Seul, immobile dans l’éblouissant décor de ce salon somptueux, tout raide sous la robe rouge que couvrent quinze cent mille livres de dentelles et de diamants, vous le prendriez pour quelque sombre et magnifique personnage de Philippe de Champagne qu’une douleur aurait fait vivre un instant et descendre de son cadre d’or...
Cet homme porte un nom formidable.
Il s’appelle Richelieu !
Le palais Cardinal est à peine achevé. En cette matinée de mars 1626, Richelieu l’inaugure par une solennelle messe que lui-même va dire en sa chapelle où il a convié la cour, ses amis, ses ennemis, tous, pour leur montrer son faste et les fasciner de son opulence. Et voici ce qu’en cette minute il râle au fond de sa pensée :
« Elle ne vient pas !... Par un laquais comme à un laquais, elle m’a signifié que peu lui importe cette cérémonie, consécration de ma puissance !... Elle m’écrase de son dédain. Ô ma reine !... Que faire ? Qu’entreprendre ? Avenir de splendeur, joies de la richesse et du pouvoir illimités, Richelieu vous donnerait, et son sang et sa vie, pour un regard d’Anne d’Autriche !... C’est fini... elle ne viendra pas ! »
Dans cette seconde, une voix, près de lui, murmure :
« Monseigneur, Sa Majesté la reine vient d’arriver à la chapelle !... »
Le cardinal sursaute... Devant lui s’incline un moine, tête osseuse, anguleuse, sourire cynique ou ingénu, œil naïf ou impudent, je ne sais quelle tournure de spadassin sous le froc – un grand diable de capucin long et maigre qui fleure l’espion d’une lieue. Richelieu, très pâle, saisit le bras du moine et frémit :
« Corignan ! Corignan ! Que dis-tu ?
– Je dis que, si vous voulez, elle est à vous ! Monseigneur, je reviens du Louvre, et j’ai vu Mme de Givray, votre... ambassadrice accréditée auprès de la reine. Écoutez, Éminence : Catherine la Grande a eu les Tuileries ; le roi a son Louvre ; Marie de Médicis a le Luxembourg. Seule, Anne d’Autriche n’a rien !... Et vous, monseigneur, vous avez ce palais majestueux comme les Tuileries, vaste comme le Louvre, élégant comme le Luxembourg...
– Oh ! bégaie le cardinal enfiévré, quel rêve !... Oh ! s’il était possible qu’elle daignât...
– Accepter ?... Ah ! monseigneur, vous êtes un ministre génial, mais vous ne connaissez pas les femmes comme le pauvre frère Corignan !... J’ai donc placé mon petit mot à l’oreille de Mme de Givray. J’ai dit... ma foi ! j’ai eu cette audace de dire que ce palais qui étonne le monde n’a pas été bâti pour le cardinal, mais pour une illustre princesse, et...
– Achève ! achève ! palpite Richelieu.
– Et l’illustre princesse attend confirmation de mes paroles ! Monseigneur, quand voulez-vous que je porte au Louvre la lettre que vous allez écrire à la reine Anne d’Autriche ? »
Le cardinal étouffe un cri d’espoir insensé. Il ferme les yeux. Ses deux mains compriment sa poitrine.
« Ce soir... vers minuit... en mon hôtel de la place Royale... je t’attendrai ! »
À ce moment, un homme vêtu de noir s’écarte de la tenture derrière laquelle il écoutait, traverse le cabinet obscur où il guettait, passe dans une galerie, se perd dans les couloirs du palais Cardinal...
Frère Corignan s’est humblement incliné, puis s’est dirigé vers la porte du salon qu’il ouvre – et là, il se heurte à quelqu’un qui entre : gros, court sur jambes, sorte d’avorton ventru, glabre, autre physionomie d’espion.
« Rascasse ! gronde le capucin. Toujours dans mes jambes, donc !
– Corignan ! grince l’avorton. Toujours sur mes brisées, alors ! »
Et, dévorés de jalousie, les deux espions, en chœur, se menacent :
« On se reverra !... »
Richelieu est resté pantelant. Rascasse, tout couvert de poussière, voyageur qui n’a pas pris le temps de se débotter, s’avance en trottinant, multiplie les courbettes pour attirer l’attention de son maître...
Le cardinal l’aperçoit enfin. Aussitôt, amour, passion, furieux désir, tout disparaît de son esprit. Et soudain :
« Mme de Lespars ? »
L’espion laisse tomber ce seul mot :
« Morte !...
– Elle est morte... bien ! Dis-moi maintenant qui l’a aidée à mourir ?... »
Rascasse tressaille. Il est peut-être à l’heure décisive où un simple mensonge assure la vie d’un homme. Il lutte. Il hésite. Puis soudain, en lui-même :
« Bah ! M. de Saint-Priac, jamais, n’osera se dénoncer soi-même ! »
Et, tout pâle de la lourde charge qu’il se jette sur la conscience, il balbutie :
« C’est moi, monseigneur... moi !
– Rascasse, tu es un bon serviteur. Passe chez mon trésorier : il t’attend. Ce soir, en mon hôtel, tu me donneras le détail de ton voyage à Angers, et comment se passa la chose. Va, maintenant.
– Un instant, monseigneur. Je devrais être ici depuis quinze jours, Mme de Lespars ayant succombé le 23 février. Or, si je me suis attardé, c’est que j’ai cherché quelqu’un qui a disparu le lendemain des funérailles, quelqu’un que j’ai étudié un mois durant... et qui m’a glissé dans les mains au moment où j’allais... suffit : on la retrouvera !
– De qui, de quoi veux-tu parler ?
– Il s’agit de la fille de cette noble dame... il s’agit d’Annaïs de Lespars !
– Annaïs !... Cette enfant !...
– Cette enfant inspirait la mère ! gronde sourdement l’espion. Monseigneur, nous nous sommes trompés ! Il fallait laisser vivre la mère et tuer la fille ! Là était le danger, Éminence ! Elle m’a échappé. Sans quoi, elle aurait déjà rejoint sa mère. Où est-elle maintenant ? Elle vient à vous, peut-être ! Et si cela est, prenez garde... »
Richelieu a froncé les sourcils. Il médite, calcule, combine. Et, tout à coup, il redresse la tête. Il a trouvé !...
« Rascasse, as-tu vu, à Angers, ce baron de Saint-Priac ?
