LES MISÉRABLES

Tome I – FANTINE

1862

Texte annoté par Guy Rosa,

professeur à l’Université Paris-Diderot

Table des matières

Livre premier Un juste .............................................................6

Chapitre I Monsieur Myriel ........................................................ 7

Chapitre II Monsieur Myriel devient monseigneur Bienvenu ..11

Chapitre III À bon évêque dur évêché ...................................... 19

Chapitre IV Les œuvres semblables aux paroles ......................22

Chapitre V Que monseigneur Bienvenu faisait durer trop

longtemps ses soutanes ............................................................. 32

Chapitre VI Par qui il faisait garder sa maison ........................ 37

Chapitre VII Cravatte ............................................................... 45

Chapitre VIII Philosophie après boire...................................... 51

Chapitre IX Le frère raconté par la sœur ................................. 56

Chapitre X L’évêque en présence d’une lumière inconnue ...... 61

Chapitre XI Une restriction ...................................................... 79

Chapitre XII Solitude de monseigneur Bienvenu ....................85

Chapitre XIII Ce qu’il croyait ...................................................89

Chapitre XIV Ce qu’il pensait ................................................... 95

Livre deuxième La chute........................................................99

Chapitre I Le soir d’un jour de marche .................................. 100

Chapitre II La prudence conseillée à la sagesse ......................118

Chapitre III Héroïsme de l’obéissance passive ...................... 123

Chapitre IV Détails sur les fromageries de Pontarlier ............131

Chapitre V Tranquillité........................................................... 136

Chapitre VI Jean Valjean........................................................ 139

Chapitre VII Le dedans du désespoir ..................................... 146

Chapitre VIII L’onde et l’ombre ............................................. 155

Chapitre IX Nouveaux griefs .................................................. 158

Chapitre X L’homme réveillé.................................................. 160

Chapitre XI Ce qu’il fait .......................................................... 164

Chapitre XII L’évêque travaille .............................................. 169

Chapitre XIII Petit-Gervais .....................................................175

Livre troisième En l’année 1817 ........................................... 187

Chapitre I L’année 1817 .......................................................... 188

Chapitre II Double quatuor .................................................... 199

Chapitre III Quatre à quatre...................................................205

Chapitre IV Tholomyès est si joyeux qu’il chante une

chanson espagnole....................................................................211

Chapitre V Chez Bombarda .................................................... 215

Chapitre VI Chapitre où l’on s’adore ...................................... 219

Chapitre VII Sagesse de Tholomyès .......................................222

Chapitre VIII Mort d’un cheval .............................................. 231

Chapitre IX Fin joyeuse de la joie...........................................236

Livre quatrième Confier, c’est quelquefois livrer ................ 241

Chapitre I Une mère qui en rencontre une autre ...................242

Chapitre II Première esquisse de deux figures louches ......... 255

Chapitre III L’Alouette ........................................................... 259

Livre cinquième La descente ...............................................263

Chapitre I Histoire d’un progrès dans les verroteries noires .264

Chapitre II M. Madeleine ....................................................... 267

Chapitre III Sommes déposées chez Laffitte.......................... 272

Chapitre IV M. Madeleine en deuil ........................................ 277

Chapitre V Vagues éclairs à l’horizon ..................................... 281

Chapitre VI Le père Fauchelevent ..........................................289

Chapitre VII Fauchelevent devient jardinier à Paris.............. 295

– 3 –

Chapitre VIII Madame Victurnien dépense trente-cinq francs

pour la morale ......................................................................... 297

Chapitre IX Succès de Madame Victurnien ........................... 301

Chapitre X Suite du succès .....................................................305

Chapitre XI Christus nos liberavit.......................................... 314

Chapitre XII Le désœuvrement de M. Bamatabois................ 316

Chapitre XIII Solution de quelques questions de police

municipale ...............................................................................320

Livre sixième Javert .............................................................334

Chapitre I Commencement du repos ..................................... 335

Chapitre II Comment Jean peut devenir Champ ................... 341

Livre septième L’affaire Champmathieu .............................354

Chapitre I La sœur Simplice ................................................... 355

Chapitre II Perspicacité de maître Scaufflaire ....................... 359

Chapitre III Une tempête sous un crâne ................................ 367

Chapitre IV Formes que prend la souffrance pendant le

sommeil ................................................................................... 391

Chapitre V Bâtons dans les roues ........................................... 397

Chapitre VI La sœur Simplice mise à l’épreuve ..................... 416

Chapitre VII Le voyageur arrivé prend ses précautions pour

repartir.....................................................................................426

Chapitre VIII Entrée de faveur ...............................................434

Chapitre IX Un lieu où des convictions sont en train de se

former ......................................................................................439

Chapitre X Le système de dénégations...................................448

Chapitre XI Champmathieu de plus en plus étonné ..............458

Livre huitième Contre-coup.................................................464

Chapitre I Dans quel miroir M. Madeleine regarde ses

cheveux .................................................................................... 465

– 4 –

Chapitre II Fantine heureuse .................................................469

Chapitre III Javert content..................................................... 475

Chapitre IV L’autorité reprend ses droits.............................. 480

Chapitre V Tombeau convenable ...........................................487

– 5 –

Livre premier

Un juste

– 6 –

Chapitre I

1

Monsieur Myriel

En 1815, M. Charles-François-Bienvenu Myriel était évêque

de Digne. C’était un vieillard d’environ soixante-quinze ans ; il

occupait le siège de Digne depuis 1806.

