Michel Zévaco

Le roi amoureux

Michel Zévaco

Le roi amoureux

roman

Le roi amoureux

L’épisode qui précède ce récit a pour titre « Don Juan ».

I

Un appel mystérieux

Après la signature à Nice du traité de paix – de la trêve plutôt – entre François Ier et Charles-Quint, en 1538, une nouvelle parvint à l’empereur qui le jeta dans une grande fureur : la ville de Gand, dans les Flandres soumises à sa domination, venait de se révolter. Pour réprimer l’insurrection, une seule solution : frapper vite et fort, afin d’éviter que la révolte prît de l’ampleur dans tous les pays du Nord, asservis sous le joug espagnol.

C’est dans ces conjonctures difficiles pour l’empire que Charles-Quint dépêcha auprès de François Ier son ambassadeur secret, don Sanche d’Ulloa pour obtenir du roi de France l’autorisation de laisser passer les troupes espagnoles à travers le royaume. François Ier y consentit, espérant être payé de retour par l’adjonction à la couronne de France de la province du Milanais.

Il emploie à cette fin son conseiller, Amauri de Loraydan qui accompagne jusqu’à Angoulême le commandeur Ulloa.

Quand celui-ci, porteur de la bonne nouvelle, arriva à la frontière espagnole où l’attendait impatiemment Charles-Quint, il eut le pressentiment qu’un affreux malheur s’était abattu sur sa famille, laissée à Séville. Là vivaient ses deux filles qu’il adorait : Reyna-Christa et Léonor.

Pendant l’absence de leur père, les jeunes filles sortaient peu. Pourtant, l’une, Reyna-Christa – la cadette – n’avait su résister aux promesses et aux serments d’amour de don Juan Tenorio, gentilhomme espagnol qui, bien que marié avec dona Silvia, l’avait séduite. Folle de douleur en apprenant de la bouche même de dona Silvia, la félonie de son séducteur, Reyna-Christa préféra la mort à la honte et au déshonneur.

Léonor partit pour la France à la recherche de son père, poursuivie elle-même à son tour par don Juan Tenorio, ébloui par sa fascinante beauté. Mis en présence de don Sanche d’Ulloa, don Juan aura le front de lui demander la main de sa fille Léonor. Don Sanche d’Ulloa, pour venger cet affront et la mort de Reyna-Christa, se bat en duel contre le vil séducteur, qui le tue. L’empereur fiance Léonor – contre son gré – avec Amauri de Loraydan.

Heureusement, Léonor aura pour défenseur un chevaleresque gentilhomme français, Clother de Ponthus et son valet, dit Bel-Argent. Clother de Ponthus a toujours mis son épée au service des nobles causes. La cour du roi François Ier, avec ses scandales et ses amours dissolues, l’écœure. Amauri de Loraydan lui a voué une haine farouche.

Un matin, Clother de Ponthus, au moment où il allait quitter son logis, vit entrer dans sa chambre son valet Bel-Argent, qui lui dit :

– Monsieur, il y a là une espèce d’homme noir qui ne me dit rien qui vaille. Il vous a demandé à l’hôtellerie de la Devinière, et a su que vous êtes logé ici. Il prétend qu’il a pour vous un message, et veut vous voir.

– Fais-le entrer, dit Clother.

– Ne vaut-il pas mieux que je le jette par la fenêtre, ou que je lui fasse redescendre l’escalier la tête la première ou que je l’assomme d’un coup de poing entre les deux yeux ?

– Fais-le entrer.

– Seigneur de Ponthus, avez-vous donc oublié l’auberge de la Grâce de Dieu ? Rappelez-vous au moins, car c’est tout proche, que vous avez failli passer de vie à trépas dans la cage où le damné comte de Loraydan vous condamna à la faim, et qui pis est, à la soif ? Croyez-moi, ce soi-disant messager, avec sa face d’espion, bonne pour les fourches patibulaires, ne mérite nulle créance.

– Fais-le entrer.

– C’est bon, grommela Bel-Argent, j’y vais. Mais quand vous vous serez fait tuer, où diable pourrai-je trouver un maître tel que vous ?

Bel-Argent introduisit un homme de respectable apparence, tout vêtu de noir, qui s’inclina devant Clother, en un salut de bon style, et prononça :

– Ai-je l’honneur de parler à Clother, sire de Ponthus ?

– À lui-même.

– En ce cas, je suis Jacques Aubriot, intendant général de l’hôtel d’Arronces, et voici une dépêche que m’a chargé de vous remettre en propres mains haute et noble dame Léonor d’Ulloa, ma gracieuse maîtresse.

Clother devint très pâle, et son cœur, un instant, cessa de battre. Il saisit le pli qu’on lui tendait, le déplia, et il eut un éblouissement... la lettre de Léonor se composait d’un seul mot, et ce mot, c’était :

Venez...

Dans l’instant qui suivit, Clother, soudain, éprouva en coup d’éclair cette étrange impression que ce mot n’avait pas été écrit par Léonor d’Ulloa. Il en eut comme un déchirement, et se murmura :

« C’eût été trop beau ! »

Dans son voyage aux côtés de Léonor, Ponthus avait eu deux fois l’occasion de voir l’écriture de la jeune fille. Nous avons dit avec quelle précision Clother, par un effort de pensée presque maladif, parvenait à reconstituer Léonor dans son imagination. Léonor tout entière, avons-nous indiqué. Non seulement son portrait, mais sa voix, les détails de son costume, et tout ce qui la concernait. En cette minute, il avait sous les yeux la véritable écriture de Léonor, grande, large, maladroite, un peu écolière, avec des jambages qui disaient clairement le dédain de la noble Espagnole pour l’art de noircir du papier, mais qui, en leur structure tourmentée, proclamaient aussi des instincts de pure artiste.

Le mot « Venez » avait été tracé d’une écriture fine et ferme et droite, et parfaitement élégante, avec on ne savait quoi de très fier dans le graphisme.

« Ce n’est pas son écriture », s’affirma Clother.

Il se prit alors à étudier, avec une avide curiosité soudain éveillée, ce papier qu’il tenait à la main.