– Oui, monseigneur, répond l’espion qui réprime un frémissement. En même temps que moi, il s’est mis en route pour Paris, muni de la lettre d’audience qui lui permettra d’être admis sans retard auprès de Votre Éminence. Précieuse acquisition, monseigneur ! Vingt-trois ans, pas de scrupules, prêt à tout entreprendre, l’esprit vif, le bras solide, et, au bout de ce bras, une épée plus redoutable peut-être que celle du fameux Trencavel lui-même !
– Trencavel ? interroge le cardinal.
– Le maître en fait d’armes dont l’académie est la plus courue de Paris. Je le connais. Encore un que vous devriez acquérir, monseigneur !
– Nous verrons. Les rapports disent que ce Saint-Priac est épris de Mlle de Lespars. Est-ce vrai ?
– Il vendrait son âme au diable si le diable lui offrait Annaïs...
– Eh bien ! dit froidement Richelieu dont le regard s’illumine d’une funeste clarté, ne t’inquiète plus de cette enfant, Rascasse. Tu m’as débarrassé de la mère... Saint-Priac me débarrassera de la fille !...
– Et comment, monseigneur ?...
– En l’épousant ! » répond Richelieu dans un sourire aigu.
Et l’espion, l’homme des besognes de mort, Rascasse, ne put s’empêcher de frissonner !... Et lorsque, sur un signe, il se retire, il balbutie :
« Saint-Priac, époux d’Annaïs de Lespars !... Saint-Priac !... Horrible, ceci est horrible ! »
Alors, le cardinal de Richelieu frappe sur un timbre. Un valet solennel entre et ouvre toutes grandes les deux portes à double battant qui se font vis-à-vis. L’une donne sur une immense galerie, l’autre sur la chapelle. Le salon se remplit de gentilshommes, d’évêques, de chanoines, d’archevêques...
Richelieu saisit les insignes de sa dignité cardinalice, et s’avance entouré de ce grandiose cortège de prélats qui entonne un chant semblable aux hymnes de gloire. Dans la chapelle, prodige de luxe et d’art combinés, les orgues grondent, les nuées des encensoirs d’or massif montent dans la lumière des cierges que supportent des flambeaux incrustés de pierreries. C’est un tableau d’une incomparable magnificence. Et dans ce cadre, pareille à une vision de splendeur irréelle, c’est, chatoyante, rutilante, une assemblée d’une saisissante majesté : c’est Louis XIII, c’est Anne d’Autriche, ce sont Marie de Médicis et Gaston d’Anjou, Vendôme et Bourbon, les Condé, les Rohan, les Combalet, les d’Aiguillon, les Montpensier, les Chevreuse, Ornano, Soissons, Montmorency, Chalais, tout le grand armorial, la cour, toute la cour de France courbée devant un homme !...
Un instant, Richelieu s’est arrêté à l’entrée de la chapelle. Très droit, rayonnant et superbe, il voit toutes ces têtes illustres se baisser. Soudain, comme il va marcher à l’autel, il vacille : là-bas, au fond de la chapelle, il y a une femme qui demeure debout et le regarde en face, et le défie de toute son attitude !...
Une jeune fille. Blonde, avec des yeux noirs. Belle, fière.
Et lorsque le cardinal, d’un pas convulsif, monte vers le tabernacle, c’est d’une voix grelottante qu’il murmure :
« La fille d’Henri IV !... La fille de la morte !... Annaïs de Lespars !... »
Fille d’Henri IV !
Elle est donc sœur d’Alexandre de Bourbon et de César de Vendôme ? Sœur de Monsieur, duc d’Anjou ? Sœur de Louis XIII, roi de France ?...
Quel drame y a-t-il dans cette royale naissance ? Qui est cette Mme de Lespars dont nous venons d’apprendre l’assassinat ?
Celle qui porte ce nom d’Annaïs de Lespars est sortie de la chapelle au moment où commence la cérémonie. Par une héroïque bravade, elle a voulu crier des yeux au maître de tout et de tous :
« Me voici ! Garde-toi. Je me garde !... »
Elle va d’un pas noble et hardi, sans demander son chemin à personne, comme si elle connaissait les détours de ce palais, elle va jusqu’à ce que, dans une salle déserte, éloignée, elle trouve celui qui l’attend...
Et c’est l’homme vêtu de noir qui, du fond d’un cabinet, a écouté, entendu ce qui s’est dit entre le cardinal et le moine ! L’homme qui a surpris le terrible secret de l’amour de Richelieu pour la reine Anne d’Autriche !...
Alors, à mots rapides, fiévreux, Annaïs interroge. Cela dure deux minutes à peine, et l’homme, tout effaré, s’élance vers l’intérieur du palais, tandis qu’Annaïs de Lespars s’éloigne en murmurant :
« Le moine... ce soir... minuit... place Royale, oh ! je le tiens !... Ma mère, vous serez vengée ! »
Dehors, elle traverse de sombres groupes de peuple qui contemplent le palais neuf... Elle s’avance vers l’extrémité de la ville, dans la direction du Temple. Elle arrive rue Sainte-Avoye. À l’angle formé par la rue Courteau se dresse un hôtel qui paraît abandonné. D’un coup d’œil rapide, Annaïs s’assure que l’endroit est désert... elle va s’élancer vers cet hôtel où, coûte que coûte, il faut que nul ne la voie entrer... À ce moment, soudain débouche un cavalier... Il la voit, jette un cri, saute à terre, s’approche – et la jeune fille frémit :
« Le baron de Saint-Priac !... »
Costume d’élégance outrée, moustache rousse en crocs, cheveux presque rouges, lèvre hautaine, regard insolent, voilà le gentilhomme en raccourci.
« Le destin refuse de nous séparer, ricane-t-il d’une voix âpre, mordante. Je pars d’Angers, croyant vous avoir perdue à jamais. J’entre dans Paris. Et vous voici !... Vous avez eu tort d’essayer de me fuir ! »
La riposte d’Annaïs le cingle.
« Vous vous vantez. Pour vous fuir, il faudrait vous redouter. Or, vous ne m’êtes qu’odieux. Adieu, monsieur...
– Je ne vous quitte plus ! bégaie Saint-Priac avec une rage concentrée. Odieux ou non, vous m’entendrez ! Je vous aime ! Dix fois vous m’avez repoussé. Mais, maintenant, votre mère est morte. Il vous faut un bras pour vous y appuyer... Écoutez encore ! Ma fortune était belle – et elle va devenir magnifique : c’est le cardinal de Richelieu lui-même qui m’appelle ! Soyez baronne de Saint-Priac, et la cour vous est ouverte, une magique existence de plaisirs et d’honneurs se déroule devant vous !... Dites, oh ! dites... un mot... un mot !
