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© Martine Lady Daigre
Édition : BoD - Books on Demand GmbH
12/14 rond-point des Champs Elysées 75 008 Paris
Imprimé par BoD – Books on Demand GmbH, Norderstedt
ISBN : 9782322154388
Dépôt légal : 1er trimestre 2019
À mes lecteurs et lectrices
Ce livre est un roman.
Toute ressemblance avec des personnes, des noms propres, des lieux privés, des noms de firmes ou d’établissements, des situations existant ou ayant existé, ne saurait être que le fruit du hasard.
Fin de l’été 1034, fraîches étaient les soirées avant la venue de l’automne sur le plateau de Langres.
Dans la maison de Noë, un feu crépitait dans l’âtre, un petit feu de rien, à peine quelques bûches et pas très grosses, par économie, mais elles étaient suffisantes pour réchauffer le corps de la nourrice Judith, finissant la mine réjouie étirant les rides son bouillon de légumes, assise sur une des deux chaises en paille. Elle était encore vaillante sur ses jambes légèrement arquées, Judith. Elle avait le regard vif et l’ouïe fine, mais elle se disait vieille, car elle affirmait avoir dépassé le demi-siècle et nul ne l’aurait contredite, surtout pas Suzanne, l’enfant unique de Noë, qui lui vouait un amour inconditionnel, n’ayant point connu sa mère morte en couches. Elle avait toujours vécu auprès de Noë clamait Judith à l’oreille compatissante. Elle avait été placée dans la famille bien avant les épousailles de celui-ci. Après la nuit de noces, elle avait suivi le jeune couple de son plein gré, aidant aux travaux des champs et à ceux de la ferme, puis était survenu le drame, alors, elle n’avait pas eu le cœur à s’en aller, à abandonner ce nouveau-né si cruellement privé de l’amour maternel, et elle était restée pour élever l’enfant, pour tenir la maison et travailler sans relâche. Elle ne regrettait pas ses choix, ni son célibat, au contraire, c’était bien parce qu’elle était sans mari qu’elle pouvait savourer aujourd’hui l’aisance que lui procurait la réussite de cet homme de quarante ans, serein, à la barbe et aux cheveux grisonnants, rayonnant de gentillesse contrairement aux autres, les gens bourrus de la campagne, un Noë encore vêtu de sa tenue de labours, attablé devant son breuvage fumant. Car il avait réussi Noë. C’était un paysan libre et ce simple mot “libre” évoquait à lui seul tout l’acharnement que cet être trapu aux mains calleuses, se levant tôt le matin et se couchant tard le soir, avait mis dans l’accomplissement du labeur quotidien sans ménager ses forces. Il avait besogné dur jusqu’à ce que le seigneur local lui cède quelques arpents de terre en lisière d’une forêt dense dont personne ne voulait par crainte des mauvais génies et des bêtes sauvages peuplant les lieux. Les autres paysans avaient choisi de regrouper leurs masures autour d’une ancienne chapelle qui n’exhibait aucune prétention extérieure. D’ailleurs, l’espace intérieur de l’édifice sacré offrait peu de volume. C’était un endroit exigu dont les murs chaulés étaient ornés de fresques grossièrement peintes à la manière d’une iconographie byzantine sans que les autochtones ne sussent pourquoi. Une fois par mois, le curé de Langres y officiait le dimanche. Tous ces bâtiments réunis formaient une sorte de village en rase campagne suant la pauvreté.
Noë avait donc reçu ladite terre seigneuriale en récompense des efforts fournis. Dès qu’il en avait pris possession, il avait eu un seul et unique but en tête : vouloir construire une habitation solide, résistante aux intempéries et située au milieu de ses alleux, où chaque chose serait à sa place, apportant sécurité et repos à son propriétaire. Cette condition avait été primordiale dans son désir de le réaliser. Il avait fallu dix longues années à Noë pour concrétiser son rêve : une bâtisse toute en longueur, ancrée dans le sol grâce à ses fondations en pierres sèches, qui formait avec les granges une sorte de U tout en conservant l’emplacement destiné aux bestiaux, ces derniers contribuant à apporter à la famille ainsi qu’aux visiteurs cette chaleur dont ils avaient tant besoin pour endurer les hivers rigoureux.