Et vraiment, l’apparence en était bizarre, inquiétante, créatrice d’étranges soupçons, en vérité.

Nous avons dit qu’il n’y avait qu’un mot d’écrit, nous voulions dire un seul mot de message, qui était : Venez.

Mais au-dessus de ce mot, un peu plus haut sur la page, on avait écrit : Clother de Ponthus.

C’était donc bien à Clother que s’adressait le mot Venez. Aucun doute n’était possible.

Ceci n’est rien. Ce qui donnait à ce papier cet aspect inquiétant et bizarre que nous disions, c’est que, plus haut, au-dessus de Clother de Ponthus, on avait tracé des commencements de lignes illisibles. Et ces commencements de lignes étaient formés eux-mêmes de commencements de caractères, de lettres inachevées, de signes maladroits, tourmentés, informes, parfaitement illisibles.

Clother de Ponthus, à la fin, eut un haussement d’épaules qui signifiait : « Je ne comprends pas ! »

Il considéra Bel-Argent, attentif. Il considéra le messager, qui lui parut se troubler un peu.

– Vous venez de l’hôtel d’Arronces ? demanda-t-il.

– En passant par l’auberge de la Devinière, oui, seigneur, répondit avec fermeté le messager.

– Vous êtes l’intendant de l’hôtel ?

– J’ai cet honneur.

– Et vous êtes envoyé par votre maîtresse ? C’est elle qui, pour moi, vous a remis ce message ?

– Elle-même, oui, sire de Ponthus, répondit le messager, mais cette fois après une visible hésitation.

La sombre et hautaine figure de Loraydan se dressa dans l’esprit de Clother.

Il demeura quelques secondes pensif, puis, d’un geste rapide portant la main à la garde de sa rapière :

– Épée de Ponthus, murmura-t-il, sois-moi fidèle. C’est bien, ajouta-t-il. À qui vous a envoyé, vous direz que je me rends à l’instant à l’invitation de cette lettre.

Le messager salua et se retira. Bel-Argent eut un mouvement pour s’élancer derrière lui. Mais Clother le retint d’un geste.

– Je vais m’absenter tout le jour, dit-il. Tu es libre d’aller où tu voudras.

C’était son mot de tous les matins. Mais cette fois Bel-Argent s’écria :

– Quoi ! Vous ne m’ordonnez pas de vous accompagner, armé d’une bonne dague ?

– Je t’ordonne de ne pas me suivre, dit froidement Clother.

Et il sortit, laissant Bel-Argent, qui haussait les épaules. Une demi-heure plus tard, l’ancien batteur d’estrade sortit à son tour. En ce jour, il devait lui arriver une aventure que nous raconterons. Disons seulement qu’ayant reçu l’ordre formel de ne pas suivre son maître, Bel-Argent se dirigea vers la Seine, décidé à passer sa journée le plus joyeusement qu’il pourrait.

II

Par qui Clother de Ponthus était appelé

Ce fut sans hésitation que Clother se dirigea vers l’hôtel d’Arronces. Il était convaincu que Léonor n’était pour rien dans le message qu’il venait de recevoir. Qui donc l’appelait ?

« C’est ce Loraydan, se disait-il tout en marchant rapidement. Il a dû me dresser quelque embuscade. Eh bien ! soit : tôt ou tard, une rencontre mortelle entre cet homme et moi était inévitable. Mieux vaut aujourd’hui que demain. Que je le tienne seulement devant moi, et je lui ferai payer ses trahisons. Oui. Mais si je succombe ? Eh bien ! je serai débarrassé d’une existence qui me pèse depuis que... Oh ! mais mourir sans l’avoir revue !... »

Il marchait, alerte, dans la clarté matinale, et cependant se disait :

« La revoir ? Mais au fait, pourquoi la revoir ? À quelles fins ? Oserai-je avouer au commandeur d’Ulloa que j’aime sa fille ? Et si je l’ose : « Qui êtes-vous ? » me demanderait-il d’abord. Qui suis-je ? Que suis-je ? Rien. Voilà la vérité. Le nom même que je porte n’est pas à moi. La fille du commandeur Ulloa ne peut être destinée qu’à quelque puissant personnage, prince ou duc. »

C’est en ruminant ces pensées d’amertume qu’il atteignit le chemin de la Corderie.

Il passa lentement devant le portail de l’hôtel Loraydan.

« Si c’est lui qui m’appelle, se disait Clother, je vais le voir sortir. Si c’est un piège qu’il m’a tendu, c’est ici que je vais être attaqué. »

Il se raidissait, le bras prêt, l’œil aux aguets, la pensée en fièvre.

Rien ne vint !

Clother en éprouva comme une déception ; puis un afflux de joie lui monta à la tête, parce qu’il s’affirma : « Puisque ce n’est pas Loraydan qui m’appelle, c’est donc elle vraiment, qui m’a envoyé le messager ! C’est elle qui m’appelle ! »

Tout le côté gauche du chemin de la Corderie, avons-nous dit, depuis le Temple jusqu’à l’hôtel d’Arronces, était bordé de terrains où se dressaient quelques maisons espacées.

Lorsque Clother arriva devant la Maison-Blanche, – la plus proche voisine du logis Turquand, d’où l’on pouvait directement observer l’hôtel d’Arronces et son parc, – la porte s’ouvrit, une femme en sortit, s’avança vivement et, s’arrêtant devant le gentilhomme :

– Monsieur de Ponthus, dit-elle, veuillez me faire la grâce d’entrer un instant chez moi.

En même temps, elle leva le voile qui couvrait son visage, et le jeune homme, presque sans surprise, reconnut Silvia.

Il la salua avec respect, et la suivit en une sorte de parloir.

– C’est ici que je suis venue me poster, dit-elle sans plus d’explications. Car en venant ici je me rapprochais de lui... puisque je me rapprochais de l’hôtel d’Arronces.

– Ainsi, vous pensez que votre époux, don Juan Tenorio, n’a pas renoncé à poursuivre Léonor d’Ulloa ? L’avez-vous donc vu rôder dans ce chemin ?

– Non. Depuis une douzaine de jours que j’ai loué ce logis, je n’ai pas vu don juan. Mais il viendra. J’en suis sûre.