– Vous me demandez un mot. Je voulais vous l’épargner. C’est vous qui me contraignez à le prononcer : baron de Saint-Priac, Annaïs de Lespars ne peut être la femme d’un voleur. »
Le gentilhomme demeure livide, stupéfié, foudroyé.
« Voleur !... Oui ! Et ce n’est pas le seul mot qui convienne !... Il y en a d’autres !... Peut-être saurez-vous un jour qui je suis... ce que je suis ! Voleur !... Ah ! vous savez cela, déjà ! Eh bien ! raison de plus pour que vous soyez mienne !
– Vous osez...
– J’ose tout ! rugit Saint-Priac. Puisque je te trouve, je te prends !... »
L’œil en feu, il se ramasse pour une ruée de truand, il lève la main... À cet instant, un homme bondit d’une porte voisine, un coup violent en plein visage repousse à quatre pas le baron de Saint-Priac, et une voix jeune, acerbe, ironique :
« Fi donc, mon gentilhomme ! Comment ne voyez-vous pas que vous ennuyez Madame ! »
Ivre de fureur, Saint-Priac se relève... regarde autour de lui : Annaïs de Lespars a disparu !... Le gentilhomme ne voit plus devant lui que l’inconnu dont la rude main vient de lui infliger cette sanglante leçon. Il s’avance, il bégaie :
« Vous portez l’épée ! En garde ! Tout de suite !...
– Un instant, monsieur ! dit froidement l’inconnu. Je veux bien me couper la gorge avec vous, mais non mourir sur l’échafaud. Il y a des édits, vous savez !
– Par l’enfer, c’est trop vrai !... balbutie Saint-Priac. Les édits !... Richelieu !... Ma lettre d’audience !... Ma fortune !... Oh ! qu’allais-je faire ? Où et quand, sans être vus ?...
– Demain, à la nuit tombante, dans la Courtille du Temple.
– Bon. Et maintenant, je veux savoir à qui je vais, demain, arracher le cœur pour mes chiens. Votre nom ?
– Le vôtre d’abord, s’il vous plaît ?
– Baron Hector de Saint-Priac !
– Et moi Trencavel ! dit l’inconnu en saluant. Trencavel, prévôt des académies de Florence et Milan, Murcie et Tolède, élève de Barvillars, directeur de l’académie de la rue des Bons-Enfants, maître en fait d’armes ! À demain, monsieur ! »
Saint-Priac esquisse un furieux geste de menace, puis s’élance sur son cheval. Le maître en fait d’armes hausse les épaules, rentre dans la maison d’où il vient de bondir, s’arrête un instant au pied du raide escalier de bois, et, la tête penchée, murmure :
« Elle ne m’a même pas regardé ! »
C’est vrai ! Elle ne l’a pas regardé. À peine l’a-t-elle vu. Au moment de l’intervention de Trencavel, sans chercher à savoir qui la sauve, Annaïs de Lespars n’a qu’une pensée : assurer sa rentrée sans que Saint-Priac puisse jamais savoir que cet hôtel l’abrite. Prompte comme l’éclair, elle a tourné l’angle de la rue Courteau et s’est jetée dans l’entrebâillement d’une porte qui, sans doute, n’attendait que son arrivée pour s’ouvrir et se refermer ensuite hermétiquement. Là, dans un large vestibule, elle se calme, se ressaisit. Son sein se gonfle. Elle palpite :
« Ce généreux inconnu qui va se battre pour moi... Oh !... je voudrais savoir qui il est... »
Le maître en fait d’armes est monté en haut de la maison, tout en haut et pénètre sous les toits, dans la claire mansarde qu’il a transformée en un charmant logis. Il court ouvrir une lucarne, se penche sur un grand et beau jardin, et :
« Vais-je la voir, comme je la vois depuis dix jours, assise sur ce banc ! »
Et ce jardin, c’est celui qui s’étend derrière l’hôtel qu’habite Annaïs de Lespars !
Deux hommes entrent dans la mansarde : l’un, de formes et de taille athlétiques, large figure joviale ; l’autre, froid, sobre de paroles et de gestes, incarnation de scepticisme hautain, gentilhomme à l’impeccable tenue. Trencavel se retourne, les deux mains tendues :
« Maître, dit le colosse, vous abandonnez donc votre académie ?
– Tu as pardieu raison, mon prévôt ! J’y vais, Montariol, j’y vais !...
– Trencavel, dit le gentilhomme avec flegme, je me suis enquis du nom de votre inconnue...
– Mauluys ! palpite Trencavel dans un cri. Cher comte !
– Elle s’appelle Annaïs de Lespars.
– Annaïs ! L’adorable nom qui va fleurir sur mes lèvres. Montariol, mon bon, demain soir, bataille ! Je me bats contre un certain Saint-Priac qui l’a insultée ! Annaïs !
– Oui, le nom est merveilleux. J’ai connu ce Saint-Priac en Anjou, dit Mauluys du bout des dents. C’est un spadassin.
– Qui est-il ?... Que fait-il à Paris ?...
– J’ignore. Mais tenez... interrogez donc mon valet... ce bon Verdure... Il vous dira ce qu’il sait sur ce Saint-Priac avec qui il a vécu quelque temps, et il en sait long. Tout ce que je puis vous dire, moi, c’est qu’il est capable de vous tuer.
– C’est le moment de vous refaire la main ! dit Montariol.
– J’y vais, prévôt ! Cher comte, merci de m’avoir apporté cette joie... »
C’est la nuit. Tout dort, sauf, pour nous, trois logis où se déroulent trois scènes différentes.
La première, en l’hôtel du cardinal de Richelieu, place Royale. La deuxième, en l’hôtel d’Annaïs de Lespars, rue Courteau. La troisième, en l’académie de la rue des Bons-Enfants où nous allons tout à l’heure retrouver Trencavel, le maître en fait d’armes, Montariol, son prévôt, et le comte de Mauluys, son étrange ami.
Place Royale, un immense cabinet de travail, tendu de rouge. C’est l’oratoire du cardinal !... C’est de là que, dans la journée, se sont élancés les espions chargés de découvrir Annaïs de Lespars.
Cette besogne accomplie, sûr que la jeune fille lui sera livrée dès le lendemain, Richelieu s’est abandonné à l’orgueil et à l’amour. La cérémonie du matin a été un double triomphe : il a humilié le roi ! Et la reine Anne d’Autriche, pour la première fois, lui a souri !...
