La série des Pardaillan comprend :
1. Les Pardaillan.
2. L’épopée d’amour.
3. La Fausta.
4. Fausta vaincue.
5. Pardaillan et Fausta.
6. Les amours du Chico.
7. Le fils de Pardaillan.
8. Le fils de Pardaillan (suite) .
9. La fin de Pardaillan.
10. La fin de Fausta.
Édition de référence :
Robert Laffont, coll. Bouquins.
Édition intégrale.
Décor : une nuit de printemps parfumée, mystérieuse et pure. Le parvis Notre-Dame. La cathédrale accroupie dans l’ombre comme un sphinx titanesque, et à l’autre bout, un seigneurial hôtel à façade sévère.
Au balcon gothique, sous la caresse des clartés astrales, une blanche apparition de charme et de grâce, pareille à une vierge vaporeuse détachée du vitrail.
Palpitante et radieuse, elle suit des yeux dans l’obscurité bleuâtre un élégant et fier gentilhomme qui s’éloigne.
Cette jeune fille, c’est Léonore, l’unique enfant du baron de Montaigues : l’ange de pitié finale qui, depuis la tragique journée de la Saint-Barthélemy où le vieux huguenot fut supplicié – aveuglé des deux yeux ! – lui prodigue d’inépuisables consolations.
Et ce seigneur à qui elle jette l’adieu passionné de ces baisers, c’est le fastueux et noble duc Jean de Kervilliers :
Son amant !
Lentement, à regret, lorsqu’il a disparu, elle rentre, ferme le balcon, et, dans cette chambre où ses rendez-vous nocturnes s’écoulent aussi rapides que les irréelles minutes d’un songe éblouissant, elle évoque le dernier épisode de son amour : il y a une heure, ici même, suspendue au cou de Jean, elle a murmuré le plus émouvant et le plus redoutable des aveux... Elle va être mère !
Comme elle a tremblé alors ! car le baron de Montaigues, l’aveugle, qui, à ce moment, dormait si paisible et confiant, ce père qu’elle adore, quelle serait son agonie de honte ! Que ferait-il s’il apprenait...
Léonore a entrevu des catastrophes...
À son premier mot, Kervilliers est devenu livide... de bonheur sans doute ; car il l’a enlacée d’une plus ardente étreinte et a balbutié de formelles assurances ; le vieillard ne saura pas. La faute réparée à temps sera ignorée de tous. Demain, lui, Jean, parlera ! Demain, elle sera sa fiancée ! Dans peu de jours, sa femme !
Voilà ce qui vient de se passer. Et maintenant qu’elle est seule dans ce réduit d’amour tout plein des souvenirs de l’amant, Léonore resplendit de félicité.
Elle est sûre de Jean comme on l’est du soleil qui rayonne. Son sein se gonfle, son front s’alourdit d’extase. Et ne sachant à qui confier le trop-plein de ce bonheur qui déborde, elle le redit au cher petit qui dans quelques mois viendra au monde. Et elle sourit à l’avenir, à demain, à cet ineffable demain, qui...
Tout à coup, un fracas retentit ! Une vitre du balcon a sauté, une pierre enveloppée d’un papier roule sur le tapis !
Léonore demeure d’abord immobile de stupeur et d’effroi... Puis, elle se rassure.
Ce papier, alors, la fascine et l’attire. Un billet ! Oh ! Elle ne le lira pas ! Elle le rejettera aux ténèbres d’où il vient ! Elle se baisse, le saisit, hésite et...
Elle le déplie : C’en est fait, d’un trait elle l’a parcouru ! Alors, elle pâlit.
Le papier tombe de ses mains glacées, son regard se voile, son cœur se serre, une plainte d’infinie détresse expire sur ses lèvres. Qu’a-t-elle lu ?... Voici :
« Monseigneur l’évêque prince Farnèse, qui demain célébrera la Pâque dans Notre-Dame, est le seul qui puisse vous dire pourquoi Jean, duc de Kervilliers, ne vous épousera jamais... jamais ! »
Qui a jeté la pierre ? Un jaloux d’amour ? Un ennemi de race ? Simplement un envieux ? Qu’importe ! Le délateur est ici un comparse, un de ces êtres obscurs qui rampent et font un geste que nul ne voit. Seulement, le geste sème la mort...
Et pendant que cet être, quel qu’il soit, écoute et regarde, pendant que la fille de Montaigues se débat, aux prises avec le désespoir, le duc de Kervilliers, rentré chez lui, tombe à genoux devant un portrait de Léonore et sanglote :
– Qu’a-t-elle dit ? qu’elle va être mère ? J’ai bien entendu ?... Perdue ! oh ! perdue !... Et moi !... Ah ! misérable ! pourquoi n’ai-je pas fui quand cette passion m’a mordu au cœur ? Pourquoi ne suis-je pas mort, plutôt !... Dire qu’elle m’attend demain pour parler à son père !... Que faire ? Que devenir ?... Fuir ! Fuir honteusement, lâchement... Fuir dès demain !...
*
Au coup de la grand-messe de ce dimanche de Pâques 1573 Léonore entre dans cette cathédrale dont, fille de huguenots, elle n’a jamais franchi le seuil.
Ce sont des heures d’inoubliable torture qu’elle vient de vivre. Mille suppositions affolantes ont traversé son esprit éperdu. Jean est-il marié à une autre ?
L’évêque va lui répondre !
Dans l’église, elle s’arrête défaillante, consciente à peine de ce qu’elle fait. Sa raison flotte, son regard vacille... et soudain se fixe sur le maître-autel, là-bas, par-delà l’immense nef, tout au fond où, dans la splendeur des cierges, environné d’étincelantes chasubles, couvert d’or, le prince Farnèse, légat du pape, entonne le Kyrie.
Léonore se met en marche. Par de lents efforts, elle se fraye un passage. Mais quand enfin elle atteint le chœur, elle est sans forces. Elle n’est plus soutenue que par l’idée fixe : attendre que la cérémonie finisse, interroger cet évêque, lui arracher son secret, savoir s’il est vrai que son Jean l’ait ainsi bafouée !
Dix pas, au plus, la séparent du prince-évêque. Tourné vers le tabernacle, il officie en des poses empreintes d’une solennelle dignité hiératique. Ah ! celui-là doit planer bien haut au-dessus des lâchetés humaines ! Celui-là ne mentira pas !
Et maintenant Léonore a peur.
