Diloy le chemineau

Comtesse de Ségur



À ma petite­fille Françoise de Pitray


Chère petite,


Je te dédie l’histoire du BON CHEMINEAU et de l’orgueilleuse Félicie. Prie tes frères et sœurs de te garder ce livre en attendant qu’il puisse t’intéresser.

Ta grand­mère qui t’aime beaucoup.


COMTESSE DE SÉGUR, née Rostopchine.



I – Félicie

 

MADAME D’ORVILLET.  – Voici  le beau  temps  revenu, mes enfants ; nous pouvons sortir.

LAURENT. – Où irons­-nous, maman ?

MADAME D’ORVILLET. – Allons faire une visite aux pauvres Germain ; le petit Germain était malade la dernière fois que nous l’avons vu ; nous irons savoir de ses nouvelles.

FÉLICIE. – Ce n’est pas la peine d’y aller nous-mêmes ; il vaut mieux y envoyer un des gens de la ferme.

MADAME  D’ORVILLET.  – C’est  bien  plus  aimable  d’y aller nous-mêmes. Notre visite leur fera plaisir à tous.

LAURENT.   – Et   puis,   ils   ont   des   cerisiers   magnifiques ;   les cerises doivent   être mûres, nous en  mangerons ;  c’est si bon des cerises !

FÉLICIE. – Oui, mais c’est si loin ! J’aime bien mieux qu’on nous en rapporte chez nous.

LAURENT. – Qu’est­-ce que tu dis donc ? Ce n’est pas loin du tout ;   c’est   à   dix   minutes   d’ici.   En   y   allant   nous-mêmes,   nous mangerons bien plus de cerises et nous choisirons les plus belles.

MADAME   D’ORVILLET.   – Voyons,   Félicie,   ne   fais   pas   la paresseuse ;   est-­ce   qu’une   petite   fille   de   près   de   douze   ans   doit trouver fatigante une promenade d’un quart d’heure, que ton frère de sept   ans   et   ta   sœur   de   cinq   ans   font   sans   cesse   sans   y   penser ? Préparez-­vous   à   sortir ;   je   vais   revenir   vous   chercher   dans   cinq minutes.   Anne   est   chez   sa   bonne,   il   faudrait   la   prévenir ;   va   la chercher, Félicie.

 

Mme   d’Orvillet   sortit,   et   Félicie   ne   bougea   pas   de   dessus   le fauteuil sur lequel elle était nonchalamment étendue.

LAURENT.   – Félicie,   tu   n’as   pas   entendu   que   maman   t’a   dit d’aller chercher Anne ?

FÉLICIE. – Je suis fatiguée.

LAURENT. – Fatiguée ! Tu n’as plus bougé depuis une heure… Mais lève-­toi donc, paresseuse ; tu vas voir que tu seras grondée.

FÉLICIE. – Vas­-y toi-même.

LAURENT. – Ce n’est pas à moi que maman l’a dit.

FÉLICIE. – Parce que tu es trop bête pour trouver quelqu’un.

LAURENT. – Alors, pourquoi veux-­tu que j’y aille ?

FÉLICIE. – Laisse­-moi tranquille ; je te dis que je suis fatiguée ; c’est bien la peine de se déranger pour ces gens­-là.

LAURENT.   – Comme   c’est  vilain  d’être  orgueilleuse !  Je  vais aller chercher Anne, mais je ne reviendrai pas t’avertir, et tu resteras à la maison ; tu t’ennuieras, et tu n’auras pas de cerises.

FÉLICIE. – Tu ne penses qu’à manger, toi ; avec des cerises on te ferait marcher pendant deux heures.

LAURENT. – J’aime mieux ça que d’être… je ne veux pas dire quoi, d’être comme toi.

Mme d’Orvillet rentre avec son chapeau et prête à partir.

– Eh bien ! vous n’êtes pas encore prêts, mes enfants ! Où est Anne ?

FÉLICIE  se   levant   de   dessus   son   fauteuil.   – Je   ne   sais   pas, maman ; je vais voir.

MADAME D’ORVILLET. – Je t’avais dit d’y aller ; pourquoi as­ tu attendu jusqu’à présent ?

LAURENT. – Elle dit qu’elle est fatiguée, et elle n’a pas bougé depuis que nous sommes rentrés.

MADAME   D’ORVILLET.   – Tu   es   donc   malade,   Félicie ? Pourquoi te sens-­tu si lasse sans avoir rien fait de fatigant ?

FÉLICIE. – Je ne suis pas malade, maman, mais je voudrais ne pas sortir.

