(1884)
Table des matières
I .................................................................................................5
II .............................................................................................. 17
III ............................................................................................36
IV .............................................................................................57
V ..............................................................................................73
VI .............................................................................................94
VII ......................................................................................... 119
VIII ........................................................................................ 143
IX...........................................................................................168
X ............................................................................................184
XI........................................................................................... 196
XII ........................................................................................ 209
XIII........................................................................................225
XIV ........................................................................................239
XV..........................................................................................255
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– Regardez-moi, voyons… J’aime la couleur de vos yeux…
– Comment vous appelez-vous ?
– Jean.
– Jean tout court ?
– Jean Gaussin.
– Du Midi, j’entends ça… Quel âge ?
– Vingt et un ans.
– Artiste ?
– Non, madame.
– Ah ! tant mieux…
Ces bouts de phrases, presque inintelligibles au milieu des
cris, des rires, des airs de danse d’une fête travestie,
s’échangeaient – une nuit de juin – entre un pifferaro et une
femme fellah dans la serre de palmiers, de fougères
arborescentes, qui faisait le fond de l’atelier de Déchelette.
Au pressant interrogatoire de l’Égyptienne, le pifferaro
répondait avec l’ingénuité de son âge tendre, l’abandon, le
soulagement d’un Méridional resté longtemps sans parler.
Étranger à tout ce monde de peintres, de sculpteurs, perdu dès
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en entrant dans le bal par l’ami qui l’avait amené, il se
morfondait depuis deux heures, promenant sa jolie figure de
blond hâlé et doré par le soleil, les cheveux en frisons serrés et
courts comme la peau de mouton de son costume ; et un succès,
dont il ne se doutait guère, se levait et chuchotait autour de lui.
Des épaules de danseurs le bousculaient brusquement, des
rires de rapins blaguaient la cornemuse qu’il portait tout de
travers et sa défroque de montagne, lourde et gênante dans
cette nuit d’été. Une Japonaise aux yeux de faubourg, des
couteaux d’acier tenant son chignon remonté, fredonnait en
1
l’agaçant : Ah ! qu’il est beau, qu’il est beau, le postillon… ;
tandis qu’une novio espagnole en blanches dentelles de soie,
passant au bras d’un chef apache, lui fourrait violemment sous
le nez son bouquet de jasmins blancs.
Il ne comprenait rien à ces avances, se croyait
extrêmement ridicule et se réfugiait dans l’ombre fraîche de la
galerie vitrée, bordée d’un large divan sous les verdures. Tout de
suite cette femme était venue s’asseoir près de lui.
Jeune, belle ? Il n’aurait su le dire… Du long fourreau de
lainage bleu où sa taille pleine ondulait, sortaient deux bras,
ronds et fins, nus jusqu’à l’épaule ; et ses petites mains chargées
de bagues, ses yeux gris larges ouverts et grandis par les
bizarres ornements de fer lui tombant du front, composaient un
ensemble harmonieux.
Une actrice sans doute. Il en venait beaucoup chez
Déchelette ; et cette pensée n’était pas pour le mettre à l’aise, ce
genre de personnes lui faisant très peur. Elle lui parlait de tout
près, un coude au genou, la tête appuyée sur la main, avec une
1
Le postillon de Longjumeau est un opéra de Adam qui comporte
un air très connu, du temps de Daudet, sur le beau postillon… (Note du
correcteur – ELG.)
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douceur grave, un peu lasse… « Du Midi vraiment ?… Et des
cheveux de ce blond-là !… Voilà une chose extraordinaire. »
Et elle voulait savoir depuis combien de temps il habitait
Paris, si c’était très difficile cet examen pour les consulats qu’il
préparait, s’il connaissait beaucoup de monde et comment il se
trouvait à la soirée de Déchelette, rue de Rome, si loin de son
quartier Latin. Quand il dit le nom de l’étudiant qui l’avait
amené… « La Gournerie… un parent de l’écrivain… elle
connaissait sans doute… » l’expression de ce visage de femme
changea, s’assombrit subitement ; mais il n’y prit pas garde,
ayant l’âge où les yeux brillent sans rien voir. La Gournerie lui
avait promis que son cousin serait là, qu’il le présenterait.
« J’aime tant ses vers… je serais si heureux de le connaître… »
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Elle eut un sourire de pitié pour sa candeur, un joli
resserrement d’épaules, en même temps qu’elle écartait de sa
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main les feuilles légères d’un bambou et regardait dans le bal si
elle ne lui découvrirait pas son grand homme.
