aux prises, nous ne sommes qu’un

témoin à distance, un passant dans la plaine, un chercheur pen-

ché sur cette terre pétrie de chair humaine, prenant peut-être

des apparences pour des réalités ; nous n’avons pas le droit de

tenir tête, au nom de la science, à un ensemble de faits où il y a

sans doute du mirage, nous n’avons ni la pratique militaire ni la

6

Walter Scott, Lamartine, Vaulabelle, Charras, Quinet, Thiers.

Dans l’édition originale, Hugo avait écrit : « … à l’autre point de vue

par Charras ». C’était par sympathie envers un ami, son collègue à

l’Assemblée nationale en 1848-1851, son compagnon d’exil à Bruxelles et

son principal informateur par l’Histoire de la campagne de 1815 : Water-

loo, publiée en 1857. Comme il le fait souvent ; Hugo signale ses sources,

si scrupuleusement suivies que le lecteur n’a pas à mettre en doute, pour

l’essentiel, l’exactitude des faits ici mentionnés.

– 22 –

compétence stratégique qui autorisent un système ; selon nous,

un enchaînement de hasards domine à Waterloo les deux capi-

taines ; et quand il s’agit du destin, ce mystérieux accusé, nous

jugeons comme le peuple, ce juge naïf.

– 23 –

Chapitre IV

A.

Ceux qui veulent se figurer nettement la bataille de Water-

loo n’ont qu’à coucher sur le sol par la pensée un A majuscule.

Le jambage gauche de l’A est la route de Nivelles, le jambage

droit est la route de Genappe, la corde de l’A est le chemin creux

d’Ohain à Braine-l’Alleud. Le sommet de l’A est Mont-Saint-

Jean, là est Wellington ; la pointe gauche inférieure est Hougo-

mont, là est Reille avec Jérôme Bonaparte ; la pointe droite in-

férieure est la Belle-Alliance, là est Napoléon. Un peu au-

dessous du point où la corde de l’A rencontre et coupe le jam-

bage droit est la Haie-Sainte. Au milieu de cette corde est le

point précis où s’est dit le mot final de la bataille. C’est là qu’on

a placé le lion, symbole involontaire du suprême héroïsme de la

garde impériale.

Le triangle compris au sommet de l’A, entre les deux jam-

bages et la corde, est le plateau de Mont-Saint-Jean. La dispute

de ce plateau fut toute la bataille.

Les ailes des deux armées s’étendent à droite et à gauche

des deux routes de Genappe et de Nivelles ; d’Erlon faisant face

à Picton, Reille faisant face à Hill.

Derrière la pointe de l’A, derrière le plateau de Mont-Saint-

Jean, est la forêt de Soignes.

Quant à la plaine en elle-même, qu’on se représente un

vaste terrain ondulant ; chaque pli domine le pli suivant, et

– 24 –

toutes les ondulations montent vers Mont-Saint-Jean, et y

aboutissent à la forêt.

Deux troupes ennemies sur un champ de bataille sont deux

lutteurs. C’est un bras-le-corps. L’une cherche à faire glisser

l’autre. On se cramponne à tout ; un buisson est un point

d’appui ; un angle de mur est un épaulement ; faute d’une bi-

coque où s’adosser, un régiment lâche pied ; un ravalement de

la plaine, un mouvement de terrain, un sentier transversal à

propos, un bois, un ravin, peuvent arrêter le talon de ce colosse

qu’on appelle une armée et l’empêcher de reculer. Qui sort du

champ est battu. De là, pour le chef responsable, la nécessité

d’examiner la moindre touffe d’arbres, et d’approfondir le

moindre relief.

Les deux généraux avaient attentivement étudié la plaine

de Mont-Saint-Jean, dite aujourd’hui plaine de Waterloo. Dès

l’année précédente, Wellington, avec une sagacité prévoyante,

l’avait examinée comme un en-cas de grande bataille. Sur ce

terrain et pour ce duel, le 18 juin, Wellington avait le bon côté,

Napoléon le mauvais. L’armée anglaise était en haut, l’armée

française en bas.