Elle frissonne. L’approche de l’horrible réalité l’épouvante, elle se raccroche désespérément à son rêve d’amour, elle veut garder une illusion quelques minutes encore, un reste d’espérance ; elle veut reculer, s’en aller, sortir... soudain la sonnette résonne pour l’élévation !
Tout se tait, tout se prosterne... Léonore est debout, haletante, si pâle qu’il semble que la mort l’ait touchée de son aile...
Monseigneur Farnèse a saisi l’ostensoir, et flamboyant de sa majesté, il se retourne...
Une terrible secousse ébranle Léonore des pieds à la tête. Terreur et délire !... Cet évêque ! L’étrange jeunesse de ce visage de prélat !... Cette flamme des yeux !... Cette éclatante beauté !... Elle les connaît !... Elle les reconnaît !... Oh ! mais c’est...
Cet évêque !... Non ! L’hallucination est par trop insensée ! Il faut qu’elle s’assure, qu’elle voie de près ! Hagarde, rapide, elle franchit la grille, s’élance... et alors !...
Un suprême élan la pousse. Pantelante, elle monte les degrés de l’autel ! Ses deux mains convulsives s’abattent sur les épaules de l’évêque foudroyé, anéanti, et un lamentable cri déchire le silence :
– Puissances du ciel ! Jean ! mon amant ! C’est toi ! C’est toi !...
Un geste de malédiction suprême !
Et Léonore inanimée tombe en travers des marches, aux pieds de l’évêque pétrifié, blanc comme un marbre.
Une tempête de rumeurs se déchaîne. Profanation ! Sacrilège ! On accourt. On se précipite sur Léonore, on la saisit.
Et tandis qu’on l’entraîne, qu’on l’emporte, qu’on la jette au fond d’un cachot, le prince Farnèse, duc de Kervilliers, l’évêque, l’amant rugit dans sa conscience :
« Damné ! Maudit ! Je suis maudit ! »
*
Sur la place de Grève, dans la brumeuse matinée de novembre, un flot humain houle et roule autour d’un échafaudage de poutres grossières. Contre le poteau central est assis un géant silencieux, semblable à quelque formidable cariatide de Michel-Ange : c’est maître Claude... le bourreau ! Ce sinistre squelette de madriers, c’est le gibet ! Et ce peuple accouru des quatre horizons de Paris est là pour voir mourir Léonore condamnée pour mensonge diabolique et calomnie hérésiarque envers l’évêque.
Le procès a duré six mois.
Le jour même où Léonore a été arrêtée dans Notre-Dame, le baron de Montaigues son père s’est tué d’un coup de dague au cœur. Présumé complice du scandale – affirme le tribunal – il a ainsi échappé à la justice des hommes.
Quant à l’accusée, à toutes les questions elle a répondu par des regards sans vie, de ces regards qui donnent le vertige comme les abîmes : l’âme est morte ; l’official n’aura qu’un corps à livrer au supplice.
Elle est condamnée... Elle va mourir !
Neuf heures sonnent. Le glas tinte. On entend le De profundis : c’est le cortège.
Les moines, les confréries, les pénitents qui psalmodient, le médecin-juré, les gens du guet, le grand prévôt...
Puis, soutenue par deux prêtres, les cheveux épars, les pieds nus, la tête renversée sur l’épaule, c’est Léonore !
Et derrière elle, entourée d’inquisiteurs qui la surveillent, morne, vieilli, décomposé, marchant tout éveillé dans un rêve funèbre, lui ! l’amant !... Ordre implacable venu du Saint-Office de Rome : il faut que sa présence et son indifférence prouvent au monde que l’hérétique a menti en accusant un évêque au pied même du trône de Dieu !
De profonds remous agitent la multitude : Léonore vient de s’arrêter sous la potence.
Le prince Farnèse ferme les paupières et se raidit. Tous les fronts se découvrent...
Un long murmure de compassion fait onduler la surface de la Grève. Quoi ! si jeune et si belle, mourir de cette mort hideuse.
Soudain, tout s’immobilise dans un effrayant silence : le grand prévôt fait le signe fatal !
Le bourreau s’avance. Sa large main tombe sur l’épaule nue de la condamnée. Il l’empoigne, la traîne... Il va lui passer la corde au cou... l’instant est atroce...
À cette suprême seconde, Léonore, dans un spasme qui l’arrache à la monstrueuse étreinte, s’affaisse sur le sol, ses deux mains à ses flancs !... Et, coup sur coup, deux clameurs brèves, stridentes, déchirantes font explosion sur ses lèvres crispées !...
Et toutes les mères présentes sur la Grève chancellent d’horreur... Car ces clameurs... Ah ! ce n’est pas là le gémissement du dernier instinct devant la mort ! C’est le cri sublime et terrible de la souffrance devant la création !
Cette femme qui va mourir, eh bien, oui ! là, sous la corde qui se balance, elle se débat dans les douleurs de l’enfantement !
Claude, le bourreau, recule ! Le médecin-juré s’élance, s’agenouille, tandis qu’une rafale de frémissements balaie la Grève ! Et lorsqu’il se relève enfin, le peuple, aux côtés de Léonore prostrée, inerte, évanouie, aperçoit un tout petit être qui vagit, pleure, et vaguement tend ses pauvres menottes à cette foule immense comme pour dire :
– Mais je n’ai rien fait, moi !... Je suis innocent !... Laissez-moi vivre !...
– Une fille ! C’est une fille ! crie une femme.
La foule, tout autour de cette nouvelle-née si faible, si seule, demeure un instant pantelante. Puis, brusquement, la pitié déborde, éclate et gronde comme un fleuve qui roulerait des flots de détresse. Alors, c’est un orage d’émotion qui monte de la place ! on supplie, on menace, on crie grâce et miséricorde pour la mère ! Le grand prévôt hésite... puis, convaincu par l’immense compassion du peuple, il jette un ordre : la condamnée a vie sauve. Un délire soulève la multitude en acclamations ; des hommes pleurent, des femmes qui ne se connaissent pas s’embrassent. Léonore, sans connaissance, est emportée sur une civière, et l’enfant...
*
L’enfant demeure ? La condamnée n’a pas le droit de nourrir sa fille en prison ! L’innocente créature est abandonnée à la merci publique : une heure durant, elle sera exposée là où elle est née : sous le gibet ! La foule s’approche, les groupes défilent, et maintenant, c’est avec une crainte superstitieuse qu’on la contemple... pauvre toute petite qui attend qu’on lui fasse la charité d’une mère. Et tous et toutes la plaignent ; des larmes de pitié coulent de tous les yeux... mais personne n’ose l’adopter. Une fille d’hérétique, de criminelle, ce serait le malheur dans la maison !