MADAME   D’ORVILLET.   – Pourquoi   cela ?   Toi   qui   aimes   à faire de grandes promenades et qui es bonne marcheuse.

 Félicie rougit, baisse la tête et ne répond pas.

LAURENT,  bas,   s’approchant   de   sa   sœur.   – Je   parie   que   je devine… Veux-­tu que je dise ?

Félicie lui pince légèrement le bras et lui dit tout bas :

« Tais-­toi. »

MADAME D’ORVILLET. – Qu’est­-ce qu’il y a donc ? Pourquoi ris-­tu, Laurent ? Et toi, Félicie, pourquoi as­-tu l’air embarrassée ?

LAURENT. – Je ne peux pas vous le dire, maman : Félicie serait furieuse.

MADAME D’ORVILLET. – Alors, c’est quelque chose de mal.

FÉLICIE. – Pas du tout, maman ; c’est Laurent qui a des idées bêtes et qui…

LAURENT. – Ah ! j’ai des idées bêtes ? Comment sais-­tu qu’elles sont bêtes, puisque tu ne les connais pas ?

FÉLICIE. – Ce n’est pas difficile à deviner.

LAURENT. – Si tu devines, c’est que j’ai bien deviné ; et puisque tu me dis des sottises, je vais dire mon idée à maman. C’est par orgueil que tu fais semblant d’être fatiguée, pour ne pas aller savoir des nouvelles du petit Germain.

FÉLICIE, très rouge. – Ce n’est pas vrai ; c’est parce que je suis réellement fatiguée.

La maman commençait à croire que Laurent avait trouvé la vraie cause de la fatigue de Félicie, mais elle n’eut pas l’air de s’en douter.

MADAME D’ORVILLET. – Puisque tu es réellement fatiguée, tu resteras à la maison à te reposer ; j’irai voir les Germain avec Laurent et Anne ; de là nous irons faire une visite au château de Castelsot…

FÉLICIE, vivement. – Vous irez à Castelsot ? Je voudrais bien y aller aussi ; j’aime beaucoup Mlle Cunégonde et M. Clodoald.

MADAME D’ORVILLET. – Comment veux­-tu y aller, fatiguée comme tu l’es ? C’est deux fois plus loin que la maison de Germain.

FÉLICIE. – Je me sens mieux maintenant ; je crois que marcher me fera du bien.

MADAME D’ORVILLET. – Non, non, mon enfant, il faut bien te reposer ; ce soir, tu feras une petite promenade dans les champs ; ce sera bien assez.

 FÉLICIE. – Oh ! maman, je vous en prie ! Je vous assure que je me sens très bien.

MADAME D’ORVILLET. – Tu seras mieux encore ce soir. Va rejoindre ta bonne. Viens, Laurent ; allons chercher la petite Anne et partons.

Félicie, restée seule, se mit à pleurer.

« C’est ennuyeux que maman ne m’ait pas dit qu’elle irait chez Cunégonde  et Clodoald ; je  parie  qu’elle  l’a fait exprès pour me punir. Si j’avais pu le deviner, je n’aurais pas fait semblant d’être fatiguée.   Ces   visites   chez   les   bonnes   gens   du   village   sont   si ennuyeuses ! Et puis, comme le disait Cunégonde l’autre jour, ils ne sont pas élevés comme nous ; ils sont ignorants, sales ; ils n’osent pas bouger. Anne et Laurent prétendent qu’ils sont amusants, moi je les trouve ennuyeux et bêtes… Mais, tout de même, j’aurais été chez les Germain si j’avais su que maman voulait aller  à Castelsot en sortant   de   chez   eux…   Qu’est-­ce   que   je   vais   faire   toute   seule   à présent ?… Mon Dieu, que je suis donc malheureuse !… (Félicie bâille). Je m’ennuie horriblement… Je vais appeler ma bonne. »

Félicie ouvre la porte et appelle :

« Ma bonne !… ma bonne !… Elle ne vient pas. Ma bonne !… Viens vite ! Je suis toute seule !… Elle ne m’entend pas ! Je crois qu’elle le fait exprès ! Ma bonne ! ma bonne ! »

LA BONNE,  arrivant. – Qu’est­-ce qu’il y a donc ? C’est vous, Félicie ; par quel hasard êtes-­vous ici toute seule ? Je vous croyais sortie avec votre maman.

FÉLICIE. – On m’a laissée toute seule.

LA BONNE. – Pourquoi cela ? Pourquoi votre maman ne vous a­ t­elle pas emmenée ?

FÉLICIE. – Parce qu’elle croyait que j’étais fatiguée.