Esquisser ici l’aspect de Napoléon, à cheval, sa lunette à la

main, sur la hauteur de Rossomme, à l’aube du 18 juin 1815,

cela est presque de trop. Avant qu’on le montre, tout le monde

l’a vu. Ce profil calme sous le petit chapeau de l’école de

Brienne, cet uniforme vert, le revers blanc cachant la plaque, la

redingote grise cachant les épaulettes, l’angle du cordon rouge

sous le gilet, la culotte de peau, le cheval blanc avec sa housse de

velours pourpre ayant aux coins des N couronnées et des aigles,

les bottes à l’écuyère sur des bas de soie, les éperons d’argent,

l’épée de Marengo, toute cette figure du dernier césar est debout

dans les imaginations, acclamée des uns, sévèrement regardée

par les autres.

– 25 –

Cette figure a été longtemps toute dans la lumière ; cela te-

nait à un certain obscurcissement légendaire que la plupart des

héros dégagent et qui voile toujours plus ou moins longtemps la

vérité ; mais aujourd’hui l’histoire et le jour se font.

Cette clarté, l’histoire, est impitoyable ; elle a cela d’étrange

et de divin que, toute lumière qu’elle est, et précisément parce

qu’elle est lumière, elle met souvent de l’ombre là où l’on voyait

des rayons ; du même homme elle fait deux fantômes différents,

et l’un attaque l’autre, et en fait justice, et les ténèbres du des-

pote luttent avec l’éblouissement du capitaine. De là une mesure

plus vraie dans l’appréciation définitive des peuples. Babylone

violée diminue Alexandre ; Rome enchaînée diminue César ;

Jérusalem tuée diminue Titus. La tyrannie suit le tyran. C’est un

malheur pour un homme de laisser derrière lui de la nuit qui a

sa forme.

– 26 –

Chapitre V

7

Le des batailles

Tout le monde connaît la première phase de cette bataille ;

début trouble, incertain, hésitant, menaçant pour les deux ar-

mées, mais pour les Anglais plus encore que pour les Français.

8

Il avait plu toute la nuit ; la terre était défoncée par

l’averse ; l’eau s’était çà et là amassée dans les creux de la plaine

comme dans des cuvettes ; sur de certains points les équipages

du train en avaient jusqu’à l’essieu ; les sous-ventrières des atte-

lages dégouttaient de boue liquide ; si les blés et les seigles cou-

chés par cette cohue de charrois en masse n’eussent comblé les

ornières et fait litière sous les roues, tout mouvement, particu-

lièrement dans les vallons du côté de Papelotte, eût été impos-

sible.

L’affaire commença tard ; Napoléon, nous l’avons expliqué,

avait l’habitude de tenir toute l’artillerie dans sa main comme

un pistolet, visant tantôt tel point, tantôt tel autre de la bataille,

et il avait voulu attendre que les batteries attelées pussent rouler

et galoper librement ; il fallait pour cela que le soleil parût et

7

« Ce qu’il y a d’obscur ». L’expression complète, « quid obscurum,

quid divinum », se trouve un peu plus loin, et est citée à plusieurs re-

prises dans le roman.

8

Voir les carnets de Hugo (17 mai 1861) : « Un sol marneux, glai-

seux, visqueux dans les pluies, qui garde l’eau et fait partout des flaques

et des mares. Comme Napoléon mettait pied à terre près de la Belle-

Alliance et enjambait un fossé, un grenadier lui cria :

Prenez garde à ce terrain-là, Sire, on y glisse .

On fait plus qu’y glisser, on y tombe. »

– 27 –

séchât le sol. Mais le soleil ne parut pas. Ce n’était plus le ren-

dez-vous d’Austerlitz. Quand le premier coup de canon fut tiré,

le général anglais Colville regarda à sa montre et constata qu’il

était onze heures trente-cinq minutes.

L’action s’engagea avec furie, plus de furie peut-être que

l’empereur n’eût voulu, par l’aile gauche française sur Hougo-

mont. En même temps Napoléon attaqua le centre en précipi-

tant la brigade Quiot sur la Haie-Sainte, et Ney poussa l’aile

droite française contre l’aile gauche anglaise qui s’appuyait sur

Papelotte.

L’attaque sur Hougomont avait quelque simulation : attirer

là Wellington, le faire pencher à gauche, tel était le plan. Ce plan

eût réussi, si les quatre compagnies des gardes anglaises et les

braves Belges de la division Perponcher n’eussent solidement

gardé la position, et Wellington, au lieu de s’y masser, put se

borner à y envoyer pour tout renfort quatre autres compagnies

de gardes et un bataillon de Brunswick.

