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Édition : BoD – Books on Demand GmbH, 12/14 rond-point des Champs-

Élysées, 75008 Paris.

Impression : BoD - Books on Demand GmbH, Norderstedt, Allemagne.

ISBN : 9782322403165

Dépôt légal : mai 2021

Tous droits réservés

Sommaire

A mes Petits-Enfants

AVANT-PROPOS

On m'a souvent demandé si j'avais réuni les souvenirs de ma vie, d'après des notes prises au jour le jour? Eh bien! oui. C'est vrai.

Voici comment j'en pris l'habitude régulière.

Ma mère qui était le modèle des femmes et des mères, et qui me faisait mon éducation morale, m'avait dit, le jour anniversaire de ma naissance, lors de mes dix ans: «Voici un agenda (c'était un de ces agendas, format allongé, tel qu'on les trouvait alors dans le petit magasin du Bon Marché, devenu la colossale entreprise que l'on sait), et chaque soir, avait-elle ajouté, avant de te mettre au lit, tu annoteras sur les pages de ce memento, ce que tu auras fait, dit ou vu pendant la journée. Si tu as commis une action ou prononcé une parole que tu puisses te reprocher, tu auras le devoir d'en écrire l'aveu sur ces pages. Cela te fera, peut-être, hésiter à te rendre coupable d'un acte répréhensible durant la journée.»

N'était-ce pas là la pensée d'une femme supérieure, à l'esprit comme au cœur droit et honnête, qui mettant au premier rang des devoirs de son fils, le cas de conscience, plaçait la conscience à la base même de sa méthode éducative?

Un jour que j'étais seul et que je m'amusais, en manière de distraction, à fureter dans les armoires, j'y découvris des tablettes de chocolat. J'en détachai une et la croquai.

J'ai dit quelque part que j'étais... gourmand. Je ne le nie pas. En voilà une nouvelle preuve.

Lorsqu'arriva le soir et qu'il me fallut écrire le compte rendu de ma journée, j'avoue que j'hésitai un instant à parler de la succulente tablette de chocolat. Ma conscience, cependant mise à l'épreuve, l'emporta et je consignai bravement le délit sur l'agenda.

L'idée que ma mère lirait mon crime me rendait un peu penaud. A ce moment, ma mère entra, elle vit ma confusion, mais aussitôt qu'elle en connut la cause, elle m'embrassa et me dit: «Tu as agi en honnête homme, je te pardonne, mais ce n'est pas une raison, toutefois, pour recommencer à manger ainsi, clandestinement, du chocolat!»

Quand, plus tard, j'en ai croqué et du meilleur, c'est que, toujours, j'en avais obtenu la permission.

C'est ainsi que mes souvenirs, bons ou mauvais, gais ou tristes, heureux ou non, je les ai toujours notés au jour le jour, et conservés pour les avoir constamment à la pensée.

CHAPITRE PREMIER

L'ADMISSION AU CONSERVATOIRE

Vivrais-je mille ans—ce qui n'est pas dans les choses probables— que cette date fatidique du 24 février 1848 (j'allais avoir six ans) ne pourrait sortir de ma mémoire, non pas tant parce qu'elle coïncide avec la chute de la monarchie de Juillet, que parce qu'elle marque mes tout premiers pas dans la carrière musicale, cette carrière pour laquelle je doute encore avoir été destiné, tant j'ai gardé l'amour des sciences exactes!...

J'habitais alors avec mes parents, rue de Beaune, un appartement donnant sur de grands jardins. La journée s'était annoncée très belle; elle fut, surtout, particulièrement froide.

Nous étions à l'heure du déjeuner, lorsque la domestique qui nous servait entra en énergumène dans la pièce où nous nous trouvions réunis. Aux armes citoyens!... hurla-t-elle, en jetant—bien plus qu'elle ne les rangea—les plats sur la table!...

J'étais trop jeune pour pouvoir me rendre compte de ce qui se passait dans la rue. Ce dont je me souviens, c'est que les émeutiers l'avaient envahie et que la Révolution se déroulait, brisant le trône du plus débonnaire des rois.

Les sentiments qui agitaient mon père étaient tout différents de ceux qui troublaient l'âme inquiète de ma mère. Mon père avait été officier supérieur sous Napoléon Ier, ami du maréchal Soult, duc de Dalmatie, il était tout à l'empereur et l'atmosphère embrasée des batailles convenait à son tempérament. Quant à ma mère, les tristesses de la première grande révolution, celle qui avait arraché de leur trône Louis XVI et Marie-Antoinette, laissaient vibrer en elle le culte des Bourbons.

Le souvenir de ce repas agité resta d'autant mieux gravé dans mon esprit que ce fut le matin de cette même historique journée, qu'à la lueur des chandelles (les bougies n'existaient que pour les riches familles) ma mère me mit pour la première fois les doigts sur le piano.

Pour m'initier davantage à la connaissance de cet instrument, ma mère, qui fut mon éducatrice musicale, avait tendu, le long du clavier, une bande de papier sur laquelle elle avait inscrit les notes qui correspondaient à chacune des touches blanches et noires, avec leur position sur les cinq lignes. C'était fort ingénieux, il n'y avait pas moyen de se tromper.

Mes progrès au piano furent assez sensibles pour que, trois ans plus tard en octobre 1851, mes parents crussent devoir me faire inscrire au Conservatoire pour y subir l'examen d'admission aux classes de piano.