Quoique ce détail ne touche en aucune manière au fond

même de ce que nous avons à raconter, il n’est peut-être pas

inutile, ne fût-ce que pour être exact en tout, d’indiquer ici les

bruits et les propos qui avaient couru sur son compte au

moment où il était arrivé dans le diocèse. Vrai ou faux, ce qu’on

dit des hommes tient souvent autant de place dans leur vie et

surtout dans leur destinée que ce qu’ils font. M. Myriel était fils

d’un conseiller au parlement d’Aix ; noblesse de robe. On

contait de lui que son père, le réservant pour hériter de sa

charge, l’avait marié de fort bonne heure, à dix-huit ou vingt

ans, suivant un usage assez répandu dans les familles

parlementaires. Charles Myriel, nonobstant ce mariage, avait,

disait-on, beaucoup fait parler de lui. Il était bien fait de sa

personne, quoique d’assez petite taille, élégant, gracieux,

spirituel ; toute la première partie de sa vie avait été donnée au

monde et aux galanteries. La révolution survint, les événements

1

Très vite les commentateurs, et d’abord la famille du « modèle »

ont reconnu Charles-François-Bienvenu de Miollis (1753-1843), évêque

de Digne de 1806 à 1838, dans le personnage de Hugo. De fait celui-ci

s’était, dès 1834, documenté avec précision sur la famille de ce prélat (en

particulier sur son frère, le général Sextus de Miollis) dont la vie et la

carrière offrent beaucoup d’analogies avec celles de M gr Bienvenu. Sans

doute l’attention de Hugo avait-elle été attirée sur lui par Montalembert

qui, reçu à Digne en octobre 1831 par M gr de Miollis, était revenu

enthousiaste.

– 7 –

se précipitèrent, les familles parlementaires décimées, chassées,

traquées, se dispersèrent. M. Charles Myriel, dès les premiers

jours de la révolution, émigra en Italie. Sa femme y mourut

d’une maladie de poitrine dont elle était atteinte depuis

longtemps. Ils n’avaient point d’enfants. Que se passa-t-il

ensuite dans la destinée de M. Myriel ? L’écroulement de

l’ancienne société française, la chute de sa propre famille, les

tragiques spectacles de 93, plus effrayants encore peut-être pour

les émigrés qui les voyaient de loin avec le grossissement de

l’épouvante, firent-ils germer en lui des idées de renoncement et

de solitude ? Fut-il, au milieu d’une de ces distractions et de ces

affections qui occupaient sa vie, subitement atteint d’un de ces

coups mystérieux et terribles qui viennent quelquefois

renverser, en le frappant au cœur, l’homme que les catastrophes

publiques n’ébranleraient pas en le frappant dans son existence

et dans sa fortune ? Nul n’aurait pu le dire ; tout ce qu’on savait,

c’est que, lorsqu’il revint d’Italie, il était prêtre.

En 1804, M. Myriel était curé de B. (Brignolles). Il était

déjà vieux, et vivait dans une retraite profonde.

Vers l’époque du couronnement, une petite affaire de sa

cure, on ne sait plus trop quoi, l’amena à Paris. Entre autres

personnes puissantes, il alla solliciter pour ses paroissiens M. le

cardinal Fesch. Un jour que l’empereur était venu faire visite à

son oncle, le digne curé, qui attendait dans l’antichambre, se

trouva sur le passage de sa majesté. Napoléon, se voyant

regardé avec une certaine curiosité par ce vieillard, se retourna,

et dit brusquement :

– Quel est ce bonhomme qui me regarde ?

– Sire, dit M. Myriel, vous regardez un bonhomme, et moi

je regarde un grand homme. Chacun de nous peut profiter.

– 8 –

L’empereur, le soir même, demanda au cardinal le nom de

ce curé, et quelque temps après M. Myriel fut tout surpris

d’apprendre qu’il était nommé évêque de Digne.

Qu’y avait-il de vrai, du reste, dans les récits qu’on faisait

sur la première partie de la vie de M. Myriel ? Personne ne le

savait. Peu de familles avaient connu la famille Myriel avant la

révolution.

M. Myriel devait subir le sort de tout nouveau venu dans

une petite ville où il y a beaucoup de bouches qui parlent et fort

peu de têtes qui pensent. Il devait le subir, quoiqu’il fût évêque

et parce qu’il était évêque. Mais, après tout, les propos auxquels

on mêlait son nom n’étaient peut-être que des propos ; du bruit,

des mots, des paroles ; moins que des paroles, des palabres ,

comme dit l’énergique langue du midi.

Quoi qu’il en fût, après neuf ans d’épiscopat et de résidence

à Digne, tous ces racontages, sujets de conversation qui

occupent dans le premier moment les petites villes et les petites

gens, étaient tombés dans un oubli profond. Personne n’eût osé

en parler, personne n’eût même osé s’en souvenir.

M. Myriel était arrivé à Digne accompagné d’une vieille

fille, mademoiselle Baptistine, qui était sa sœur et qui avait dix

ans de moins que lui.

Ils avaient pour tout domestique une servante du même

âge que mademoiselle Baptistine, et appelée madame Magloire,

laquelle, après avoir été la servante de M. le Curé , prenait

maintenant le double titre de femme de chambre de

mademoiselle et femme de charge de monseigneur.

Mademoiselle Baptistine était une personne longue, pâle,

mince, douce ; elle réalisait l’idéal de ce qu’exprime le mot

« respectable » ; car il semble qu’il soit nécessaire qu’une

– 9 –

femme soit mère pour être vénérable. Elle n’avait jamais été

jolie ; toute sa vie, qui n’avait été qu’une suite de saintes œuvres,

avait fini par mettre sur elle une sorte de blancheur et de clarté ;

et, en vieillissant, elle avait gagné ce qu’on pourrait appeler la

beauté de la bonté. Ce qui avait été de la maigreur dans sa

jeunesse était devenu, dans sa maturité, de la transparence ; et

cette diaphanéité laissait voir l’ange. C’était une âme plus

encore que ce n’était une vierge. Sa personne semblait faite

d’ombre ; à peine assez de corps pour qu’il y eût là un sexe ; un

peu de matière contenant une lueur ; de grands yeux toujours

baissés ; un prétexte pour qu’une âme reste sur la terre.

Madame Magloire était une petite vieille, blanche, grasse,

replète, affairée, toujours haletante, à cause de son activité

d’abord, ensuite à cause d’un asthme.

À son arrivée, on installa M. Myriel en son palais épiscopal

avec les honneurs voulus par les décrets impériaux qui classent

l’évêque immédiatement après le maréchal de camp. Le maire et

le président lui firent la première visite, et lui de son côté fit la

première visite au général et au préfet.

L’installation terminée, la ville attendit son évêque à

l’œuvre.