– Il l’aime donc bien ? fit sourdement Clother, qui tout aussitôt regretta son exclamation pour la fugitive souffrance qu’elle mit aux yeux de Silvia.

– S’il l’aime ou ne l’aime pas, je l’ignore. Sans doute il l’ignore lui-même. Car don Juan ne se donne même pas la peine de se justifier à ses propres yeux par le prétexte d’une passion sincère à laquelle il ne saurait résister. Mais ce que je sais bien, c’est que jamais de plein gré, il n’a renoncé à celle qu’il convoite. Il faut qu’elle succombe. Ce qu’il appelle son honneur y est engagé. Ce que je sais aussi, ajouta Silvia d’une voix tremblante, c’est que Léonor, c’est la sœur de Christa... Moi vivante, ce crime ne s’accomplira pas.

– Nous serons deux, madame...

Sans transition, avec une curiosité avide, elle demanda :

– Vous êtes venu ?

L’étrange question provoqua chez Clother une sorte de mystérieux malaise.

– On m’a remis une lettre, dit-il.

– Une lettre qui contenait ce mot... ce seul mot : Venez...

– Oui, madame.

– C’est moi qui ai écrit cela, dit-elle en frissonnant.

– Ah ! fit Clother déçu. C’est donc vous qui m’appeliez !...

– Non, ce n’est pas moi qui vous ai appelé.

Elle lui désigna un fauteuil et, à mi-voix, avec un regard inquiet aux aguets, autour d’elle :

– Asseyez-vous, monsieur... Oui, c’est moi qui vous ai écrit... moi ?... peut-être !... Ce qui est sûr, c’est que je ne vous ai pas appelé, moi !... Comment cela s’est fait ? Je l’ai écrit sur cette feuille (elle plaçait devant lui un papier rempli d’une écriture fine et serrée). Je ne veux pas vous raconter la chose avec des paroles... parce que... parce qu’on nous écoute, peut-être... J’ai écrit... lisez, lisez...

Elle s’assit à son tour, ramena son voile sur son visage, s’affaissa, s’enfonça dans le fauteuil où elle ne fut plus qu’une indistincte forme noire.

Clother se mit à lire la relation de Silvia que nous transcrivons avec quelques modifications de forme, et que nous cataloguons sous ce titre :

Témoignage de Silvia Flavilla, comtesse d’Oritza,

épouse de don Juan Tenorio.

« Sur les plaies sacrées, je jure que ceci est la vérité pure. Si j’ai été la victime d’une machination de l’Esprit des Ténèbres, je supplie humblement les saints et Notre-Dame de venir à mon secours et de me délivrer. Si, au contraire, j’ai été choisie par quelque ange pour transmettre sa volonté, j’offre mes ferventes actions de grâces, aux saints, à Notre-Dame, et en particulier à Santa-Maria de Grenade.

« C’est dans la soirée que la chose s’est passée. Je me souviens avoir entendu sonner neuf heures à la tour du Temple. Josefa, ma servante, venait de se retirer dans sa chambre, et moi, ayant achevé mes prières, j’étais assise dans le parloir près de la table sur laquelle était posé mon livre d’heures. J’étais assise, et j’ai eu alors la pensée d’écrire à mon cousin Veladar, le seul parent qui me reste sur terre. Je me suis donc levée, j’ai posé sur la table une feuille, une plume et un flacon d’encre. Puis j’ai repris ma place, bien résolue à écrire à mon cousin Veladar, bien qu’au fond de moi-même je fusse étonnée de ce besoin d’écrire à Veladar avec qui je n’ai jamais correspondu par lettres. Mais cette résolution s’est évanouie aussitôt. La seule pensée de prendre la plume m’est devenue insupportable, et je me suis mise à songer. Et tandis que je roulais dans ma tête les tristes pensées de douleur qui sont maintenant la seule vie de mon âme, j’ai senti que je pleurais, j’ai vu de grosses larmes tomber sur ce papier qui était près de moi, et j’écoutais le cri de mon pauvre cœur : Seigneur ! Dieu de miséricorde et d’amour ! Quand me rappellerez-vous ? Quand cesserai-je de vivre et de souffrir ? C’est la vérité. Je m’écoutais souffrir. Et, en même temps, à travers mes larmes, je regardais fixement le flambeau qui m’éclairait ; et c’est étrange : dans le temps même où j’étais attentive à ma douleur, je considérais avec curiosité la cire qui brûlait, et qui était tout près d’être entièrement consumée, et, en moi-même, je grondais Josefa de n’avoir point songé à renouveler cette cire. J’ai alors voulu me lever de nouveau pour prendre un autre flambeau, mais cela m’a été impossible, une torpeur m’a saisie, je suis restée en songeant ceci : « Voyons combien de minutes encore va-t-elle m’éclairer, Seigneur ! Si ma vie pouvait être comme cette cire prête à s’éteindre ! » Et je suis restée ainsi, écoutant le morne silence de la nuit, écoutant les plaintes de mon cœur, regardant cette flamme pâle, regardant se consumer mon âme. Car la cloche de la tour du Temple a sonné encore, cela m’a éveillée un peu de cette torpeur, et alors, c’est alors, je le jure sur les saints ! alors, j’ai eu à mon bras droit, à ma main droite, aux doigts de ma main droite cette sorte de fourmillement qu’on éprouve pour avoir gardé longtemps la même position... j’ai regardé mon bras, ma main, mes doigts, et j’ai éprouvé l’étonnement le plus violent de ma vie entière, car voici ce que j’ai vu...