Un matin de ce même mois, nous nous rendîmes donc rue du Faubourg-Poissonnière. C'était là que se trouvait—il y resta si longtemps avant d'émigrer rue de Madrid—le Conservatoire national de musique. La grande salle où nous entrâmes, comme en général toutes celles de l'établissement d'alors, avait ses murs peints en ton gris bleu, grossièrement pointillés de noir. De vieilles banquettes formaient le seul ameublement de cette antichambre.

Un employé supérieur, M. Ferrière, à l'aspect rude et sévère, vint faire l'appel des postulants, jetant leurs noms au milieu de la foule des parents et amis émus qui les accompagnaient. C'était un peu l'appel des condamnés. Il donnait à chacun le numéro d'ordre avec lequel il devait se présenter devant le jury. Celui-ci était déjà réuni dans la salle des séances.

Cette salle, destinée aux examens, représentait une sorte de petit théâtre, avec un rang de loges et une galerie circulaire. Elle était conçue en style du Consulat. Je n'y ai jamais pénétré, je l'avoue, sans me sentir pris d'une certaine émotion. Je croyais toujours voir assis, dans une loge de face, au premier étage, comme en un trou noir, le Premier Consul Bonaparte et la douce compagne de ses jeunes années. Joséphine; lui, au visage énergiquement beau; elle, au regard tendre et bienveillant, souriant, et encourageant les élèves aux premiers essais desquels ils venaient assister l'un et l'autre. La noble et bonne Joséphine semblait, par ses visites dans ce sanctuaire consacré à l'art, et en y entraînant celui que tant d'autres graves soucis préoccupaient, vouloir adoucir ses pensées, les rendre moins farouches par leur contact avec cette jeunesse qui, forcément, n'échapperait pas un jour aux horreurs des guerres.

C'est encore dans cette même petite salle—ne pas confondre avec celle bien connue sous le nom de Salle de la Société des Concerts du Conservatoire—que, depuis Sarette, le premier directeur, jusqu'à ces derniers temps, ont été passés les examens de toutes les classes qui se sont données dans l'établissement, y compris celles de tragédie et de comédie. Plusieurs fois par semaine également, on y faisait la classe d'orgue, car il s'y trouvait un grand orgue à deux claviers, au fond, caché par une grande tenture. A côté de ce vieil instrument, usé, aux sonorités glapissantes, se trouvait la porte fatale par laquelle les élèves pénétraient sur l'estrade formant la petite scène. Ce fut dans cette salle aussi que, pendant de longues années, eut lieu la séance du jugement préparatoire aux prix de composition musicale, dits prix de Rome.

Je reviens à la matinée du 9 octobre 1851. Lorsque tous les jeunes gens eurent été informés de l'ordre dans lequel ils auraient à passer l'examen, nous allâmes dans une pièce voisine qui communiquait par la porte que j'ai appelée fatale, et qui n'était qu'une sorte de grenier poussiéreux et délabré.

Le jury, dont nous allions affronter le verdict, était composé d'Halévy, de Carafa, d'Ambroise Thomas, de plusieurs professeurs de l'École et du Président, directeur du Conservatoire, M. Auber, car nous n'avons que rarement dit: Auber, tout court, en parlant du maître français, le plus célèbre et le plus fécond de tous ceux qui firent alors le renom de l'opéra et de l'opéra-comique.

M. Auber avait alors soixante-cinq ans. Il était entouré de la vénération de chacun et tous l'adoraient au Conservatoire. Je revois toujours ses yeux noirs admirables, pleins d'une flamme unique et qui sont restés les mêmes jusqu'à sa mort, en mai 1871.

En mai 1871!... On était alors en pleine insurrection, presque dans les dernières convulsions de la Commune... et M. Auber, fidèle quand même à son boulevard aimé, près le passage de l'Opéra—sa promenade favorite—rencontrant un ami, qui se désespérait aussi des jours terribles que l'on traversait, lui dit, avec une expression de lassitude indéfinissable: «Ah! j'ai trop vécu!»—puis il ajouta, avec un léger sourire: «Il ne faut jamais abuser de rien.»

En 1851—époque où je connus M. Auber—notre directeur habitait déjà depuis longtemps son vieil hôtel de la rue Saint-Georges, où je me rappelle avoir été reçu, dès sept heures du matin—le travail du maître achevé!—et où il était tout aux visites qu'il accueillait si simplement.

Puis il venait au Conservatoire dans un tilbury qu'il conduisait habituellement lui-même. Sa notoriété était universelle. En le regardant, on se rappelait aussitôt cet opéra: La Muette de Portici, qui eut une fortune particulière et qui fut le succès le plus retentissant avant l'apparition de Robert le Diable à l'Opéra. Parler de la Muette de Portici, c'est forcément se souvenir de l'effet magique que produisit le duo du deuxième acte: «Amour sacré de la patrie...» au Théâtre de la Monnaie, à Bruxelles, sur les patriotes qui assistaient à la représentation. Il donna, en toute réalité, le signal de la révolution qui éclata en Belgique, en 1830, et qui devait amener l'indépendance de nos voisins du Nord. Toute la salle, en délire, chanta avec les artistes cette phrase héroïque, que l'on répéta encore et encore, sans se lasser.

Quel est le maître qui peut se vanter de compter dans sa carrière un tel succès?....