– 10 –

Chapitre II

Monsieur Myriel devient monseigneur

Bienvenu

Le palais épiscopal de Digne était attenant à l’hôpital.

Le palais épiscopal était un vaste et bel hôtel bâti en pierre

au commencement du siècle dernier par monseigneur Henri

Puget, docteur en théologie de la faculté de Paris, abbé de

Simore, lequel était évêque de Digne en 1712. Ce palais était un

vrai logis seigneurial. Tout y avait grand air, les appartements

de l’évêque, les salons, les chambres, la cour d’honneur, fort

large, avec promenoirs à arcades, selon l’ancienne mode

florentine, les jardins plantés de magnifiques arbres. Dans la

salle à manger, longue et superbe galerie qui était au rez-de-

chaussée et s’ouvrait sur les jardins, monseigneur Henri Puget

avait donné à manger en cérémonie le 29 juillet 1714 à

messeigneurs Charles Brûlart de Genlis, archevêque-prince

d’Embrun, Antoine de Mesgrigny, capucin, évêque de Grasse,

Philippe de Vendôme, grand prieur de France, abbé de Saint-

Honoré de Lérins, François de Berton de Grillon, évêque-baron

de Vence, César de Sabran de Forcalquier, évêque-seigneur de

Glandève, et Jean Soanen, prêtre de l’oratoire, prédicateur

ordinaire du roi, évêque-seigneur de Senez. Les portraits de ces

sept révérends personnages décoraient cette salle, et cette date

mémorable, 29 juillet 1714, y était gravée en lettres d’or sur une

table de marbre blanc.

L’hôpital était une maison étroite et basse à un seul étage

avec un petit jardin.

– 11 –

Trois jours après son arrivée, l’évêque visita l’hôpital. La

visite terminée, il fit prier le directeur de vouloir bien venir

jusque chez lui.

– Monsieur le directeur de l’hôpital, lui dit-il, combien en

ce moment avez-vous de malades ?

– Vingt-six, monseigneur.

– C’est ce que j’avais compté, dit l’évêque.

– Les lits, reprit le directeur, sont bien serrés les uns contre

les autres.

– C’est ce que j’avais remarqué.

– Les salles ne sont que des chambres, et l’air s’y

renouvelle difficilement.

– C’est ce qui me semble.

– Et puis, quand il y a un rayon de soleil, le jardin est bien

petit pour les convalescents.

– C’est ce que je me disais.

– Dans les épidémies, nous avons eu cette année le typhus,

nous avons eu une suette militaire il y a deux ans, cent malades

quelquefois ; nous ne savons que faire.

– C’est la pensée qui m’était venue.

– Que voulez-vous, monseigneur ? dit le directeur, il faut se

résigner.

– 12 –

Cette conversation avait lieu dans la salle à manger-galerie

du rez-de-chaussée.

L’évêque garda un moment le silence, puis il se tourna

brusquement vers le directeur de l’hôpital :

– Monsieur, dit-il, combien pensez-vous qu’il tiendrait de

lits rien que dans cette salle ?

– La salle à manger de monseigneur ! s’écria le directeur

stupéfait.

L’évêque parcourait la salle du regard et semblait y faire

avec les yeux des mesures et des calculs.

– Il y tiendrait bien vingt lits ! dit-il, comme se parlant à

lui-même.

Puis élevant la voix :

– Tenez, monsieur le directeur de l’hôpital, je vais vous

dire. Il y a évidemment une erreur. Vous êtes vingt-six

personnes dans cinq ou six petites chambres. Nous sommes

trois ici, et nous avons place pour soixante. Il y a erreur, je vous

dis. Vous avez mon logis, et j’ai le vôtre. Rendez-moi ma

maison. C’est ici chez vous.

Le lendemain, les vingt-six pauvres étaient installés dans le

palais de l’évêque et l’évêque était à l’hôpital.

M. Myriel n’avait point de bien, sa famille ayant été ruinée

par la révolution. Sa sœur touchait une rente viagère de cinq

cents francs qui, au presbytère, suffisait à sa dépense

personnelle. M. Myriel recevait de l’état comme évêque un

traitement de quinze mille francs. Le jour même où il vint se

loger dans la maison de l’hôpital, M. Myriel détermina l’emploi

– 13 –

de cette somme une fois pour toutes de la manière suivante.

Nous transcrivons ici une note écrite de sa main.

Note pour régler les dépenses de ma maison.

Pour le petit séminaire : quinze cents livres

Congrégation de la mission : cent livres

Pour les lazaristes de Montdidier : cent livres

Séminaire des missions étrangères à Paris : deux cents

livres

Congrégation du Saint-Esprit : cent cinquante livres

Établissements religieux de la Terre-Sainte : cent livres

Sociétés de charité maternelle : trois cents livres

En sus, pour celle d’Arles : cinquante livres

Œuvre pour l’amélioration des prisons : quatre cents livres

Œuvre pour le soulagement et la délivrance des

prisonniers : cinq cents livres

Pour libérer des pères de famille prisonniers pour dettes :

mille livres

Supplément au traitement des pauvres maîtres d’école du

diocèse : deux mille livres

Grenier d’abondance des Hautes-Alpes : cent livres

Congrégation des dames de Digne, de Manosque et de

Sisteron, pour l’enseignement gratuit des filles indigentes :

quinze cents livres

Pour les pauvres : six mille livres

Ma dépense personnelle : mille livres

Total : quinze mille livres

Pendant tout le temps qu’il occupa le siège de Digne,

M. Myriel ne changea presque rien à cet arrangement. Il

appelait cela, comme on voit, avoir réglé les dépenses de sa

maison .

– 14 –

Cet arrangement fut accepté avec une soumission absolue

par mademoiselle Baptistine. Pour cette sainte fille, M. de Digne

était tout à la fois son frère et son évêque, son ami selon la

nature et son supérieur selon l’église. Elle l’aimait et elle le

vénérait tout simplement. Quand il parlait, elle s’inclinait ;

quand il agissait, elle adhérait. La servante seule, madame

Magloire, murmura un peu. M. l’évêque, on l’a pu remarquer,

ne s’était réservé que mille livres, ce qui, joint à la pension de

mademoiselle Baptistine, faisait quinze cents francs par an.