Et Farnèse ! Jean de Kervilliers ! Le père ! Il est là, haletant, la sueur aux cheveux, dévorant des yeux cette chair de sa chair, courbé, enchaîné par l’effroyable obéissance à d’effroyables ordres supérieurs. Il veut prendre son enfant, l’emporter... il ne doit pas ! il ne peut pas ! Quoi ! la mère a été graciée... et la fille va donc mourir là ! Non ! oh ! non !... car voici quelqu’un, enfin !... quelqu’un qui s’approche d’elle, se penche, se baisse, avec un sourire tout mouillé de pleurs... Et celui qui donne au peuple cette leçon de pitié, très doucement, murmure :
– Pauvre petite violette poussée au pied de l’arbre d’infamie... nul ne veut, de toi... Eh bien ! c’est moi qui te prends... Viens... tu seras ma fille !...
Alors, avec des précautions délicates et tendres, ce quelqu’un enveloppe la frêle abandonnée dans un pan de son manteau. Puis, tandis que l’évêque brisé, contenu par les inquisiteurs, éclate en sanglots et tend les bras, l’homme, lentement, s’en va... emportant la fille du prince Farnèse... Et cet homme... c’est le bourreau !...
Le matin du 12 mai 1588, six gentilshommes, pareils à des oiseaux effarés qui fuient la tempête, montaient à fond de train les hauteurs de Chaillot. Sur le sommet, leur chef s’arrêta. Pâle de désespoir, il se retourna vers Paris qu’il contempla longuement.
D’étranges rumeurs, des bruits sourds d’arquebusades lui arrivèrent par bouffées, semblables au ressac lointain d’une mer démontée ou d’un peuple déchaîné. Un rauque sanglot déchira sa gorge. Ses deux poings se tendirent dans un geste de menace ; il se raidit, se haussa sur ses étriers comme pour mieux lancer un anathème, et hurla ces paroles qu’emporta le souffle du vent et que recueillit l’Histoire :
– Ville ingrate ! Ville déloyale ! Toi que j’ai aimée plus que ma propre femme ! Tremble, car je ne rentrerai dans tes murs que par la brèche !
À cet instant, deux cavaliers apparurent : l’un paraissant avoir dépassé la trentaine, admirable de vigueur, avec une de ces physionomies audacieuses et railleuses, étincelantes et mordantes, glaciales et géniales, qui laissent d’ineffaçables impressions ; l’autre, dix-huit ans, svelte, gracieux, merveilleux de beauté délicate et hardie.
Les cinq fidèles qui, tout blêmes, entouraient le fugitif, voyant s’arrêter ces deux inconnus, cherchèrent à l’entraîner. Mais lui, levant les bras au ciel, fit entendre un lugubre gémissement et cria :
– Malédiction sur moi ! Tout m’abandonne. Oh ! qui donc à présent voudra me prendre en pitié !
– Moi ! répondit une voix sonore.
Le fugitif vit le plus jeune des deux étrangers qui s’avançait... Alors une terreur subite, inexplicable, exorbita son regard affolé, ses mains frappèrent le vide comme pour repousser une affreuse vision et ses lèvres blanches bégayèrent :
– Toi ! Toi ! Charles ! Mon frère, es-tu donc sorti du tombeau pour m’accabler ?
– Vous vous trompez, répondit l’inconnu. Je ne suis pas celui qu’évoque votre remords, je ne suis pas Charles IX.
– Et qui donc es-tu alors ?...
– Je suis son fils. Je suis Charles, duc d’Angoulême.
– Ah ! gronda le fugitif, c’est toi l’enfant de Marie Touchet et de Charles ! C’est toi le bâtard d’Angoulême ! Eh ! bien, parle ! Que me veux-tu ? Que viens-tu demander à Henri III, roi de France ?
– Je vais vous le dire. J’ai quitté Orléans pour vous parler en face ! Il y a huit jours, Sire, j’ai atteint ma majorité. Ce jour-là, ma mère m’a conduit dans sa chambre et a découvert un portrait que j’avais toujours vu voilé d’un crêpe : j’ai reconnu Charles IX.
– Mon frère ! balbutia Henri III.
– Oui, votre frère !... Alors ma mère s’est agenouillée. Elle m’a raconté comment était mort l’homme qu’elle avait adoré. J’ai su l’effroyable agonie de mon père ! J’ai su que, désespéré, lamentable, poussé à la folie, chacun des soupirs de sa dernière heure fut une terrible accusation contre trois bourreaux, trois démons qu’elle me désigna... Et je suis parti pour dire au duc de Guise : Traître et rebelle, qu’as-tu fait de ton roi ?...
– Guise ! rugit Henri, tu le trouveras dans mon palais, sur mon trône, peut-être !
– Je suis parti pour crier à Catherine de Médicis : Mère infâme ! mère sans entrailles, qu’as-tu fait de ton fils ?
– La reine-mère ! sanglota Henri, tu la trouveras dans les prisons de Guise !
– Je suis parti pour trouver Henri de Valois, roi de France, et lui crier ce que durent crier jadis les enfants d’Abel à leur oncle... Caïn ! qu’as-tu fait de ton frère ?...
À cette dernière apostrophe, le roi, d’une violente saccade, fit reculer son cheval ; puis il s’affaissa sur lui-même, secoué d’un tremblement mortel, et sourdement répéta :
– Caïn !...
Une clameur alors éclata parmi les cinq gentilshommes qui vociférèrent :
– Le roi est toujours le roi ! Vive le roi ! À mort l’insulteur !
En même temps, ils dégainèrent... À cet instant, le compagnon du duc d’Angoulême bondit au milieu du groupe furieux, tira une longue rapière qui, au soleil levant, jeta un rapide éclair, et très calme :
– Messieurs, dit-il, ceci est une affaire intime. Laissez l’oncle et le neveu s’expliquer à la douce. Ou bien je croirai que vous êtes de la famille. Et dans ce cas, je serai forcé de croire que j’en suis aussi, moi !
Les cinq s’avancèrent, grinçants de fureur. Et les épées allaient s’entrechoquer, lorsque le roi fit un signe impérieux. Les gentilshommes s’arrêtèrent en grondant :
– On se retrouvera !... si toutefois monsieur ne cache pas son nom !