A l'appel de mon nom, je me présentai tout tremblant, sur l'estrade. Je n'avais que neuf ans et je devais exécuter le final de la sonate de Beethoven, op. 29. Quelle ambition!!!...

Ainsi qu'il est dans l'habitude, je fus arrêté après avoir joué deux ou trois pages, et, tout interloqué, j'entendis la voix de M. Auber qui m'appelait devant le jury.

Il y avait, pour descendre de l'estrade, quatre ou cinq marches. Comme pris d'étourdissement, je n'y avais d'abord pas fait attention et j'allais chavirer quand M. Auber, obligeamment, me dit: «Prenez garde, mon petit, vous allez tomber»—puis, aussitôt, il me demanda où j'avais accompli de si excellentes études. Après lui avoir répondu, non sans quelque orgueil, que mon seul professeur avait été ma mère, je sortis tout effaré, presque en courant et tout heureux... IL m'avait parlé!...

Le lendemain matin, ma mère recevait la lettre officielle. J'étais élève au Conservatoire!...

A cette époque, il y avait, dans cette grande école, deux professeurs de piano. Les classes préparatoires n'existaient pas encore. Ces deux maîtres étaient MM. Marmontel et Laurent. Je fus désigné pour la classe de ce dernier. J'y restai deux années, tout en continuant à suivre mes études classiques au collège, et en prenant part également aux cours de solfège de l'excellent M. Savard.

Mon professeur, M. Laurent, avait été premier prix de piano sous Louis XVIII; il était devenu officier de cavalerie, mais avait quitté l'armée pour entrer comme professeur au Conservatoire royal de musique. Il était la bonté même, réalisant, on peut le dire, l'idéal de cette qualité dans le sens le plus absolu du mot. M. Laurent avait mis en moi sa plus entière confiance.

Quant à M. Savard, père d'un de mes anciens élèves, grand-prix de Rome, actuellement directeur du Conservatoire de Lyon (directeur de Conservatoire! combien en puis-je compter, de mes anciens élèves, qui l'ont été ou qui le sont encore?), quant à M. Savard père, il était bien l'érudit le plus extraordinaire.

Son cœur était à la hauteur de son savoir. Il me plaît de rappeler que lorsque je voulus travailler le contrepoint, avant d'entrer dans la classe de fugue et de composition, dont le professeur était Ambroise Thomas, M. Savard voulut bien m'admettre à recevoir de lui des leçons que j'allai prendre à son domicile. Tous les soirs, je descendais de Montmartre, où j'habitais, pour me rendre au numéro 13 de la rue de la Vieille-Estrapade, derrière le Panthéon.

Quelles merveilleuses leçons je reçus de cet homme, si bon et si savant à la fois! Aussi, avec quel courage allais-je pédestrement, par la longue route qu'il me fallait suivre, jusqu'au pavillon qu'il habitait et d'où je revenais chaque soir, vers dix heures, tout imprégné, des admirables et doctes conseils qu'il m'avait donnés!

Je faisais la route à pied, ai-je dit. Si je ne prenais pas l'impériale, tout au moins, d'un omnibus, c'était pour mettre de côté, sou par sou, le prix des leçons dont j'aurais à m'acquitter. Il me fallait bien suivre cette méthode; la grande ombre de Descartes m'en aurait félicité!

Mais voyez la délicatesse de cet homme au cœur bienfaisant. Le jour venu de toucher de moi ce que je lui devais, M. Savard m'annonça qu'il avait un travail à me confier, celui de transcrire pour orchestre symphonique l'accompagnement pour musique militaire de la messe d'Adolphe Adam,—et il ajouta que cette besogne me rapporterait trois cents francs!...

Qui ne le devine? Moi, je ne le sus que plus tard, M. Savard, avait imaginé ce moyen de ne pas me réclamer d'argent, en me faisant croire que ces trois cents francs représentaient le prix de ses leçons, qu'ils le compensaient, pour me servir d'un terme fort à la mode en ce moment.

A ce maître, à l'âme charmante, admirable, mon cœur dit encore: merci, après tant d'années qu'il n'est plus!

CHAPITRE II

ANNÉES DE JEUNESSE

A l'époque où j'allais m'asseoir sur les bancs du Conservatoire, j'étais d'une complexion plutôt délicate et de taille assez petite. Ce fut même le prétexte au portrait-charge que fit de moi le célèbre caricaturiste Cham. Grand ami de ma famille, Cham venait souvent passer la soirée chez mes parents. C'était autant de conversations que le brillant dessinateur animait de sa verve aussi spirituelle qu'étincelante et qui avaient lieu autour de la table familiale éclairée à la lueur douce d'une lampe à l'huile. (En ce temps-là, le pétrole était à peine connu et, comme éclairage, l'électricité n'était pas encore utilisée.)

Le sirop d'orgeat était de la partie; il était de tradition avant que la tasse de thé ne fût devenue à la mode.

On m'avait demandé de me mettre au piano. Cham eut donc tout le loisir nécessaire pour croquer ma silhouette, ce qu'il fit en me représentant debout, sur cinq ou six partitions, les mains en l'air pouvant à peine atteindre le clavier. Évidemment, c'était l'exagération de la vérité, mais d'une vérité cependant bien prise sur le fait.