« Je tenais la plume dans mes doigts, et je ne me souvenais pas de l’avoir prise. Elle traçait des signes sur le papier, et je ne me souvenais pas de l’avoir trempée dans l’encre. Je dis que ma main, au moyen de la plume, traçait des signes, et elle n’obéissait aucunement à ma volonté. Non, non, je le jure : je n’avais nulle intention d’écrire, j’écrivais... Ce que j’ai éprouvé alors, ce fut de la surprise, et aussi une ardente curiosité, et presque une étrange envie de rire, à voir ma main, maladroitement, s’exercer à tracer des signes. Combien maladroite elle était, et combien hésitante ! Et tout à coup, j’ai senti la peur fondre sur moi. Oh ! j’ai eu peur, affreusement peur dans l’instant même où j’ai compris qu’une volonté étrangère à la mienne, une volonté d’un autre monde s’exerçait à diriger ma main ! Pourtant, je n’ai point essayé de résister. « Que la volonté de Dieu s’accomplisse ! » ai-je pensé. Et, récitant une prière à la Vierge avec toute la foi dont je suis capable, j’ai laissé ma main errer sur le papier... Et la plume, l’un après l’autre, inscrivait des fragments de signes, de petites barres, des commencements de cercles, et, patiente, elle recommençait, tentant, bien évidemment, de former des lettres, comme la main d’un tout petit enfant qui, par amusement, pour la première fois, a pris une plume. Et soudain, une lettre se forma, très nette, un C, la première lettre du mot Clother, ainsi que je l’ai vu ensuite... C’est dans cet instant que le flambeau s’est éteint, la cire entièrement consumée.

« Dans les ténèbres, j’entendis ma pauvre voix murmurer la prière ; je sentais ma main hésitante glisser sur le papier... j’écrivais !

« J’ai eu tout à coup une petite secousse, la plume est tombée de mes doigts, j’ai éprouvé une grande fatigue dans tout le bras, elle s’est promptement dissipée ; j’ai compris que c’était fini. Alors, je me suis levée ; à tâtons, j’ai cherché un flambeau, je l’ai allumé à la veilleuse qui, dans le vestibule, brûle devant l’image de Notre-Dame des douleurs ; étant revenue dans le parloir, je me suis d’abord mise en prières, n’osant pas regarder le papier, et pourtant tourmentée du désir de le voir. Je me suis enfin approchée de la table, et, avidement, j’ai regardé cette feuille sur laquelle deux lignes étaient écrites ; la première comprenait ces mots :

Clother de Ponthus

« Et bien plus bas, la deuxième ligne était composée de ce mot :

Venez

« Clother de Ponthus est ce jeune gentilhomme français que j’ai vu, par une inoubliable nuit de douleur, en la grande salle de l’auberge de la Devinière, sise rue Saint-Denis, à Paris. Sur sa figure se lit ouvertement la loyauté de son âme. C’est donc un de ces hommes qui, dès le premier regard, inspirent la confiance.

« Donc, il me semblait, c’est à Clother de Ponthus qu’était destiné le message tracé par ma main. Et par ce message, il était appelé. Mais où ? Par qui ? C’est ce que, durant des heures, je me suis demandé. Ce n’est pas moi qui l’appelle. Si brave, si loyal qu’il soit, qu’ai-je affaire, moi, à Clother de Ponthus ?... Songeant à cet étrange événement, j’ai senti peu à peu une sorte d’apaisement se faire en moi. La pensée que je dusse faire parvenir le message ne m’est pas venue un instant. Au contraire, durant ces longues heures, j’ai eu constamment la certitude que le message serait porté à Clother de Ponthus sans que ma volonté intervienne, et je ne saurais dire d’où me venait cette certitude. Brisée de fatigue, je me suis endormie dans le fauteuil où j’étais assise, et ne me suis éveillée qu’au grand jour.

« M’étant alors approchée de la fenêtre, j’ai vu arriver et s’arrêter devant mon logis l’homme qui, très certainement, devait porter le message. J’ai pris le papier, je l’ai convenablement plié, et j’ai remis le message à l’homme.

« En foi de quoi je signe :

« Silvia Flavilla,

« Comtesse d’Oritza. »

La relation qu’on vient de lire était suivie d’une autre que nous transcrivons à cette place en la cataloguant sous le titre suivant :

Témoignage de Jacques Aubriot,

intendant de l’hôtel d’Arronces.

« Invité par cette noble dame à entrer dans le logis connu sous le nom de Maison-Blanche, elle m’a demandé de raconter ici, sous la foi du serment, comment j’ai été amené devant cette porte. C’est ce que je vais faire, et pour me donner du courage, cette noble dame, me voyant tout pâle, m’a fait boire un grand verre de son vin d’Espagne, qui est excellent. Quant au courage, feu Nicolas Aubriot, mon digne père, n’en manquait certes pas, puisqu’il servit sous la bannière du sire de Berlandier, fameux capitaine d’armes, et je pense que le proverbe ne saurait mentir, qui dit : « Tel père, tel fils. » Si donc cette noble et puissante dame m’a vu pâle, ainsi qu’elle m’a fait le très grand honneur de m’en informer, cela tenait à ce que je suis sorti de l’hôtel d’Arronces devant que d’avoir pris mon premier déjeuner matinal, qui consiste en une bonne tranche de venaison froide, arrosée d’un bon gobelet de vin blanc. Quant à dire la vérité, mon caractère, mes habitudes, les hautes fonctions que j’occupe, à la satisfaction de tous, en l’hôtel d’Arronces, m’en font un devoir. Certes, Mgr de Bassignac ne m’eût point désigné pour être l’intendant général de l’hôtel, s’il n’eût reconnu en moi un homme probe et véridique, sauf toutefois quelques pauvres augmentations sur les comptes de l’hôtel d’Arronces, dont j’ai bien soin de faire le détail à mon confesseur, afin d’en décharger ma conscience. Je ne crois pas qu’il y ait un seul intendant capable d’écrire les mots que je viens de tracer, et je pense que cela suffit à établir ma bonne foi. Au surplus, sur le livre d’heures de cette noble dame, j’ai fait serment de dire toute la vérité. Je la dirai d’autant mieux que je n’ai rien à dire. La chose m’est donc bien facile.

« Lorsque je suis entré ici, cette noble dame m’a demandé si je savais écrire. Je n’ai pu que sourire à cette naïve question. Si je sais écrire ? Je le pense. Le tout est de savoir ce que l’on a à écrire, bien qu’au fond ce ne soit peut-être pas d’une si pressante nécessité.