La fête à ce moment étincelait et roulait comme une
apothéose de féerie. L’atelier, le hall plutôt, car on n’y travaillait
guère, développé dans toute la hauteur de l’hôtel et n’en faisant
qu’une pièce immense, recevait sur ses tentures claires, légères,
estivales, ses stores de paille fine ou de gaze, ses paravents de
laque, ses verreries multicolores, et sur le buisson de roses
jaunes garnissant le foyer d’une haute cheminée Renaissance,
l’éclairage varié et bizarre d’innombrables lanternes chinoises,
persanes, mauresques, japonaises, les unes en fer ajouré,
découpées d’ogives comme une porte de mosquée, d’autres en
papier de couleur pareilles à des fruits, d’autres déployées en
éventail, ayant des formes de fleurs, d’ibis, de serpents ; et tout
à coup de grands jets électriques, rapides et bleuâtres, faisaient
pâlir ces mille lumières et givraient d’un clair de lune les visages
et les épaules nues, toute la fantasmagorie d’étoffes, de plumes,
de paillons, de rubans qui se froissaient dans le bal, s’étageaient
sur l’escalier hollandais à large rampe menant aux galeries du
premier que dépassaient les manches des contrebasses et la
mesure frénétique d’un bâton de chef d’orchestre.
De sa place, le jeune homme voyait cela à travers un réseau
de branches vertes, de lianes fleuries qui se mêlaient au décor,
l’encadraient et, par une illusion d’optique, jetaient au va-et-
vient de la danse des guirlandes de glycine sur la traîne d’argent
d’une robe de princesse, coiffaient d’une feuille de dracæna un
minois de bergère Pompadour ; et pour lui maintenant l’intérêt
du spectacle se doublait du plaisir d’apprendre par son
Égyptienne les noms, tous glorieux, tous connus, que cachaient
ces travestis d’une variété, d’une fantaisie si amusantes.
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Ce valet de chiens, son fouet court en bandoulière, c’était
Jadin ; tandis qu’un peu plus loin cette soutane élimée de curé
de campagne déguisait le vieil Isabey, grandi par un jeu de
cartes dans ses souliers à boucles. Le père Corot souriait sous
l’énorme visière d’une casquette d’invalide. On lui montrait
aussi Thomas Couture en bouledogue, Jundt en argousin, Cham
en oiseau des îles.
Et quelques costumes historiques et graves, un Murat
er
empanaché, un prince Eugène, un Charles I , portés par de tout
jeunes peintres, marquaient bien la différence entre les deux
générations d’artistes ; les derniers venus, sérieux, froids, des
têtes de gens de bourse vieillis de ces rides particulières que
creusent les préoccupations d’argent, les autres bien plus
gamins, rapins, bruyants, débridés.
Malgré ses cinquante-cinq ans et les palmes de l’Institut, le
sculpteur Caoudal en hussard de baraque, les bras nus, ses
biceps d’hercule, une palette de peintre battant ses longues
jambes en guise de sabretache, tortillait un cavalier seul du
temps de la Grande Chaumière en face du musicien de Potter,
en muezzin qui fait la fête, le turban de travers, mimant la danse
du ventre et piaillant le « la Allah, il Allah » d’une voix suraiguë.
On entourait ces joyeux illustres d’un large cercle qui
reposait les danseurs ; et au premier rang, Déchelette, le maître
du logis, fronçait sous un haut bonnet persan ses petits yeux,
son nez kalmouck, sa barbe grisonnante, heureux de la gaieté
des autres et s’amusant éperdument, sans qu’il y parût.
L’ingénieur Déchelette, une figure du Paris artiste d’il y a
dix ou douze ans, très bon, très riche, avec des velléités d’art et
cette libre allure, ce mépris de l’opinion que donnent la vie de
voyage et le célibat, avait alors l’entreprise d’une ligne ferrée de
Tauris à Téhéran ; et chaque année, pour se remettre de dix
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mois de fatigues, de nuits sous la tente, de galopades fiévreuses
à travers sables et marais, il venait passer les grandes chaleurs
dans cet hôtel de la rue de Rome, construit sur ses dessins,
meublé en palais d’été, où il réunissait des gens d’esprit et de
jolies filles, demandant à la civilisation de lui donner en
quelques semaines l’essence de ce qu’elle a de montant et de
savoureux.
« Déchelette est arrivé. » C’était la nouvelle des ateliers,
sitôt qu’on avait vu se lever comme un rideau de théâtre
l’immense store de coutil sur la façade vitrée de l’hôtel. Cela
voulait dire que la fête commençait et qu’on allait en avoir pour
deux m ois de m usiques et festins, danses et bom bances,
tranchant sur la torpeur silencieuse du quartier de l’Europe à
cette époque des villégiatures et des bains de mer.