2

Avec ces quinze cents francs , ces deux vieilles femmes et ce

vieillard vivaient.

Et quand un curé de village venait à Digne, M. l’évêque

trouvait encore moyen de le traiter, grâce à la sévère économie

de madame Magloire et à l’intelligente administration de

mademoiselle Baptistine.

Un jour, – il était à Digne depuis environ trois mois, –

l’évêque dit :

– Avec tout cela je suis bien gêné !

– Je le crois bien ! s’écria madame Magloire, Monseigneur

n’a seulement pas réclamé la rente que le département lui doit

pour ses frais de carrosse en ville et de tournées dans le diocèse.

Pour les évêques d’autrefois c’était l’usage.

– Tiens ! dit l’évêque, vous avez raison, madame Magloire.

Il fit sa réclamation.

2

Sur un revenu de quinze mille livres, L’évêque ne conserve donc

que le dixième : dîme inversée ; voir I, 1, 6 : « Je paie ma dîme, disait-il ».

– 15 –

Quelque temps après, le conseil général, prenant cette

demande en considération, lui vota une somme annuelle de

trois mille francs, sous cette rubrique : Allocation à M. l’évêque

pour frais de carrosse, frais de poste et frais de tournées

pastorales .

Cela fit beaucoup crier la bourgeoisie locale, et, à cette

occasion, un sénateur de l’empire, ancien membre du conseil

des cinq-cents favorable au dix-huit brumaire et pourvu près de

la ville de Digne d’une sénatorerie magnifique, écrivit au

ministre des cultes, M. Bigot de Préameneu, un petit billet irrité

et confidentiel dont nous extrayons ces lignes authentiques :

« – Des frais de carrosse ? pourquoi faire dans une ville de

moins de quatre mille habitants ? Des frais de poste et de

tournées ? à quoi bon ces tournées d’abord ? ensuite comment

courir la poste dans un pays de montagnes ? Il n’y a pas de

routes. On ne va qu’à cheval. Le pont même de la Durance à

Château-Arnoux peut à peine porter des charrettes à bœufs. Ces

prêtres sont tous ainsi. Avides et avares. Celui-ci a fait le bon

apôtre en arrivant. Maintenant il fait comme les autres. Il lui

faut carrosse et chaise de poste. Il lui faut du luxe comme aux

anciens évêques. Oh ! toute cette prêtraille ! Monsieur le comte,

les choses n’iront bien que lorsque l’empereur nous aura

délivrés des calotins. À bas le pape ! (les affaires se brouillaient

avec Rome). Quant à moi, je suis pour César tout seul. Etc.,

etc. »

La chose, en revanche, réjouit fort madame Magloire.

– Bon, dit-elle à mademoiselle Baptistine, Monseigneur a

commencé par les autres, mais il a bien fallu qu’il finît par lui-

même. Il a réglé toutes ses charités. Voilà trois mille livres pour

nous. Enfin !

– 16 –

Le soir même, l’évêque écrivit et remit à sa sœur une note

ainsi conçue :

Frais de carrosse et de tournées.

Pour donner du bouillon de viande aux malades de

l’hôpital : quinze cents livres.

Pour la société de charité maternelle d’Aix : deux cent

cinquante livres.

Pour la société de charité maternelle de Draguignan : deux

cent cinquante livres.

Pour les enfants trouvés : cinq cents livres.

Pour les orphelins : cinq cents livres.

Total : trois mille livres.

Tel était le budget de M. Myriel.

Quant au casuel épiscopal, rachats de bans, dispenses,

ondoiements, prédications, bénédictions d’églises ou de

chapelles, mariages, etc., l’évêque le percevait sur les riches avec

d’autant plus d’âpreté qu’il le donnait aux pauvres.

Au bout de peu de temps, les offrandes d’argent affluèrent.

Ceux qui ont et ceux qui manquent frappaient à la porte de

M. Myriel, les uns venant chercher l’aumône que les autres

venaient y déposer. L’évêque, en moins d’un an, devint le

trésorier de tous les bienfaits et le caissier de toutes les

détresses. Des sommes considérables passaient par ses mains ;

mais rien ne put faire qu’il changeât quelque chose à son genre

de vie et qu’il ajoutât le moindre superflu à son nécessaire.

Loin de là. Comme il y a toujours encore plus de misère en

bas que de fraternité en haut, tout était donné, pour ainsi dire,

avant d’être reçu ; c’était comme de l’eau sur une terre sèche ; il

– 17 –

avait beau recevoir de l’argent, il n’en avait jamais. Alors il se

dépouillait.

L’usage étant que les évêques énoncent leurs noms de

baptême en tête de leurs mandements et de leurs lettres

pastorales, les pauvres gens du pays avaient choisi, avec une

sorte d’instinct affectueux, dans les noms et prénoms de

l’évêque, celui qui leur présentait un sens, et ils ne l’appelaient

que monseigneur Bienvenu. Nous ferons comme eux, et nous le

nommerons ainsi dans l’occasion. Du reste, cette appellation lui

plaisait.

– J’aime ce nom-là, disait-il. Bienvenu corrige

monseigneur.

Nous ne prétendons pas que le portrait que nous faisons ici

soit vraisemblable ; nous nous bornons à dire qu’il est

3

ressemblant .

3

Hugo ne dit pas à quoi : manière d’inviter le lecteur à s’interroger.

L’Église, gênée par cet évêque, évangélique et fort peu épiscopal, attaqua

de diverses manières le personnage. Hugo n’avait guère de peine à

répondre. Voir, en particulier, « Muse, un nommé Ségur… », Les Quatre

Vents de l’esprit , « Le Livre satirique » XXIX (au volume Poésie III ) et la

lettre ouverte à M gr de Ségur de décembre 1872 ( Actes et Paroles III ,

Après l’exil , au volume Politique ).