J'accompagnais parfois Cham chez une aimable et belle amie qu'il possédait rue Taranne. J'étais naturellement appelé à «toucher du piano». J'ai même souvenance, qu'un soir que j'étais invité à me faire entendre, je venais de recevoir les troisièmes accessits de piano et de solfège, ce dont deux lourdes médailles de bronze, portant en exergue les mots: «Conservatoire impérial de musique et de déclamation», témoignaient. On m'en écoutait davantage, c'est vrai, mais je n'en étais pas moins ému pour cela, au contraire!

Au cours de mon existence j'appris, pas mal d'années plus tard, que Cham avait épousé la belle dame de la rue Taranne, et que cela s'était accompli dans la plus complète intimité. Comme cette union le gênait un peu, Cham n'en avait adressé aucune lettre de faire-part à ses amis, ce qui les avait étonnés; sur l'observation qu'ils lui en adressèrent, il eut ce joli mot: «Mais si, j'ai envoyé des lettres de faire-part... elles étaient même anonymes!»

Malgré la touchante surveillance de ma mère, je m'échappai un soir de la maison. J'avais su que l'on donnait l'Enfance du Christ, de Berlioz, dans la salle de l'Opéra-Comique, rue Favart, et que le grand compositeur dirigerait en personne.

Ne pouvant payer mon entrée et pris, cependant, d'une envie irrésistible d'entendre ainsi l'œuvre de celui qu'accompagnait l'enthousiasme de toute notre jeunesse, je demandai à mes camarades, qui faisaient partie des chœurs d'enfants, de m'emmener et de me cacher parmi eux. Il faut aussi que je l'avoue, j'étais possédé du secret désir de pénétrer dans les coulisses d'un théâtre!

Cette escapade, vous le devinez, mes chers enfants, ne fut pas sans inquiéter ma mère. Elle m'attendit jusqu'à minuit passé... me croyant perdu dans ce grand Paris.

Quand je rentrai, tout penaud et courbant la tête, point n'est besoin de dire que je fus fort sermonné. A deux reprises je laissai passer l'orage; s'il est vrai que la colère des femmes est comme la pluie dans les bois qui tombe deux fois, le cœur d'une mère, du moins, ne saurait éterniser le courroux. Je me mis donc au lit, tranquillisé de ce côté. Je ne pus cependant dormir. Je repassais dans ma petite tête toutes les beautés de l'œuvre que j'avais entendue et je revoyais la haute et fière figure de Berlioz dirigeant magistralement cette superbe exécution!

Ma vie, cependant, s'écoulait heureuse et laborieuse. Cela ne dura pas.

Les médecins avaient ordonné à mon père de quitter Paris dont le climat lui était malsain et d'aller suivre le traitement pratiqué à Aix, en Savoie.

S'inclinant devant cet arrêt, mes père et mère partirent pour Chambéry; ils m'emmenèrent avec eux.

Ma carrière de jeune artiste était donc interrompue. Qu'y faire?

Je restai à Chambéry pendant deux longues années. Mon existence, toutefois, ne fut pas trop monotone. Je l'employais à continuer mes études classiques, les faisant alterner avec un travail assidu de gammes et d'arpèges, de sixtes et de tierces, tout comme si j'étais destiné à devenir un fougueux pianiste. Je portais les cheveux ridiculement longs, ce qui était de mode chez tout virtuose, et ce point de ressemblance convenait à mes rêves ambitieux. Il me semblait que la chevelure inculte était le complément du talent!

Entre temps, je me livrais à de grandes randonnées à travers ce délicieux pays de la Savoie, alors encore sous le sceptre du roi de Piémont, je me rendais tantôt à la dent de Nivolet, tantôt jusqu'aux Charmettes, cette pittoresque demeure illustrée par le séjour de Jean-Jacques Rousseau.

Durant ma villégiature forcée, j'avais trouvé, par un véritable hasard, quelques œuvres de Schumann, assez peu connu, alors, en France, et moins encore dans le Piémont. Je me souviendrai toujours que là où j'allais, payant mon écot de quelques morceaux de piano, je jouais parfois cette exquise page intitulée Au Soir, et cela me valut, un jour, la singulière invitation ainsi conçue: «Venez nous amuser avec votre Schumann où il y a de si détestables fausses notes!» Inutile de dépeindre mes emportements d'enfant, devant de tels propos. Que diraient les braves Savoisiens d'alors, s'ils connaissaient la musique d'aujourd'hui?

Mais les mois passaient, passaient, passaient... si bien qu'un matin les premières lueurs du jour n'étant pas encore descendues des montagnes, je m'échappai du toit paternel, sans un sou dans la poche, sans un vêtement de rechange, et je partis pour Paris. Paris! la ville de toutes les attirances artistiques, où je devais revoir mon cher Conservatoire, mes maîtres, et les coulisses dont le souvenir ne cessait de me hanter.

Je savais trouver à Paris une bonne et grande sœur qui, malgré sa situation bien modeste, m'accueillit comme son propre enfant, m'offrant le logis et la table: logis bien simple, table bien frugale, mais le tout agrémenté du charme d'une si suprême bonté que je me sentais complètement en famille.

Insensiblement ma mère me pardonna ma fuite à Paris.

Quelle créature toute de bonté et de dévouement que ma sœur! Elle devait, hélas! nous quitter pour toujours, le 13 janvier 1905, au moment où elle se faisait une gloire d'assister à la 500e représentation de Manon, qui eut lieu le soir même de sa mort. Rien ne pourrait exprimer le chagrin que je ressentis!