Richelieu, donc, vers cette heure tardive, est assis près d’une table sur laquelle se trouve une lettre qu’il vient d’écrire et qu’il relit à dix reprises. Devant lui, dans un fauteuil, un vieillard, portant l’habit de capucin, darde sur cette lettre un regard perçant, comme si, de loin, il voulait en déchiffrer le mystère ; cet homme, c’est le Père Joseph, l’Éminence grise !...
« Mon fils, dit le Père Joseph, il faut au plus tôt vous installer en votre palais. Cet hôtel est désormais indigne de vous...
– Peut-être n’habiterai-je jamais le palais Cardinal !...
– Pourquoi ? demanda d’un ton bref le Père Joseph.
– Parce qu’il va peut-être s’appeler le palais Royal !... Lisez !... »
Le capucin saisit la lettre sur la table, la parcourt d’un trait, un instant il ferme les yeux, et, quand il les rouvre, ces yeux sont hagards :
« Si ceci tombe entre les mains du roi, c’est la chute effroyable, l’exil, la prison peut-être...
– C’est l’échafaud, interrompt Richelieu. Le tout pour le tout ! Je joue une partie. Ma tête est l’enjeu. Soit ! – Si je gagne, je suis plus roi que tous les rois de la Chrétienté. – À un Richelieu, entendez-vous ! il faut une reine pour maîtresse !...
– Cette lettre ne partira pas ! gronde l’Éminence grise.
– Dans une heure, frère Corignan la portera au Louvre !... »
Le Père Joseph, lentement, lève les bras au ciel, et d’un accent de morne désespoir :
« Fiat volontas tuas !... »
Vers la même heure, rue Courteau, en l’hôtel d’Annaïs de Lespars, un salon vivement éclairé, sur lequel ouvrent plusieurs portes. La jeune fille est là, toute seule, calme, résolue, mais pâle de ce qu’elle va entreprendre. Elle a revêtu un costume qui lui laisse toute liberté pour la violence et l’agilité des mouvements. À sa ceinture, un court poignard.
Annaïs marche à l’une des portes et l’ouvre, puis à une deuxième, troisième et quatrième. Alors, de chacune des chambres qui donnent sur ce salon, s’avance un gentilhomme... Tous les quatre sont encore en habit de voyage.
« M. de Fontrailles ?...
– C’est moi ! répond l’un d’eux en s’inclinant très bas.
– M. de Chevers ?...
– C’est moi ! dit un deuxième dans une même salutation.
– M. de Liverdan ?...
– C’est moi ! dit le troisième en se courbant aussi.
– M. de Bussière ?...
– C’est moi ! dit le quatrième à demi prosterné.
– Messieurs, je ne connais aucun de vous ; mais je sais à n’en pas douter que vous vous valez par la noblesse du cœur. Je puis donc dire tout haut devant vous quatre que j’ai reçu vos lettres où chacun de vous m’offre son nom et sa vie. »
Fontrailles, Chevers, Liverdan, Bussière tressaillent, frémissent... Ils sont amis. Dès longtemps, ils se connaissent et s’estiment... Et les voici rivaux !
Annaïs continue :
« Messieurs, je vous ai, depuis trois mois, étudiés tous sans vouloir connaître vos personnes. Je vous ai choisis, parce que j’ai acquis la certitude qu’il n’est pas un de vous à qui je ne puisse confier mes espoirs et mes désespoirs, ma vie, mon honneur... Alors, je vous ai écrit. Vous étiez tous à Angers, il y a vingt jours. Et vous savez que ma mère est morte... Mais ce que vous ignorez, c’est le mal qui l’a emportée en quelques heures... Messieurs, Mme de Lespars est morte assassinée, empoisonnée ! »
Un quadruple cri d’horreur et de pitié :
« Par qui ? Par qui ?...
– Par Mgr Armand-Jean Duplessis, cardinal de Richelieu... »
C’est un funèbre silence qui s’abat alors sur ce salon. Il y a de la terreur dans l’air.
« Messieurs, reprend Annaïs avec fermeté, ma mère est morte parce qu’elle a entrepris une œuvre que vous saurez. Cette œuvre, je jure de la poursuivre. Je puis donc être frappée aussi, et entraîner avec moi dans la mort ceux qui m’auront suivie. Si donc vos cœurs tremblent, retirez-vous. Si vous avez peur de la hache, fuyez-moi... Mais si vous avez de ces âmes intrépides faites pour l’amour qui lutte, conquiert, ou succombe dans la mêlée sans se plaindre, oh ! alors... voici ma main ! Elle sera à celui de vous quatre qui, survivant à ses compagnons d’armes, m’aura soutenue dans mon entreprise, aura vengé ma mère, et terrassé Richelieu !... »
Quatre voix vibrantes éclatent, confondues :
« À vous nos épées ! – À vous nos existences ! – Vous êtes notre chef ! – Donnez l’ordre de guerre !...
– Eh bien ! donc, voici l’ordre de guerre ! Le défi est lancé ! Dès cette nuit, sur la place Royale, dès cette heure même, l’action commence ! »
Guidés par Annaïs de Lespars, les quatre jeunes gentilshommes, d’un pas rapide, se dirigeaient vers la place Royale. Une fièvre faisait battre leurs tempes. Ils sentaient qu’ils entraient dans une formidable aventure. Arrivés place Royale, ils s’arrêtèrent devant l’un des trente-cinq pavillons uniformes bâtis par Sully, et qui encadraient cette esplanade non encore entourée de grilles. C’est là que Richelieu s’était installé depuis trois ans, que, renonçant à l’hospitalité de Marie de Médicis, il avait quitté le Luxembourg et donné à l’architecte Lemercier le plan grandiose du palais Cardinal.
Assemblés autour d’Annaïs, ils l’écoutaient ardemment.
Cette lettre que le cardinal devait écrire à la reine, qu’il écrivait sans doute à cette heure, cette lettre que le frère Corignan devait, vers minuit, porter au Louvre, cette terrible imprudence de Richelieu, elle expliquait tout cela avec une sorte de calme farouche. Qu’elle eût la lettre ! Et la campagne entreprise était terminée du coup !
La demie de onze heures sonna à Saint-Paul.
« Les voici ! dit Annaïs.
– Ils sont une quinzaine, observa l’un des quatre.
– Tant mieux ! dirent les autres. Il y aura bataille ! » C’étaient frère Corignan et Rascasse. Corignan, le premier était sorti, très vite. Rascasse l’avait suivi presque aussitôt, entraînant derrière lui une douzaine de gaillards silencieux, souples, rapides. Et Rascasse, d’un bond, avait rejoint Corignan. Rascasse avait flairé qu’une mission d’effroyable importance était confiée à Corignan. Et Rascasse étouffait de jalousie.