« Le fait est que la chose s’est passée comme la nuit où j’ai entendu les cris et où, sans le vouloir, je m’en fus ouvrir la grille du parc. C’est, par ma foi, la pure vérité ; je suis sorti de l’hôtel d’Arronces, n’ayant même pas pris mon déjeuner du matin, tout tourmenté par l’idée qui m’est tout à coup venue de sortir. C’est vainement que j’ai voulu résister à cette idée de sortir, me répétant que rien ne m’appelait au-dehors, et bien certain pourtant que mon devoir était de sortir, sans savoir où j’irais.

« Je suis donc sorti, et dans le même temps j’ai senti, malgré le froid, une abondante sueur couler de mes tempes, et j’ai dû m’essuyer le visage ; par le même fait, je sentais trembler mon cœur, et mes jambes me portaient à peine, et des frissons me parcouraient tout le corps, non que j’eusse peur, mais je sentais bien que je n’étais plus le même homme et, qu’un je ne sais quoi me poussait vers un but que j’ignorais. Telle est la vérité.

« Arrivé devant la Maison-Blanche, et m’étant arrêté indécis de savoir s’il fallait poursuivre mon chemin ou retourner à l’hôtel, j’ai vu cette noble dame venir à moi. Ensuite, étant entré ici, elle m’a demandé de porter le message au sire de Ponthus. À quoi j’ai répondu : « Oui, certes, je le porterai et ce sera de la part de ma très noble maîtresse la dame d’Ulloa. » Et à peine eus-je prononcé ces mots que j’en demeurai tout ébaubi, avec quelque chose comme un fracas dans ma pauvre tête, car je jure bien que la dame d’Ulloa ne m’a chargé d’aucun message. Je l’ai dit pourtant. Ce sont bien ces paroles-là que j’ai dites, et le plus surprenant c’est que cette noble dame m’a répondu : « Je crois bien, en effet, que c’est Léonor d’Ulloa qui appelle Clother de Ponthus. »

« En conséquence de quoi, je vais prendre le message et tout de ce pas me mettre à la recherche du sire de Ponthus, et si je lui dis que je suis envoyé par ma noble maîtresse, je ne dirai pas la vérité, mais je ne mentirai pas. Telle est la vérité. Et je signe :

« Jacques Aubriot, Intendant de l’hôtel d’Arronces. »

« Que si cette relation doit servir en quelque jugement de Dieu ou des hommes, je supplie les juges de n’estimer point que je me sois trouvé possédé de quelque démon, car, ayant trempé mes doigts dans le bénitier qui est en le vestibule de ce logis, je jure n’en avoir ressenti aucune brûlure, et c’est en pleine connaissance que j’ai pu réciter et récite encore un Pater. Et que le Seigneur Dieu me soit en aide.

« Jacques Aubriot. »

C’est avec une attention concentrée que Clother de Ponthus, ligne après ligne, lut ces deux relations que nous avons transcrites telles quelles, en remplaçant seulement quelques locutions trop vieillies.

Ayant achevé sa lecture, Clother, doucement, demanda :

– Voulez-vous me permettre, madame, de conserver ce double récit ?

Silvia tressaillit, comme rappelée du lointain monde de pensées où elle évoluait.

– C’est pour vous que j’ai écrit cette relation ; c’est pour vous que j’ai demandé au messager d’écrire la sienne. Gardez donc ce papier qui ne saurait m’être d’aucune utilité...

Et, avec une curiosité hésitante, elle ajouta :

– Puis-je vous demander ce que vous comptez faire ?

– Me rendre auprès de Léonor d’Ulloa, puisqu’elle m’appelle...

– Ainsi... vous aussi, vous croyez que... c’est elle ?...

– Je ne crois rien, je ne sais rien, murmura Clother avec agitation. Mais un jour, non loin de Brantôme, un jour que je me mettais en route pour Paris, avec l’intention de doubler les étapes, tant j’étais pressé d’y arriver, il m’est arrivé que, sans le vouloir, en dépit même de ma formelle volonté de courir à Paris, c’est dans le sens opposé que je me suis dirigé, et c’est ainsi que je suis arrivé à l’auberge de la Grâce de Dieu, où j’ai vu Léonor dans un moment où, certes, il était nécessaire que quelqu’un vînt à son aide. Cette fois-ci, comme alors, j’obéis donc à la bienfaisante volonté qui me dirige.

Silvia, d’un geste spontané, lui saisit la main, et murmura :

– Qui croyez-vous donc que ce soit ?

– Philippe de Ponthus ! dit Clother d’une voix fervente. L’homme généreux qui a veillé sur moi tant qu’il fut de ce monde, et qui sans doute encore, du fond de la tombe...

– Non, dit nettement Silvia.

Clother frissonna. Il lui sembla tout à coup qu’il entrait dans le mystère. Un vague effroi le pénétra jusqu’aux moelles.

Et Silvia, penchée sur lui, Silvia dont le visage venait de se cacher derrière son voile noir, Silvia, à mots hésitants, à peine distincts, lui disait :

– Ce n’est pas Philippe de Ponthus qui vous appelle... Allez, allez vite, et faites bonne garde, car Léonor est en danger... en danger de mort, entendez-vous... pis que la mort, peut-être... car celle qui vous appelle, qui vous appelle auprès de Léonor, c’est celle qui est morte !... Morte de honte et de douleur !... Morte de l’effroyable passion de Juan Tenorio !... Celle qui vous appelle, c’est la sœur de Léonor. C’est Christa !...

Quelques instants plus tard, Clother de Ponthus, en toute hâte, sortait de la Maison-Blanche, et s’élançait vers l’hôtel d’Arronces. D’une main vigoureuse, il assurait sa bonne rapière... l’épée de Ponthus. Il se sentait fort comme l’amour, fort comme le droit, plus fort que la mort, la puissante allégresse de la bataille était en lui...

III

La polygamie est un cas pendable

Il est temps que nous exposions la fâcheuse situation où se trouvait Jacquemin Corentin qui avait bien ses défauts, – mon Dieu, qui n’en a pas ? – mais qui ne laisse pas que de nous inspirer quelque sympathie.