– Messieurs, dit froidement l’étranger sans relever cette insolence, mon épée et mon nom sont à votre disposition : je m’appelle le chevalier de Pardaillan !
Les cinq tressaillirent. Et ce nom jeté avec une glaciale simplicité leur apparut sans doute dans l’éclat fulgurant d’héroïques souvenirs, car ils répétèrent dans un murmure d’admiration et d’effroi :
– Le chevalier de Pardaillan !
Le chevalier ne parut pas avoir remarqué le prodigieux effet produit par son nom. Il se retira à l’écart, comme si cette scène violente eût cessé de l’intéresser. Et sifflotant entre les dents une fanfare de chasse du temps de Charles IX, il se mit à examiner une troupe de cavalerie qui, sortant de Paris, s’approchait de Chaillot – sans trop de hâte, d’ailleurs.
Le duc d’Angoulême n’avait pas bougé. Sombre comme une figure du remords, Henri III se tourna vers lui.
– Jeune homme, dit-il, il manquait à mon malheur de vous rencontrer sur le chemin de l’exil. Priez le ciel qu’au jour où je remonterai sur mon trône, je puisse oublier que vous avez insulté à ma misère !
– Ce jour-là, vous me verrez me dresser sur les marches de ce trône ! Je vous arracherai votre manteau royal ! Et quand je vous aurai mis à nu, je crierai encore : Voici Caïn qui tua son frère !
Henri III se mordit les poings et jeta dans l’espace un sourd gémissement.
– Jusque-là, continua Charles, je ne puis vous haïr ; vous n’avez droit qu’à ma pitié ! Paris vous chasse ; vous n’êtes plus qu’un fantôme de roi que hante le fantôme d’une victime. Allez donc, sire ! car voici qu’on se met à votre poursuite... Regardez !... Jusqu’à ce que vous soyez redevenu roi de France, le fils de Charles IX vous fait grâce !
Henri III, blême de rage, voulut balbutier quelques mots qui se perdirent dans un sanglot. Mais ses fidèles, apercevant le gros de cavaliers qui sortait de Paris, saisirent son cheval et l’entraînèrent. Bientôt leur troupe disparut comme un nuage de poussière que balaye l’orage.
Charles d’Angoulême demeura songeur, les yeux fixés sur Paris. Que se passait-il dans cette âme ! Pourquoi ce jeune homme ne suivait-il pas d’un dernier regard de haine le roi à qui il venait de jeter de tels défis ?
Oui ! Pourquoi ce regard qui eût dû lancer des éclairs était-il attiré vers la grande ville comme par un aimant de tendresse ?... Un nom avec une infinie douceur vint voltiger sur ses lèvres. Et ce nom c’était :
– Violetta !...
Peu à peu, par degrés, les derniers reflets des sentiments violents qui venaient de l’agiter s’éteignirent sur son visage qui s’éclaira alors d’un sourire très doux, comme l’apaisement du crépuscule remplace à l’horizon l’incendie du soleil couchant.
D’une voix d’extase, il murmura :
– Paris !... Oui, je viens y chercher la vengeance... mais je viens y chercher aussi l’amour ! Insensé ! Ose donc t’avouer à toi-même que, si Violetta était encore à Orléans, tu ne serais pas ici !... Paris ! C’est là que je vais te retrouver, chère inconnue qui emporta mon âme, Violetta... douce violette d’amour...
À ce moment, le chevalier de Pardaillan s’approcha de lui et le toucha à l’épaule. D’un geste large, il enveloppa Paris. Et regardant le fils de Charles IX dans les yeux, jusqu’au fond de l’âme, il prononça :
– Un trône à prendre, monseigneur !...
Charles d’Angoulême eut le tressaillement du rêveur qu’on arrache soudain au plus doux songe ; et il balbutia :
– Un trône !... Quoi ! Vous songeriez donc à vous emparer...
– Pas pour moi, monseigneur, dit le chevalier de sa voix paisible et mordante. J’ai autre chose à faire... deux mots à dire à un certain Maurevert que je cherche depuis une éternité... Et puis, il me faut des sièges solides à moi... Ce trône est trop lézardé... qui sait s’il ne s’effondrerait pas si l’idée me venait de m’y asseoir !
Peut-être le duc d’Angoulême, comme les gentilshommes d’Henri III, connaissait-il le formidable passé de cet homme : ses énormités lui semblèrent toutes naturelles venant de lui !
– Mais vous, reprenait le chevalier, vous pouvez, vous devez...
– Pardaillan ! Pardaillan ! que dites-vous ? murmura le jeune duc éperdu.
– Je dis simplement qu’Henri de Valois n’est plus roi de France, qu’Henri n’est encore que roi de Paris ; qu’Henri de Navarre jette par ici son regard de faucon qui cherche une proie, je dis que cela fait trois larrons pour la même couronne... et que cette couronne, il serait beau qu’elle puisse me servir, en la posant sur votre tête, à payer ma dette de reconnaissance à votre mère !
À ces mots, Pardaillan se lança sur un sentier qui courait autour de Paris et traversait les hameaux du Roule et de Monceaux pour aboutir au village de Montmartre.
– Violetta ! murmura le jeune homme, que n’ai-je en effet un trône à t’offrir...
Et palpitant, ébloui de ce qu’il entrevoyait dès lors, Charles d’Angoulême se jeta à la suite de son compagnon au moment où le gros de cavaliers qui était sorti de Paris montait les pentes de Chaillot. Celui qui marchait en tête de ces poursuivants était un homme de trente-huit ans, magnifique de costume et de taille, beau de visage, hautain de geste, sombre de physionomie, le front balafré par l’entaille d’une ancienne blessure, on ne sait quoi de majestueux, de rude et de violent dans l’attitude. C’était Henri de Lorraine, duc de Guise.
– Messieurs, dit-il en s’arrêtant, le roi est déjà loin. Il nous faut renoncer à l’espoir de le ramener à ses sujets...
– Dites un mot, fit un gentilhomme près de lui, à voix basse, donnez-moi dix bons chevaux, et je le ramène vif... ou mort !
– Maurevert, es-tu fou ! dit le duc sur le même ton. Laissons faire ! Laissons fuir ! Allons, messieurs, ajouta-t-il tout haut, nous avons fait ce que nous avons pu... Holà, quelle est cette figure d’enfer ?
À ce moment, en effet, débouchait sur la hauteur, par un chemin de traverse, une longue et lourde voiture à demi détraquée, grinçante, geignante, déteinte par la pluie et le soleil, une façon de roulotte poussiéreuse traînée par un squelette de cheval...