LA BONNE. – Fatiguée de quoi donc ? Qu’avez-­vous fait pour être fatiguée ?

FÉLICIE. – Rien du tout. C’est que je ne voulais pas aller chez les Germain, et j’ai dit que j’étais fatiguée. Et puis maman a dit qu’elle irait   chez   Mme   la   baronne   de   Castelsot ;   elle   n’a   pas   voulu m’emmener, et elle m’a laissée toute seule avec toi. Cela ne m’amuse  pas, tu penses bien.

LA BONNE. – Ni moi non plus, je vous assure. Mais pourquoi ne vouliez-­vous pas aller chez les Germain ?

FÉLICIE.. – Parce que c’est humiliant d’aller faire des visites à ces gens­-là, qui sont des gens de rien.

LA BONNE. – Je ne vois rien d’humiliant d’aller chez ces gens­ là,   comme   vous   les   appelez ;   ce   sont   de   très   braves   gens,   bien meilleurs à voir que les Castelsot, qui sont de vrais sots ; ils portent bien leur nom.

FÉLICIE. – Je te prie de ne pas parler si impoliment de M. le baron et de Mme la baronne de Castelsot ; ce sont des gens comme il faut, et j’aime beaucoup M. Clodoald et Mlle Cunégonde.

LA BONNE. – Des petits insolents, orgueilleux, mal élevés, qui vous donnent de très mauvais conseils. On les déteste dans le pays, et on a bien raison… Et qu’allez-­vous faire à présent ?

FÉLICIE. – Je ne ferai rien du tout ; je ne veux pas causer avec toi, parce que tu parles mal de mes amis.

LA BONNE. – Je ne vous demande pas de causer avec moi ; je n’y tiens guère ; depuis quelque temps vous avez toujours des choses désagréables à dire. Ce n’est pas comme Anne et Laurent, qui sont aimables et polis ; ils ne méprisent personne, ceux­-là. Vous devriez faire comme eux, au lieu de prendre conseil de vos amis de Castelsot.

FÉLICIE. – Anne et Laurent n’aiment que les pauvres gens ; et moi, je ne veux pas jouer avec des gens mal élevés et au­-dessous de moi.

LA BONNE. – S’ils sont au-­dessous de vous pour la fortune, ils sont   au­-dessus   pour   la   bonté   et   la   politesse.   C’est   très   vilain   de mépriser les gens parce qu’ils sont pauvres ; vous vous ferez détester de tout le monde si vous continuez.

FÉLICIE. – Cela m’est bien égal que ces gens-­là me détestent ; je n’ai pas besoin d’eux et ils ont besoin de nous.

LA BONNE, sévèrement. – Mademoiselle Félicie, souvenez­-vous de la fable du Lion et du Rat. Le pauvre petit rat a sauvé le lion en rongeant les mailles du filet dans lequel le lion se trouvait pris, et dont il ne pouvait pas se dépêtrer malgré toute sa force. Il pourra bien vous arriver un jour d’avoir besoin d’un de ces pauvres gens que vous méprisez aujourd’hui.

FÉLICIE. – Ah ! ah ! ah ! je voudrais bien voir cela. Moi avoir besoin des Germain ou des Mouchons, des Frolet, des Piret ? Ah ! ah ! ah !

La bonne leva les épaules et la regarda avec pitié. Elle s’assit sur une chaise et se mit à travailler à l’ouvrage qu’elle avait apporté. Félicie bouda et s’assit  à l’autre bout de la chambre ; elle bâilla, s’ennuya et finit par appeler sa bonne.

« Viens donc m’amuser, ma bonne ; je m’ennuie. »

LA BONNE. – Tant pis pour vous ; je ne suis pas obligée de vous amuser. D’ailleurs, je suis trop au­-dessous de vous pour jouer avec vous.

FÉLICIE. – Maman te paye pour nous servir et pour nous amuser.

LA BONNE. – Votre maman paye mes services et je la sers de mon mieux, parce qu’elle me traite avec bonté, qu’elle me témoigne de l’amitié et qu’elle me parle toujours avec politesse. Je fais plus que je ne dois pour Anne et Laurent, qui m’aiment et qui sont gentils. Mais pour vous, qui êtes impolie et méchante, je ne fais tout juste que ce qui regarde mon service, et comme je viens de vous le dire, mon service ne m’oblige pas à vous amuser.

FÉLICIE. – Je le dirai à maman, et je lui dirai aussi comment tu parles de mes amis de Castelsot.

LA BONNE. – Dites ce que vous voudrez, et soyez sûre que, de mon côté, je raconterai à votre maman tout ce que vous venez de me dire.