– 18 –

Chapitre III

À bon évêque dur évêché

M. l’évêque, pour avoir converti son carrosse en aumônes,

n’en faisait pas moins ses tournées. C’est un diocèse fatigant que

celui de Digne. Il a fort peu de plaines, beaucoup de montagnes,

presque pas de routes, on l’a vu tout à l’heure ; trente-deux

cures, quarante et un vicariats et deux cent quatrevingt-cinq

succursales. Visiter tout cela, c’est une affaire. M. l’évêque en

venait à bout. Il allait à pied quand c’était dans le voisinage, en

carriole dans la plaine, en cacolet dans la montagne. Les deux

vieilles femmes l’accompagnaient. Quand le trajet était trop

pénible pour elles, il allait seul.

Un jour, il arriva à Senez, qui est une ancienne ville

épiscopale, monté sur un âne. Sa bourse, fort à sec dans ce

moment, ne lui avait pas permis d’autre équipage. Le maire de

la ville vint le recevoir à la porte de l’évêché et le regardait

descendre de son âne avec des yeux scandalisés. Quelques

bourgeois riaient autour de lui.

– Monsieur le maire, dit l’évêque, et messieurs les

bourgeois, je vois ce qui vous scandalise ; vous trouvez que c’est

bien de l’orgueil à un pauvre prêtre de monter une monture qui

a été celle de Jésus-Christ. Je l’ai fait par nécessité, je vous

assure, non par vanité.

Dans ses tournées, il était indulgent et doux, et prêchait

moins qu’il ne causait. Il ne mettait aucune vertu sur un plateau

inaccessible. Il n’allait jamais chercher bien loin ses

raisonnements et ses modèles. Aux habitants d’un pays il citait

– 19 –

l’exemple du pays voisin. Dans les cantons où l’on était dur pour

les nécessiteux, il disait :

– Voyez les gens de Briançon. Ils ont donné aux indigents,

aux veuves et aux orphelins le droit de faire faucher leurs

prairies trois jours avant tous les autres. Ils leur rebâtissent

gratuitement leurs maisons quand elles sont en ruines. Aussi

est-ce un pays béni de Dieu. Durant tout un siècle de cent ans, il

n’y a pas eu un meurtrier.

Dans les villages âpres au gain et à la moisson, il disait :

– Voyez ceux d’Embrun. Si un père de famille, au temps de

la récolte, a ses fils au service à l’armée et ses filles en service à

la ville, et qu’il soit malade et empêché, le curé le recommande

au prône ; et le dimanche, après la messe, tous les gens du

village, hommes, femmes, enfants, vont dans le champ du

pauvre homme lui faire sa moisson, et lui rapportent paille et

grain dans son grenier.

Aux familles divisées par des questions d’argent et

d’héritage, il disait :

– Voyez les montagnards de Devoluy, pays si sauvage qu’on

n’y entend pas le rossignol une fois en cinquante ans. Eh bien,

quand le père meurt dans une famille, les garçons s’en vont

chercher fortune, et laissent le bien aux filles, afin qu’elles

puissent trouver des maris.

Aux cantons qui ont le goût des procès et où les fermiers se

ruinent en papier timbré, il disait :

– Voyez ces bons paysans de la vallée de Queyras. Ils sont

là trois mille âmes. Mon Dieu ! c’est comme une petite

république. On n’y connaît ni le juge, ni l’huissier. Le maire fait

tout. Il répartit l’impôt, taxe chacun en conscience, juge les

– 20 –

querelles gratis, partage les patrimoines sans honoraires, rend

des sentences sans frais ; et on lui obéit, parce que c’est un

homme juste parmi des hommes simples.

Aux villages où il ne trouvait pas de maître d’école, il citait

encore ceux de Queyras :

– Savez-vous comment ils font ? disait-il. Comme un petit

pays de douze ou quinze feux ne peut pas toujours nourrir un

magister, ils ont des maîtres d’école payés par toute la vallée qui

parcourent les villages, passant huit jours dans celui-ci, dix dans

celui-là, et enseignant. Ces magisters vont aux foires, où je les ai

vus. On les reconnaît à des plumes à écrire qu’ils portent dans la

ganse de leur chapeau. Ceux qui n’enseignent qu’à lire ont une

plume, ceux qui enseignent la lecture et le calcul ont deux

plumes ; ceux qui enseignent la lecture, le calcul et le latin ont

trois plumes. Ceux-là sont de grands savants. Mais quelle honte

d’être ignorants ! Faites comme les gens de Queyras.

Il parlait ainsi, gravement et paternellement, à défaut

d’exemples inventant des paraboles, allant droit au but, avec

peu de phrases et beaucoup d’images, ce qui était l’éloquence

même de Jésus-Christ, convaincu et persuadant.

– 21 –

Chapitre IV

Les œuvres semblables aux paroles

Sa conversation était affable et gaie. Il se mettait à la portée

des deux vieilles femmes qui passaient leur vie près de lui ;

quand il riait, c’était le rire d’un écolier.

Madame Magloire l’appelait volontiers Votre Grandeur .

Un jour, il se leva de son fauteuil et alla à sa bibliothèque

chercher un livre. Ce livre était sur un des rayons d’en haut.

Comme l’évêque était d’assez petite taille, il ne put y atteindre.

Madame Magloire, dit-il, apportez-moi une chaise. Ma

grandeur ne va pas jusqu’à cette planche.

Une de ses parentes éloignées, madame la comtesse de Lô,

laissait rarement échapper une occasion d’énumérer en sa

présence ce qu’elle appelait « les espérances » de ses trois fils.

Elle avait plusieurs ascendants fort vieux et proches de la mort

dont ses fils étaient naturellement les héritiers. Le plus jeune

des trois avait à recueillir d’une grand’tante cent bonnes mille

livres de rentes ; le deuxième était substitué au titre de duc de

son oncle ; l’aîné devait succéder à la pairie de son aïeul.

L’évêque écoutait habituellement en silence ces innocents et

pardonnables étalages maternels. Une fois pourtant, il

paraissait plus rêveur que de coutume, tandis que madame de

Lô renouvelait le détail de toutes ces successions et de toutes ces

« espérances ». Elle s’interrompit avec quelque impatience :

– Mon Dieu, mon cousin ! mais à quoi songez-vous donc ?