La bande, à distance, était suivie par la frêle guerrière et ses quatre chevaliers prêts à bondir.
« Frère Corignan ! implorait Rascasse, laissez-moi seulement vous suivre, vous protéger si des tireurs de manteaux vous attaquent. Mon bon frère, je vous aime au fond, je mourrais de chagrin s’il vous arrivait malheur.
– Rascasse, je dois être seul et nul ne doit savoir où je vais.
– C’est donc bien important ? larmoya Rascasse.
– Rascasse, mon petit, tu me romps les oreilles. Si tu continues, je retourne droit à Son Éminence... Et je lui dis que vous m’espionnez pour le compte du roi ou de Monsieur !...
– Eh bien, je m’en vais ! grinça Rascasse, qui cessa instantanément de sangloter. J’aurai ma revanche ! »
Rascasse fit signe à ses mouches et l’essaim, tournant à gauche, disparut vers la Seine. Corignan, demeuré seul, continua son chemin vers le Louvre, la bouche fendue par la jubilation. Soudain, il sursauta :
« Holà !... Que voulez-vous, païens ?... Sacrilège !...
– Ce que tu portes ! » dit une voix claire.
Ceci se passait à dix pas de la croisée de la rue Sainte-Avoye avec la rue de la Verrerie.
« Au large, tireurs de manteaux ! tonitrua le frère.
– Allons, moine, dépêche ! » gronda l’un des quatre chevaliers d’Annaïs.
D’un tournemain, Corignan se débarrassa de son froc et se campa, solide, la mâchoire serrée, une forte épée dans la main droite, un poignard au poing gauche.
Les rapières, dans la nuit, jetèrent des éclairs et les quatre se ruèrent. Il y eut un rapide cliquetis. Une voix cria :
« Il est touché !... »
Puis une grande clameur du moine :
« À moi !... À moi !... À moi !... »
Rue des Bons-Enfants, une vaste salle élégamment décorée, avec, à mi-hauteur, une galerie à rampe de bois sculpté, au long de laquelle des fauteuils attendent des spectateurs. Tentures de velours. Aux murs, des gants, des masques, des plastrons, des fleurets, des épées en bel ordre. Une magnifique salle d’escrime.
La journée avait été rude. Les prévôts étaient partis depuis longtemps. Vers dix heures, Trencavel se reposait en buvant un flacon de vin d’Espagne avec Montariol et le comte de Mauluys. Un homme, portant costume d’enseigne aux gardes, entra, se dirigea vers le groupe étonné.
« Monsieur Trencavel, dit-il en saluant, j’ai eu l’honneur d’être chargé de vous informer que Son Éminence Monseigneur le cardinal de Richelieu désire vous voir.
– Moi ! » dit Trencavel en se levant, tout ému.
Le visage de Montariol resplendit d’orgueil... Mauluys demeura impassible.
« Vous-même, reprit l’envoyé. Son Éminence a fort entendu parler de vous. Elle prise vos talents et veut vous le dire elle-même. Quand pourrai-je vous apporter votre lettre d’audience ?
– Mais, balbutia timidement Trencavel en qui s’échafaudaient déjà des rêves de grandeur, dès demain, si vous le voulez bien...
– Voilà donc qui va bien. Voulez-vous me dire où vous logez ? »
Trencavel ouvrait la bouche...
« M. Trencavel loge ici même, au-dessus de son académie », interrompit froidement Mauluys.
Le jeune officier, après force politesses, se retira, escorté jusqu’à la rue par le maître en fait d’armes, qui revint tout rayonnant. Mauluys haussa les épaules.
« Je vois, dit-il, que vous en avez assez du bonheur. Alors, il vous faut, coûte que coûte, vous précipiter vers les ennuis, les périls, ce qui s’appelle les honneurs.
– C’est, répondit Trencavel en serrant nerveusement la main du comte, c’est que ces honneurs me rapprochent d’Annaïs !... Pauvre, sans naissance, n’ayant pour moi que mon fleuret, qui sait si la protection du cardinal ne comblera pas l’abîme qui me sépare d’elle... Qui sait ?... Qui sait ?... »
Ils s’étaient mis en route pour rentrer chez eux : Montariol logeait avec Trencavel, rue Sainte-Avoye ; Mauluys, non loin de là, rue des Quatre-Fils, en face les jardins de l’hôtel de Guise. Un cri d’appel et de détresse les fit tressaillir.
Tous trois, sans un mot, s’élancèrent et tombèrent, l’épée au vent, sur les quatre chevaliers d’Annaïs, au moment même où frère Corignan s’affaissait, l’épaule traversée. La bagarre fut courte. Bussière et Fontrailles furent désarmés dès le premier choc. Chevers était blessé. Annaïs, d’un coup d’œil, jugea la position mauvaise. D’un geste désespéré, elle rengaina le poignard qu’elle avait tiré, fit un signe à ses fidèles, et la bande battit en retraite, disparut. Seulement, dans la première seconde, Trencavel, s’était trouvé menacé par-derrière par l’épée de Bussière.
« À vous, Trencavel ! » avait crié Montariol en désarmant le gentilhomme.
« Trencavel ! murmura le moine. C’est Trencavel qui m’a attaqué avec ses spadassins ! Ohé ! Ce n’étaient pas des tireurs de manteaux ! C’étaient des ennemis du cardinal !... »
« Trencavel ! gronda Annaïs de Lespars. Sans doute quelque séide du cardinal qui escortait le moine ! »
Après l’action, Mauluys se pencha sur Corignan, défit son pourpoint, l’examina assez longuement. Puis ce fut Trencavel. Puis Montariol allait étudier la blessure à son tour... À ce moment, le moine revint à lui, se releva, jeta dans la nuit des yeux hagards et, rassemblant toutes ses forces, d’un bond, se mit hors d’atteinte et s’enfuit...
« Singulière façon de remercier les gens ! » grommela Montariol.
Mauluys ne dit rien... Ils s’enfoncèrent dans la rue Sainte-Avoye. Au bout de deux cents pas, le moine s’arrêta, hors d’haleine, se tâta, s’ausculta, se mit à rire.
« L’épaule déchirée... Une misère ! Ah ! Voyons, la lettre... la lettre... »
Une terrible, une déchirante clameur d’épouvante : la lettre avait disparu !... Perdue ?... Prise ?... Dix minutes plus tard, Corignan se ruait, malgré les gardes, dans le cabinet de Richelieu.
« Monseigneur !... Ah ! monseigneur !... Attaqué !... Blessé !... Évanoui !... La lettre !... Prise sur moi !... Volée !...