FÉLICIE. – Quand je verrai mes amis, je leur dirai de ne jamais te prendre à leur service, si tu veux te placer chez eux.

LA BONNE. – Si jamais je quitte votre maman, ce n’est pas chez eux que je me présenterai, vous pouvez bien les en assurer.

Félicie continua à dire des impertinences à sa bonne, qui ne lui répondit plus et ne l’écouta pas. Après deux grandes heures d’ennui et de bâillements, elle entendit enfin la voix de sa maman qui entrait, et courut au­-devant d’elle.


II – La visite aux Germain

 

MADAME D’ORVILLET. – Eh bien ! Félicie, comment es­-tu à présent ? Toujours fatiguée ?

FÉLICIE. – Non, maman, pas du tout ; je voudrais bien sortir.

MADAME D’ORVILLET. – Je ne peux pas te promener, parce que je suis très fatiguée à mon tour ; mais tu peux sortir avec ta bonne.

FÉLICIE. – Je ne veux pas sortir avec ma bonne ; elle est d’une humeur de chien ; elle n’a fait que me gronder tout le temps ; elle n’a pas voulu jouer avec moi, ni m’aider à m’amuser.

MADAME D’ORVILLET. – Je parie que tu lui as dit quelque impertinence, comme tu fais si souvent.

FÉLICIE. – Non, maman ; seulement je n’ai pas voulu qu’elle dise du mal de mes amis de Castelsot ; c’est cela qui l’a mise en colère.

MADAME D’ORVILLET. – Cela m’étonne car je ne l’ai jamais vue en colère. Et quant à tes amis, tu sais que je n’aime pas à t’y mener souvent, à cause de leur sotte vanité.

Félicie rougit et détourna la conversation en demandant où étaient Laurent et Anne.

MADAME D’ORVILLET. – Ils sont restés chez les Germain ; ils s’y amusaient tant, que je les y ai laissés ; ta bonne ira les chercher dans une demi-heure.

FÉLICIE. – Ils s’y amusent ? Qu’est­-ce qu’ils font donc ?

MADAME D’ORVILLET. – Ils aident à cueillir des cerises que les Germain m’ont vendues pour faire des confitures. Si tu veux y  aller, je dirai à ta bonne de t’y mener tout de suite.

FÉLICIE. – Je veux bien ; je n’ai pas goûté, tout justement.

Mme d’Orvillet entra dans sa chambre et y trouva la bonne, qui travaillait encore.

MADAME D’ORVILLET. – Valérie, j’ai laissé les enfants chez les Germains ; Félicie a envie d’aller les y rejoindre, voulez­-vous l’y mener et les ramener tous dans une heure ?

LA BONNE. – Très volontiers, madame ; je crois que Félicie est assez punie par l’ennui qu’elle a éprouvé depuis deux heures.

MADAME D’ORVILLET. – Punie, de quoi donc ? Est­-ce qu’elle a été méchante ?

LA BONNE. – Pas précisément méchante, mais pas très polie ; et puis, elle m’a avoué qu’elle avait fait semblant d’être fatiguée, pour éviter l’humiliation de faire une visite aux Germains, qu’elle trouve trop au-­dessous d’elle.

MADAME D’ORVILLET. – Je m’en doutais ; c’est pourquoi je n’ai pas voulu l’emmener quand elle a changé d’avis. Où prend­-elle ces sottes idées, que n’ont pas Laurent et Anne, quoiqu’ils soient bien plus jeunes qu’elle.

LA BONNE. – Je crois, madame, que les Castelsot y sont pour quelque chose ; elle aime beaucoup à voir Mlle Cunégonde et M. Clodoald ;   et   madame   sait   comme   ils   sont   orgueilleux   et impertinents.

MADAME D’ORVILLET. – Vous avez raison ; elle les verra de moins en moins.

LA BONNE. – Madame fera bien ; l’orgueil se gagne, comme les maladies de peau ; en visitant les malades, on gagne leurs maladies.

Félicie entra et dit avec humeur :

« Est­-ce que ma bonne refuse de me mener chez les Germain ? Elle trouve peut­-être que ce n’est pas dans son service, comme elle me disait tout à l’heure.

– Félicie ! répondit la maman avec sévérité, pas d’impertinence. Je veux que tu sois polie avec ta bonne, qui est chez moi depuis ta naissance et qui vous a tous élevés. Tu dois la respecter, et je veux que tu lui obéisses comme à moi. »

 LA BONNE. – Mademoiselle Félicie, il entre dans mon service d’obéir à votre maman et de lui être agréable. Je suis prête à vous accompagner.