Personnellement, Déchelette n’était pour rien dans le
bacchanal qui grondait chez lui nuit et jour. Ce noceur
infatigable apportait au plaisir une frénésie à froid, un regard
vague, souriant, comme hatschisché, mais d’une tranquillité,
d’une lucidité imperturbables. Très fidèle ami, donnant sans
compter, il avait pour les femmes un mépris d’homme d’Orient,
fait d’indulgence et de politesse ; et de celles qui venaient là,
attirées par sa grande fortune et la fantaisie joyeuse du milieu,
pas une ne pouvait se vanter d’avoir été sa maîtresse plus d’un
jour.
« Un bon homme tout de même… » ajouta l’Égyptienne qui
donnait à Gaussin ces renseignements. S’interrompant tout à
coup :
– Voilà votre poète…
– Où donc ?
– Devant vous… en marié de village…
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Le jeune homme eut un « Oh ! » désappointé. Son poète !
Ce gros homme, suant, luisant, étalant des grâces lourdes dans
le faux-col à deux pointes et le gilet fleuri de Jeannot… Les
grands cris désespérés du Livre de l’Amour lui venaient à la
mémoire, du livre qu’il ne lisait jamais sans un petit battement
de fièvre ; et tout haut, machinalement, il murmurait :
Pour animer le marbre orgueilleux de ton corps,
Ô Sapho, j’ai donné tout le sang de mes veines…
Elle se retourna vivement, avec le cliquetis de sa parure
barbare :
– Que dites-vous là ?
C’étaient des vers de La Gournerie ; il s’étonnait qu’elle ne
les connût pas.
« Je n’aime pas les vers… » fit-elle d’un ton bref ; et elle
restait debout, le sourcil froncé, regardant la danse et froissant
nerveusement les belles grappes lilas qui pendaient devant elle.
Puis, avec l’effort d’une décision qui lui coûtait : « Bonsoir… » et
elle disparut.
Le pauvre pifferaro resta tout saisi. « Qu’est-ce qu’elle a ?…
Que lui ai-je dit ?… » Il chercha, ne trouva rien, sinon qu’il ferait
bien d’aller se coucher. Il ramassa mélancoliquement sa
cornemuse et rentra dans le bal, moins troublé du départ de
l’Égyptienne que de toute cette foule qu’il devait traverser pour
gagner la porte.
Le sentiment de son obscurité parmi tant d’illustrations le
rendait plus timide encore. Maintenant on ne dansait plus ;
quelques couples çà et là, acharnés aux dernières mesures d’une
valse qui mourait, et parmi eux Caoudal, superbe et
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gigantesque, tourbillonnant la tête haute avec une petite
tricoteuse, coiffe au vent, qu’il enlevait sur ses bras roux.
Par le grand vitrage du fond large ouvert, entraient des
bouffées d’air matinales et blanchissantes, agitant les feuilles
des palmiers, couchant les flammes des bougies comme pour les
éteindre. Une lanterne en papier prit feu, des bobèches
éclatèrent, et tout autour de la salle, les domestiques installaient
des petites tables rondes comme aux terrasses des cafés. On
soupait toujours ainsi par quatre ou cinq chez Déchelette ; et les
sympathies en ce moment se cherchaient, se groupaient.
C’étaient des cris, des appels féroces, le « Pil… ouit » du
faubourg répondant au « You you you you » en crécelle des filles
d’Orient, et des colloques à voix basse, et des rires voluptueux
de femmes qu’on entraînait d’une caresse.
Gaussin profitait du tumulte pour se glisser vers la sortie,
quand son ami l’étudiant l’arrêta, ruisselant, les yeux en boule,
une bouteille sous chaque bras : « Mais où êtes-vous donc ?… Je
vous cherche partout… j’ai une table, des femmes, la petite
Bachellery des Bouffes… En Japonaise, savez bien… Elle
m’envoie vous chercher. Venez vite… » et il repartit en courant.
Le pifferaro avait soif ; puis l’ivresse du bal le tentait, et le
minois de la petite actrice qui de loin lui faisait des signes. Mais
une voix sérieuse et douce murmura près de son oreille : « N’y
va pas… »
Celle de tout à l’heure était là, tout contre lui, l’entraînant
dehors, et il la suivit sans hésiter. Pourquoi ? Ce n’était pas
l’attrait de cette femme ; il l’avait à peine regardée, et l’autre là-
bas qui l’appelait, dressant les couteaux d’acier de sa chevelure,
lui plaisait bien davantage. Mais il obéissait à une volonté
supérieure à la sienne, à la violence impétueuse d’un désir.