En l'espace de vingt-quatre mois, j'avais regagné le temps perdu en Savoie. Un premier prix de piano était venu s'ajouter à un prix de contrepoint et fugue. C'était le 26 juillet 1859.

Je concourais avec dix de mes camarades. Le sort m'attribua le chiffre 11 dans les numéros d'ordre. Les concurrents attendaient l'appel de leurs noms dans le foyer de la salle des concerts du Conservatoire où nous étions enfermés.

Un instant le numéro 11 se trouva seul dans le foyer. Tandis que j'attendais mon tour, je contemplais respectueusement le portrait d'Habeneck, le fondateur et premier chef d'orchestre de la Société des Concerts, dont la boutonnière gauche fleurissait d'un véritable mouchoir rouge. Certainement, le jour où il serait devenu officier de la Légion d'honneur, accompagnée de plusieurs autres ordres, il n'aurait pas porté une rosette... mais une rosace!...

Enfin je fus appelé.

Le morceau de concours était le concerto en fa mineur de Ferdinand Hiller. On prétendait alors que la musique de Ferdinand Hiller se rapprochait tant de celle de Niels Gade, qu'on l'aurait prise pour du Mendelssohn!...

Mon bon maître, M. Laurent se tenait près du piano. Quand j'eus terminé—concerto et page à déchiffrer—il m'embrassa, sans s'inquiéter du public qui remplissait la salle, et je me sentis le visage tout humide de ses chères larmes.

J'avais déjà, à cet âge, l'esprit du doute dans le succès... et j'ai toujours fui, durant ma vie, les répétitions générales publiques et les premières, trouvant qu'il était mieux d'apprendre les mauvaises nouvelles... le plus tard possible.

Je rentrai à la maison, courant comme un gamin. Je la trouvai vide, car ma sœur avait assisté au concours. Cependant, à la fin, je n'y tenais plus; je me décidai à retourner au Conservatoire; et tant j'étais agité, je le fis toujours en courant. J'étais arrivé au coin de la rue Sainte-Cécile, lorsque je rencontrai mon camarade Alphonse Duvernoy, dont la carrière de professeur et de compositeur fut si belle. Je tombai dans ses bras. Il m'apprit, ce que j'aurais déjà dû savoir, que M. Auber, au nom du jury, venait de prononcer une parole fatidique: «Le premier prix de piano est décerné à M. Massenet.»

Dans le jury se trouvait un maître, Henri Ravina, qui fut pour moi le plus précieux des amis que je conservai dans la vie; à lui va ma pensée émue et chèrement reconnaissante.

De la rue Bergère à la rue de Bourgogne où habitait mon excellent maître, M. Laurent, je ne fis que quelques bonds. Je trouvai mon vieux professeur qui déjeunait avec plusieurs officiers généraux, ses camarades de l'armée.

A peine m'eût-il vu qu'il me tendit deux volumes. C'était la partition d'orchestre des Nozze di Figaro, dramma giocoso in quatro atti. Messo in musica dal Signor W. Mozart.

La reliure des volumes était aux armes de Louis XVIII, avec cette suscription en lettres d'or: Menus plaisirs du Roi. École royale de musique et de déclamation. Concours de 1822. Premier prix de piano décerné à M. Laurent.

Sur la première page, mon vénéré maître avait écrit ces lignes:

«Il y a trente-sept ans que j'ai remporté, comme toi, mon cher enfant, le prix de piano. Je ne crois pas te faire un cadeau plus agréable que de te l'offrir avec ma bien sincère amitié. Continue ta carrière et tu deviendras un grand artiste.

«Voilà ce que pensent de toi les membres du jury qui t'ont aujourd'hui décerné cette belle récompense.

«Ton vieil ami et professeur.

«LAURENT.»

N'est-ce pas un geste vraiment beau que de voir ce professeur vénéré rendre un tel témoignage à un jeune homme qui commençait à peine sa carrière?

CHAPITRE III

LE GRAND-PRIX DE ROME

J'avais donc obtenu un premier prix de piano. J'en étais, sans doute, aussi heureux que fier, mais vivre du souvenir de cette distinction ne pouvait guère suffire; les besoins de la vie étaient là, pressants, inexorables, réclamant quelque chose de plus positif et surtout de plus pratique. Je ne pouvais vraiment plus continuer à recevoir l'hospitalité de ma chère sœur, sans subvenir à mes dépenses personnelles. Je donnai donc, pour aider à la situation présente, quelques leçons de solfège et de piano dans une pauvre petite institution du quartier. Maigres ressources, grandes fatigues! Je vécus ainsi, d'une existence précaire et bien pénible. Il m'avait été offert de tenir le piano dans un des grands cafés de Belleville; c'était le premier où l'on fît de la musique, intermède inventé, sinon pour distraire, du moins pour retenir les consommateurs. Cela m'était payé trente francs par mois!

Quantum mutatus... Avec le poète, laissez que je le constate; quels changements, mes chers enfants, depuis lors! Aujourd'hui, rien que se «présenter» à un concours vaut aux jeunes élèves leurs portraits dans les journaux; on les sacre d'emblée grands hommes, le tout accompagné de quelques lignes dithyrambiques, bien heureux quand à leur triomphe, qu'on exalte, on n'ajoute pas le mot colossal!... C'est la gloire, l'apothéose dans toute sa modestie.

En 1859, nous n'étions pas glorifiés de cette façon!...