La bonne et Félicie sortirent et se mirent en route pour rejoindre Laurent et Anne. Félicie ne parlait pas, la bonne non plus ; Félicie s’ennuyait et ne savait comment faire pour rendre  à sa bonne sa gaieté   accoutumée ;   elles   arrivèrent   donc   silencieusement   dans   le petit pré qui précédait la maison des Germain ; Félicie put entendre les cris de joie que poussaient les enfants ; elle courut à la barrière qui séparait le jardin d’avec la prairie, et vit le petit Germain et son père   grimpés   dans   un   cerisier ;   Laurent   et   Anne   ramassaient   les cerises qui tombaient comme grêle autour d’eux.

La mère Germain les aidait de son mieux.

« Nous arrivons pour vous aider ! » cria la bonne en ouvrant la barrière.

– Ma bonne ! ma bonne ! s’écrièrent à leur tour les enfants, en courant au­-devant d’elle. Viens vite ! nous avons bientôt fini, mais nous sommes fatigués.

LAURENT.   – Nous   en   avons   cueilli   et   ramassé   près   de   vingt livres.

ANNE. – Et maman en a demandé beaucoup.

LA BONNE. – Le petit Germain va donc bien ?

MÈRE   GERMAIN.   – Très   bien,   mademoiselle ;   bien   des remerciements ; la potion que Mme la comtesse lui a donnée l’autre jour a enlevé la toux comme avec la main.

LA   BONNE.   – J’en   suis   bien   aise ;   madame   a   toujours   des recettes excellentes.

MÈRE GERMAIN. – Pour ça, oui, mademoiselle ; et c’est qu’elle les donne sans les faire payer ; pour nous autres pauvres gens, c’est une grande chose ; quand on a de la peine à gagner sa vie, on regarde à tout ; la moindre dépense extraordinaire nous gêne.

FÉLICIE. – Trois ou quatre sous ne peuvent pas vous gêner ?

MÈRE GERMAIN. – Pardon, mam’selle ; quatre sous c’est le sel de la semaine, ou bien le pain d’un repas ; il ne faut pas que ça se répète souvent pour gêner.

 FÉLICIE. – Mais vous gagnez de l’argent ; ainsi les cerises que vous abattez, vous vous gardez bien de les donner, vous les vendez à maman.

MÈRE GERMAIN, tristement. – Mon Dieu ! oui mam’selle ; il le faut   bien.   Je   serais   bien   heureuse   de   vous   les   offrir,   mais   votre maman ne voudrait pas les accepter, parce qu’elle sait bien que nous faisons argent de tout, et que nous le faisons par nécessité.

Laurent et Anne paraissaient mal à l’aise ; la bonne parlait bas à Félicie,   qui   la   repoussait   du   coude.   Le   père   Germain   et   son   fils étaient descendus de l’arbre ; la joie avait disparu ; Félicie regardait les pauvres Germain de son air hautain : tout le monde se sentait gêné.

Enfin, la mère Germain prit un panier de cerises et en offrit à Félicie.

« Si mademoiselle voulait bien goûter de nos cerises. Elles sont bien mûres. »

Félicie en saisit une poignée sans remercier, et s’assit au pied d’un arbre pour les manger commodément.

« Et vous autres, dit­-elle à Laurent et à Anne, vous n’en mangez pas ? »

LAURENT. – Nous en avons déjà mangé.

FÉLICIE, d’un air moqueur. – Les avez­-vous comptées ?

LAURENT. – Non ; pourquoi les compter ?

FÉLICIE, ricanant. – Pour savoir combien maman devra payer.

LA BONNE. – Oh ! Félicie, vous êtes encore plus méchante que je ne le croyais !

ANNE. – Pourquoi es-­tu venue ? Tu aurais dû rester à la maison.

LAURENT. – Depuis que tu es arrivée, on ne rit plus, on ne cause plus ; tu as gâté notre plaisir.

Félicie   continua   à   manger   ses   cerises ;   Laurent   et   Anne cherchèrent à égayer le petit Germain, qui regardait ses parents avec inquiétude. La bonne s’avança vers le père et la mère Germain, et, les emmenant à l’écart :

« Ne vous affligez pas, mes bons amis, leur dit-­elle, des paroles impertinentes de cette petite fille. Si madame était ici, elle la punirait  d’importance ; mais je les lui redirai, et je vous réponds qu’elle saura bien l’empêcher de recommencer. »

MÈRE GERMAIN. – Je vous en prie, mademoiselle Valérie, n’en dites rien à madame ; je serais bien chagrine que Mlle Félicie fût punie à cause de moi ; elle dit tout cela sans y penser, sans méchante intention.