Et près de la bête poussive marchait d’un pas de spectre une bohémienne masquée de rouge, portant avec une étrange noblesse son costume bariolé, enveloppée dans un manteau sur lequel retombaient ses cheveux d’un blond magnifique, une coulée d’or en lave. Avec son port de reine, sa démarche raidie, son masque rouge, son allure automatique, fantomale, sans un geste, c’était une apparition à donner le frisson.
– Qui es-tu ? demanda le duc de Guise en poussant vers elle son cheval ; sors-tu de chez Satan, ou bien retournes-tu à lui ?
La bohémienne s’arrêta. Mais elle ne dit pas un mot.
– Par le ciel ! s’écria le duc, je crois que cette gitane se moque...
Il n’acheva pas : à cette seconde, de l’intérieur de cette chose innommable qu’était la voiture s’échappait une mélodie : une voix d’une incomparable pureté chantait doucement. Et elle s’accompagnait d’une guitare dont les sonorités assourdies faisaient vibrer de profondes émotions.
Le duc de Guise, soudain pâli, frémissant, écoutait à demi penché, sous le charme :
– Oh ! cette voix ! C’est la sienne ! C’est elle !... Sorcière, qui chante là ? Parle ! Es-tu donc sourde, ou muette ?
Un homme, à cet instant, s’élança de la voiture et se courba en une pose de respect exorbitant et ironique.
– Le bohémien Belgodère ! murmura Henri de Guise, dont le front s’empourpra.
Et cherchant à cacher la violente émotion qui l’étreignait :
– Dis-moi, bohème : quelle est cette femme masquée, plus silencieuse que la nuit, plus mystérieuse que la tombe ?...
– Excusez-la, monseigneur ! C’est Saïzuma, une pauvre folle que j’ai recueillie un jour qu’elle sortait de prison... Sa folie c’est d’avoir le visage toujours couvert, afin, dit-elle, qu’on ne puisse voir sa honte... Elle vous dira pourtant la bonne aventure.
– Inutile ! Qui es-tu toi-même ? D’où viens-tu ? Où vas-tu ?...
Le bohémien se campa, se drapa :
– D’où je viens, monseigneur ? Du bout du monde ! Où je vais ? À Paris, centre du monde ! Qui je suis ? Belgodère premier et dernier du nom, bateleur jongleur, avaleur de sabres et bon à tout métier. Vous faut-il le spectacle ? Je vous montrerai...
– Il suffit, bohème !... Dis-moi, n’étais-tu pas à Orléans il y a trois mois ?
– J’y étais, monseigneur ! dit Belgodère qui dissimula un sourire. J’y étais avec toute ma troupe, y compris la merveille des merveilles, la chanteuse Violetta, qui charme jusqu’aux rochers, comme le sieur Orpheus1, jusqu’aux bêtes sauvages, que dis-je ! jusqu’aux princes ! Monseigneur va la voir ! Violetta ! Violetta mia ! Arrive, par l’enfer ! Ah ! la voilà !...
Une jeune fille de quinze ans apparut toute tremblante sur le devant de la voiture :
– Me voici, maître... me voici !...
Un murmure d’admiration parcourut les cinquante cavaliers rangés autour de Henri de Guise. Le duc demeura ébloui.
« Oui, c’est elle ! fit-il en lui-même. J’éprouve le même trouble que lorsque je la vis pour la première fois. Par les saints ! Qu’ai-je donc à m’émouvoir ainsi !... Cette fille de bohème sera à moi, si je veux ! »
Ah ! C’est que cette fille de bohème était vraiment une merveille, comme disait Belgodère. Elle était une magie de grâce, avec ses cheveux d’or – étrangement semblables à ceux de la bohémienne Saïzuma – épandus sur ses épaules demi-nues, ses yeux d’un bleu intense où semblait se refléter la pureté des aubes d’été, cette fierté timide qui la faisait comparer à une fleur sauvage.
Voyant ces étrangers qui fixaient sur elle des yeux étincelants, elle baissa la tête. Alors son regard rencontra celui du duc de Guise, et un geste de terreur lui échappa. Elle se recula, s’effaça derrière les rideaux de cuir et courut à une femme qui, étendue sur un matelas, la tête près d’une petite fenêtre ouverte au ras du plancher, livide comme une mourante, respirait péniblement.
– Mère ! Mère ! murmura Violetta, l’homme d’Orléans ! Il est là ! Oh ! j’ai peur ! Le malheur rôde autour de moi !
Et ce mot de mère semblait inexact, de cette fille exquise à cette femme aux traits communs quoique pleins de bonté, à peine affinée par la phtisie.
– Pauvre enfant ! râla-t-elle... bientôt... je n’y serai plus... pour te protéger... Puisse le ciel avoir pitié de toi... et te faire rencontrer... un sauveur...
– Un sauveur, mère ? Hélas ! Hélas !
– Espère. Violetta... ce jeune homme... qui n’osa jamais t’adresser la parole... je crois avoir lu dans son âme... il t’aime !...
Violetta poussa un cri, se couvrit le visage des deux mains...
– Violetta ! Violetta ! hurlait le bohémien. Attends ! je vais te chercher...
– Laisse cette enfant tranquille, ordonna le duc de Guise en se baissant vers Belgodère. Et réponds-moi. Tu vas à Paris ?
– Oui, monseigneur, et dès demain, jour du grand marché aux fleurs, je serai en place de Grève... avec Violetta.
– C’est bien, ramasse !
Le bohémien happa au vol la bourse pleine d’or que le duc laissa tomber. Henri de Guise se pencha davantage :
– Cette bourse contient dix ducats2 d’or. Dix bourses pareilles, tu entends, si tu exécutes fidèlement tout ce que quelqu’un viendra demain te dire de ma part.
Belgodère s’inclina jusqu’à terre. Quand il se releva, il vit le duc qui s’étant mis à la tête de ses cavaliers, reprenait au grand trot le chemin de Paris... Alors, il se redressa de toute sa hauteur, jeta un coup d’œil oblique sur la voiture où avait disparu Violetta, et gronda :
– Je tiens ma vengeance !
Orphée. Héros mythologique, musicien dont les accords étaient si mélodieux qu’ils séduisaient les rochers et jusqu’aux bêtes féroces.
Ducats : monnaie d’or de valeur variable (environ 10 francs).