Mais la Providence, certains diraient le Destin, veillait.

Un ami, encore de ce monde, et j'en ai tant de joie, me procura quelques meilleures leçons. Cet ami n'était pas de ceux que je devais connaître plus tard: tels les amis qui ont surtout besoin de vous; les amis qui s'éloignent lorsque vous avez à leur parler d'une misère à soulager; enfin, les amis qui prétendent toujours vous avoir défendu la veille, d'attaques malveillantes, afin de faire valoir leurs beaux sentiments et de vous affliger en vous redisant, en même temps, les paroles blessantes dont vous avez été l'objet. J'ajoute qu'il me reste cependant de bien solides amitiés que je trouve aux heures de lassitude et de découragement.

Le Théâtre-Lyrique, alors boulevard du Temple, m'avait accepté dans son orchestre comme timbalier. De son côté, le brave père Strauss, chef d'orchestre des bals de l'Opéra, me confia les parties de tambour, timbales, tam-tam, triangle et autres tout aussi retentissants instruments. C'était une grosse fatigue pour moi que de veiller, tous les samedis, de minuit à six heures du matin; mais tout cela réuni fit que j'arrivais à gagner, par mois, 80 francs! J'étais riche comme un financier... et heureux comme un savetier.

Fondé par Alexandre Dumas père, sous la dénomination de Théâtre-Historique, le Théâtre-Lyrique fut créé par Adolphe Adam.

J'habitais, alors, au numéro 5 de la rue Ménilmontant, dans un vaste immeuble, sorte de grande cité. A mon étage, j'avais, pour voisins, séparés par une cloison mitoyenne, des clowns et des clownesses du Cirque Napoléon, voisinage immédiat de notre maison.

De la fenêtre d'une mansarde, le dimanche venu, je pouvais me payer le luxe, gratuitement bien entendu, des bouffées orchestrales qui s'échappaient des Concerts populaires que dirigeait Pasdeloup dans ce cirque. Cela avait lieu lorsque le public, entassé dans la salle surchauffée, réclamait à grands cris: de l'air!... et que, pour lui donner satisfaction, on ouvrait les vasistas des troisièmes.

De mon perchoir, c'est bien le mot, j'applaudissais, avec une joie fébrile, l'ouverture du Tannhæuser, la Symphonie fantastique, enfin la musique de mes dieux: Wagner et Berlioz.

Chaque soir, à six heures—le théâtre commençait très tôt—je me rendais, par la rue des Fossés-du-Temple, près de chez moi, à l'entrée des artistes de Théâtre-Lyrique. A cette époque, le côté gauche du boulevard du Temple n'était qu'une suite ininterrompue de théâtres; je suivais donc, en les longeant, les façades de derrière des Funambules, du Petit-Lazari, des Délassements-Comiques, du Cirque Impérial et de la Gaîté. Qui n'a point connu ce coin de Paris, en 1859, ne peut s'en faire une idée.

Cette rue des Fossés-du-Temple, sur laquelle donnaient toutes les entrées des coulisses, était une sorte de Cour des Miracles, où attendaient, grouillant sur le trottoir mal éclairé, les figurants et les figurantes de tous ces théâtres; puces et microbes vivaient là dans leur atmosphère; et même dans notre Théâtre-Lyrique, le foyer des musiciens n'était qu'une ancienne écurie où l'on abritait jadis les chevaux ayant un rôle dans les pièces historiques.

A côté de cela, quelles ineffables délices, quelle récompense enviable pour moi, quand j'étais à ma place dans le bel orchestre dirigé par Deloffre! Ah! ces répétitions de Faust! Quel bonheur indicible, lorsque, du petit coin où j'étais placé, je pouvais, à loisir, dévorer des yeux notre grand Gounod, qui, sur la scène, présidait aux études!

Que de fois, plus tard, quand, côte à côte, nous sortions des séances de l'Institut—Gounod habitait place Malesherbes—nous en avons reparlé de ce temps où Faust, aujourd'hui plus que millénaire, était tant discuté par la presse, et pourtant tellement applaudi aussi, par ce cher public qui se trompe rarement.

Vox populi, vox Dei!

Je me souviens aussi, étant à l'orchestre, d'avoir participé aux représentations de la Statue, de Reyer. Quelle superbe partition! Quel succès magnifique!

Je crois voir encore Reyer, dans les coulisses, durant certaines représentations, trompant la vigilance des pompiers, fumant d'interminables cigares. C'était une habitude qu'il ne pouvait abandonner. Je lui entendis, un jour, raconter que, se trouvant dans la chambre de l'abbé Liszt, à Rome, dont les murailles étaient garnies d'images religieuses, telles celles du Christ, de la Vierge, des saints Anges, et qu'ayant produit un nuage de fumée qui remplissait la chambre, il s'attira du grand abbé cette réponse aux excuses qu'il lui avait faites, assez spirituellement d'ailleurs, en lui demandant si la fumée n'incommodait pas ces «augustes personnages».—«Non, fit Liszt, c'est toujours un encens!»

J'eus encore, durant six mois, dans les mêmes conditions de travail, l'autorisation de remplacer un de mes camarades de l'orchestre du Théâtre-Italien, Salle Ventadour (aujourd'hui, Banque de France).