– 22 –

– Je songe, dit l’évêque, à quelque chose de singulier qui

est, je crois, dans saint Augustin : « Mettez votre espérance dans

celui auquel on ne succède point. »

Une autre fois, recevant une lettre de faire-part du décès

d’un gentilhomme du pays, où s’étalaient en une longue page,

outre les dignités du défunt, toutes les qualifications féodales et

nobiliaires de tous ses parents :

– Quel bon dos a la mort ! s’écria-t-il. Quelle admirable

charge de titres on lui fait allègrement porter, et comme il faut

que les hommes aient de l’esprit pour employer ainsi la tombe à

la vanité !

Il avait dans l’occasion une raillerie douce qui contenait

presque toujours un sens sérieux. Pendant un carême, un jeune

vicaire vint à Digne et prêcha dans la cathédrale. Il fut assez

éloquent. Le sujet de son sermon était la charité. Il invita les

riches à donner aux indigents, afin d’éviter l’enfer qu’il peignit

le plus effroyable qu’il put et de gagner le paradis qu’il fit

désirable et charmant. Il y avait dans l’auditoire un riche

marchand retiré, un peu usurier, nommé M. Géborand, lequel

avait gagné un demi-million à fabriquer de gros draps, des

serges, des cadis et des gasquets. De sa vie M. Géborand n’avait

fait l’aumône à un malheureux. À partir de ce sermon, on

remarqua qu’il donnait tous les dimanches un sou aux vieilles

mendiantes du portail de la cathédrale. Elles étaient six à se

partager cela. Un jour, l’évêque le vit faisant sa charité et dit à sa

sœur avec un sourire :

– Voilà monsieur Géborand qui achète pour un sou de

paradis.

Quand il s’agissait de charité, il ne se rebutait pas, même

devant un refus, et il trouvait alors des mots qui faisaient

réfléchir. Une fois, il quêtait pour les pauvres dans un salon de

– 23 –

la ville. Il y avait là le marquis de Champtercier, vieux, riche,

avare, lequel trouvait moyen d’être tout ensemble ultra-royaliste

et ultra-voltairien. Cette variété a existé. L’évêque, arrivé à lui,

lui toucha le bras.

– Monsieur le marquis, il faut que vous me donniez

quelque chose.

Le marquis se retourna et répondit sèchement :

– Monseigneur, j’ai mes pauvres.

– Donnez-les-moi, dit l’évêque.

Un jour, dans la cathédrale, il fit ce sermon.

« Mes très chers frères, mes bons amis, il y a en France

treize cent vingt mille maisons de paysans qui n’ont que trois

ouvertures, dix-huit cent dix-sept mille qui ont deux ouvertures,

la porte et une fenêtre, et enfin trois cent quarante-six mille

cabanes qui n’ont qu’une ouverture, la porte. Et cela, à cause

d’une chose qu’on appelle l’impôt des portes et fenêtres. Mettez-

moi de pauvres familles, des vieilles femmes, des petits enfants,

dans ces logis-là, et voyez les fièvres et les maladies. Hélas !

Dieu donne l’air aux hommes, la loi le leur vend. Je n’accuse pas

la loi, mais je bénis Dieu. Dans l’Isère, dans le Var, dans les

deux Alpes, les hautes et les basses, les paysans n’ont pas même

de brouettes, ils transportent les engrais à dos d’hommes ; ils

n’ont pas de chandelles, et ils brûlent des bâtons résineux et des

bouts de corde trempés dans la poix résine. C’est comme cela

dans tout le pays haut du Dauphiné. Ils font le pain pour six

mois, ils le font cuire avec de la bouse de vache séchée. L’hiver,

ils cassent ce pain à coups de hache et ils le font tremper dans

l’eau vingt-quatre heures pour pouvoir le manger. – Mes frères,

ayez pitié ! voyez comme on souffre autour de vous. »

– 24 –

Né provençal, il s’était facilement familiarisé avec tous les

patois du midi. Il disait : « Eh bé ! moussu, sès sagé ? » comme

dans le bas Languedoc. « Onté anaras passa ? » comme dans

les basses Alpes. « Puerte un bouen moutou embe un bouen

froumage grase », comme dans le haut Dauphiné. Ceci plaisait

au peuple, et n’avait pas peu contribué à lui donner accès près

de tous les esprits. Il était dans la chaumière et dans la

montagne comme chez lui. Il savait dire les choses les plus

grandes dans les idiomes les plus vulgaires. Parlant toutes les

langues, il entrait dans toutes les âmes.

Du reste, il était le même pour les gens du monde et pour

les gens du peuple.

Il ne condamnait rien hâtivement, et sans tenir compte des

circonstances environnantes. Il disait :

– Voyons le chemin par où la faute a passé.

Étant, comme il se qualifiait lui-même en souriant, un ex-

pécheur , il n’avait aucun des escarpements du rigorisme, et il

professait assez haut, et sans le froncement de sourcil des

vertueux féroces, une doctrine qu’on pourrait résumer à peu

près ainsi :

« L’homme a sur lui la chair qui est tout à la fois son

fardeau et sa tentation. Il la traîne et lui cède.

« Il doit la surveiller, la contenir, la réprimer, et ne lui

obéir qu’à la dernière extrémité. Dans cette obéissance-là, il

peut encore y avoir de la faute ; mais la faute, ainsi faite, est

vénielle. C’est une chute, mais une chute sur les genoux, qui

peut s’achever en prière.

« Être un saint, c’est l’exception ; être un juste, c’est la

règle. Errez, défaillez, péchez, mais soyez des justes.

– 25 –

« Le moins de péché possible, c’est la loi de l’homme. Pas

de péché du tout est le rêve de l’ange. Tout ce qui est terrestre

est soumis au péché. Le péché est une gravitation. »

Quand il voyait tout le monde crier bien fort et s’indigner

bien vite :

– Oh ! oh ! disait-il en souriant, il y a apparence que ceci

est un gros crime que tout le monde commet. Voilà les

hypocrisies effarées qui se dépêchent de protester et de se

mettre à couvert.

Il était indulgent pour les femmes et les pauvres sur qui

pèse le poids de la société humaine. Il disait :

– Les fautes des femmes, des enfants, des serviteurs, des

faibles, des indigents et des ignorants sont la faute des maris,

des pères, des maîtres, des forts, des riches et des savants.