Au fond d’une vaste salle aux majestueuses tentures, aux meubles solennels, dans l’ombre d’un dais de soie brochée d’or, immobile en un fauteuil d’ébène précieusement sculpté, se tenait une femme.
Une femme !... un être de beauté prodigieuse, éblouissante et fatale : peut-être une sainte extatique, ou peut-être une étincelante magicienne, ou peut-être une somptueuse courtisane orientale. Des yeux larges et profonds, tantôt d’une angoissante douceur de fleurs de deuil, tantôt d’un funeste éclat de diamants noirs. Dans la suprême harmonie de ses traits et de ses attitudes, la violente poésie d’une âme excessive, la majesté d’une souveraine, la noble volupté d’une hétaïre antique, la dignité d’une vierge, l’audace d’une guerrière des temps barbares.
Un homme entra : opulent et sévère costume de cavalier, tout en velours noir, figure livide, pétrifiée lentement par une douleur qui ne pardonne jamais. Il s’arrêta devant la splendide inconnue et fléchit le genou.
Elle ne parut pas étonnée de cet hommage royal ou religieux et, dans un geste d’indicible autorité, tendit le bras vers une large fenêtre ouverte. Le gentilhomme se redressa et porta sa main crispée à son cœur.
– La place de Grève ! murmura-t-il, ô rêves tragiques de mes nuits, effroyables souvenirs de mes jours, il faut donc que je vous contemple face à face !
L’inconnue1, alors, parla. Et aucune épithète ne pourrait traduire la force de pénétration de sa voix.
– Cardinal, dit-elle, je viens de vous donner un ordre. Obéissez.
Le cavalier frissonna ; et, simplement, comme s’il n’y eût rien eu dans ses paroles d’exorbitant, de stupéfiant, de fabuleux, oui, cet homme, à cette femme répondit :
– J’obéis à Votre Sainteté...
Votre Sainteté !... Comme au maître de la chrétienté ! Comme au souverain pontife !
– Cardinal, reprit-elle sans un tressaillement, vous venez de prononcer un mot terrible. N’oubliez pas que si, dans Rome, je suis celle que vous dites, l’héritière de la souveraineté pontificale de Jeanne, la chevalière de la grande tradition... ici, dans Paris, je ne suis que la descendante de Lucrèce Borgia : la princesse Fausta !...
Qu’était-ce donc que cette femme qui avait des gestes d’impératrice et parlait comme si elle eût porté la tiare sur sa tête superbe ! Fausta ?... Princesse Fausta ?...
Quelle mystérieuse, quelle incroyable destinée s’abritait sous ce nom ?... Et pourquoi, avec une si majestueuse autorité d’accent, évoquait-elle le nom de sa terrible, prestigieuse et sombre aïeule... Lucrèce Borgia !... Borgia !... La toute-puissance, l’incarnation de la Terreur, le Meurtre fait homme !... Lucrèce !... L’amour et les délires de la débauche ! Les poisons et les baisers ! L’éclat livide d’un météore dans les fêtes tragiques où des hommes mouraient de son sourire !...
Était-ce donc toute cette puissance, toute cette terreur, tout ce prestige qui étaient venus se réincarner en cette femme ?... Peut-être !...
Car le gentilhomme à qui elle donnait le titre de cardinal, bien qu’il ne portât pas l’habit religieux et fût armé d’une épée, cet homme qui pourtant semblait cuirassé par l’orgueil des vieilles races, dont les yeux s’illuminaient d’une magnifique intelligence et dont le front proclamait l’intrépide fierté, l’écouta comme la légende biblique nous montre Moïse écoutant la voix qui sortait des nuées du Sinaï. Et quand elle eut parlé, une inexprimable vénération le courba dans une attitude d’obéissance.
Alors, avec une sorte de désespoir concentré, il marcha à la fenêtre, et glacé par une secrète horreur, s’y appuya, domina la place...
C’était le lendemain de la journée des Barricades2. Et Paris qui venait de chasser son roi, Paris tout hérissé, Paris fumant encore des arquebusades de la veille, fêtait la violette et la rose ; car de tout temps, Paris adora l’émeute et les fleurs, grondement et sourire de sa rue. Ensoleillée, bruyante, la Grève, en cette radieuse matinée du grand marché annuel de mai, présentait un indescriptible mouvement de lignes et de couleurs, fouillis de promeneuses en atours, de mendiants en guenilles, de seigneurs et de bateleurs.
Sans doute le cardinal, qui planait sur cette féerie de joie, était descendu dans les ténèbres de son passé, évoquant quelques souvenirs effrayants, car il haletait. Mais sous ses yeux, soudain, aux deux extrémités de la place, un double mouvement de foule le fit tressaillir.
Sur sa droite, c’était une fantastique guimbarde que l’imagination surmenée d’un Callot3 eût donnée pour carrosse à ses épiques sacripants : le véhicule de Belgodère qui, au pas branlant de sa haridelle fourbue, faisait son entrée sur la Grève.
Sur sa gauche, c’était un groupe de jeunes seigneurs cuirassés de buffle, l’épée de guerre aux flancs. Et au milieu d’eux, les dépassant de la tête, plus magnifique et plus sombre encore que la veille sur le plateau de Chaillot, pensif et formidable, le Balafré, le duc Henri de Guise, le roi de Paris !
Le redoutable capitaine semblait ne rien voir autour de lui, ni ce respect mêlé de terreur qui courbait les têtes sur son passage, ni l’angoisse de cette multitude attentive à surprendre quels rêves hantaient celui qui tenait dans ses mains les destinées d’une couronne et d’un peuple. Il ne voyait que la bohémienne Saïzuma qui, drapée dans son manteau, masquée de rouge, une main sur la bride du cheval, s’avançait, lente, raide, automatique, énigme vivante ; et près d’elle, Belgodère qui s’agitait, se démenait, vociférait :
– On commence ! On commence ! Chacun est libre ! Chacun est libre ! Chacun peut voir ! Voir quoi ? me direz-vous. D’abord le grand léopard empaillé qui me vient de la reine de Nubie ! Plus fort ! Vous verrez le célèbre Croasse ici présent se nourrir de cailloux ! Plus fort ! Vous verrez l’illustre Picouic se désaltérer avec des étoupes de feu !... On commence ! Suivez ! Approchez !...
Du haut de la fenêtre, le cardinal avait vu Guise marchant vers Belgodère, l’être terrible allant vers l’être grotesque... ou infâme ! Sans quitter son poste, il se tourna alors vers le fauteuil d’ébène, et dit :
– Ils sont venus !...