LA   BONNE.   – Si   fait,   si   fait ;   je   la   connais ;   elle   se   plaît   à humilier les gens ; il faut qu’elle soit humiliée à son tour.

MÈRE   GERMAIN.   – Oh !   mademoiselle   Valérie,   quel   bien retirerons-­nous de la voir humiliée ? Si elle a parlé sans vouloir nous blesser,   elle   ne   mérite   pas   d’être   punie,   et   si   elle   a   voulu   nous chagriner,   c’est   qu’elle   n’a   pas   bon   cœur,   et   la   punition   ne   la changera pas.

LA BONNE. – C’est égal, je m’en plaindrai tout de même à sa mère.   Son   cœur   n’en   deviendra   peut­-être   pas   meilleur,   mais   elle n’osera toujours pas recommencer.


III – Le chemineau

 

Félicie avait mangé ses cerises ; elle appela sa bonne. « Ma bonne, il faut nous en aller ; il y a longtemps que nous sommes ici ; maman a dit que nous soyons revenus dans une heure. »

LAURENT. – Oh non ! pas encore, ma bonne ; nous ramasserons encore des cerises oubliées et puis nous les mettrons sur des feuilles de   chou,   dans   deux   grands   paniers,   pour   que   Germain   nous   les apporte. N’est-­ce pas, Germain, vous voulez bien les porter ? C’est trop lourd pour nous.

GERMAIN.   – Pour   ça,   oui,   et   de   grand   cœur,   mon   bon   petit monsieur Laurent.

FÉLICIE. – Tout cela sera trop long ; il faut nous en aller tout de suite.

LAURENT.   – Va-­t’en   seule   si   tu   veux,   nous   restons   avec   ma bonne.

FÉLICIE. – Je veux que ma bonne vienne avec moi.

LAURENT. – Non, elle ne s’en ira pas ; elle n’est pas obligée de t’obéir… Anne, aide-­moi à retenir ma bonne.

Laurent se cramponna à la robe de sa bonne ; Anne fit de même de l’autre côté. La bonne se mit à rire et les embrassa en disant :

« Vous n’avez pas besoin de me retenir de force, mes enfants, je n’ai pas envie de m’en aller. Vous avez encore un bon quart d’heure à  Dans les campagnes on appelle chemineaux les ouvriers étrangers au pays, qui travaillent aux chemins de fer. Restez ici. Félicie nous attendra. »

FÉLICIE. – Je n’attendrai pas et je m’en irai seule.

LA BONNE. – Et votre maman vous grondera ; sans compter que vous pouvez faire quelque mauvaise rencontre en chemin.

FÉLICIE. – Ça m’est bien égal ; je ne crains personne.

LA BONNE. – Mais, tout de même, vous nous attendrez ; je ne veux pas que vous vous en alliez seule, et je ne veux pas que Laurent et Anne soient privés pour vous de leur quart d’heure de récréation.

Félicie jeta sur sa bonne un regard moqueur et courut à la barrière, qu’elle ouvrit ; elle se précipita dans un chemin tournant bordé de haies,   qui   menait   jusqu’au   château ;   quand   la   bonne   arriva   à   la barrière, Félicie avait disparu.

La bonne revint près des deux enfants.

« Au fait, dit­-elle, je ne peux pas la retenir de force, et je ne peux pas laisser mes deux pauvres petits pour courir après elle ; elle court plus vite que moi. Je ne pense pas qu’il lui arrive d’accident ; il n’y a pas à se tromper de chemin ; d’ailleurs une petite fille de près de douze ans peut bien se tirer d’affaire, quand elle s’obstine à faire la grande dame. »

GERMAIN. – Tout de même, mademoiselle Valérie, j’ai bonne envie de lui faire escorte sans qu’elle s’en doute, en suivant l’autre côté de la haie jusqu’à l’avenue du château.

LA   BONNE.   – Je   veux   bien,   père   Germain :   je   serai   plus tranquille quand je vous saurai là. Emportez, par la même occasion, un de nos paniers de cerises qui est prêt ; nous vous préparons l’autre pour un second voyage ; c’est lourd à porter, vous en aurez assez d’un à la fois.

Germain alla chercher le panier et se dirigea par le même chemin qu’avait pris Félicie, mais de l’autre côté de la haie. Il marcha assez longtemps et sans se dépêcher, pour ne pas trop secouer ses cerises ; il ne rattrapait pas Félicie. À plus de moitié chemin il crut entendre des cris ; il s’arrêta, prêta l’oreille.