L’attaque de l’aile droite française sur Papelotte était à

fond ; culbuter la gauche anglaise, couper la route de Bruxelles,

barrer le passage aux Prussiens possibles, forcer Mont-Saint-

Jean, refouler Wellington sur Hougomont, de là sur Braine-

l’Alleud, de là sur Hal, rien de plus net. À part quelques inci-

dents, cette attaque réussit. Papelotte fut pris ; la Haie-Sainte

fut enlevée.

Détail à noter. Il y avait dans l’infanterie anglaise, particu-

lièrement dans la brigade de Kempt, force recrues. Ces jeunes

soldats, devant nos redoutables fantassins, furent vaillants ; leur

inexpérience se tira intrépidement d’affaire ; ils firent surtout

un excellent service de tirailleurs ; le soldat en tirailleur, un peu

livré à lui-même, devient pour ainsi dire son propre général ;

ces recrues montrèrent quelque chose de l’invention et de la

– 28 –

furie françaises. Cette infanterie novice eut de la verve. Ceci dé-

plut à Wellington.

Après la prise de la Haie-Sainte, la bataille vacilla.

Il y a dans cette journée, de midi à quatre heures, un inter-

valle obscur ; le milieu de cette bataille est presque indistinct et

participe du sombre de la mêlée. Le crépuscule s’y fait. On aper-

çoit de vastes fluctuations dans cette brume, un mirage vertigi-

neux, l’attirail de guerre d’alors presque inconnu aujourd’hui,

les colbacks à flamme, les sabretaches flottantes, les buffleteries

croisées, les gibernes à grenade, les dolmans des hussards, les

bottes rouges à mille plis, les lourds shakos enguirlandés de tor-

sades, l’infanterie presque noire de Brunswick mêlée à

l’infanterie écarlate d’Angleterre, les soldats anglais ayant aux

entournures pour épaulettes de gros bourrelets blancs circu-

laires, les chevau-légers hanovriens avec leur casque de cuir

oblong à bandes de cuivre et à crinières de crins rouges, les

Écossais aux genoux nus et aux plaids quadrillés, les grandes

guêtres blanches de nos grenadiers, des tableaux, non des lignes

9

stratégiques, ce qu’il faut à Salvator Rosa , non ce qu’il faut à

Gribeauval.

Une certaine quantité de tempête se mêle toujours à une

10

bataille. Quid obscurum, quid divinum . Chaque historien

trace un peu le linéament qui lui plaît dans ces pêle-mêle.

Quelle que soit la combinaison des généraux, le choc des masses

armées a d’incalculables reflux ; dans l’action, les deux plans des

9

Gribeauval était, avant la Révolution, directeur de l’artillerie ; S.

Rosa, poète et peintre de l’école de Naples au XVIIe siècle, fut un artiste

violent et mouvementé.

10

« Quelque chose d’obscur, quelque chose de divin » : formule

souvent utilisée par Hugo et déjà notée en 1830 ( Choses vues , ouv. cit.,

1830-1846, p. 106) : « Il y a, dit Hippocrate, l’inconnu, le mystérieux, le

divin des maladies. Quid divinum . Ce qu’il dit des maladies, on peut le

dire des révolutions. »

– 29 –

deux chefs entrent l’un dans l’autre et se déforment l’un par

l’autre. Tel point du champ de bataille dévore plus de combat-

tants que tel autre, comme ces sols plus ou moins spongieux qui

boivent plus ou moins vite l’eau qu’on y jette. On est obligé de

reverser là plus de soldats qu’on ne voudrait. Dépenses qui sont

l’imprévu. La ligne de bataille flotte et serpente comme un fil,

les traînées de sang ruissellent illogiquement, les fronts des ar-

mées ondoient, les régiments entrant ou sortant font des caps

ou des golfes, tous ces écueils remuent continuellement les uns

devant les autres ; où était l’infanterie, l’artillerie arrive ; où

était l’artillerie, accourt la cavalerie ; les bataillons sont des fu-

mées. Il y avait là quelque chose, cherchez, c’est disparu ; les

éclaircies se déplacent ; les plis sombres avancent et reculent ;