Le Noë, bâtisseur, avait accolé, chose évidente pour lui, une chambre à coucher de part et d’autre de la pièce principale et celles-ci communiquaient entre elles par une étroite porte. La lumière pénétrait difficilement dans les trois pièces, car, dans chacune d’elles, il n’y avait qu’une seule fenêtre, à petits carreaux, protégée par un lourd volet en chêne raboté. La chambre de gauche, réservée aux femmes, jouxtait la grange des moutons tandis que la chambre de droite, la sienne, était mitoyenne avec l’étable. Les autres bâtiments, de moindres valeurs de par leurs assemblages de planches en sapin, servaient au stockage de la paille, à parquer les cochons et, aussi, de poulailler qu’il ne fallait surtout pas oublier de fermer le soir de peur qu’un prédateur ne dévorât les précieux volatiles au cours de la nuit. Ce n’était pas le chien attaché à sa niche qui aurait pu les protéger. C’était ainsi que Judith avait vu s’édifier, mois après mois, année après année, une imposante ferme aux toits de chaume, aux murs en torchis et pan de bois, à partir d’une simple demeure. Aujourd’hui, c’était une maison où il faisait bon vivre que les paysans du voisinage décrivaient comme étant fort cossue à l’image des bourgeois de la ville.
Et elle avait raison de se réjouir, Judith, en avalant son bouillon de légumes.
La cheminée avait été bâtie contre le mur du fond afin que personne ne fût incommodé par la fumée contrairement à la plupart des habitations qui possédaient la leur au centre de la pièce principale, fournissant par la même occasion un air vicié difficilement respirable. Chez Noë, la particularité de ladite cheminée était les claies en bois fixées aux grosses poutres de soutènement qui permettaient de fumer et de sécher à la fois viande et saucisses. Nul ne savait par quel miracle ces sortes d’étagères pouvaient supporter le poids infligé par la nourriture stockée dessus, et ne devenaient pas la proie des flammes lorsque ces dernières venaient lécher, beaucoup trop près, le treillage.
Le sol en terre battue n’avait pas empêché le chef de famille d’installer de solides meubles en chêne. Lorsque la porte était ouverte, on découvrait une table, deux bancs, une huche, plus une armoire renfermant le linge de maison et la vaisselle en terre cuite. Quant aux ustensiles de cuisine en fer-blanc, ils étaient posés sur une modeste table en hêtre qui était destinée à la préparation des repas, laquelle se trouvait proche du chaudron pendu à la crémaillère.
Dans chaque chambre, le mobilier en sapin était en nombre identique. On y trouvait un lit à barreaux avec une paillasse remplie de pailles sèches, la literie se composant d’une chaude couverture en laine en plus des draps en chanvre, l’indispensable seau pour les besoins nocturnes et deux coffres, le premier étant destiné à ranger les vêtements propres et le second contenant ceux qui avaient été souillés les semaines précédentes, celui-ci étant ouvert seulement trois ou quatre fois l’an en vue de la grande lessive.
Judith avait fini sa soupe, Suzanne et Noë aussi.
Le père et la fille avalèrent leur dernière bouchée de pain et firent tomber les miettes qui traînaient sur la table dans leurs paumes. On ne gaspillait pas la nourriture dans la famille de Noë. On se souvenait de la famine ayant sévi trois ans auparavant à cause de cette maudite pluie qui avait contribué au pourrissement des grains sur pieds.
Ils repoussèrent ensemble le banc sur lequel ils étaient assis. Noë s’empara du panier à bûches qu’il avait posé à ses pieds, et sortit. Suzanne empila les gobelets, les cuillers et les bols dans le baquet. Elle les nettoierait demain lorsqu’il ferait jour. Elle laissa la cruche d’eau sur la table, éteignit la lampe à huile et vint s’asseoir sur la deuxième chaise en face de l’ancêtre au dos voûté. Noë rentra. Judith sentit la fraîcheur de la nuit balayée son front. Elle tira sa chaise plus près du foyer, prenant le risque que ses chaussons en poil de lapin fabriqués à partir de peaux cousues s’embrasassent à la première flammèche envolée
— Éloigne-toi ma bonne Judith, conseilla Suzanne d’une douce voix.