Si j'avais entendu l'admirable Mme Miolan-Carvalho dans Faust, le chant par excellence, je connus alors des cantatrices tragédiennes comme la Penco et la Frezzolini, des chanteurs comme Mario, Graziani, Delle Sedie, et un bouffe comme Zucchini!

Aujourd'hui, que ce dernier n'est plus, notre grand Lucien Fugère, de l'Opéra-Comique, me le rappelle complètement: même habileté vocale, même art parfait de la comédie.

Mais le moment du concours de l'Institut approchait. Nous devions, pendant notre séjour en loge, à l'Institut, payer les frais de nourriture pendant 25 jours et la location d'un piano. J'esquivai de mon mieux cette tuile. Je la prévoyais, d'ailleurs. Quelque argent, toutefois, que j'eusse pu mettre de côté, cela ne pouvait suffire, et, sur le conseil qu'on me donna (les conseilleurs sont-ils jamais des payeurs?), j'allai rue des Blancs-Manteaux porter, au Mont-de-Piété, ma montre... en or. Elle garnissait mon gousset depuis le matin de ma première communion. Elle devait, hélas! bien peu peser, car l'on ne m'en offrit que... 16 francs!!! Cet appoint, cependant, me vint en aide et je pus donner à notre restaurateur ce qu'il réclamait.

Quant au piano, la dépense était si exorbitante: 20 francs! que je m'en dispensai. Je m'en passai d'autant plus facilement que je ne me suis jamais servi de ce secours pour composer.

Pouvais-je me douter que mes voisins de loge, tapant sur leur piano et chantant à tue-tête m'auraient à ce point incommodé! Impossible de m'étourdir ni de me dérober à leurs sonorités bruyantes puisque je n'avais pas de piano et que, par surcroît, les couloirs des greniers où nous logions étaient d'une acoustique rare.

Il m'est souvent arrivé, lorsque, le samedi, je me rends aux séances de l'Académie des Beaux-Arts, de jeter un coup d'œil douloureux sur la fenêtre grillée de ma loge, qu'on aperçoit de la cour Mazarine, à droite, dans un renfoncement. Oui, mon regard est douloureux, car j'ai laissé derrière ces vieilles grilles les plus chers et les plus émouvants souvenirs de ma jeunesse, et elles me font réfléchir aux douloureux instants de ma vie déjà si longue...

En 1863, donc, reçu le premier au concours d'essai,—chœur et fugue—je conservai cet ordre dans l'exécution des cantates. La première épreuve eut lieu dans la grande salle de l'École des Beaux-Arts. On y pénétrait par le quai Malaquais.

Le jugement définitif fut rendu, le lendemain, dans la salle des séances habituelles de l'Académie des Beaux-Arts.

J'eus pour interprètes Mme Van den Heuvel-Duprez, Roger et Bonnehée, tous les trois de l'Opéra. De tels artistes devaient me faire triompher. C'est ce qui arriva.

Ayant passé le premier—nous étions six concurrents—et, comme à cette époque on n'avait pas la faveur d'assister à l'audition des autres candidats, j'allai errer à l'aventure dans la rue Mazarine... sur le pont des Arts... et, enfin dans la cour carrée du Louvre. Je m'y assis sur l'un des bancs de fer qui la garnissent.

J'entendis sonner cinq heures. Mon anxiété était grande. «Tout doit être fini, maintenant!» me disais-je en moi même... J'avais bien deviné, car, tout à coup, j'aperçus sous la voûte un groupe de trois personnes qui causaient ensemble et dans lesquelles je reconnus Berlioz, Ambroise Thomas et M. Auber.

La fuite était impossible. Ils étaient devant moi, comme me barrant presque la route.

Mon maître bien-aimé, Ambroise Thomas, s'avança et me dit: «Embrassez Berlioz, vous lui devez beaucoup de votre prix!». «Le prix! m'écriai-je avec effarement, et la figure inondée de joie, J'ai le prix!!!...» J'embrassai Berlioz avec une indicible émotion, puis mon maître, et, enfin, M. Auber...

M. Auber me réconforta. En avais-je besoin? Puis il dit à Berlioz, en me montrant:

«Il ira bien ce gamin-là, quand il aura moins d'expérience!»

CHAPITRE IV

LA VILLA MÉDICIS

En 1863, les grands-prix de Rome pour la peinture, la sculpture, l'architecture et la gravure étaient Layraud et Monchablon, Bourgeois, Brune et Chaplein.

La coutume, suivie actuellement encore, voulait que nous partions tous réunis pour la villa Médicis, et visitions l'Italie.

Quelle nouvelle et idéale existence pour moi!

Le ministre des Finances m'avait fait remettre 600 francs et un passeport, au nom de l'empereur Napoléon III, signé Drouyns de Luys, alors ministre des Affaires étrangères.

Nous fîmes ensemble, mes nouveaux camarades et moi, les visites d'adieu prescrites par l'usage avant notre départ pour l'Académie de France à Rome, à tous les membres de l'Institut.

Le lendemain de Noël, dans trois landaus, en route pour nos visites officielles, nous parcourûmes Paris dans tous les quartiers, là où demeuraient nos patrons.

Ces trois voitures, remplies de jeunes gens, vrais rapins, j'allais dire gamins, que le succès avait grisés et qui étaient comme enivrés des sourires de l'avenir, produisirent un vrai scandale dans les rues.

Presque tous ces messieurs de l'Institut nous firent savoir qu'ils n'étaient pas chez eux. C'était un moyen d'éviter les discours.