– Volée ! hurla Richelieu, blanc comme un mort.
– Par Trencavel ! » rugit le moine.
Le cardinal, quelques minutes, demeura écrasé par l’effroyable nouvelle. Il était perdu !...
« Va-t’en ! » dit Richelieu.
Une fois seul, pendant une heure, debout, immobile, les yeux fixes, il médita. Quand il sortit de cette méditation sinistre, il frappa un coup violent sur son timbre. Et, sans se retourner, sachant que le valet avait dû accourir :
« Qu’un officier aille me chercher le lieutenant criminel ! »
Il allait tenter un effort. Peut-être ce Trencavel n’irait-il au Louvre que le lendemain ! Peut-être avait-il encore la lettre sur lui !
À trois heures du matin arriva le lieutenant criminel, personnage placé, avec le lieutenant civil, sous les ordres du prévôt de Paris. Le grand prévôt n’était pas sûr ; il avait été reçu le jour même à la table de Gaston d’Anjou1.
« Monsieur, dit le cardinal, vous allez vous rendre rue des Bons-Enfants chez le maître en fait d’armes Trencavel. Il loge en son académie. Vous le saisirez au nom du roi, vous le conduirez à la Bastille et le ferez mettre au secret. Vous fouillerez l’académie et le logis. Vous prendrez tous les papiers que vous trouverez, sans exception. Vous les mettrez sous cachet et me les apporterez. Sans les lire ! Il y va de la tête !... »
Le lieutenant criminel tourna les talons et s’en alla.
À huit heures du matin, Trencavel s’accouda à la lucarne de sa chambre...
À ce moment, il oubliait l’algarade de la nuit et que le magnanime cardinal lui voulait du bien, et toutes ses idées de bel avenir doré. Sa vie se concentra sur cette allée de jardin où un banc de marbre s’adossait à des arbustes dont les jeunes frondaisons pâles commençaient à percer.
Soudain, un coup de tonnerre... La porte s’ouvrit avec fracas. Montariol entra, bouleversé. Il rugissait :
« Ventrebleu ! Têtebleu ! Ah ! les coupe-jarrets ! Ah ! les tire-laine ! Tant pis, ce fut plus fort que moi ! Je crois que j’en ai assommé deux ou trois !... Maître, on ferme votre académie ! »
Trencavel reçut le coup en pleine poitrine.
« On... ferme... l’académie !...
– On la saccage. Tout est bouleversé, éventré, ravagé ! Par les gens de loi ! Au nom du roi ! – Je suis arrivé, j’ai vu les commères rassemblées devant la porte et qui ont dit en me voyant : « Voici l’un des scélérats ! » – Un coup d’œil dans l’académie et le sang m’a sauté aux yeux. Je bondis. – « Le voilà ! » hurla un des hommes noirs. – On veut m’empoigner. C’est moi qui empoigne. Je frappe, je pille, j’assomme. Devant le nombre, je bats en retraite. On me poursuit. Je détale. Je dépiste la meute enragée à mes trousses et me voici pour vous crier : « Maître, on tue notre académie ! »
Trencavel tremblait.
« Il faut pourtant faire quelque chose... Au nom du roi. Eh bien !... il y a quelqu’un de plus puissant que le roi. Je vais le trouver... lui dire... ne bouge pas d’ici, prévôt... Il me veut du bien, tu as entendu... je lui dirai...
– Où courez-vous, maître ?
– Chez le cardinal ! »
La course folle apaisa Trencavel. La place Royale était pleine de gentilshommes. Trencavel la traversa, se glissa, fendit le flot dans l’escalier et, parvenu dans l’antichambre, hagard :
« Je veux voir le cardinal !
– Votre lettre d’audience », dit un huissier.
Trencavel se frappa le front. Et l’huissier, sévère :
« Sans lettre d’audience, vous n’entrerez pas ! »
Trencavel tourna le dos et redescendit, la tête vide. À ce moment, un autre huissier criait dans la foule :
« Monsieur le baron de Saint-Priac !... »
Trencavel s’enfuit, grondant :
« Il va entrer ! Il était attendu, lui ! »
Devant la porte, sur la place, il se heurta à une splendeur de soie, costume bleu d’azur, aiguillettes d’or, manteau de satin, plumes blanches, bottes à entonnoir.
« Trencavel !...
– Saint-Priac !
– Deuxième insulte. C’est trop ! Je n’attendrai pas jusqu’à ce soir pour vous couper les oreilles...
– Soit ! dit Trencavel. Venez ! »
Ils marchèrent. Hors la place Royale, en cinq minutes, ils joignirent la ligne des remparts. À leur droite, ils avaient la Bastille, silencieuse menace. Au premier bastion, ils s’arrêtèrent. Personne aux alentours. L’instant d’après, ils étaient en garde. Saint-Priac porta botte sur botte.
« Pare celle-ci !
– Elle est parée ! » dit Trencavel.
Haletant, Saint-Priac rompit d’un bond, étonné de voir son adversaire debout. Une seconde, et il revint en ligne.
« Pare celle-là ! » dit Trencavel.
Saint-Priac s’affaissa sur les genoux, tandis que le maître en fait d’armes essuyait sa lame sur l’herbe. Il jeta un regard sans haine sur l’adversaire vaincu.
« Pauvre diable ! Il se bat bien... Voyons, l’ai-je vraiment tué ? (Il se mit à genoux, défit le beau pourpoint où serpentait un filet rouge.) Non. Tant mieux !... Heu ! ce ne sera rien... »
Il allait se relever, tout joyeux : sa main froissa un papier sur la poitrine sanglante... il le saisit, l’ouvrit... le parcourut... c’était la lettre d’audience de Saint-Priac !
Trencavel frémit, plia le papier, le mit dans sa poche, s’élança. Tout courant, il arrive au palais Cardinal, monte l’escalier, entre dans l’antichambre au moment où la voix impatiente d’un huissier criait :
« M. de Saint-Priac est-il arrivé ?
– Me voici ! dit Trencavel, sa lettre tendue.
– Enfin !... Voici la dixième fois que Son Éminence... entrez vite, monsieur le baron !... »
Trencavel, une fois dans le cabinet et en présence du cardinal de Richelieu, recouvra instantanément sa présence d’esprit. Quelques minutes, le cardinal l’étudia, le pesa, pour ainsi dire, du regard. Trencavel, de son côté, cherchait des mots.