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N’y va pas !…
Et subitement ils se trouvèrent tous deux sur le trottoir de
la rue de Rome. Des fiacres attendaient dans le matin blême.
Des balayeurs, des ouvriers allant au travail regardaient cette
maison de fête grondante et débordante, ce couple travesti, un
Mardi Gras en plein été.
« Chez vous, ou chez moi ?… » demanda-t-elle. Sans bien
s’expliquer pourquoi, il pensa que chez lui ce serait mieux,
donna son adresse lointaine au cocher ; et pendant la route qui
fut longue ils parlèrent peu. Seulement elle tenait une de ses
mains entre les siennes qu’il sentait très petites et glacées ; et,
sans le froid de cette étreinte nerveuse, il aurait pu croire qu’elle
dormait, renversée au fond du fiacre, avec le reflet glissant du
store bleu sur la figure.
On s’arrêta rue Jacob, devant un hôtel d’étudiants. Quatre
étages à monter, c’était haut et dur. » Voulez-vous que je vous
porte ?… » dit-il en riant, mais tout bas, à cause de la maison
endormie. Elle l’enveloppa d’un lent regard, méprisant et
tendre, un regard d’expérience qui le jaugeait et clairement
disait : « Pauvre petit… »
Alors lui, d’un bel élan, bien de son âge et de son Midi, la
prit, l’emporta comme un enfant, car il était solide et découplé
avec sa peau blonde de demoiselle, et il monta le premier étage
d’une haleine, heureux de ce poids que deux beaux bras, frais et
nus, lui nouaient au cou.
Le second étage fut plus long, sans agrément. La femme
s’abandonnait, se faisait plus lourde à mesure. Le fer de ses
pendeloques, qui d’abord le caressait d’un chatouillement,
entrait peu à peu et cruellement dans sa chair.
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Au troisième, il râlait comme un déménageur de piano ; le
souffle lui manquait, pendant qu’elle murmurait, ravie, la
paupière allongée : « Oh ! m’ami, que c’est bon… qu’on est
bien… » Et les dernières marches, qu’il grimpait une à une, lui
semblaient d’un escalier géant dont les murs, la rampe, les
étroites fenêtres tournaient en une interminable spirale. Ce
n’était plus une femme qu’il portait, mais quelque chose de
lourd, d’horrible, qui l’étouffait, et qu’à tout moment il était
tenté de lâcher, de jeter avec colère, au risque d’un écrasement
brutal.
Arrivés sur l’étroit palier : « Déjà… » dit-elle en ouvrant les
yeux. Lui pensait : « Enfin !… » mais n’aurait pu le dire, très
pâle, les deux mains sur sa poitrine qui éclatait.
Toute leur histoire, cette montée d’escalier dans la grise
tristesse du matin.
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Il la garda deux jours ; puis elle partit, lui laissant une
impression de peau douce et de linge fin. Pas d’autre
renseignement sur elle que son nom, son adresse et ceci :
« Quand vous me voudrez, appelez-moi… je serai toujours
prête… »
La toute petite carte, élégante, odorante, portait :
FANNY LEGRAND
6, rue de l’Arcade
Il la mit à sa glace entre une invitation au dernier bal des
Affaires Étrangères et le programme enluminé et fantaisiste de
la soirée de Déchelette, ses deux seules sorties mondaines de
l’année ; et le souvenir de la femme, resté quelques jours autour
de la cheminée dans ce délicat et léger parfum, s’évapora en
même temps que lui, sans que Gaussin, sérieux, travailleur, se
méfiant par-dessus tout des entraînements de Paris, eût eu la
fantaisie de renouveler cette amourette d’un soir.
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L’examen, ministériel aurait lieu en novembre. Il ne lui
restait que trois mois pour le préparer. Après, viendrait un stage
de trois ou quatre ans dans les bureaux du service consulaire ;
puis il s’en irait quelque part, très loin. Cette idée d’exil ne
l’effrayait pas ; car une tradition chez les Gaussin d’Armandy,
vieille famille avignonnaise, voulait que l’aîné des fils suivît ce
qu’on appelle la carrière , avec l’exemple, l’encouragement et la
protection morale de ceux qui l’y avaient précédé. Pour ce
provincial, Paris n’était que la première escale d’une très longue
traversée, ce qui l’empêchait de nouer aucune liaison sérieuse
en amour comme en amitié.
Une semaine ou deux après le bal de Déchelette, un soir
que Gaussin, la lampe allumée, ses livres préparés sur la table,
se mettait au travail, on frappa timidement ; et, la porte ouverte,
une femme apparut en toilette élégante et claire. Il la reconnut
seulement quand elle eut relevé sa voilette.