« Bien sûr, c’est quelqu’un qui crie. Pourvu que ce ne soit pas un malheur arrivé à Mlle Félicie ! Ce n’est pas que je lui porte grande amitié, mais sa maman en souffrirait, et je l’aime bien, celle-là. »

 Le père Germain s’était dépêché ; il n’entendait plus crier ; à un tournant   du   chemin   il   aperçut   un   chemineau   qui   arrivait   en chancelant à sa rencontre. « Mon brave homme, dit­-il quand ils se furent rejoints, j’ai entendu crier tout à l’heure ; sauriez­-vous ce que c’est ? »

LE CHEMINEAU, d’une voix avinée. – Si je le sais ! Je crois bien que je le sais ! Ah ! ah ! ah ! elle en a eu et c’était bien fait.

PÈRE GERMAIN, inquiet. – Qui ça, elle ? Qu’est-­il arrivé ?

LE   CHEMINEAU.   – Elle !   La   petite,   donc.   Elle   avait   beau gigoter, me cracher à la figure, elle l’a eu tout de même.

GERMAIN. – Mais quoi ? Qu’a-­t-­elle eu ? Expliquez­-vous donc, que je vous comprenne.

LE CHEMINEAU. – Il y a qu’une petite demoiselle courait ; le chemin était juste pour passer, à cause d’un tas de fagots versés au milieu  du passage.  La  petite  était  embarrassée pour enjamber  les fagots. Moi qui suis bonhomme et affectionné aux enfants, je lui prends les mains pour lui venir en aide ; elle me dit :

» – Ne me touchez pas, vieux sale !

» Elle arrache ses mains des miennes ; la secousse la fait tomber.

Moi qui suis bonhomme et affectionné aux enfants, je lui pardonne sa sottise et veux la relever ; elle me détale un coup de pied en plein visage en criant :

»   – Je   ne   veux   pas   qu’un   paysan   me   touche ;   laissez-­moi, malpropre, grossier, dégoûtant !

» Ah mais ! c’est que, moi qui suis bonhomme, je commençais à ne pas être trop content. Plus je la tirais, plus elle m’agonisait de sottises, plus elle jouait des pieds et des mains.

»   – Finissez,   mam’selle,   que   je   lui   dis ;   je   suis   bonhomme   et j’affectionne les enfants, mais quand ils sont méchants, je les corrige, toujours par affection.

» – Osez me toucher, rustre, et vous verrez.

» Puis la voilà qui se met à me cracher à la figure.

» Pour le coup, c’était trop fort ; je casse une baguette, j’empoigne la petite et je la corrige. Quand je vois qu’elle en a assez, je la pose à terre.

 » – Vous voyez, mam’selle, que je lui ai dit, comme j’affectionne les enfants. Vous voilà corrigée ; je suis bonhomme, je n’ai pas été trop fort ; ne recommencez pas.

» Elle est partie comme une flèche, et voilà.

Le chemineau riait ; Germain était consterné. Ce chemineau, qu’il ne connaissait pas, était évidemment ivre et n’avait pas son bon sens. Il oublierait sans doute ce qui s’était passé. Germain pensa que pour lui-même le mieux était de n’en pas parler.

« Mlle Félicie ne s’en vantera pas, je suppose ; elle serait trop humiliée d’avouer qu’elle a été battue par un chemineau ; monsieur et madame en seraient désolés. Décidément, je n’en dirai rien. »

Et   le   brave   Germain   continua   son   chemin.   En   approchant   de l’avenue du château, il trouva Félicie assise au pied d’un arbre. Il s’approcha d’elle.

FÉLICIE,  durement.   – Que   voulez­-vous ?   Pourquoi   venez-­vous ici ? Pourquoi êtes­-vous venu avant ma bonne ?

GERMAIN. – J’apporte un panier de cerises, mademoiselle. Il y en a un second ; ils étaient un peu lourds, j’ai mieux aimé faire deux voyages   que   les   mettre   ensemble   sur   une   brouette ;   les   cerises n’aiment pas à être secouées, vous savez. Où faut­-il les porter ?

FÉLICIE,  de   même.   – Je   n’en   sais   rien ;   demandez   aux domestiques.   Pourquoi   me   regardez­-vous ?   Pourquoi   m’avez-­vous suivie ? Avez­-vous rencontré quelqu’un ?

GERMAIN.   – Personne   que   je   connaisse,   mademoiselle.   Et mademoiselle n’a besoin de rien ?