La mystérieuse inconnue qui s’appelait princesse Fausta se leva, et du pas d’une déesse de marbre qui descendrait de son socle, s’approcha.
– Violetta ! Violetta ! clamait à ce moment Belgodère en apercevant le duc de Guise qui venait à lui.
L’enfant, pareille à un rayonnement d’aurore, apparut sur le devant de la charrette, ses longs cheveux blonds épars sur ses épaules de neige, timide, craintive, effarouchée.
La princesse Fausta darda sur le duc un regard où couvait une flamme d’incendie. Puis ses yeux se reportèrent, comme d’un pôle à l’autre de sa pensée, sur cette vision de charme intense et pur qu’était Violetta. Et alors elle sourit – comme peut sourire la foudre qui va frapper.
– Henri, murmura-t-elle au plus profond d’elle-même, Henri de Guise, tu m’appartiens ! Tu seras roi parce que je veux être reine ! Tiare et couronne, ni mon front ni ma volonté ne faibliront sous ce double poids. Maîtresse de la France et de l’Italie, avec ces deux bras puissants, j’enlacerai l’univers... Henri, périsse donc tout ce qui t’empêche de m’aimer... moi, moi seule ! Périsse Catherine de Clèves, ta femme ! Périsse cette Violetta que tu adores !
Et d’une voix brève, soudain devenue métallique et dure :
– Cardinal, voici l’heure d’agir... Voyez cet homme sur qui reposent d’immenses espérances. Croyez-vous qu’il pense à ce trône qu’il touche enfin grâce à nous ? Aux engagements qu’il a pris pour le jour suprême ? Non, cardinal : depuis trois mois, depuis qu’à Orléans il a vu une pauvre fille de bohème dont il porte partout l’image, Guise soupire, Guise hésite : il nous échappe et il est perdu pour nous... si je ne lui arrache du cœur la racine même de cette passion ! Voyez-le. À l’heure même où sur toutes les routes nos courriers volent pour annoncer la chute de la dynastie de Valois, à l’heure où le monde attend le geste que va faire cet homme... regardez-le ! Frémissant, il s’arrête devant une voiture de bohémiens, prêt à s’agenouiller aux pieds d’une petite mendiante nomade, d’une Violetta !
Le cardinal posa son regard sur l’adorable enfant, et il frissonna longuement.
– Pauvre innocente ! murmura-t-il.
– La pitié est un crime souvent, une faiblesse toujours, dit la princesse Fausta, glaciale. Je tiens dans mes mains de femme le glaive flamboyant des archanges : je frappe !... Descendez, cardinal, et faites en sorte que le bohémien Belgodère m’amène cette petite en mon palais de la Cité...
Sans doute, le cardinal savait quelle effroyable sentence cachait cet ordre, car il baissa la tête, étendit les mains et balbutia :
– Frappez-donc, puisque la mort de cette infortunée créature est nécessaire ! Mais épargnez-moi l’affreuse besogne de vous la livrer ! Hélas ! vous savez combien mon cœur s’émeut pour les jeunes filles de cet âge...
– Cardinal, reprit-elle avec une terrible froideur, vous préviendrez maître Claude.
– Le bourreau ! haleta le cardinal. Madame, madame ! vous êtes la toute-puissance et la souveraineté ! Soyez généreuse. Ne me condamnez pas au hideux supplice de revoir l’homme qui m’arracha l’âme en me volant et en laissant mourir ma...
– Silence, cardinal Farnèse !...
Il y eut cette fois un tel grondement de tonnerre dans l’accent, une telle fulguration d’éclair dans les yeux de la princesse, que l’homme chancela, haletant, ébloui, dompté. Alors, calmée soudainement, paisible :
– Ce sera pour ce soir dix heures. Allez, cardinal. Agissez. Et en même temps, faites tenir cette lettre au duc de Guise.
Le gentilhomme saisit le pli cacheté, puis, plus morne encore, il sortit et descendit en râlant au fond de son cœur :
– Ah ! la malédiction pèse sur moi, toujours !... Marche, maudit ! Un crime de plus ! Qu’importe dans la funèbre série !...
Sur la Grève, à travers la foule qui formait cercle, le visage redevenu rigide, il marcha vers Belgodère. Sur l’avant de la voiture attendait Violetta, tremblante. Près du cheval, Saïzuma, immobile, énigmatique. À ce moment, le duc de Guise se penchait vers le sacripant et murmurait :
– Chien de bohème, tout à l’heure, un gentilhomme t’apportera mes ordres. Exécute-les, si tu ne veux avoir les os rompus.
– Je suis prêt, monseigneur. Ordonnez !
– Bien ! en ce cas, à toi les ducats... à moi la fille !... Et maintenant fais-la chanter afin que ma présence ait ici un prétexte.
– À l’instant même. Violetta ! Violetta !
La jeune fille tressaillit, arrachée à un rêve d’extase. Elle n’avait pas vu Guise, qui, le visage pourpre, la contemplait... Au loin, du fond de la place, un jeune seigneur s’avançait, les yeux fixés sur elle... Leur double regard chargé d’effluves magnétiques se cherchait, se croisait. Et ce gentilhomme, tout radieux de sa jeunesse et de son amour, c’était le fils du roi Charles IX, le duc d’Angoulême !
– Violetta ! vociféra Belgodère.
Un cri terrible l’interrompit... Un cri d’agonie ou d’épouvante qui jaillissait de la roulotte.
– Ma mère ! ma mère se meurt ! balbutia Violetta qui se rejeta dans l’intérieur.
L’agonisante, celle qu’elle appelait sa mère, les mains crispées sur le matelas pour se soulever, les yeux exorbités, tenait son visage collé à la petite fenêtre, comme fascinée par une effroyable apparition...
– Ma mère ! ma mère ! sanglota Violetta.
– Messeigneurs ! criait dehors Belgodère, un instant de patience, et je vous ramène la chanteuse. En attendant, la célèbre Saïzuma va vous dire la bonne aventure !
Saïzuma demeurait immobile. Ses yeux flamboyants du fond du masque rouge se rivaient sur le cardinal Farnèse... sur l’homme envoyé pour préparer la mort de Violetta... La bohémienne avait aperçu ce seigneur habillé de noir qui pénétrait dans le cercle à la seconde où, dans la voiture, la clameur de la mourante avait soudain retenti... Le cardinal avait vu cette femme masquée de rouge... Et tous les deux se regardaient, pareils à deux spectres qui s’interrogent sur des choses lointaines, effrayantes et mystérieuses.