– Vous voyez, c’est moi… je reviens…
Puis surprenant le regard inquiet, gêné, qu’il jetait sur la
besogne en train :
– Oh ! je ne vous dérangerai pas… je sais ce que c’est…
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Elle défit son chapeau, prit une livraison du Tour du
monde , s’installa et ne bougea plus, absorbée en apparence par
sa lecture ; mais, chaque fois qu’il levait les yeux, il rencontrait
son regard.
Et vraiment il lui fallait du courage pour ne pas la prendre
tout de suite entre ses bras, car elle était bien tentante et d’un
grand charme avec sa toute petite tête au front bas, au nez
court, à la lèvre sensuelle et bonne, et la maturité souple de sa
taille dans cette robe d’une correction toute parisienne, moins
effrayante pour lui que sa défroque de fille d’Égypte.
Partie le lendemain de bonne heure, elle revint plusieurs
fois dans la semaine, et toujours elle entrait avec la même
pâleur, les mêmes mains froides et moites, la même voix serrée
d’émotion.
– Oh ! je sais bien que je t’ennuie, lui disait-elle, que je te
fatigue. Je devrais être plus fière… Si tu crois !… Tous les matins
en m’en allant de chez toi, je jure de ne plus venir ; puis ça me
reprend, le soir, comme une folie.
Il la regardait, amusé, surpris dans son dédain de la
femme, par cette persistance amoureuse. Celles qu’il avait
connues jusque-là, des filles de brasserie ou de skating,
quelquefois jeunes et jolies, lui laissaient toujours le dégoût de
leur rire bête, de leurs mains de cuisinières, d’une grossièreté
d’instincts et de propos qui lui faisait ouvrir la fenêtre derrière
elles. Dans sa croyance d’innocent, il pensait toutes les filles de
plaisir pareilles. Aussi s’étonnait-il de trouver en Fanny une
douceur, une réserve vraiment femme, avec cette supériorité –
sur les bourgeoises qu’il rencontrait en province chez sa mère –
d’un frottis d’art, d’une connaissance de toutes choses, qui
rendaient les causeries intéressantes et variées.
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Puis elle était musicienne, s’accompagnait au piano et
chantait, d’une voix de contralto un peu fatiguée, inégale, mais
exercée, quelque romance de Chopin ou de Schumann, des
chansons de pays, des airs berrichons, bourguignons ou picards
dont elle avait tout un répertoire.
Gaussin, fou de musique, cet art de paresse et de plein air
où se plaisent ceux de son pays, s’exaltait par le son aux heures
de travail, en berçait son repos délicieusement. Et de Fanny,
cela surtout le ravissait. Il s’étonnait qu’elle ne fût pas dans un
théâtre, et apprit ainsi qu’elle avait chanté au Lyrique.
– Mais pas longtemps… Je m’ennuyais trop…
En elle effectivement rien de l’étudié, du convenu de la
fem m e de théâtre; pas l’om bre de vanité ni de m ensonge.
Seulement un certain mystère sur sa vie au-dehors, mystère
gardé même aux heures de passion, et que son amant n’essayait
pas de pénétrer, ne se sentant ni jaloux ni curieux, la laissant
arriver à l’heure dite sans même regarder la pendule, ignorant
encore la sensation de l’attente, ces grands coups à pleine
poitrine qui sonnent le désir et l’impatience.
De temps en temps, l’été étant très beau cette année-là, ils
s’en allaient à la découverte de tous ces jolis coins des environs
de Paris dont elle savait la carte précise et détaillée. Ils se
mêlaient aux départs nombreux, turbulents, des gares de
banlieue, déjeunaient dans quelque cabaret à la lisière des bois
ou des eaux, évitant seulement certains endroits trop courus.
Un jour qu’il lui proposait d’aller aux Vaux-de-Cernay.
– Non, non… pas là… il y a trop de peintres…
Et cette antipathie des artistes, il se rappela qu’elle avait été
l’initiation de leur amour. Comme il en demandait la raison :
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– Ce sont, dit-elle, des détraqués, des compliqués qui
racontent toujours plus de choses qu’il n’y en a… Ils m’ont fait
beaucoup de mal…
Lui protestait :
– Pourtant, l’art, c’est beau… Rien de tel pour embellir,
élargir la vie.
– Vois-tu, m’ami, ce qui est beau, c’est d’être simple et
droit comme toi, d’avoir vingt ans et de bien s’aimer…
Vingt ans ! on ne lui eût pas donné davantage, à la voir si
vivante, toujours prête, riant à tout, trouvant tout bon.