Jacquemin Corentin, donc, songeait, car « que faire en un cachot, à moins que l’on n’y songe ? »

« C’est étonnant comme les idées me poussent depuis que je suis enfermé entre ces murs noirs et humides ! »

Corentin ne savait pas si bien dire : tous ceux qui ont tâté de la prison, soit pour avoir commis quelque crime, soit pour avoir proféré quelque criante vérité – ce qui, parfois, revient à peu près au même – vous diront que le cachot est l’endroit du monde le plus propice aux cogitations philosophiques.

Celui de Jacquemin Corentin était situé au Petit-Châtelet, à une quinzaine de pieds sous terre. Il recevait une avare lumière par un soupirail orné de fort beaux barreaux de fer sur lesquels le prisonnier levait par moments un œil rempli de reproches muets, un regard résigné qui semblait dire :

« Barreaux ! Bourreaux de fer ! Que faites-vous ici ? Pourquoi vous placer entre la liberté, l’air, l’espace, la vie et le pauvre diable réduit à rêver de polygamie ?... Car, il n’y a pas à le cacher, je rêve de polygamie ! Toutes mes pensées viennent voleter autour de ce point central, telles les papillons de nuit autour de quelque lumière. Fumeuse et vaine lumière ! Hé ! Qu’ai-je à faire de polygamie, moi ? Que me veux-tu, polygamie ? »

Au moment où nous retrouvons le pauvre garçon, il avalait une bouchée de pain noir et dur, – et il fit la grimace, car par association d’idées, il songea aux pâtés de la Devinière. Des pâtés moelleux, des salaisons appétissantes, il en vint naturellement aux flacons poudreux que maître Grégoire montait respectueusement du fond de sa cave, – et cela lui ayant donné grand soif, il saisit sa cruche, ferma les yeux, et avala une gorgée d’eau.

« Je connais la cave de maître Grégoire, se dit-il. C’est peut-être la plus belle cave de France. Il y a surtout, au fond du troisième réduit, la rangée des vieux vins rouges venus des coteaux de Bourgogne, et pourtant... qui sait... ah ! qui sait si je ne leur préférerais pas la rangée des vins blancs venus du Saumurais, laquelle se trouve dans le premier réduit ? »

Ayant dit, il jeta un regard de sombre dégoût sur la cruche, puis loucha tristement sur le bout de son nez.

– Il est certain que je mérite la mort si j’ai pratiqué la polygamie. Telle est la coutume. Au bout de toute polygamie se trouve un juge qui condamne, un bourreau qui vous pend. Et, pourtant, si j’arrivais, par quelque subtil raisonnement, à démontrer que la polygamie n’est point si blâmable ?

Corentin se leva et se mit à arpenter son cachot.

– Tout est là ! dit-il. Pourquoi voulez-vous me pendre ? Parce que j’ai pratiqué la polygamie. Fort bien, messeigneurs. Mais si je prouve que la polygamie est un état des plus honorables ? Que reprochez-vous à la polygamie ? Je voudrais bien le savoir. Loin de me conduire au gibet, ne devriez-vous pas me décerner quelque récompense ? Je n’en veux pas, seigneur juge. Non, je ne demande rien. Tout ce que je désire en récompense de ma polygamie, c’est que vous me fassiez ouvrir cette porte, et me fassiez tout bonnement reconduire à la Devinière. Que dis-je ? Je n’ai même pas besoin d’être conduit, j’irai tout seul, en connaissant fort bien le chemin.

Jacquemin Corentin s’inclina profondément devant les juges qu’évoquait son imagination, esquissa un large sourire de satisfaction, et, comme s’il les eût convaincus, se dirigea vers la porte...

Miracle ! cette porte s’ouvrit dans le même instant !...

Dans le sombre couloir qu’éclairait la vacillante lueur d’une torche, apparurent quatre gardes munis de hallebardes, affublés de ces figures sinistres que, dans les siècles des siècles, ont toujours eues les hommes qui ont charge de guider d’autres hommes vers la mort...

– En route ! dit le chef. Allons, l’ami, viens entendre la sentence.

Jacquemin Corentin passa sa main sur son front brûlant. Le pauvre diable commençait à se dégriser de cette enivrante imagination de liberté qu’il s’était forgée.

– Quelle sentence ? balbutia-t-il.

L’infortuné n’en put dire davantage. Il fut saisi, happé, empoigné, poussé, et, parmi les grognements de fureur, moyennant force bourrades, coups de genou dans les reins, coups de poing dans le dos, se trouva tout porté en une salle assez vaste, au fond de laquelle étaient assis, derrière une table, plusieurs hommes à costume noir... À l’autre bout, derrière une barrière de bois, une douzaine de désœuvrés se tenaient debout, entrés là pour passer le temps.

C’était la quatrième fois que Jacquemin Corentin comparaissait devant ses juges. Cette fois-ci était la bonne, paraît-il, puisqu’il s’agissait de lui lire sa sentence. Il fut poussé devant la table et les quatre gardes s’immobilisèrent derrière lui.

Jacquemin leva les yeux, considéra les hommes à costume noir et reconnut ses juges. Ils le regardaient fixement, gravement. Peut-être crut-il deviner sur ces visages quelque lueur de pitié. Il les vit se pencher l’un vers l’autre, en chuchotant... il les vit sourire !

Et il s’inclina avec une respectueuse salutation.

– Silence ! glapit un homme noir assis à une autre table plus petite, et qui se leva tout droit, puis se rassit.

En même temps, Corentin reçut de l’un des gardes un fort coup de poing dans les épaules.

– Mais je me tais ! dit Corentin.

– Silence ! répéta l’huissier qui, de nouveau, surgit, puis se tassa derrière sa petite table.

– Parlez ! dit l’official.

Corentin loucha vers l’huissier qui dardait vers lui des regards de chat en colère, et il se tut : simple mesure de prudence.

– Alors, dit l’official, vous refusez de parler ?

– Monseigneur, balbutia Corentin, je désire au contraire parler tout mon soûl.

– Eh bien, nous écoutons, car tout accusé a le droit de se défendre à l’heure où la sentence va lui être lue. Qu’avez-vous à dire au sujet de votre polygamie ?

D’une voix claire et forte, Jacquemin soudain inspiré, s’écria :

– J’ai à dire que je n’ai point pratiqué la polygamie !