une sorte de vent du sépulcre pousse, refoule, enfle et disperse

ces multitudes tragiques. Qu’est-ce qu’une mêlée ? une oscilla-

tion. L’immobilité d’un plan mathématique exprime une minute

et non une journée. Pour peindre une bataille, il faut de ces

puissants peintres qui aient du chaos dans le pinceau ; Rem-

brandt vaut mieux que Van Der Meulen. Van der Meulen, exact

à midi, ment à trois heures. La géométrie trompe ; l’ouragan

seul est vrai. C’est ce qui donne à Folard le droit de contredire

Polybe. Ajoutons qu’il y a toujours un certain instant où la ba-

taille dégénère en combat, se particularise, et s’éparpille en

d’innombrables faits de détails qui, pour emprunter l’expression

de Napoléon lui-même, « appartiennent plutôt à la biographie

des régiments qu’à l’histoire de l’armée ». L’historien, en ce cas,

a le droit évident de résumé. Il ne peut que saisir les contours

principaux de la lutte, et il n’est donné à aucun narrateur, si

consciencieux qu’il soit, de fixer absolument la forme de ce

nuage horrible, qu’on appelle une bataille.

Ceci, qui est vrai de tous les grands chocs armés, est parti-

culièrement applicable à Waterloo.

Toutefois, dans l’après-midi, à un certain moment, la ba-

taille se précisa.

– 30 –

Chapitre VI

Quatre heures de l’après-midi

Vers quatre heures, la situation de l’armée anglaise était

grave. Le prince d’Orange commandait le centre, Hill l’aile

droite, Picton l’aile gauche. Le prince d’Orange, éperdu et intré-

pide, criait aux Hollando-Belges : Nassau ! Brunswick ! jamais

en arrière ! Hill, affaibli, venait s’adosser à Wellington, Picton

était mort. Dans la même minute où les Anglais avaient enlevé

aux Français le drapeau du 105 ème de ligne, les Français avaient

tué aux Anglais le général Picton, d’une balle à travers la tête. La

bataille, pour Wellington, avait deux points d’appui, Hougo-

mont et la Haie-Sainte ; Hougomont tenait encore, mais brû-

lait ; la Haie-Sainte était prise. Du bataillon allemand qui la dé-

fendait, quarante-deux hommes seulement survivaient ; tous les

officiers, moins cinq, étaient morts ou pris. Trois mille combat-

tants s’étaient massacrés dans cette grange. Un sergent des

gardes anglaises, le premier boxeur de l’Angleterre, réputé par

ses compagnons invulnérable, y avait été tué par un petit tam-

bour français. Baring était délogé. Alten était sabré. Plusieurs

drapeaux étaient perdus, dont un de la division Alten, et un du

bataillon de Lunebourg porté par un prince de la famille de

Deux-Ponts. Les Écossais gris n’existaient plus ; les gros dra-

gons de Ponsonby étaient hachés. Cette vaillante cavalerie avait

plié sous les lanciers de Bro et sous les cuirassiers de Travers ;

de douze cents chevaux il en restait six cents ; des trois lieute-

nants-colonels, deux étaient à terre, Hamilton blessé, Mater tué.

Ponsonby était tombé, troué de sept coups de lance. Gordon

était mort, Marsh était mort. Deux divisions, la cinquième et la

sixième, étaient détruites.

– 31 –

Hougomont entamé, la Haie-Sainte prise, il n’y avait plus

qu’un nœud, le centre. Ce nœud-là tenait toujours. Wellington

le renforça. Il y appela Hill qui était à Merbe-Braine, il y appela

Chassé qui était à Braine-l’Alleud.

Le centre de l’armée anglaise, un peu concave, très dense et

très compact, était fortement situé. Il occupait le plateau de

Mont-Saint-Jean, ayant derrière lui le village et devant lui la

pente, assez âpre alors. Il s’adossait à cette forte maison de

pierre, qui était à cette époque un bien domanial de Nivelles et

qui marque l’intersection des routes, masse du seizième siècle si

robuste que les boulets y ricochaient sans l’entamer. Tout au-

tour du plateau, les Anglais avaient taillé çà et là les haies, fait

des embrasures dans les aubépines, mis une gueule de canon

entre deux branches, crénelé les buissons. Leur artillerie était en

embuscade sous les broussailles. Ce travail punique, incontesta-

blement autorisé par la guerre qui admet le piège, était si bien

fait que Haxo, envoyé par l’empereur à neuf heures du matin

pour reconnaître les batteries ennemies, n’en avait rien vu, et

était revenu dire à Napoléon qu’il n’y avait pas d’obstacle, hors

les deux barricades barrant les routes de Nivelles et de Ge-