Un soir, à Saint-Clair, dans la vallée de Chevreuse, ils
arrivèrent la veille de la fête et ne trouvèrent pas de chambre. Il
était tard, il fallait une lieue de bois dans la nuit pour rejoindre
le prochain village. Enfin on leur offrit un lit de sangle, resté
libre au bout d’une grange où dormaient des maçons.
– Allons-y, dit-elle en riant… ça me rappellera mon temps
de misère.
Elle avait donc connu la misère.
Ils se glissèrent à tâtons entre les lits occupés dans la
grande salle crépie à la chaux, où fumait une veilleuse au fond
d’une niche sur la muraille ; et toute la nuit serrés l’un contre
l’autre, ils étouffaient leurs baisers et leurs rires, en entendant
ronfler, geindre de fatigue ces compagnons, dont les
bourgerons, les lourdes chaussures de travail traînaient tout
près de la robe de soie et des fines bottes de la Parisienne.
Au petit jour, une chatière s’ouvrit au bas du large portail,
un rai de lumière blanche frôla la sangle des lits, la terre battue,
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pendant qu’une voix enrouée criait : « Ohé ! la coterie… » Puis il
se fit, dans la grange redevenue obscure, un remue-ménage
pénible et lent, des bâillées, des étirements, de grosses toux, les
tristes bruits humains d’une chambrée qui s’éveille ; et lourds,
silencieux, les Limousins s’en allèrent, un par un, sans se douter
qu’ils avaient dormi près d’une belle fille.
Derrière eux, elle se leva, mit sa robe à tâtons, tordit ses
cheveux en hâte : « Reste là… je reviens… » Elle rentrait au bout
d’un moment avec une énorme brassée de fleurs des champs
inondées de rosée. « Maintenant dormons… » dit-elle en
éparpillant sur le lit cette odorante fraîcheur de la flore matinale
qui ravivait l’atmosphère autour d’eux. Et jamais elle ne lui avait
paru si jolie qu’à cette entrée de grange, riant dans le petit jour,
avec ses légers cheveux tout envolés et ses herbes folles.
Une autre fois, ils déjeunaient à Ville-d’Avray devant
l’étang. Un matin d’automne enveloppait de brume l’eau calme,
la rouille des bois en face d’eux ; et seuls dans le petit jardin du
restaurant, ils s’embrassaient en mangeant des ablettes. Tout à
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coup, d’un pavillon rustique branché dans le platane au pied
duquel leur table était mise, une voix forte et narquoise appela :
« Dites donc, les autres, quand vous aurez fini de vous
bécoter… » Et la face de lion, la moustache rousse du sculpteur
Caoudal se penchait dans l’embrasure en rondins du chalet.
– J’ai bien envie de descendre déjeuner avec vous… Je
m’ennuie comme un hibou dans mon arbre…
Fanny ne répondait pas, visiblement gênée de la
rencontre ; lui, au contraire, accepta bien vite, curieux de
l’artiste célèbre, flatté de l’avoir à sa table.
Caoudal, très coquet dans une apparence négligée, mais où
tout était calculé depuis la cravate en crêpe de chine blanc pour
éclaircir un teint sabré de rides et de couperoses, jusqu’au
veston serré sur la taille encore svelte et les muscles en saillie,
Caoudal lui parut plus vieux qu’au bal de Déchelette.
Mais ce qui le surprit et même l’embarrassait un peu, ce fut
le ton d’intimité du sculpteur avec sa maîtresse. Il l’appelait
Fanny, la tutoyait.
– Tu sais, lui disait-il en installant son couvert sur leur
nappe, je suis veuf depuis quinze jours. Maria est partie avec
Morateur. Ça m’a laissé assez tranquille les premiers temps…
Mais ce matin, en entrant à l’atelier, je me suis senti faignant
comme tout… Impossible de travailler… Alors j’ai lâché mon
groupe et je suis venu déjeuner à la campagne. Fichue idée,
quand on est seul… Un peu plus je larmoyais dans ma
gibelotte…
Puis regardant le Provençal dont la barbe follette et les
cheveux bouclés avaient le ton du sauternes dans les verres :
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– Est-ce beau, la jeunesse !… Pas de danger qu’on le lâche,
celui-là… Et ce qu’il y a de plus fort, c’est que ça se gagne… Elle
a l’air aussi jeune que lui…
– Malhonnête !… fit-elle en riant ; et son rire sonnait bien
la séduction sans âge, la jeunesse de la femme qui aime et veut
se faire aimer.