« Monsieur de Saint-Priac, dit à ce moment le cardinal, voulez-vous épouser Annaïs de Lespars ?... »
Trencavel baissa la tête et ploya les épaules, assommé par le coup. Alors, dangers, pillage de son académie, risque de mort que lui créaient son duel et sa supercherie, tout cela s’effondra, s’évanouit. Il voulut savoir comment Saint-Priac pouvait épouser Annaïs. Et, venu pour dire au cardinal : « Je suis Trencavel », il s’incarna, se transposa en Saint-Priac ! Et il releva sur Richelieu un visage étincelant.
« Voilà l’homme qu’il me fallait ! » songea le cardinal.
« Monseigneur, dit Trencavel, pour obtenir cette immense faveur, je suis prêt à tout.
– Monsieur de Saint-Priac, je suis charmé de connaître votre personne et vous remercie de vous être si promptement rendu à l’invitation que je vous ai fait parvenir à Angers. Mais je dois vous dire que, depuis longtemps, je connais vos faits et gestes. Votre bravoure, votre force, votre habileté à l’épée vous ont fait une réputation dont je vous félicite... »
Sous cette avalanche de fleurs, Trencavel ne broncha pas.
« Il est très fort, pensa le cardinal. Écrasons-le d’un coup. »
« Monsieur, reprit-il avec un sourire féroce, vous avez d’autres qualités. Pauvre, vous passez pour riche. Sans sou ni maille, vous menez grand train. J’ai voulu savoir d’où vous venaient vos ressources. J’ai su que vous n’empruntez pas (le sourire se fit plus aigu), que vous ne jouez pas (la voix prit une douceur terrible). Alors, j’ai cherché, monsieur de Saint-Priac... et j’ai trouvé... Voyons... faut-il vous dire ?
– Dites, monseigneur ! » fit Trencavel, imperturbable.
« Hum ! songea Richelieu. Voilà un rude gaillard ! » « Monsieur, fit-il, j’ai trouvé que l’argent que vous prodiguez est de l’argent... volé.
– Oh ! cria Trencavel, frémissant de joie, voilà un détail que je suis heureux d’apprendre !... »
Saint-Priac voleur ! Indigne !... Trencavel rayonnait.
« Monsieur, reprit Richelieu avec une sorte de sévérité non exempte d’admiration, ne songez pas à nier. J’ai là vingt rapports de police. Je puis vous envoyer au gibet.
– Monseigneur, dit Trencavel avec le même accent de sincérité, je n’ai rien à avouer, rien à nier...
– Bien. Tel que vous êtes, vous me plaisez et je vous prends à mon service. Je vous indiquerai, selon les circonstances, en quoi consistera ce service. Pour le moment, je veux que vous épousiez Mlle de Lespars. Vous savez sans doute où la trouver ?
– Oui, monseigneur. Je sais son logis et l’ai vue aujourd’hui même.
– Donc, vous l’épousez. Je vous dote. Je vous donne un emploi à la cour. En revanche... Ah ! j’oubliais : il va sans dire que je détruis les preuves de vos... prouesses de grand chemin ; en revanche, donc, vous m’apportez une cassette que possède Mlle de Lespars...
« Cette cassette contient des parchemins inutiles pour vous, dangereux pour celle que vous aimez. Cette cassette, figurez-vous que c’est une mine toute chargée. Si quelqu’un y mettait le feu (le cardinal frissonna), Mlle de Lespars serait tuée du coup... Vous chargez-vous de trouver cette cassette ?
– Oui, monseigneur, répondit intrépidement Trencavel.
– Je me charge, moi, d’arracher la mèche, dit Richelieu, toujours paisible. Si c’est possible, ayez-la-moi avant le mariage. Et tenez, ceci est indispensable : que Mlle de Lespars vous aime ou non, veuille ou non vous épouser, il faut qu’elle vous remette cette cassette. »
Trencavel entrevit une sombre machination. La réalité était plus terrible encore...
« Que j’aie les parchemins, songeait Richelieu, et alors je la tiens. Je l’oblige à accepter le nom du misérable qui est devant moi. Huit jours après, son mari est arrêté, pendu. Et elle demeure écrasée à jamais sous l’infamie... À moins que, d’ici là, je n’arrive à la saisir ! À moins que Rascasse ne parvienne à achever l’œuvre commencée à Angers ! À moins que Saint-Priac ne me dénonce tout à l’heure son gîte !... »
« Oh ! songeait de son côté Trencavel, la prévenir aujourd’hui même, tout de suite ! Lui révéler l’effroyable danger qui la menace ! La protéger, la défendre !... »
À ce moment, un homme entra et annonça :
« M. le lieutenant criminel !...
– Faites entrer ! » dit vivement Richelieu.
Il faut dire que le cardinal, en s’occupant avec une pareille lucidité de Mlle de Lespars, faisait preuve d’une réelle force d’âme. Tandis qu’il jouait ainsi avec Saint-Priac, il avait l’oreille aux aguets, l’esprit tendu. En ce moment peut-être, la lettre volée par Trencavel était sous les yeux du roi !... Cependant, plus le temps s’écoulait et plus il se rassurait.
Le lieutenant criminel entra. Il jeta un regard sur Trencavel et interrogea le cardinal du regard.
« Vous pouvez parler devant le baron de Saint-Priac.
– Monseigneur, dit le lieutenant criminel, je me suis rendu rue des Bons-Enfants, à l’académie du maître en fait d’armes Trencavel et j’y ai fait une fouille complète. (Trencavel serra les poings.) Malheureusement, nous n’avons rien trouvé ; pas le moindre chiffon de papier. Quant à Trencavel, il n’habite nullement en son académie, comme le rapport en avait été fait à Votre Éminence. (Ô mon brave Mauluys, je dois la liberté à ta prévoyance !) Nous l’avons vainement attendu et n’ai pu l’arrêter, ni par conséquent le conduire à la Bastille (ouf !), ainsi que vous m’en aviez donné l’ordre. »
Chose étrange, ce rapport rassura plutôt Richelieu. Il admettait de moins en moins une conspiration partie du Louvre. Par contre, l’idée qu’il avait en Trencavel un ennemi personnel jusque-là inconnu se fortifia dans son esprit.
« C’est bien, dit-il. Faites battre Paris par vos espions. »
Richelieu, d’un geste, renvoya le lieutenant criminel. Trencavel s’essuya le front.