M. Hirtoff, le célèbre architecte, qui demeurait rue Lamartine, y mettant moins de façons, cria de sa chambre à son domestique: «Mais dites-leur donc que je n'y suis pas!»

Nous nous rappelions qu'autrefois les professeurs accompagnaient leurs élèves jusque dans la cour des messageries, rue Notre-Dame-des-Victoires. Il arriva qu'un jour, au moment où la lourde diligence qui contenait les élèves entassés dans la rotonde, dont les places les moins chères étaient aussi celles qui vous exposaient le plus à toutes les poussières de la route, s'ébranlait pour le long voyage de Paris à Rome, l'on entendit M. Couder, le peintre préféré de Louis-Philippe, dire à son élève particulier, avec onction: «Surtout, n'oublie pas ma manière!» Chère naïveté, cependant bien touchante! C'est de ce peintre que le roi disait, après lui avoir fait une commande pour le musée de Versailles: «M. Couder me plaît. Il a un dessin correct, une couleur satisfaisante, et il n'est pas cher!»

Ah! la bonne et simple époque, où les mots avaient leur valeur et les admirations étaient justes sans les enflures apothéotiques, si je puis dire, d'aujourd'hui, dont on vous comble si facilement!

Cependant, je rompis avec l'usage et je partis seul, ayant donné rendez-vous à mes camarades, sur la route de Gênes, où je devais les retrouver en voiturin, énorme voiture de voyage traînée par cinq chevaux. J'en avais pour motifs, d'abord mon désir de m'arrêter à Nice, où mon père était enterré, puis d'aller embrasser ma mère, qui habitait alors Bordighera. Elle y occupait une modeste villa qui avait le grand agrément de se trouver en pleine forêt de palmiers dominant la mer. Je passai avec ma chère maman le premier jour de l'an, qui coïncidait avec l'anniversaire de la mort de mon père, des heures pleines d'effusion, pleines d'attendrissement. Il me fallut, toutefois, me séparer d'elle, car mes joyeux camarades m'attendaient en voiture, sur la route de la Corniche italienne, et mes larmes se séchèrent dans les rires. O jeunesse!...

Notre voiture s'arrêta d'abord à Loano, vers huit heures du soir.

J'ai avoué que j'étais gai quand même; c'est vrai, et pourtant j'étais en proie à d'indéfinissables réflexions, me sentant presque un homme, seul désormais dans la vie. Je me laissai aller au cours de ces pensées, trop raisonnables peut-être pour mon âge, tandis que les mimosas, les citronniers, les myrtes en fleurs de l'Italie me révélaient leurs troublantes senteurs. Quel contraste adorable pour moi, qui n'avais connu jusqu'alors que l'âcre odeur des faubourgs de Paris, l'herbe piétinée de ses fortifications et le parfum—je dis parfum—des coulisses aimées!

Nous passâmes deux jours à Gênes, y visitant le Campo-Santo, cimetière de la ville, si riche en monuments des marbres les plus estimés, et réputé comme le plus beau de l'Italie. Qui nierait après cela que l'amour-propre survit après la mort?

Je me retrouvai ensuite, un matin, sur la place du Dôme, à Milan, cheminant avec mon camarade Chaplain, le célèbre graveur en médailles, plus tard mon confrère à l'Institut. Nous échangeâmes nos enthousiasmes devant la merveilleuse cathédrale en marbre blanc élevée à la Vierge par le terrible condottière Jean-Galéas Visconti, en pénitence de sa vie. «A cette époque de foi, la terre se couvrit de robes blanches», comme l'a dit Bossuet, dont la grave et éloquente parole revient à ma pensée.

Nous fûmes très empoignés devant la Cène, de Léonard de Vinci. Elle se trouvait dans une grande salle ayant servi d'écurie aux soldats autrichiens, pour lesquels on avait percé une porte, ô horreur! abomination des abominations! dans le panneau central de la peinture même.

Ce chef-d'œuvre s'efface peu à peu. Avec le temps, bientôt, il aura complètement disparu, mais non comme la Joconde, plus facile à emporter, sous le bras, qu'un mur de dix mètres de haut sur lequel est peinte cette fresque.

Nous traversâmes Vérone et y accomplîmes le pèlerinage obligatoire au tombeau de la Juliette aimée par Roméo. Cette promenade ne donnait-elle pas satisfaction aux secrets sentiments de tout jeune homme, amoureux de l'amour? Puis Vicenze, Padoue, où, en contemplant les peintures de Giotto, sur l'Histoire du Christ, j'eus l'intuition que Marie-Magdeleine occuperait un jour ma vie; et enfin Venise!

Venise!... On m'aurait dit que je vivais réellement que je n'y aurais pas cru, tant l'irréel de ces heures passées dans cette ville unique m'enveloppait de stupéfaction. N'étant pas M. Bædeker, dont le guide trop coûteux n'était pas dans nos mains, ce fut par une sorte de divination que nous découvrîmes, sans indications, toutes les merveilles de Venise.

Mes camarades avaient admiré une peinture de Palma Vecchio, dans une église dont ils ne purent savoir le nom. Comment la retrouver au milieu des quatre-vingt-dix églises que compte Venise? Seul, dans une gondole, je dis à mon «barcaiollo» que j'allais à Saint-Zacharie; mais, n'y ayant pas aperçu le tableau, uneSanta Barbara