Il disait encore :

– À ceux qui ignorent, enseignez-leur le plus de choses que

vous pourrez ; la société est coupable de ne pas donner

l’instruction gratis ; elle répond de la nuit qu’elle produit. Cette

âme est pleine d’ombre, le péché s’y commet. Le coupable n’est

pas celui qui y fait le péché, mais celui qui y a fait l’ombre.

Comme on voit, il avait une manière étrange et à lui de

juger les choses. Je soupçonne qu’il avait pris cela dans

l’évangile.

Il entendit un jour conter dans un salon un procès criminel

qu’on instruisait et qu’on allait juger. Un misérable homme, par

amour pour une femme et pour l’enfant qu’il avait d’elle, à bout

de ressources, avait fait de la fausse monnaie. La fausse

– 26 –

monnaie était encore punie de mort à cette époque. La femme

avait été arrêtée émettant la première pièce fausse fabriquée par

l’homme. On la tenait, mais on n’avait de preuves que contre

elle. Elle seule pouvait charger son amant et le perdre en

avouant. Elle nia. On insista. Elle s’obstina à nier. Sur ce, le

procureur du roi avait eu une idée. Il avait supposé une

infidélité de l’amant, et était parvenu, avec des fragments de

lettres savamment présentés, à persuader à la malheureuse

qu’elle avait une rivale et que cet homme la trompait. Alors,

exaspérée de jalousie, elle avait dénoncé son amant, tout avoué,

tout prouvé. L’homme était perdu. Il allait être prochainement

jugé à Aix avec sa complice. On racontait le fait, et chacun

s’extasiait sur l’habileté du magistrat. En mettant la jalousie en

jeu, il avait fait jaillir la vérité par la colère, il avait fait sortir la

justice de la vengeance. L’évêque écoutait tout cela en silence.

Quand ce fut fini, il demanda :

– Où jugera-t-on cet homme et cette femme ?

– À la cour d’assises.

Il reprit :

– Et où jugera-t-on monsieur le procureur du roi ?

Il arriva à Digne une aventure tragique. Un homme fut

condamné à mort pour meurtre. C’était un malheureux pas tout

à fait lettré, pas tout à fait ignorant, qui avait été bateleur dans

les foires et écrivain public. Le procès occupa beaucoup la ville.

La veille du jour fixé pour l’exécution du condamné, l’aumônier

de la prison tomba malade. Il fallait un prêtre pour assister le

patient à ses derniers moments. On alla chercher le curé. Il

paraît qu’il refusa en disant : Cela ne me regarde pas. Je n’ai que

faire de cette corvée et de ce saltimbanque ; moi aussi, je suis

malade ; d’ailleurs ce n’est pas là ma place. On rapporta cette

réponse à l’évêque qui dit :

– 27 –

– Monsieur le curé a raison. Ce n’est pas sa place, c’est la

mienne.

Il alla sur-le-champ à la prison, il descendit au cabanon du

« saltimbanque », il l’appela par son nom, lui prit la main et lui

parla. Il passa toute la journée et toute la nuit près de lui,

oubliant la nourriture et le sommeil, priant Dieu pour l’âme du

condamné et priant le condamné pour la sienne propre. Il lui dit

les meilleures vérités qui sont les plus simples. Il fut père, frère,

ami ; évêque pour bénir seulement. Il lui enseigna tout, en le

rassurant et en le consolant. Cet homme allait mourir

désespéré. La mort était pour lui comme un abîme. Debout et

frémissant sur ce seuil lugubre, il reculait avec horreur. Il n’était

pas assez ignorant pour être absolument indifférent. Sa

condamnation, secousse profonde, avait en quelque sorte

rompu çà et là autour de lui cette cloison qui nous sépare du

mystère des choses et que nous appelons la vie. Il regardait sans

cesse au dehors de ce monde par ces brèches fatales, et ne voyait

que des ténèbres. L’évêque lui fit voir une clarté.

Le lendemain, quand on vint chercher le malheureux,

l’évêque était là. Il le suivit. Il se montra aux yeux de la foule en

camail violet et avec sa croix épiscopale au cou, côte à côte avec

ce misérable lié de cordes.

Il monta sur la charrette avec lui, il monta sur l’échafaud

avec lui. Le patient, si morne et si accablé la veille, était

rayonnant. Il sentait que son âme était réconciliée et il espérait

Dieu. L’évêque l’embrassa, et, au moment où le couteau allait

tomber, il lui dit :

– Celui que l’homme tue, Dieu le ressuscite ; celui que les

frères chassent retrouve le Père. Priez, croyez, entrez dans la

vie ! le Père est là.

– 28 –

Quand il redescendit de l’échafaud, il avait quelque chose

dans son regard qui fit ranger le peuple. On ne savait ce qui était

le plus admirable de sa pâleur ou de sa sérénité. En rentrant à

cet humble logis qu’il appelait en souriant son palais, il dit à sa

sœur :

– Je viens d’officier pontificalement.

Comme les choses les plus sublimes sont souvent aussi les

choses les moins comprises, il y eut dans la ville des gens qui

dirent, en commentant cette conduite de l’évêque : « C’est de

l’affectation. » Ceci ne fut du reste qu’un propos de salons. Le

peuple, qui n’entend pas malice aux actions saintes, fut attendri

et admira.

Quant à l’évêque, avoir vu la guillotine fut pour lui un choc,

et il fut longtemps à s’en remettre.

L’échafaud, en effet, quand il est là, dressé et debout, a

quelque chose qui hallucine. On peut avoir une certaine

indifférence sur la peine de mort, ne point se prononcer, dire

oui et non, tant qu’on n’a pas vu de ses yeux une guillotine ;

mais si l’on en rencontre une, la secousse est violente, il faut se

décider et prendre parti pour ou contre. Les uns admirent,

4

comme de Maistre ; les autres exècrent, comme Beccaria. La

guillotine est la concrétion de la loi ; elle se nomme vindicte ;

elle n’est pas neutre, et ne vous permet pas de rester neutre. Qui

l’aperçoit frissonne du plus mystérieux des frissons. Toutes les

questions sociales dressent autour de ce couperet leur point

d’interrogation. L’échafaud est vision. L’échafaud n’est pas une

charpente, l’échafaud n’est pas une machine, l’échafaud n’est

pas une mécanique inerte faite de bois, de fer et de cordes. Il

4

J. de Maistre : Les Soirées de Saint-Pétersbourg (1821) ; César de

Beccaria (1738-1794) : Traité des délits et des peines (1754).