À ce moment, la porte se rouvrit ! Devant Trencavel pétrifié, devant Richelieu stupéfié, apparut un homme livide et sanglant que deux valets soutenaient ! Et comme tout à l’heure, l’huissier, mais d’une voix forte qui retentit en coup de cymbale, annonça :
« M. le baron de Saint-Priac !... »
Saint-Priac fit deux pas dans le cabinet. Trencavel se redressa de toute sa hauteur, le regard de travers, et se croisa les bras. Sans doute, une explication avait dû avoir lieu dans l’antichambre, car l’huissier avait laissé la porte ouverte et, derrière le blessé, on voyait le lieutenant criminel.
Le cardinal, centre de cette scène, demeurait immobile, muet, statue de la stupeur. Saint-Priac, disons-nous, s’avança de deux pas ; son bras, secoué d’un tremblement convulsif, s’allongea, sa main désigna Trencavel, il ouvrit la bouche et tout à coup s’affaissa sur le tapis.
« Monseigneur, dit le lieutenant criminel dans un grognement de joie féroce, nous tenons le maître en fait d’armes ! Le voici !... »
Richelieu jeta sur Trencavel des yeux agrandis par la terreur. Et Richelieu recula !
« Monseigneur, reprit le lieutenant criminel, M. le baron de Saint-Priac a été provoqué sur la place Royale par cet homme qui l’a entraîné jusqu’au bastion le plus proche, l’a chargé, lui a fourni un coup d’épée, lui a pris sa lettre d’audience et a pu ainsi pénétrer chez Votre Éminence... »
Richelieu frissonna. La vérité lui apparut dans une aveuglante clarté : Trencavel lui avait été dépêché pour le tuer !
« Rendez votre épée ! »
Trencavel tira son épée et en fouetta le silence.
« Monseigneur, dit-il, un Trencavel ne peut rendre son épée. Qu’on me la prenne, si on peut !... »
En même temps, il repoussa violemment deux ou trois fauteuils, s’accula à un angle du cabinet, tomba en garde.
« Prenez-le ! » rugit Richelieu.
Ce furent de sourds grognements enchevêtrés, des soupirs rauques, deux ou trois jurons féroces, deux ou trois plaintes déchirantes. Puis, tout à coup, un cri de sauvage triomphe :
« Ça y est ! »
Ça y était : dans l’angle du cabinet, un amas de corps pesant de toute leur frénésie sur quelque chose, des bras raidis, des mains crispées, et, sous tout cela, Trencavel.
Le cardinal donna un ordre. Deux minutes plus tard, Trencavel était jeté dans un carrosse ; un quart d’heure après, il était à la Bastille.
C’était un cachot situé au rez-de-chaussée de la tour du Coin ; on y interrogeait les prisonniers qui n’y restaient jamais plus de deux ou trois jours. L’endroit était assez clair. Il y avait une table, un escabeau, un lit étroit.
Trencavel, délivré de ses liens, jeta autour de lui des yeux hagards. Il sentit la folie envahir son cerveau :
« Perdue ! Moi seul pouvais la sauver, et je vais mourir !... »
Trencavel, qui sanglotait parce qu’il ne pouvait courir prévenir Annaïs de Lespars de ce qu’il avait entendu, Trencavel, placé en tête-à-tête avec le gibet ou l’échafaud, vit soudain se lever dans ses souvenirs une figure d’homme fatigué, pâle, poussiéreux, et qui portait sur ses épaules un enfant de cinq ans. L’homme entrait dans Paris par la porte Bordet et, presque aussitôt, s’affaissait sur la chaussée. Des gens s’approchaient et disaient : « Pauvre homme, il est mort ! – Il porte la casaque, c’est un reître ! – À son épée, à son air, on voit assez que c’est un gentilhomme ! Qui cela peut-il être ? » Et l’enfant pleurait toutes les larmes de ses jolis yeux...
Cet enfant, c’était lui, Trencavel. Ce voyageur harassé qui succombait en entrant dans Paris, c’était son père...
Ni gentilhomme, ni reître. Voilà ce que Trencavel finit par établir plus tard grâce à des papiers trouvés sur le mort. Mais ses souvenirs évoquaient, dans une cité lointaine, un bel atelier que nobles et riches bourgeois venaient visiter en témoignant beaucoup de respect au maître sous la direction duquel se forgeaient des casques, des cuirasses et, surtout, des dagues, des épées, des sabres, des estramaçons, des colichemardes, des rapières, magnifiques lames ornées d’arabesques, de ciselures qu’eût admirées un Benvenuto Cellini. Quelle catastrophe s’était abattue sur l’opulente et artistique maison du maître armurier ? Quel épisode de guerre civile ou religieuse ? Quelle dénonciation ?... Rien pour reconstituer le drame. Mais l’enfant voyait le logis en flammes et le vaste atelier mis au pillage. Il voyait des soldats dans une chambre pleine de sang, une femme égorgée... sa mère !... Il se voyait dans les bras de son père qui se défendait et, enfin, fuyait dans la nuit. Puis on marchait des jours et des semaines – et, au bout du voyage, le père tombait, tué sans doute par le désespoir... Une femme avait pris l’enfant par la main et l’avait emmené... Deux ou trois ans plus tard, cette femme elle-même était morte ! Et alors, qui avait pris soin de l’enfant ? Comment avait-il grandi, poussé ?... À la grâce de Dieu ! comme on disait parmi le pauvre peuple.
Nous le retrouvons à quinze ans, dépenaillé, en loques, mal peigné, mais l’œil vif, la main leste, muni d’une immense rapière qu’il s’est procurée le diable sait comme. Nous le retrouvons, dans la campagne, non loin des marais de la Grange-Batelière, où il s’aligne avec un grand benêt de jeune baron. Que s’est-il passé ? Le grand benêt a battu son valet, vieillard à barbe grise qui l’accompagne. Trencavel s’est élancé. Il a commis son crime : il a tiré les oreilles au petit baron. Et comme ils sont du même âge, à peu près, ils ont dégainé, se sont porté de furieuses bottes. En somme, donc, Trencavel risquait sa peau pour venger un vieux grison qu’il ne connaissait pas, et à une époque où battre ses domestiques était chose légitime et naturelle. Cependant, le jeune pendard s’escrimait à outrance, sans avoir jamais appris l’escrime, contre un adversaire qui, de toute évidence, connaissait le maniement de l’épée. Il le pressait, l’obligeait à rompre et, finalement, allait lui porter un mauvais coup lorsqu’un homme, s’élançant d’une guinguette voisine, d’où il examinait toute l’algarade, releva les épées, sépara les combattants et remit sur son cheval le petit baron, qui s’en alla en maugréant :
« Ventrebleu ! Tirer les oreilles à un Saint-Priac ! Je reviendrai à Paris et je ne les lui tirerai pas, moi ! Je les lui couperai !...