– Là n’est pas la question, dit l’official avec quelque indulgence. La preuve est faite que vous avez contracté deux mariages : l’un à Grenade, dans les Espagnes, l’autre en cette ville même.

– Mais, monseigneur, triompha Corentin, ce n’est pas de la polygamie !

– Et qu’est-ce donc ? fit le juge, goguenard. De la monogamie, peut-être ?

– Monseigneur, c’est de la bigamie !

Les juges se regardèrent. Chose curieuse, et pourtant véridique, le cas leur parut digne de retenir leur attention. Ils considérèrent Jacquemin d’un regard moins sévère. Car le subtil distinguo que le pauvre hère éperdu venait d’établir pour tâcher de sauver sa tête vous avait un joli parfum de basoche qui chatouillait agréablement leur nez. Ils se penchèrent l’un vers l’autre, et, une demi-heure durant, discutèrent à voix basse si deux mariages impliqués dans le mot bigamie pouvaient être assimilés à plusieurs mariages impliqués par le mot polygamie.

– L’incident est clos, dit l’official, qui aimait le mot pour rire. Mais vous avez ouvert la porte...

– Alors, fit timidement Corentin, je puis m’en aller ?

– Vous avez ouvert la porte à une série d’observations judicieuses, dont nous ferons notre profit. Voyons, faisons vite. Avez-vous encore à parler ?

– Monseigneur, j’ai maintenant à dire que loin de me livrer à la polygamie, je n’ai même pas pratiqué la monogamie. Tel que vous me voyez, je suis resté garçon. C’est un tort peut-être. Mais le fait est que jamais je ne me suis marié. Donc, ni polygame, ni bigame, ni même monogame.

L’official fit un signe. L’huissier se dressa, tout hérissé :

– Silence ! Puisqu’on vous dit que la preuve est faite ! Faut-il que vous soyez bouché, mon pauvre garçon ! Vous n’y voyez donc pas plus loin que le bout de votre nez ?

– Oh ! oh ! dit finement l’assesseur de gauche, il faut avouer qu’en ce cas, sa vue porte encore assez loin !

Tout le monde éclata de rire, et Corentin crut devoir faire chorus, mais il se disait :

« Ce rire sent la hart. Ah ! seigneur Luis Tenorio, mon bon maître ! Faut-il que vous m’ayez sauvé la vie pour que votre fils pût m’exposer un jour à de telles affres ? »

– Les débats sont clos, prononça l’official. Huissier, lisez la sentence.

La lecture dura vingt bonnes minutes pendant lesquelles Jacquemin Corentin ouvrit toutes larges ses oreilles qui pourtant ne manquaient pas d’ampleur. Mais c’est en vain qu’il tourna d’abord la gauche vers l’accent nasillard de l’huissier, puis la droite. C’est en vain qu’ensuite il les rabattit toutes deux au moyen de ses mains placées en cornets acoustiques, c’est en vain qu’il ouvrit des yeux énormes pour mieux entendre – toute cette mimique ne lui servit qu’à saisir au passage un seul mot, le même mot qui revenait, implacable, acharné : polygame, polygame !...

S’il avait pu entendre et comprendre, voici ce qu’il eût en résumé retenu de la lecture de l’huissier :

1° Il était démontré que Jacquemin Corentin avait usurpé divers noms afin de satisfaire à son incurable passion de polygamie, et se faisait appeler tantôt don Juan Tenorio quand il se trouvait en Espagne, et tantôt comte de Corentin, quand il venait en France ;

2° Que sous le nom de Juan Tenorio, noble espagnol, il avait épousé à Grenade la dame Silvia Flavilla d’Oritza, ainsi qu’en témoignait une déposition écrite de cette dame ;

3° Que, sous le nom de comte de Corentin, il avait épousé à Paris une jeune fille nommée Denise, ainsi qu’en témoignait la déposition verbale de dame Jérôme Dimanche, mère de cette jeune fille ;

4° Que Jacquemin Corentin était condamné à avoir la langue coupée et le poignet droit tranché par la main du bourreau, la langue pour le sacrilège qu’elle avait commis en promettant fidélité à deux femmes, le poignet droit parce que la main avait signé mensongèrement sur les registres de deux églises. En suite de quoi, le même Jacquemin Corentin serait exposé douze heures durant au pilori. Ensuite de quoi il serait pendu par le col jusqu’à ce que mort s’ensuivît ;

5° Que, cependant, eu égard à l’affaiblissement mental dont avait fait preuve l’accusé, eu égard à l’incohérence des propos qu’il avait tenus et qui faisaient croire qu’il ne s’était pas rendu compte de l’énormité de son crime, remise lui était faite de la peine de la langue et du poignet tranchés ;

6° En conséquence, achevait le document, le condamné sera seulement exposé pendant douze heures au pilori de la Croix-du-Trahoir, et demain matin, à huit heures, sera pendu par le col au gibet de ladite Croix-du-Trahoir, jusqu’à ce que mort s’ensuive.

Les juges se retirèrent.

Les quelques badauds qui avaient assisté à l’audience, à leur tour, s’en allèrent en commentant l’indulgence des juges qui, comme on disait et comme on dit encore, passèrent un mauvais quart d’heure.

Le scélérat – nous voulons dire Jacquemin Corentin – fut saisi par les gardes.

Cela forma un groupe à la tête duquel se mirent deux hommes, le premier qui marchait devant, tout de noir habillé, le deuxième tout vêtu de rouge.

Le noir avait une tête de vieux renard, et, du haut de son gosier, criait de distance en distance :

– Place à la justice du roi !

Le deuxième avait une figure de bouledogue, et ne disait rien : c’était le bourreau.

Jacquemin Corentin fut entraîné au-dehors et « quoi que l’heure présente eût d’horreur et d’ennui », contempla avec ravissement le ciel lumineux, aspira avec délices l’air pur et froid.

– Place à la justice du roi ! cria l’homme noir.

– Des flans ! Tout frais, tout chauds ! Qui veut des flans ! cria une marchande de la rue.