— Mes os remercient Noë d’avoir pitié de mon grand âge. Ton père prend soin de nous tous, y compris les journaliers.
Suzanne laissa échapper de ses lèvres un discret soupir qui retint l’attention de son père. Il s’approcha des deux femmes et les contempla avec tendresse. La jeune fille de seize ans avait jeté sur ses épaules un fin surcot sans manches qui s’accordait parfaitement à la couleur de sa robe en lin, cadeau de sa tante paternelle reçu pendant les fêtes du nouvel an. Son habillement de saison contrastait avec celui de la frileuse nourrice qui avait déjà revêtu une robe en futaine par-dessus une chemise à manches longues sans oublier la fidèle coiffe enserrant le chignon aux cheveux blancs comme la neige qu’elle remplacerait tout à l’heure par un bonnet de nuit. Noë se surprit à sourire. Il rangea son panier sous la table en hêtre et vint poser délicatement un morceau de bois dans le foyer. Il attrapa le tisonnier et secoua doucement les branches consumées, puis il souffla dessus jusqu’à ce que les flammes reprissent de la vigueur.
— Te rends-tu compte, ma petite, cinquante-deux fois j’aurai vu bourgeonner les arbres, la terre être labourée et les semences croître. Cinquante-deux fois, j’aurai vu les épis couchés par le vent, les corbeilles remplies de fruits juteux et…
— De nombreuses fois tu m’as montré comment carder et filer la laine de nos moutons, coupa Suzanne. Tout ce que je sais aujourd’hui, c’est toi qui me l’as appris avec le père. Je l’ai consigné dans les pages de notre précieux livre comme tu me l’as si souvent demandé. Mes dessins sont loin d’être parfaits pourtant, je m’y retrouve et, surtout, je garde en mémoire tes précieux conseils, mais je t’en prie, raconte-moi encore la beauté de ma mère. J’aime toujours entendre ce que tu me dis d’elle.
— Que te dire de plus que tu ne sais déjà.
À l’évocation du nom, tant chéri, un voile de tristesse passa sur le visage de Noë. Il avait tant aimé sa défunte épouse, qu’il n’avait jamais voulu se remarier, au grand dam des serfs qu’ils côtoyaient dans les champs. Bien qu’il fût respecté pour son savoir-faire et son courage à lutter contre les événements, ces derniers ne comprenaient pas son entêtement à perpétuer son veuvage. Ils ignoraient la douleur qui accablait Noë depuis l’accouchement, et l’ignorance de cette douleur alimentait les ragots lorsqu’ils se retrouvaient pendant le rare office dominical. “Suzanne est l’unique descendance. Pas de fils. Le couple est maudit.” colportaient les paroissiens sur le ton de la confidence.
Dotée de biens considérables comparés aux leurs, la jeune fille allait apporter dans son trousseau un patrimoine qui était déjà fortement convoité par les soupirants des alentours.
Suzanne se leva. Elle abandonna le siège à son père et s’installa à même le sol, adossée contre les robustes jambes paternelles.
— Raconte-moi encore, Judith, supplia-t-elle.
— Marie était une femme courageuse et très belle.
— Tu possèdes l’éclat bleuté de ses yeux, ajouta Noë, et tu as hérité de sa chevelure soyeuse pareille à la couleur des blés mûrs. Comme elle, tu as laissé pousser tes cheveux jusqu’à la taille. Les mots qui sortaient de sa bouche étaient suaves à entendre. Je m’en souviens comme si c’était hier. Ta maman avait à peu près ton âge la première fois que je l’ai rencontrée, ma fille. Elle vendait des œufs pondus de quelques jours sur le marché. Elle avait aussi des poussins dans une cage. Ses longs cheveux balayaient sa figure à chaque fois qu’elle se penchait. Lorsqu’elle relevait la tête, son visage aux traits si fins m’éblouissait. Je pensais que nous vieillirions ensemble, la volonté de Dieu en a décidé autrement, conclut Noë en homme pieu en baissant la tête.