« Étonnante… Étonnante… » murmurait Caoudal, qui
l’examinait tout en mangeant, avec un pli de tristesse et d’envie
grimaçant au coin de sa bouche.
– Dis donc, Fanny, te rappelles-tu un déjeuner ici… c’est
loin, dam !… nous étions Ezano, Dejoie, toute la bande… tu es
tombée dans l’étang. On t’a habillée en homme, avec la tunique
du garde-pêche. Ça t’allait richement bien…
- Rappelle plus… fit-elle froidement, et sans mentir ; car
ces créatures changeantes et de hasard ne sont jamais qu’à
l’heure présente de leur amour. Nulle mémoire de ce qui
précéda, nulle crainte de ce qui peut venir.
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Caoudal, au contraire, tout au passé, dévidait à coups de
sauternes ses exploits de robuste jeunesse, d’amour et de
beuverie, parties de campagne, bals à l’Opéra, charges d’atelier,
batailles et conquêtes. Mais, en se tournant vers eux avec l’éclair
remonté à ses yeux de toutes les flammes qu’il remuait, il
s’aperçut qu’ils ne l’écoutaient guère, occupés à égrener des
raisins aux lèvres l’un de l’autre.
– Est-ce assez rasant ce que je vous raconte là… Mais si,
mais si, je vous assomme… Ah ! nom d’un chien… C’est bête
d’être vieux…
Il se leva, jeta sa serviette
– Pour moi, le déjeuner, père Langlois… cria-t-il vers le
restaurant.
Il s’éloigna tristement, traînant les pieds, comme rongé
d’un mal incurable. Longtemps les amoureux suivirent sa
longue taille qui se voûtait sous les feuilles couleur d’or.
« Pauvre Caoudal !… c’est vrai qu’il se tasse… » murmura
Fanny d’un ton de douce commisération ; et comme Gaussin
s’indignait que cette Maria, une fille, un modèle, pût s’amuser
des souffrances d’un Caoudal et préférer au grand artiste…
qui ?… Morateur, un petit peintre sans talent, n’ayant pour lui
que sa jeunesse, elle se mit à rire : « Ah ! innocent…
innocent… » et lui renversant la tête à deux mains sur ses
genoux, elle le humait, le respirait, dans les yeux, dans les
cheveux, partout, comme un bouquet.
Le soir de ce jour-là, Jean pour la première fois coucha
chez sa maîtresse qui le tourmentait à ce sujet depuis trois
mois :
– Mais enfin, pourquoi ne veux-tu pas ?
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– Je ne sais… ça me gêne.
– Puisque je te dis que je suis libre, que je suis seule…
Et la fatigue de la partie de campagne aidant, elle l’entraîna
rue de l’Arcade, tout près de la gare. À l’entresol d’une maison
bourgeoise d’apparence honnête et cossue, une vieille servante
en bonnet paysan, l’air revêche, vint leur ouvrir.
– C’est Machaume… Bonjour Machaume… dit Fanny lui
sautant au cou. Tu sais, le voilà mon aimé, mon roi… je
l’amène… Vite, allume tout, fais la maison belle…
Jean resta seul dans un tout petit salon aux fenêtres
cintrées et basses, drapées de la même soie bleue banale qui
couvrait les divans et quelques meubles laqués. Aux murs trois
ou quatre paysages égayaient et aéraient l’étoffe ; tous portaient
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un mot de dédicace : « À Fanny Legrand », « À ma chère
Fanny… ».
Sur la cheminée, un marbre demi-grandeur de la Sapho de
Caoudal, dont le bronze est partout, et que Gaussin dès sa petite
enfance avait vu dans le cabinet de travail de père. Et à la lueur
de l’unique bougie posée près du socle, il s’aperçut de la
ressemblance, affinée et comme rajeunissante, de cette œuvre
d’art avec sa maîtresse. ces lignes du profil, ce mouvement de
taille sous la draperie, cette rondeur filante des bras noués
autour des genoux lui étaient connus, intimes ; son œil les
savourait avec le souvenir de sensations plus tendres.
Fanny, le trouvant en contemplation devant le marbre, lui
dit d’un air dégagé : « Il y a quelque chose de moi, n’est ce
pas ?… le modèle de Caoudal me ressemblait… » Et tout de suite
elle l’emmena dans sa chambre, où Machaume en rechignant
installait deux couverts sur un guéridon ; tous les flambeaux
allumés, jusqu’aux bras de l’armoire à glace, un beau feu de
bois, gai comme un premier feu, flambant sous le pare-
étincelles, la chambre d’une femme qui s’habille pour le bal.