– Violetta ! Violetta ! arrive à l’instant ! hurlait Belgodère en montant les marches.
– Mère ! mère ! balbutiait Violetta à genoux près de l’agonisante. Cette femme, alors, tourna vers elle un visage empreint d’une immense pitié :
– Ta mère ! râla-t-elle. Violetta, je vais mourir. Il faut que tu saches... je ne suis pas ta mère !...
– Oh ! sanglota la jeune fille éperdue, c’est un affreux vertige qui vous saisit. Revenez à vous, mère !
– Je ne suis pas ta mère !... Et ton père, Violetta, tu crois que ce fut maître Claude, dis ?... Tu le crois !... Eh bien, maître Claude n’est pas ton père !...
– C’est l’agonie ! murmura Violetta épouvantée. C’est le délire de la mort !...
– Ta mère, reprit la mourante dans un râle effrayant... je ne sais où elle est... Mais ton père, Violetta !... ton père !... veux-tu le connaître ?... Veux-tu le voir ?... Eh bien... tiens... regarde !...
Dans une effrayante convulsion, la mourante essaya de désigner l’homme sur qui elle dardait son regard.
– Saints et anges ! balbutia Violetta éperdue, prenez pitié de ma mère !
À cet instant, une sauvage imprécation éclata sur cette scène poignante, et Belgodère apparut, ramassé sur lui-même, serrant ses poings énormes. Il se jeta sur la jeune fille, l’empoigna par les deux épaules, et d’un geste furieux la remit debout.
– Dehors ! gronda-t-il. Au travail, la chanteuse !
– Regarde ! cria l’agonisante. Regarde ! Et souviens-toi !...
– Enfer ! vociféra le bohémien. Voici la Simonne qui s’en mêle maintenant ! Attends un peu, toi !
D’une violente poussée, il rejeta Violetta dans le fond de la roulotte et se rua sur celle qu’il appelait la Simonne – sur la mourante ! Il la renversa sur la couchette et lui plaqua une de ses formidables mains sur la bouche, l’autre sur la gorge...
La Simonne se débattit deux secondes... Soudain, elle eut un bref soupir, une petite secousse, et elle se tint immobile, tandis que son bras décharné, tordu comme un sarment, tendu vers la fenêtre, semblait montrer encore l’homme dans la foule... l’envoyé de Fausta ! le prince Farnèse ! l’amant de Léonore de Montaigues !... Le père de Violetta !
L’enfant, rudement poussée, était tombée s’écorchant le front ; elle n’avait rien vu de la hideuse tragédie : Belgodère, accroupi sur la poitrine de la malheureuse Simonne, ses doigts de fer incrustés à sa gorge... Lorsqu’elle se releva, déjà le sacripant debout, sombre, étonné de son crime, reculait et grommelait :
– J’ai serré un peu fort, peut-être ! Et puis, je n’ai rien tué, moi ! La mort était là qui rôdait, je l’ai aidée... Voilà tout !
Le premier regard de Violetta fut pour la Simonne blanche comme cire.
– Morte ! râla-t-elle. Ma mère est morte !...
– Elle dort, grogna le bohémien. Allons, dors bien, la Simonne, dors ton grand sommeil...
– Morte ! répéta l’enfant dont les larmes tombaient une à une sur le cadavre.
– Et moi, je te dis qu’elle dort ! ricana Belgodère. Dehors, la chanteuse, dehors ! Au travail.
Violetta s’abattit sur ses genoux et se prit à sangloter :
– Ô pauvre, pauvre maman Simonne, vous n’êtes donc plus ! Vous abandonnez donc votre petite Violetta ! Mère, vous ne me prendrez donc plus dans vos bras ? C’est vrai que tout est fini ? Vous me laissez donc seule devant la douleur et l’effroi ?... Quand je me réfugiais sur vos genoux et que nous pleurions ensemble, il me semblait que moins amères étaient mes larmes et que votre sourire me protégeait contre le mauvais sort de ma vie ! Et vous n’êtes plus !... Je n’avais plus de père... Voici que je n’ai plus de mère !...
À ce moment, la bohémienne Saïzuma, spectre rigide, apparut à l’entrée de la roulotte. Drapée dans les plis sculpturaux de son costume étoilé de médailles de cuivre, masquée de rouge, sa rayonnante chevelure blonde dénouée sur ses épaules, Saïzuma entra de son pas toujours égal, et sans paraître voir ni Belgodère, ni Violetta, ni la morte, alla s’asseoir dans le fond. Alors un long frisson l’agita, et elle murmura :
– Pourquoi cet homme m’a-t-il regardée ?... Pourquoi l’ai-je regardé, moi ?... Au fond de quel enfer ai-je déjà éprouvé la brûlure de ses yeux noirs fixés sur moi ? Oh ! déchirer ce voile funèbre qui recouvre ma pensée ! Percer l’opaque brouillard de mes souvenirs !... Seigneur ! quelles visions d’horreur palpitent sur le cadavre de mon âme morte !...
D’un geste de folie, elle pressa son front à deux mains ; et comme si son masque lui eût pesé, elle le dénoua, le laissa tomber sur ses genoux... son visage fut visible ! Étrange, avec ses traits qui paraissaient pétrifiés, immuables, sa pâleur de lys qui meurt, ses yeux sans vie où brûlait seulement la flamme d’un insondable désespoir, ce visage gardait une beauté qui n’était semblable à aucune autre beauté, avec on ne savait quoi de tragique, de mystérieux, d’infiniment doux et d’inconcevable...
Violetta, de sa voix pure brisée de pleurs, répandait sa douleur. Elle sanglotait doucement, sans bruit, les lèvres collées sur la main glacée de celle qu’elle nommait sa mère. Belgodère allait et venait, mâchonnait de sourds jurons, stupéfait de sa propre hésitation. Brusquement, il décrocha la guitare dont Violetta s’accompagnait d’habitude et grommela :
– En voilà assez ! Si tu pleures tant, tu ne pourras plus chanter. Allons, la chanteuse, on t’attend ! Des seigneurs, des ducs, des princes : noble compagnie, bonne récolte !
Violetta se releva, sans paraître avoir entendu.
– Adieu, murmura-t-elle, adieu, pauvre maman Simonne ! Je ne vous verrai plus ! Vous allez vous en aller toute seule au cimetière. Toute seule... Sans une fleur sur votre cercueil... puisque votre enfant n’a que des larmes à vous offrir...