Et ce fut le cri appétissant de la marchande de flans qu’entendit Jacquemin, et ce fut vers elle qu’il tourna un œil allumé, un nez mélancolique. Il soupira. Car il adorait le flan, ce grand flandrin de Corentin, ce pur indigène de la rue Saint-Denis, le flan qui, aujourd’hui encore, est fort estimé du badaud et fait la fortune de maint père Coupe-Toujours.

Et ainsi, tout soupirant de regrets, les narines pleines des émanations du flan tout frais, tout chaud, ultime délice, il s’en allait vers la Croix-du-Trahoir... vers la mort ! Ceci se passait dans l’après-midi du jour où Clother de Ponthus reçut la matinale visite de Jacques Aubriot et où, ayant lu le message qui ne contenait que ce mot : « Venez », il se mit en route vers l’hôtel d’Arronces.

IV

Le pilori de la Croix-du-Trahoir

Situé non loin de la place de Grève, en plein centre parisien, le pilori de la Croix-du-Trahoir était aussi populaire, aussi visité que celui de la Halle. Il se composait d’une massive bâtisse de maçonnerie surélevée de cinq à six pieds ; c’était une plate-forme à laquelle on accédait par une échelle et sur laquelle on attachait les gens qu’il s’agissait de désigner à la vindicte publique.

Il était naturellement flanqué d’une potence, en sorte que l’exposé, quand il devait, par surcroît, subir la peine de la hart, se trouvait tout porté sur le lieu du supplice.

C’est là que Jacquemin Corentin fut amené, suivi d’une foule de curieux qui le huait.

– Allons, monte ! grogna près de lui la voix du bourreau.

Jacquemin frissonna en se voyant au pied du pilori ; puis, poussant un soupir, monta lentement, et quand il fut sur la plateforme, il s’éleva autour de lui une telle huée qu’il se fût bouché les oreilles s’il n’eût eu les mains liées.

Ne pouvant se boucher les oreilles pour ne pas entendre, il ferma les yeux pour ne pas voir.

Il sentit qu’on pesait sur ses épaules, et il se trouva assis sur une sorte de lourd billot de bois, derrière quoi se dressait un poteau.

À ce poteau, il fut solidement attaché par la main du bourreau.

Puis Jacquemin entendit que, au-dessus de sa tête, sur le poteau, on clouait quelque chose ; c’était une grande pancarte sur laquelle, en caractères lisibles, était écrit le mot qui expliquait au peuple les motifs de la condamnation :

Polygamie

Le bourreau, sa besogne faite, s’en alla.

Deux gardes, au pied du pilori, commencèrent leur faction.

La foule s’écoula ; mais, à chaque instant, des groupes nouveaux se formaient, et Jacquemin Corentin, parmi les mêmes éclats de rire, s’entendait alors poser les mêmes questions, auxquelles il n’avait garde de répondre.

Le soir vint, la nuit commença à descendre sur Paris et à envelopper de ses ombres le pilori de la Croix-du-Trahoir. Jacquemin entendit une voix qui le fit tressaillir, qui excita sa fureur, qui, dans sa misère, lui sembla la plus misérable et la plus insultante. Une voix narquoise, une voix avinée, une voix qu’il ne connaissait que trop lui demandait :

– Est-ce qu’il est vrai ?...

– Quoi ? fit-il dans un cri de rage.

– Allons, dit la voix. Dis-le. C’est le moment, ou jamais ! Avoue qu’il est faux...

– Quoi ? hurla Jacquemin. Quoi donc ?

Il y eut un éclat de rire que Jacquemin qualifia in petto d’infernal, et Bel-Argent s’avança le plus près possible en disant aux gardes :

– Vous croyez peut-être qu’il est vrai ? Eh bien ! moi qui l’ai touché, je puis vous assurer qu’il est faux...

– C’est faux ! rugit Corentin.

– Ah ! Tu avoues qu’il est faux ?...

– Non ! C’est ce que tu dis, misérable truand, c’est ton affirmation qui est fausse !

Bel-Argent ne répondit pas : il venait d’entreprendre une vive conversation avec les deux gardes ; il se débattait là quelque marché. Bel-Argent faisait une proposition que les gardes repoussaient d’abord avec fermeté, puis avec mollesse, et enfin l’un d’eux disait :

– La nuit est assez noire... il n’y a plus personne...

– Eh bien, soit ! Faites vite, conclut l’autre.

Bel-Argent s’élança vers un cabaret proche : tout simplement, il venait d’offrir aux gardes de leur payer un bon broc de vin, à la seule condition qu’il pût en faire boire un gobelet au condamné.

Jacquemin trouva infiniment délicieux les deux ou trois grands gobelets de vin qu’il avala coup sur coup, car Bel-Argent lui demanda :

– Quand dois-tu être pendu ?

– Demain matin, à huit heures, dit piteusement Corentin.

– Mauvaise heure ! Quelle idée de te faire pendre à huit heures ? C’est le moment où, à la Devinière, se préparent les meilleurs morceaux. Huit heures ! ajouta-t-il en grattant sa tignasse. Si seulement c’était à six heures, quand le jour n’est point fait encore, et qu’il n’y a personne par les rues...

– Eh bien ? fit Corentin haletant.

– Rien ! fit brusquement Bel-Argent. Adieu. C’était donc vrai, cette histoire de polygamie ? Bien sûr plus vraie que...

– Que quoi ? vociféra Jacquemin.

– Rien. Adieu. C’est égal, polygamie !... Je n’eusse jamais cru cela de ta part.

Et Bel-Argent redescendit l’échelle et s’éloigna dans la nuit, en chantant à tue-tête. Corentin demeura seul. Le carrefour était désert. La nuit était devenue noire. C’est à peine si à la lueur de deux falots que les gardes avaient allumés, on eût pu distinguer le pilori près duquel se dressait la forme indécise du gibet. Il faisait froid. Jacquemin grelottait.

« Voyons, se disait-il, midi sonnait quand on m’a attaché ici. Je dois être exposé douze heures durant, si je me souviens bien. C’est donc à minuit qu’on doit me reconduire à mon cachot pour y attendre le moment où je serai ramené en ce lieu et pendu par le col jusqu’à ce que mort s’ensuive... »

Il frissonna...