FÉLICIE.   – Je   n’ai   besoin   de   personne ;   j’attends   ma   bonne. Laissez-­moi.

Le père Germain salua et continua son chemin.

« Si j’avais une fille comme Mlle Félicie, pensa-­t-­il, c’est elle qui en recevrait ! Le chemineau a bien fait de boire un coup de trop ; s’il avait été dans son bon sens, il n’aurait jamais osé… et pourtant elle le méritait bien. »

Félicie resta assise au pied de son arbre, réfléchissant sur ce qui s’était passé ; parfois des larmes de rage s’échappaient de ses yeux.

« Pourvu qu’on ne le sache pas ! se disait­-elle. Je mourrais de  honte !… Moi, fille du comte d’Orvillet, battu par un paysan !… Jamais je ne sortirai seule… Ma bonne aurait dû me reconduire ; c’est   très   mal   à   elle   de   m’avoir   laissée   revenir   seule…   Et   ces imbéciles de Germain qui n’avaient rien à faire, ils auraient bien pu m’accompagner… Et comme c’est heureux que ce Germain ne soit pas venu cinq minutes plus tôt pendant que ce brutal paysan me battait ! Il aurait été enchanté ; il l’aurait raconté à tout le village. C’est si grossier, ces paysans ! Clodoald me le disait bien l’autre jour. Ils ne sentent rien, ils ne comprennent rien… Aïe ! le dos et les épaules me font un mal ! Je ne peux pas me redresser… J’ai mal partout. Ce méchant homme ! Si je pouvais me venger, du moins… Mais je ne peux pas ; il faut que je me taise… Tout le monde se moquerait de moi. »

Félicie se mit à pleurer, le visage caché dans ses mains. Elle ne vit pas approcher sa bonne, son frère et sa sœur, qui s’étaient arrêtés devant elle et qui la regardaient pleurer.

LAURENT. – Qu’est-­ce que tu as donc ? Pourquoi pleures­-tu ?

Félicie se leva avec difficulté.

FÉLICIE. – Je ne pleure pas, pourquoi veux­-tu que je pleure ?

ANNE. – Mais ton visage est tout mouillé, pauvre Félicie.

FÉLICIE,  embarrassée.   – Je   m’ennuie.   Vous   avez   été   si longtemps à revenir.

ANNE. – Pourquoi n’es-­tu pas rentrée à la maison ?

FÉLICIE, de même. – J’avais peur que maman ne… ne… grondât ma bonne pour m’avoir laissée revenir seule.

LAURENT. – Mais ce n’était pas la faute de ma bonne. C’est toi qui t’es sauvée ; ma bonne ne pouvait pas nous laisser chez Germain pour courir après toi.

LA BONNE. – Si c’est pour moi que vous pleuriez, Félicie, vous pouvez sécher vos larmes, car je n’ai rien fait pour être grondée, et je ne crains rien.

LAURENT. – Dis tout simplement la vérité ; c’est toi qui as peur d’être grondée.

FÉLICIE. – Pas du tout ; tu m’ennuies.

LAURENT, riant. – Parce que je te dis la vérité.

LA BONNE. – Allons, rentrons, mes enfants ; je crois que nous sommes en retard.

Félicie se remit à marcher, mais elle allait lentement et restait en arrière.

LAURENT. – Avance donc ! Comme tu vas lentement ! Maman ne sera pas contente ; tu vas nous faire arriver trop tard.

Anne se retournait de temps en temps.

ANNE. – Ma bonne, je t’assure que Félicie a mal ; je crois qu’elle est tombée et qu’elle ne veut pas le dire.

La bonne regarda Félicie.

LA BONNE. – Non ; elle boude et fait semblant d’être fatiguée, comme tantôt avec votre maman.

Ils arrivèrent enfin ; Mme d’Orvillet gronda un peu, parce qu’on était en effet en retard d’une demi-heure. Personne ne dit rien ; la bonne ne parla pas de ce qui s’était passé chez les Germain, ni de l’escapade de Félicie.


IV – Le chemineau s’explique

 

Trois jours après on alla en  promenade  du côté  de Castelsot ; Mme d’Orvillet n’y avait pas été le jour de la visite de Germain ; à moitié   chemin   on   rencontra   M.   et   Mme   de   Castelsot   avec   leurs enfants.

LE BARON. – Bien heureux de vous rencontrer, chère comtesse ; nous allions chez vous.

LA BARONNE. – Et vous veniez sans doute chez nous : j’espère que   vous   voudrez   bien   entrer   à   Castelsot   pour   vous   reposer   et prendre quelques rafraîchissements.