– J’ai voulu souper là, dit-elle en riant… nous serons plus
vite au lit.
Jamais Jean n’avait vu d’ameublement aussi coquet. Les
lampes Louis XVI, les mousselines claires des chambres de sa
mère et de ses sœurs ne donnaient pas la moindre idée de ce nid
ouaté, capitonné, où les boiseries se cachaient sous des satins
tendres, où le lit n’était qu’un divan plus large que les autres,
étalé au fond sur des fourrures blanches.
Délicieuse, cette caresse de lumière, de chaleur, de reflets
bleus allongés dans les glaces biseautées, après leur course à
travers champs, l’ondée qu’ils avaient reçue, la boue des
chemins creux sous le jour qui tombait. Mais ce qui l’empêchait
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de déguster en vrai provincial ce confort de rencontre, c’était la
mauvaise humeur de la servante, le regard soupçonneux dont
elle le fixait, au point que Fanny la renvoya d’un mot : « Laisse-
nous Machaume… nous nous servirons… » Et comme la
paysanne jetait la porte en s’en allant : « N’y fais pas attention,
elle m’en veut de trop t’aimer… Elle dit que je perds ma vie… ces
gens de campagne, c’est si rapace !… Sa cuisine, par exemple,
vaut mieux qu’elle… goûte-moi cette terrine de lièvre. »
Elle découpait le pâté, débouchait le champagne, oubliait
de se servir pour le regarder manger, faisant à chaque geste
remonter jusqu’à l’épaule les manches d’une gandoura d’Alger,
de laine souple et blanche, qu’elle portait toujours à la maison.
Elle lui rappelait ainsi leur première rencontre chez Déchelette ;
et serrés sur le même fauteuil, mangeant dans la même assiette,
ils parlaient de cette soirée.
– Oh ! moi, disait-elle, dès que je t’ai vu entrer, j’ai eu envie
de toi… J’aurais voulu te prendre, t’emmener tout de suite, pour
que les autres ne t’aient pas… Et toi, qu’est-ce que tu pensais,
quand tu m’as vue ?…
D’abord elle lui avait fait peur ; puis il s’était senti plein de
confiance, en intimité complète avec elle.
– Au fait, ajouta-t-il, je ne t’ai jamais demandé… Pourquoi
t’es-tu fâchée ?… Pour deux vers de La Gournerie ?…
Elle eut le même froncement de sourcils qu’au bal, puis un
geste de tête :
– Des bêtises !… n’en parlons plus…
Et les bras autour de lui :
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–C’est que j’avais un peu peur, moi aussi… j’essayais de me
sauver, de me reprendre… mais je n’ai pas pu, je ne pourrai
jamais…
– Oh ! jamais.
– Tu verras.
Il se contenta de répondre avec le sourire sceptique de son
âge, sans s’arrêter à l’accent passionné, presque menaçant, dont
lui fut jeté ce « tu verras… ». Cette étreinte de femme était si
douce, si soumise ; il croyait fermement n’avoir qu’un geste à
faire pour se dégager…
Même à quoi bon se dégager ?… Il était si bien dans le
dorlotement de cette chambre voluptueuse, si délicieusement
étourdi par cette haleine en caresse sur ses paupières qui
battaient, lourdes de sommeil, pleines de visions fuyantes, bois
rouillés, prés, meules ruisselantes, toute leur journée d’amour à
la campagne…
Au m atin, il fut réveillé en sursaut par la voix de
Machaume criant au pied du lit, sans le moindre mystère :
– Il est là… il veut vous parler…
– Comment ! il veut ?… Je ne suis donc plus chez moi !… tu
l’as donc laissé entrer…
Furieuse, elle bondit, s’échappa de la chambre, à moitié
nue, la batiste ouverte :
– Ne bouge pas, m’ami… je reviens…
Mais il ne l’attendit pas et ne sentit tranquille que lorsqu’il
fut levé à son tour, et vêtu, ses pieds solides dans ses bottes.
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Tout en ramassant ses vêtements dans la chambre
hermétiquement close où la veilleuse éclairait encore le
désordre du petit souper, il entendait le bruit d’un débat terrible
étouffé par les tentures du salon. Une voix d’homme, irritée
d’abord, puis implorante, dont les éclats s’écrasaient en
sanglots, en larmoyantes faiblesses, alternait avec une autre
voix qu’il ne reconnut pas tout de suite, dure et rauque, chargée
de haine et de mots ignobles arrivant jusqu’à lui comme d’une
dispute de brasserie de filles.
Tout ce luxe amoureux en était souillé, dégradé d’un
éclaboussement de taches sur de la soie ; et la femme salie aussi,