– 29 –

semble que ce soit une sorte d’être qui a je ne sais quelle sombre

initiative ; on dirait que cette charpente voit, que cette machine

entend, que cette mécanique comprend, que ce bois, ce fer et ces

cordes veulent. Dans la rêverie affreuse où sa présence jette

l’âme, l’échafaud apparaît terrible et se mêlant de ce qu’il fait.

L’échafaud est le complice du bourreau ; il dévore ; il mange de

la chair, il boit du sang. L’échafaud est une sorte de monstre

fabriqué par le juge et par le charpentier, un spectre qui semble

vivre d’une espèce de vie épouvantable faite de toute la mort

qu’il a donnée.

Aussi l’impression fut-elle horrible et profonde ; le

lendemain de l’exécution et beaucoup de jours encore après,

l’évêque parut accablé. La sérénité presque violente du moment

funèbre avait disparu : le fantôme de la justice sociale l’obsédait.

Lui qui d’ordinaire revenait de toutes ses actions avec une

satisfaction si rayonnante, il semblait qu’il se fît un reproche.

Par moments, il se parlait à lui-même, et bégayait à demi-voix

des monologues lugubres. En voici un que sa sœur entendit un

soir et recueillit :

– Je ne croyais pas que cela fût si monstrueux. C’est un tort

de s’absorber dans la loi divine au point de ne plus s’apercevoir

de la loi humaine. La mort n’appartient qu’à Dieu. De quel droit

les hommes touchent-ils à cette chose inconnue ?

Avec le temps ces impressions s’atténuèrent, et

probablement s’effacèrent. Cependant on remarqua que

l’évêque évitait désormais de passer sur la place des exécutions.

On pouvait appeler M. Myriel à toute heure au chevet des

malades et des mourants. Il n’ignorait pas que là était son plus

grand devoir et son plus grand travail. Les familles veuves ou

orphelines n’avaient pas besoin de le demander, il arrivait de

lui-même. Il savait s’asseoir et se taire de longues heures auprès

de l’homme qui avait perdu la femme qu’il aimait, de la mère

– 30 –

qui avait perdu son enfant. Comme il savait le moment de se

taire, il savait aussi le moment de parler. Ô admirable

consolateur ! il ne cherchait pas à effacer la douleur par l’oubli,

mais à l’agrandir et à la dignifier par l’espérance. Il disait :

– Prenez garde à la façon dont vous vous tournez vers les

morts. Ne songez pas à ce qui pourrit. Regardez fixement. Vous

apercevrez la lueur vivante de votre mort bien-aimé au fond du

ciel.

Il savait que la croyance est saine. Il cherchait à conseiller

et à calmer l’homme désespéré en lui indiquant du doigt

l’homme résigné, et à transformer la douleur qui regarde une

fosse en lui montrant la douleur qui regarde une étoile.

– 31 –

Chapitre V

Que monseigneur Bienvenu faisait

durer

trop longtemps ses soutanes

La vie intérieure de M. Myriel était pleine des mêmes

pensées que sa vie publique. Pour qui eût pu la voir de près,

c’eût été un spectacle grave et charmant que cette pauvreté

volontaire dans laquelle vivait M. l’évêque de Digne.

Comme tous les vieillards et comme la plupart des

5

penseurs, il dormait peu . Ce court sommeil était profond. Le

matin il se recueillait pendant une heure, puis il disait sa messe,

soit à la cathédrale, soit dans son oratoire. Sa messe dite, il

déjeunait d’un pain de seigle trempé dans le lait de ses vaches.

Puis il travaillait.

Un évêque est un homme fort occupé ; il faut qu’il reçoive

tous les jours le secrétaire de l’évêché, qui est d’ordinaire un

chanoine, presque tous les jours ses grands vicaires. Il a des

congrégations à contrôler, des privilèges à donner, toute une

librairie ecclésiastique à examiner, paroissiens, catéchismes

diocésains, livres d’heures, etc., des mandements à écrire, des

prédications à autoriser, des curés et des maires à mettre

d’accord, une correspondance cléricale, une correspondance

5

Trait autobiographique. Il y en a beaucoup d’autres dans le

personnage.

– 32 –

administrative, d’un côté l’état, de l’autre le Saint-Siège, mille

affaires.

Le temps que lui laissaient ces mille affaires, ses offices et

son bréviaire, il le donnait d’abord aux nécessiteux, aux malades

et aux affligés ; le temps que les affligés, les malades et les

nécessiteux lui laissaient, il le donnait au travail. Tantôt il

bêchait la terre dans son jardin, tantôt il lisait et écrivait. Il

n’avait qu’un mot pour ces deux sortes de travail ; il appelait

cela jardiner .

– L’esprit est un jardin, disait-il.

À midi, il dînait. Le dîner ressemblait au déjeuner.

Vers deux heures, quand le temps était beau, il sortait et se

promenait à pied dans la campagne ou dans la ville, entrant

souvent dans les masures. On le voyait cheminer seul, tout à ses

pensées, l’œil baissé, appuyé sur sa longue canne, vêtu de sa

douillette violette ouatée et bien chaude, chaussé de bas violets

dans de gros souliers, et coiffé de son chapeau plat qui laissait

passer par ses trois cornes trois glands d’or à graine d’épinards.

C’était une fête partout où il paraissait. On eût dit que son

passage avait quelque chose de réchauffant et de lumineux. Les

enfants et les vieillards venaient sur le seuil des portes pour

l’évêque comme pour le soleil. Il bénissait et on le bénissait. On

montrait sa maison à quiconque avait besoin de quelque chose.

Çà et là, il s’arrêtait, parlait aux petits garçons et aux

petites filles et souriait aux mères. Il visitait les pauvres tant